Échantillons et innovation textile en France au XIXe siècle

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Les échantillons, un vecteur d’innovations dans
l’industrie textile en France au XIXe siècle1
THIERRY MAILLET
Centre de recherche historique - EHESS
Introduction : L’échantillon, un objet encore mal
identifié
En 1840, Monsieur Bilbille allait de Paris à Leipzig en passant par
Mulhouse et Saint-Gall et, à chaque fois, il vendait et achetait des
échantillons de tissus.
Prononcés en 2009 par André Heget2, un ancien salarié de la
société Bilbille et Cie3, ces propos faisaient remonter à la surface
toute une période, le XIXe siècle, et toute une activité,
l’échantillonnage, ignorées jusqu’à présent des meilleurs spécialistes
de l’histoire des entreprises textiles de cette période4, mais aussi de
sa sociologie, de la plus traditionnelle à la plus actuelle5.
Si cette activité reste souvent méconnue, les différentes
significations du mot échantillon se rejoignent à l’appui de notre
étude6. La première qui remonterait à 1636 fait de l’échantillon un
1 Paru dans Jean-François Eck, Pierre Tilly, (dir.), Innovations et transferts de
technologie en Europe du Nord-Ouest aux XIXe et XXe siècles, Bruxelles, PIE Peter
Lang, Collection: Euroclio - volume 60, 2011.
2 Entretien du 8 novembre 2009 (Paris).
3 Cette société établie à Paris a été cédée en 1991.
4 Chassagne, S., Le coton et ses patrons, 1760-1840, Paris, Editions de l’EHESS, 1991 ;
Hirsch, J.-P. , Les deux rêves du commerce. Entreprise et institution dans la région
lilloise (1780-1860), Paris, Editions de l’EHESS, 1991 ; Gayot, G., Les draps de
Sedan, 1646-1870, Paris, Editions de l’EHESS, 1998 ; Daumas, J.C., L’amour du
drap, Blin et Blin, Besançon, Presses Universitaire de Franche-Comté, 1999.
5 Simmel, G. « Fashion [1904] », in The American Journal of Sociology, vol. 62, 6
(mai 1957), p. 541-558; König, R., Sociologie de la mode, Paris, Payot, 1969;
Lipovetsky, G., L’empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, 1991; Godart, F., Sociologie
de la mode, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2010.
6 Rey, A. (dir.), Dictionnaire culturel de la langue française, Paris, Le Robert, 2005.
« étalon de mesure ». Elle trouve ici à s’appliquer car l’échantillon
textile répond en effet à des critères de taille particuliers. La seconde
définition, attestée dès 1407, signifie une « petite quantité d’une
marchandise que l’on montre pour donner une idée de l’ensemble ».
L’échantillon est « un petit morceau d’étoffe détaché à cet effet de la
pièce principale ». La troisième définition proposée est la mise en
avant d’un « spécimen remarquable ». Enfin deux cas particuliers
sont évoqués : celui de l’échantillon « aperçu » ou encore, dans une
perspective quantitative, « fraction d’une population ».
Les quatre définitions proposées convergent. L’échantillon
évoqué ici est bien une petite quantité de marchandise qui,
homogénéisée, sert d’étalon de mesure (définitions 1 et 2) et qui
représente aussi un spécimen remarquable, destiné à donner un
aperçu particulier d’une production (définitions 3 et 4). Dès lors, la
sélection retenue peut effectivement donner lieu à la confection d’un
panel ou à la réalisation d’une étude statistique lorsqu’une vaste
majorité d’échantillons aura été rassemblée, comme ce sera le cas
dans l’étude ici présentée.
Bien que les définitions ne fassent pas défaut, les termes
d’échantillons et plus encore d’échantillonneurs et d’échantillonnage
ne sont pas mentionnés dans la plupart des ouvrages sur l’histoire de
la mode et du vêtement à propos de la fin du XVIIIe et le début du
XIXe siècle. Seuls quelques travaux pionniers (français, anglais et
américain) ont souligné le rôle de l’échantillon comme objet de
représentation dans une perspective d’établissement d’une preuve ou
d’aide à la vente.
Avant la Révolution française, l’objet pouvait être un échantillon-
démonstration voire un échantillon-apprentissage. Ainsi les
marchands piémontais furent-ils encouragés (obligés ?) à les
rassembler par les autorités.
Les services étatiques sont particulièrement à la recherche de praticiens
décidés à collaborer pour des missions de renseignement. (…) Gian Battista
Xaverio Moccafy, auteur d’une relation de voyage donnée au roi du
Piémont en 1767 (…), détaillait avec force détail et échantillons à l’appui
les productions, les méthodes de fabrication et de vente, les techniques des
principaux centres lainiers européens7.
7 Maitte, C., « De l’espionnage à la copie : voyages d’Italiens en Europe, XVIIIe-XIXe
siècles », Colloque Van Loo. Rouen, 15-16 mars 2002.
L’historien Gérard Gayot insistait sur l’importance à accorder à cet
artefact, même si sa place exacte dans la structuration de l’industrie textile
restait à écrire.
De la conformité aux échantillons, on juge de la conformité aux règlements
de fabrication, et de conformité en conformité, on appose la marque de la
perfection, c’est-à-dire les armes du roi de France. C’est le crédit de Sa
Majesté qui est engagé lorsqu’un drap est muni des plombs réglementaires !
On comprend, dans ces conditions, que toutes les précautions soient prises
en matière d’échantillonnage8.
L’échantillon était aussi une composante essentielle de l’aide à la
vente pour des commissionnaires établis à Paris dès la fin du XVIIIe
siècle9. A compter de ce moment, le propos sera bien « d’adopter la
culture du marché selon le goût du client, changer le statut de
l’échantillon, lui faire accomplir, à lui aussi, une volution»10. La
voie était tracée, mais les acteurs de cette « révolution de l’objet »
restaient à deviner.
Ce ne furent pas les fabricants eux-mêmes, tisseurs régionaux
établis en leurs usines, ni les marchands, commissionnaires et
grossistes installés dans les centres urbains et situés majoritairement
à Paris11. Les premiers étaient accaparés par la production, les
seconds par la vente. Dans ces conditions, pour trouver les acteurs de
l’échantillonnage, il faut se tourner vers d’autres catégories. Une
première piste suggère d’examiner les pratiques suivies pour le tissu
considéré comme le plus noble, la soie.
Pour comprendre l’activité économique de la soie, la seule étude du
processus de production est insuffisant et doit inclure un discours plus
complexe qui comprend les marchands-merciers12 et les dessinateurs. Il est
nécessaire de revaloriser le rôle de la nouveauté et le rôle des marchands-
merciers13.
8 Gayot, G., « Different Uses of Cloth Samples in the Manufactures of Elbeuf, Sedan and
Verviers in the 18th Century », University of Southampton and School of Arts and
Design (Winchester), Southampton, 2000.
9 Hafter, D., « Silk and Sales in XVIIIth century France », Milan, Fashion & Business,
European History Business Association, 2009.
10 Gayot, G., « Different Uses of Cloth Samples (...), op. cit.
11 Folhen, C., L’industrie textile au temps du Second Empire, Paris, Plon, 1956, p. 445.
12 Définis par l’auteur comme « a dealer in textile fabrics, esp. silks, velvets and other
fine materials ».
13 Sargentson, C., Merchants and Luxury Markets. The Marchands Merciers of the
Eighteenth Century Paris, Londres/Malibu, The Victoria and Albert Museum/ The
Paul Getty Museum, 1996, p. 248.
Selon ces auteurs, la pratique d’envoyer des livres d’échantillons
commença autour des années 1740.
Les consommateurs pouvaient acheter à Paris des tissus d’occasion et
redessinés, car Paris pourvoyait non seulement les tissus eux-mêmes, mais
les compétences qui pouvaient les dessiner, les maquiller et les embellir14.
Ainsi, non seulement l’échantillon-objet servait bien de preuve
avant la Révolution, mais aussi de source d’inspiration pour les
dessinateurs dont le rôle était crucial pour l’industrie de la soie15. Il
est donc possible d’y voir un outil, sinon de transfert de technologie,
du moins d’innovations dans le domaine des fabrications.
En 1970, François Crouzet, s’inspirant du package of skills mis
en valeur par le Britannique Peter Mathias, insistait sur l’importance
des réservoirs de savoir-faire résultant des interactions entre les
différents univers professionnels ou industriels.
L’élément à privilégier est la formation d’un réservoir de skills, c’est à dire
d’adresses, de compétences, de dextérités, à la fois techniques,
commerciales et financières, en particulier dans les couches inférieures et
moyennes de la société économique, parmi les petits marchands-fabricants
et les artisans. (…) C’est dans les cadres moyens de l’économie que l’on
trouve les groupes qui ont joué le rôle essentiel dans les débuts de
l’industrialisation16.
Cette approche s’applique particulièrement bien, semble-t-il, aux
échantillons qui, au cours de quatre phases successives, se sont
imposés dans la fabrication et la vente des articles textiles, puis ont
été systématiquement collectés par des institutions, notamment la
Société de dessin industriel de Mulhouse, affirmant ainsi un rôle qui
atteint son apogée au milieu du siècle, avant de se voir
progressivement remis en cause par d’autres formes de promotion
des innovations.
1. 1820-1857 : les échantillons, élément de
promotion des innovations textiles
14 Ibid., p. 257.
15 Hafter, D., « Silk and Sales in XVIIIth century France », op. cit.
16 Crouzet. F., [1970]. « En guise de post-face », Colloque L’industrialisation en Europe
au XIXe siècle, Paris, Editions du CNRS, 1972, p. 603.
Trois entités interviennent dans le processus qui permet aux
échantillons de tenir ce rôle durant la première moitié du siècle.
La première est matérielle : il s’agit des échantillons eux-
mêmes.
Le plus ancien livre d’échantillons adressés par une société
d’échantillonnage et connu à ce jour est conservé au Musée des
tissus de Saint-Gall en Suisse. Selon une note en allemand collée sur
sa première page intérieure, « ce livre a été trouvé dans les armoires
de l’école textile de Richteswill proximité de Zurich) et apporté à
la bibliothèque du Musée des textiles de Saint-Gall par le professeur
Bergantini, le 12 décembre 1985 » 17. Le livre a été relié à nouveau et
il porte en haut des pages 2, 4 et 6 la mention « mars 1829 ».
D’après la bibliothécaire consultée18, ces livres étaient destinés
aux élèves des écoles techniques de la région de St-Gall/Zurich. Les
échantillons de coton imprimés y sont collés suivant différents
formats :
24 échantillons par page, en 8 lignes de 3 échantillons ;
42 échantillons par page, en 13 lignes de 4 échantillons ;
4 échantillons par page ;
10 échantillons par page. en 2 colonnes de 5 échantillons.
Dans la base de données de la bibliothèque du Musée textile de
Saint-Gall, les livres sont notés comme venant de Mulhouse :
Mülhauser Druckmuster »). La centralité de cette ville dans la
croissance de l’industrie du textile à partir du milieu du XIXe siècle
va s’affirmer.
La deuxième entité est humaine : ce sont les échantillonneurs.
Les premiers entrepreneurs faisant profession de vendre des
abonnements à des échantillons textiles sont parisiens. Les familles
Bilbille et Claude y sont identifiées dès la fin du XVIIIe siècle19. La
société Claude Frères est fondée en 183420. Son origine reste à
17 « Mustebuch im Leherzimmer (Schrank) gefunden. Herr Bergantini brachte es am
12.12.1985 in die Bibliothek. Angaben : März 1829 ; Richteswill ( ?) 1815 - ? ».
Référence ADRU B 004, Musée des textiles de Saint-Gall (Suisse).
18 Madame Luscher, le 4 novembre 2010.
19 Archives départementales de Paris.
20 L’année de création est certaine, à défaut de la date précise, car un livre d’échantillons
de Claude Frères inventorié au Musée des textiles de Saint-Gall en 1984 mentionne
en-tête sur la première page, « 149° année » (Musée des textiles de Saint-Gall, cote
ADRU c 022).
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