1 « La langue, premier véhicule de la diversité culturelle » Posté le 10 mai 2020 par le français dans le monde Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, l’entretien d’ouverture du dossier « Langue française et action culturelle : le duo gagnant », à retrouver dans le numéro 425 de de septembre-octobre 2019. Bonne lecture à toutes et tous ! Délégué général à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), Paul de Sinety occupe un poste privilégié pour observer, et agir, sur les interactions entre langue française et culture, en France comme en dehors. Entretien avec un homme de culture qui défend sa langue, la francophonie et le plurilinguisme. La DGLFLF a un programme nommé « action culturelle et langue française » : en quoi consiste-t-il ? C’est un appel à projets sur le territoire national. Il s’adresse à toute structure, issue souvent du monde associatif, qui accompagne à travers des projets culturels des populations en position de fragilité linguistique (publics allophones ou touchés par l’illettrisme) pour une meilleure maîtrise de la langue. En effet, la langue constitue la première porte d’accès à la culture. C’est pour cela, selon la feuille de route que m’a donnée le ministre de la Culture Franck Riester, que le Délégation doit replacer la politique de la langue française et des langues de France au cœur de nos poli- tiques publiques. Cet appel à projets en offre une expérimentation vertueuse. À travers 150 actions soutenues chaque année, il contribue ainsi à renforcer la cohésion sociale de notre pays, prenant pleinement en compte une certaine réalité des territoires et des fractures sociales. Pour le ministère de la Culture, on comprendra que le sujet est central. 2 Vous avez coécrit, avec l’un de vos prédécesseurs, Xavier North, un rapport sur les artistes issus des mondes francophones (voir FDLM 421, p. 26-27). Peuvent-ils aider les Français à se sentir plus intégrés à la francophonie ? Oui, et pourtant lorsque l’on voit l’attachement que les Français portent à leur langue, on peut mesurer aujourd’hui quels bénéfices ils tire- raient à avoir conscience que leur langue n’est plus uniquement inscrite dans un hexagone mais qu’elle s’étend sur les cinq continents. Encore aujourd’hui, les Français se disent trop souvent : « Les francophones, ce sont les autres. » Ils ne se sentent pas nécessairement définis par cette francophonie. Or cette francophonie s’ancre d’abord dans une langue mondiale et en partage, parlée par plus de 300 millions de locuteurs aujourd’hui. C’est tout l’enjeu du plan d’action proposé par le président de la République « Une nouvelle ambition pour la langue française et le plurilinguisme », le 20 mars 2018, sous la coupole de l’Institut de France. Le ministère de la Culture est fortement associé à plus des deux tiers des recommandations. La DGLFLF pilote notamment le formidable projet de plate-forme du Dictionnaire des francophones (dont le conseil scientifique a été confié à Bernard Cerquiglini) qui proposera, dès septembre, un accès à plus de 400 000 termes des variétés du français. Mais le projet le plus ambitieux, à mes yeux, demeure la fondation d’une Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts, pour faire découvrir à l’ensemble de nos concitoyens la formidable richesse et l’exceptionnel potentiel de la francophonie. Ce projet confié au Centre des monuments nationaux engage fortement la DGLFLF à un travail passionnant de pédagogie et de créativité. Se « sentir » francophone pour un Français, c’est donc s’ouvrir à la diversité culturelle ? Paul de Sinety Promouvoir la francophonie en France fait partie des priorités de la DGLFLF : il s’agit de mieux accueillir, en français, la diversité culturelle. Et c’est probablement aussi s’adresser à des publics qui n’ont pas forcément l’habitude de fréquenter nos salles de spectacles. Dans notre rapport, avec Xavier North, nous avons proposé des mécanismes en France de mises en réseaux 3 francophones, facilitant les résidences, les productions et les diffusions d’auteurs et de créations francophones. Sont notamment mobilisés, sous l’impulsion de la Direction générale de la création artistique, l’Office national de la diffusion artistique, l’Institut français, la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, le Festival des francophonies à Limoges ou la Cité internationale des arts de Paris. La Saison Africa 2020 doit également contribuer à cette ouverture comme à cette reconnaissance nécessaire de la diversité culturelle qui s’exprime au sein même de notre pays. Pourquoi ces questions sont- elles parfois difficiles à aborder ? Parce que notre mémoire a du mal à se réconcilier avec elle-même à travers les questions postcoloniales. Il y a aussi les questions de la solidarité Nord/Sud, de l’accueil des migrants en France et en Europe. Je suis convaincu que l’amélioration de l’accueil de la francophonie en France, notamment dans le domaine culturel, ouvre un dialogue sur les sujets mémoriels comme sur les sujets tragiques de l’actualité. Par la culture, c’est toujours mieux que par l’idéologie. Apprendre le français hors de France amène-t-il à découvrir les cultures francophones ? La culture vient toujours de la diversité. Il n’y a pas de culture sans diversité, ce n’est pas possible. La langue est le premier véhicule de la diversité culturelle. À partir du moment où elle est autant partagée sur cette planète et où elle s’exprime dans une telle variété, la langue française contribue à un enrichissement formidable. Et les cultures elles-mêmes l’enrichissent de par leur diversité. Accéder à la langue française pour un public étranger, c’est accéder à la France, certes. Mais c’est aussi accéder aux horizons du monde. D’Afrique en Amérique du Nord en passant par l’Asie du Sud-Est. Et cette ouverture doit permettre, par la langue en partage, de constituer de nouveaux réseaux. C’est une opportunité formidable dans le contexte de la mondialisation. Le défi aujourd’hui est de travailler sur ces réseaux, de pouvoir les accompagner et de favoriser leur développement. Pour les étrangers, apprendre le français peut donc apporter une réelle ouverture internationale ? Si l’on est aujourd’hui étudiant dans une école de commerce en Argentine (a fortiori en Chine), on n’apprend pas le français seulement parce que l’on est intéressé par des perspectives de marché en France ou en Belgique, mais aussi parce que l’on peut trouver des débouchés en Afrique ou dans l’océan Indien. Le marché de la francophonie, qui est mondial, n’est pas assez quantifié économiquement. Or, la francophonie ouvre un espace de négociations et d’affaires qui peut être considérable si l’on sait l’exploiter. Là encore, la constitution de réseaux francophones trace une piste intéressante. 4 Le jeu vidéo « Romanica » Langue et culture ne sont-ils pas inséparables, comme le recto et le verso d’une même feuille ? L’une ne va pas sans l’autre. La langue française est une langue de culture. C’est une langue d’usage, mais en même temps une langue de culture. Une langue qui s’exprime dans le domaine des idées, de la science, de la fiction, de la poésie et qui aide égaement à passer un marché, d’une région du monde à l’autre, pour vendre des céréales par exemple… Cette double spécificité, d’autres grandes langues ne l’ont pas. Il faut toujours accompagner l’apprentissage de la langue dans sa dimension stricte- ment linguistique par la promotion de la culture, c’est fondamental pour le français. Mais cette démarche passe aussi par la promotion et la reconnaissance des autres langues et du plurilinguisme. Avec le jeu vidéo « Romanica » (voir FDLM 424, p. 46-47), nous avons ainsi mis l’accent sur l’intercompréhension des langues romanes. Le jeu vidéo fait partie des productions culturelles et créatives qui touchent aujourd’hui le plus les jeunes dans le monde. La France a une excellence dans ce domaine. Le succès rencontré par « Romanica » doit nous encourager à développer de nouveaux outils numériques et des applications ludiques. Mon objectif est que d’ici 2022, avec l’ensemble des partenaires francophones, la Toile soit réinvestie en français avec des réseaux sociaux rajeunis et animés par des nouveaux « influenceurs de la langue française ». Propos recueillis par Sébastien Langevin 5 Texte 02 Continuer la classe en période de confinement Posté le 17 avril 2020 par le français dans le monde Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, un texte inédit d’Aurora Peña Méndez, professeure de français à Vilalba, en Espagne. Pour faire le plein d’initiatives en période de « classe virtuelle ». Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous ! De nouveaux mots débarquent en force dans le contexte sociolingüistique du FLE. Encadrés par un bouleversement planétaire, dans le champs lexical de la maladie, de nombreux articles, documentaires, émissions spéciales – à la radio, à la télé, sur Internet – avertissent, renseignent, alertent, enquêtent sur la nouvelle pandémie du Covid-19. Dans un contexte où plus d’un tiers de la population mondiale, selon l’ONU, est confinée (mot dorénavant habituel), l’éducation scolaire prend un tournant. Les pays les plus touchés ferment leurs écoles physiquement parlant mais, bien heureusement, pas virtuellement. La plupart des élèves scolarisés des pays développés ont accès aux nouvelles technologies via leurs téléphones portables et leurs ordinateurs et s’en servent déjà quotidiennement. Des pages web gratuites telles que www.lepointdufle.net ou des applications mobiles gratuites comme celle de TV5Monde (https://apprendre.tv5monde.com/fr/article/lapplication-mobile-apprendre-avectv5monde) permettent au sein d’une classe virtuelle aux élèves d’acquérir une certaine autonomie dans leur apprentissage, suivi de près par leurs professeurs. Les réseaux sociaux tels que Facebook, Instagram, WhatApps, Messenger, YouTube, etc., permettent aussi de jouer un rôle dans l’apprentissage immédiat du français, dans l’intéraction instantanée. En temps de confinement, voici quelques références classées par thématiques : Actualité : Brut. Un média en ligne français indépendant à destination principalement des jeunes, sous format de courtes vidéos d’analyses et d’entretiens ainsi que de lives (directs), habituellement sur Facebook. Faire participer les apprenants à l’actualité : résumer par écrit des vidéos, ou bien en commentaire des sujets exposés à rendre par courriel au professeur ou à l’ensemble de la classe virtuelle. 6 Cuisine : Cook&Record, Marmiton ou Cuisine AZ permettent de travailler des recettes de cuisine en français avec nos élèves du point de vue de la culture comme des compétences linguistiques. Les étudiants peuvent les préparer à la maison et créer un tutoriel vidéo sur leur téléphone portable qui leur permettra de pratiquer l’expression orale tout en apprenant à réaliser des bons petits plats J Musique : Raptoonn sur Instagram, des extraits de dessins animés de Disney posés sur des refrains de rap français. Souvent drôle et très bien fait. Idéal pour connaître des expressions familières (parfois un peu trop !) à réutiliser dans d’autres contextes par écrit ou à l’oral en mini-dialogues. Sur Instagram et Facebook, l’initiative #ensembleàlamaison, permet de vivre quelques « Concerts Live » improvisés par des artistes : M Pokora, Aloïse Sauvage, Matthieu Chedid, Jean-Louis Aubert… Écouter, rechercher des musiques, des chansons, des chanteurs et musiciens sur les réseaux. Partager avec le groupe classe virtuelle. Sur arte.tv, écoutez Les Indes Galantes de Rameau à L’Opéra de Paris Histoire : Dans la rurique Histoire d’arte.tv, ne ratez pas « Les Espionnes racontent », des épisodes vidéo de 5-6 minutes qui reviennent en animation sur l’histoire d’une espionne. Exercices de compréhension orale avec questions du professeur. Secrets d’Histoire, l’émission de France Télévision, a sa chaîne YouTube. Les élèves peuvent choisir un documentaire, le résumer et ensuite en créer un autre en faisant des recherches sur l’époque de l’Histoire de France choisi. Ils pourront ainsi expliquer par écrit ou à l’oral l’histoire d’un personnage important de leur choix. Avec possibilité d’un exposé écrit ou oral, vidéo ou travail écrit, envoyé ensuite au groupe classe virtuelle. Création, interaction : Sur YouTube, prenez exemple sur Elia Blanc et son journal d’un adolescent confiné. Ton satirique, humoristique. Relever le sujet d’actualité des jours et enregistrer son propre journal en racontant sa journée sur la caméra du portable. À partager avec le professeur et ses camarades de classe sur un groupe de travail, WhatsApp ou équivalent. En s’inspirant de la page de Cuarentena Film Festival sur Instagram, créer un court-métrage de 2 minutes maximum sur le thème « Je reste à la maison ». Parler d’un souvenir, d’un voyage en montrant des photos, faire un jeu en français, parler avec sa sœur ou son frère ou une personne de sa famille, décrire sa maison, les vêtements de son armoire ou de celle de son frère ou sa sœur, faire parler ses jouets ou ses animaux de compagnies…. 7 Jeux Jeux vidéo : http://www.jeuxvideo.com ou sur Instagram jvcom. Outils d’information à destination des joueurs : actualités, dossiers, tests de jeux vidéo, forums modérés… Jeux pour la coopération, pour des séances gaming entre amis avec Portal 2 Jeux de lettres, comme le Scrabble Go. Dans le cadre du temps du confinement, il existe plein initiatives merveilleuses via le mot-dièse de rassemblement virtuel #restezchezvous : de nombreuses librairies, maisons d’éditions, bibliothèques, ainsi que différents sites Internet proposent le téléchargement gratuit de livres, de BD, de concerts, d’interviews, de documentaires, de jeux… permettant ainsi aux jeunes de s’épanouir, de s’amuser, de faire des rencontres, de découvrir, d’apprendre et de rêver. A noter également, l’ouverture d’une page Facebook de la Francophonie solidaire au temps du Covid-19 8 TEXTE 03 : Mettre en pratique la grammaire de l’oral Posté le 16 avril 2020 par le français dans le monde Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, l’article EXPERIENCE de Suzanne Fradette, à retrouver dans le numéro 421 de janvier-février 2019. Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous ! Comment mettre l’accent sur l’interaction langue-discours dans l’enseignement et sur l’interaction situation de communication-langue ? Par une mise en pratique de la grammaire de l’oral. Grammaire au sens traditionnel, grammaire de l’oral, qu’est-ce qui les unit et qu’est-ce qui les distingue ? La grammaire au sens traditionnel est un ensemble de catégories, de règles et de cas particuliers qui régissent la syntaxe et le code orthographique de la langue. La grammaire de l’oral est un ensemble d’éléments linguistiques et de régularités qui sont transférables et applicables à des situations de communication orale diverses et qui sont communs à l’espace francophone. La terminologie grammaire de l’oral est peu présente dans la littérature qui traite de la didactique du français, particulièrement dans les publications portant sur la compréhension et la production orales pour les personnes non francophones. Par ailleurs, on s’interroge dans ces ouvrages sur la pertinence d’une grammaire de l’oral, alors qu’il y a parallèlement des tentatives d’en identifier les composantes. L’argument qui revient alors est que l’oral ne peut être normé au même titre que la grammaire envisagée traditionnellement, entre autres, en raison des variations linguistiques dans l’espace francophone. Sous cet angle, la relation grammaire et oral devient par conséquent improbable. Or, nous pensons qu’il convient de faire plutôt ressortir les éléments communs et non les variations. La nécessité d’aller plus loin s’impose alors : c’est une proposition, c’est un risque assumé. Partir du dialogue Le dialogue s’intègre à une situation de communication, offre un modèle de communication réaliste, s’inscrit dans un modèle conversationnel. Il se prête à une application dans des activités d’enseignement/apprentissage. 9 En didactique des langues, le dialogue est un support contextuel privilégié. Associé avant tout aux arts théâtral, cinématographique et romanesque, il en reflète les principes organisateurs dans l’enchaînement réglé des répliques et dans le caractère fictionnel de la situation : des tours de parole qui sont définis et assignés, une réalité qui est simulée. Le dialogue fait également partie du monde réel : celui entre autres des médias, des relations professionnelles et de la vie quotidienne. Il s’agit de situations de communication dont l’échange s’inscrit dans une forme de régularité à laquelle les interlocuteurs se soumettent naturellement et y participent afin de créer des échanges signifiants. Pour ces raisons, les pôles fictionnel et réel sont ici réunis. La situation de communication conditionne et détermine le choix des éléments linguistiques que doit effectuer le locuteur. La langue intègre la situation de communication qu’elle reflète. La transmission d’un message présuppose une interaction entre un émetteur et un récepteur que nous désignons ici sous l’étiquette d’interlocuteurs. La transmission du message se fait sous forme d’échange auquel les interlocuteurs participent volontairement. Cet échange, qui est interactif, vise l’élaboration d’une communication porteuse de sens et satisfaisante. Le discours émerge de l’association situation de communication/langue. C’est dans cet environnement d’apprentissage que l’élève, par le biais d’une langue qui lui est étrangère, doit créer un monde de références autre que celui dans lequel il évolue habituellement. De ce fait, il doit apprendre comment faire partie de la conversation de manière signifiante, comment y contribuer. La structure en réseaux d’interaction du dialogue et de la conversation représente en soi autant de filtres à la compréhension, de bruits cognitifs auxquels l’élève est confronté dans une situation réelle de communication. L’élève doit intégrer des savoirs, en particulier des connaissances explicites qui sont associées à des situations de communication. « L’élève doit apprendre comment faire partie de la conversation de manière signifiante, comment y contribuer » De la théorie à la pratique C’est la raison pour laquelle l’ouvrage La grammaire de l’oral : une grammaire pas comme les autres propose une réflexion et des pistes d’exploitation afin de répondre à ce questionnement : comment mettre l’accent sur l’interaction langue/discours dans l’enseignement et sur l’interaction situation de communication/langue ? Cinq composantes touchant la langue et la communication sont ciblées : représentation de la chaîne parlée ; chaîne parlée ; structure dialogique; communication et interjection ; communication non verbale. Pour chacune des composantes, on établit le passage du quoi au comment, soit de la théorie à la pratique, en respectant la séquence suivante : un cadre théorique adapté, une application du cadre théorique et des suggestions, qui ouvrent sur une exploitation élargie du contenu pour la salle de classe. Précisons que le développement des composantes est soutenu par un souci d’exemplification afin de favoriser la compréhension du contenu et son intégration le cas échéant dans la pratique pédagogique. 10 Suzanne Fradette est aujourd’hui consultante. Elle a été professeure à l’Université de Montréal, au Québec (Canada). Son site : www.suzannefradette.com 11 TEXTE 04 : « Avec la francophonie, le travail des enseignants est moins facile mais plus passionnant » Posté le 26 mars 2020 par le français dans le monde Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue met en ligne tous les jours à midi, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie –, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, l’entretien avec Bernard CERQUIGLINI, linguiste, recteur honoraire de l’Agence universitaire de la Francophonie et ancien Délégué général à la langue française et aux langues de France. Un entretien à retrouver dans notre dossier consacré à « ENSEIGNER LES FRANCOPHONIES » du numéro 428 de mars-avril 2020. Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous ! Les différentes variétés du français de la francophonie représentent un défi pour les enseignants de français qui souhaitent les intégrer dans leurs cours. Retour sur cette mondialisation de la langue française, sa construction et ses enjeux avec le linguiste Bernard Cerquiglini. (Propos recueillis par Sébastien Langevin.) En tant que linguiste, quel regard portez-vous sur la francophonie ? Bernard Cerquiglini : Nous assistons au triomphe paradoxal de Rivarol ! En 1783, l’académie des sciences et des belles lettres de Berlin lance un concours de dissertations. Elle propose le sujet suivant : « 12 Qu’est-ce qui a rendu le français universel ? » L’académie donne le prix au Français Antoine de Rivarol ainsi qu’à un Allemand du nom de Schwab, qui a produit une dissertation très sérieuse. Il explique que cette langue est devenue universelle parce que Louis XV a gagné des batailles, parce qu’il y a Voltaire et Rousseau… Mais tout le monde raconte en France que notre Rivarol a eu seul le prix. Lui explique cette langue est universelle parce que c’est la langue de la clarté, la langue de l’espèce humaine, c’est « la langue même », selon lui. Et au fond, les Français ont été rivaroliens pendant longtemps. Le rivarolisme, c’était le paradigme de la réflexion sur le français : les qualités intrinsèques de clarté, d’élégance, le purisme… Pourquoi la francophonie serait-elle donc « le triomphe paradoxal de Rivarol » ? Que voulait dire universel à l’époque ? D’une part, une universalité en Europe, et d’autre part dans les salons. En France même, qui parle le français en 1783 ? Les villes. Les campagnes parlaient les langues régionales. Et l’Europe des savants, des intellectuels : c’est un universalisme relatif. Le triomphe de Rivarol, c’est que désormais on peut dire que le français est vraiment universel. En France, tout le monde parle français. Et en Europe, il y a plus de gens qui parlent français qu’à l’époque de Rivarol. Et puis c’est surtout le cas dans le monde entier : l’Organisation internationale de la Francophonie dénombre 300 millions de locuteurs partout dans le monde. Cet idiome est mondial, et c’est une langue de commerce, de vie quotidienne, de culture, de travail… Antoine de Rivarol a été dépassé par son propre succès. « L’OIF dénombre 300 millions de locuteurs partout dans le monde. On a une langue qui est mondiale, et c’est une langue de commerce, de vie quotidienne, de culture, de travail… Donc Rivarol a été dépassé par son propre succès. » Le rapport à la norme parisienne a-t-il été modifié au fil du temps ? Ni Rivarol ni l’académie de Berlin n’avaient imaginé que le français allait devenir une langue vivante et naturelle, dans le monde entier, et qu’elle développerait des variantes dans l’indifférence absolue à la norme parisienne. Or, c’est cela la force du français : sa vitalité et sa diversité. Tout le paradoxe, c’est que le français de France devient minoritaire. Il serait intéressant de savoir quand les Français sont devenus minoritaires en francophonie : sans doute au cours du XXe siècle. Les Français et les Belges, car il ne faut pas oublier que le berceau du français, selon moi, c’est la France du Nord et la Belgique du Sud. Les variétés française et belge sont dépassées par des variétés autres qui progressent, qui inventent des mots… Cette diversité du français n’est-elle pas difficile à enseigner ? Quel français enseigne-t-on ? Et à qui ? On enseigne à des jeunes gens qui ne vont pas aller seulement à Paris, et encore, dans les salons : à Belleville, on ne parle pas le français de l’Académie. Grâce aux grammairiens du XVIIe siècle, on a solidifié la langue française : il n’y a pas de grandes différences syntaxiques 13 entre les variétés du français. On peut donc ouvrir l’enseignement à la variété. Et puis, il faut être cohérent : la francophonie, c’est la diversité. Comment pourrait-on vanter la diversité et n’enseigner que la norme parisienne ? Il faudrait des méthodes pédagogiques ouvertes à la variation, c’est un nouveau chantier. Mais grâce à Internet désormais, il est très facile de voir un film québécois ou africain sur son téléphone ! Avant, la francophonie, c’était de l’exotisme, au mieux. Maintenant, c’est la réalité. « La langue est vivante, elle bouge. Le travail des enseignants est moins facile, mais plus passionnant. Moins facile car il faut enseigner les variétés, la règle est moins intangible. Mais plus passionnant car on peut faire écouter à des élèves des extraits de conversation québécoise ou congolaise » Peut-on aller jusqu’à dire qu’il existe « des » langues françaises ? Comme beaucoup de langues, le français existe en variétés. On peut difficilement parler « des langues françaises » car une langue se définit par un certain nombre de traits. Et quel que soit le français, qu’il soit québécois, belge ou dakarois, il a les mêmes traits qui le distinguent de l’italien, certainement la langue la plus proche. C’est une même langue, donc, mais avec des variétés, qui ont même dignité. Il faut enseigner que la langue dans sa réalité est faite d’une partie fixe, comme la syntaxe ou la morphologie verbale. Et puis elle est faite d’une partie variable, la phonétique – les accents, l’intonation –, le vocabulaire… La langue est vivante, elle bouge. Le travail des enseignants est moins facile, mais plus passionnant. Moins facile car il faut enseigner les variétés, la règle est moins intangible. Mais plus passionnant car on peut faire écouter à des élèves des extraits de conversation québécoise ou congolaise par exemple. Concernant le lexique, comment appréhender les néologismes francophones qui sont légion ? On n’invente pas de mots n’importe comment : en fait, il y a une néologie francophone très dynamique qui respecte les règles de la néologie. Par exemple, la conjugaison des verbes du premier groupe, en « -er » produit naturellement de très nombreux verbes, alors que la norme française utilise des périphrases. Par exemple, en Suisse : « agender un rendez-vous », pour « inscrire dans un agenda ». Et même « agender une réunion », ou « réagender une réunion ». En Afrique, « siester » pour « faire la sieste », « gréver » pour « faire la grève »…. C’est ce que j’appelle les francophonismes universels, c’est-à-dire que l’on comprend avec les règles du français ce que chaque francophone a en tête. C’est l’inverse des régionalismes, incompréhensibles pour qui ne les connait pas. C’est à la fois du stable et du variant. Du variant, car le mot n’existait pas, et du stable car nous avons tous les mécanismes linguistiques pour comprendre. Parler une langue, c’est aussi comprendre comment on forme de nouveaux mots. C’est l’une des vitalités du français. Il existe des francophonismes universels virtuels. « Nous avons l’intention de montrer les différentes variétés du français, et c’est possible avec un outil numérique. (…) l’idée première est donc de 14 faire un wiki collaboratif le plus large possible : nous avons tellement été puristes… » Vous conseillez le Dictionnaire des francophones : quel est le but de ce nouvel outil de référence ? Le président français Emmanuel Macron a beaucoup insisté sur le monde francophone lors de son discours du 20 mars 2018. Il a une formule qui ressemble à du Édouard Glissant : « Le français s’est au fond émancipé de la France. Il est devenu cette langue-monde, cette langue-archipel. » Réflexe français, il a commandé un dictionnaire. On m’a demandé de constituer le comité scientifique et de le présider. Ce sera un dictionnaire en ligne et donc évolutif. Il a deux caractères principaux : d’une part, il sera cumulatif pour reprendre ce qui existe déjà, et surtout il mettra toutes les variétés du français sur un pied d’égalité. Il y aura des bases françaises, belges, africaines, québécoises, dès son lancement. Et troisième chose, ce sera un dictionnaire collaboratif. Chacun avec son téléphone pourra entrer des mots qu’il aime, qui ne se pratiquent que dans son environnement. Le mot d’ordre sera : « Rentrez vos mots ! » Nous avons l’intention de montrer les différentes variétés du français, et c’est possible avec un outil numérique. Dans un premier temps, il s’agit de rassembler le plus de vocabulaire possible. Ensuite, il nous faudra tout de même filtrer toutes ces données, avec des experts. Mais l’idée première est de faire un wiki collaboratif le plus large possible : nous avons tellement été puristes… Bernard Cerquiglini, « Enrichissez-vous : parlez francophone ! Trésors des expressions et mots savoureux de la francophonie », Larousse, 2016