Puis vient le brouhaha, les voix de tous se mélangent et cette litanie rejoint le chant que depuis l’extérieur on entendait en sourdine. - Déclinez votre identité, nom, prénom, s’il vous plait - Youssef, fils de Ali - Date de naissance - L’année de la grande sécheresse - Vladimir - Après la guerre - Ti Sam - Quelle guerre ? - Ce serait plus simple si vous pouviez me donner une date précise - 12 février - 3 avril - 18 septembre - Samir ou Samuel ? - Je ne sais pas, c’est comme ça qu’on m’appelle - Nom du père d’abord, de la mère ensuite - Joseph - De père Abdel - De mère Sarah - Myriam - Samantha - Ti Sam, c’est comme ça que je m’appelle - A la frontière entre les deux - Dans la montagne - De père inconnu - Cal - Sans nationalité - Caleb, oui - Comme dans le roman ? - Je ne sais pas - La profession du père, de la mère ? - Leyla - Quel roman ? - Ça veut dire « petite nuit » - Je ne me souviens plus - Oui, je suis majeur - Mes parents sont morts - Charpentier - Boulanger - Sans profession - Cultivateur - Berger - Un noble - Mon cul - Antoine - Antonio - Antony - Tonio - Ursula - Juste Jo - Oui, à cause du roman - Quel roman ? - Trente-quatre ans - Vingt-trois ans - Vingt-six - Je ne sais pas - Si, c’est mon passeport - Si, c’est moi sur la photo - Douze, l’âge où on est presque un homme - La photo est floue - Je n’ai pas de livret de famille - C’est joli, « petite nuit » - Quelqu’un a volé mon passeport - On avance, on parlera littérature après - Dieu m’est témoin - On avait dit qu’on pouvait devenir qui on voulait, de l’autre côté - Depuis quand croit-on à ce qu’on nous dit ? - Pas tous en même temps - Madame - Monsieur - S’il vous plait - Cuisinière - Chauffeur - Je ne peux pas noter ça, c’est trop long - Moi ? - Du travail - N’importe quel travail - Oui, vous - Je n’ai pas peur de travailler - Lana - Abel - Aliocha - De mère Mariana, de père Bogdan - Le père d’abord, la mère ensuite, s’il vous plait - Aziz, comme mon père - Veuf - Huit enfants, cinq filles, quatre garçons - Dans le bâtiment - Ça fait neuf - « Gens du voyage », ça ne veut rien dire - Vous allez nous donner un laisser-passer ? - Je suis désolé, je n’ai pas de catégorie « nomade » - J’ai faim L’officier d’immigration : S’il vous plait, je dois remplir toutes les cases du formulaire. Nom, prénom, date et lieu de naissances, l’identité du père, l’identité de la mère, profession, d’où venez-vous, dans l’ordre. Une fois que la procédure d’accueil sera finalisée, je vous expliquerai la suite. Les migrants : A eux, comment leur raconter à eux, d’où je viens ? Comment leur dire ma montagne, ses oliviers et ses chèvres ? Comment leur dire l’odeur du pain qui cuit au four et qu’on va tremper, encore chaud, dans l’huile épaisse et amère ? Leyla : Comment leur dire que je viens d’une vieille maison en pierre, du silence de père et mère, des cris des enfants dévalant les sentiers de rocaille ? Ursula : Comment leur raconter, ça ne se raconte pas, la musique qu’on jette dans le feu. Les migrants : Non, ça ne se raconte pas, les soirées sous le grand manguier. Cal : Je viens de la mer, de cette étendue entre ici et là-bas, entre là-bas et ici, ni de là-bas, mais de la mer précisément, de la traversée. Les migrants : Taisez-vous. Ne parlez pas de traversée, ni de la mer. Surtout vous, n’en parlez pas, vous n’avez pas le droit. Jo : Il faudrait que vous lisiez sa lettre. C’est de cette lettre que je viens. Si vous voulez, je peux la dire. Si vous voulez, je la connais par cœur.