Telechargé par Charles Wolfe

cw-vivant Lille 2011

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L’anomalie du vivant et la Révolution
Scientifique :
quelques cas problématiques
Charles T. Wolfe
Département de philosophie et sciences morales
Université de Gand
[email protected]
Université de Lille, 30 novembre 2011
Plan
• I. le statut ontologique du vivant dans la
Révolution Scientifique
• II. l'existence d'un empirisme médical
• III. l'apparition du vitalisme au 18e siècle
• IV. le "spinozisme biologique" chez Diderot.
I. Il existe bien des controverses au sujet
de et au sein de la Révolution Scientifique.
• Continuité ou discontinuité ? (Duhem, Koyré)
• Merton-Shapin, Hessen-Zilsel, Biagioli, Feldhay
• Traditions mathématiques vs. traditions
expérimentales
• Statut et rôle du mécanisme (comme
programme, comme ontologie, comme idéologie
– cf. Chalmers sur Boyle mais aussi Lennox sur
Harvey et la téléologie) ; de la chimie.
Mais malgré l’attention portée sur des sites
tels que
Polytechnique
Padoue
… le vivant n’appartient pas
au récit canonique de la
Révolution Scientifique.
I.1. Le mécanisme
face au vivant
Vésale1514-1564
Harvey 1578-1657
Baglivi
1668-1707
R. Descartes 1596-1650
H. Boerhaave 1668-1738
Iatromécanisme : Baglivi (et al.)
les médecins se mirent enfin à examiner la
structure du corps et les phénomènes de
l’organisme, en appliquant à cet examen les
principes de la géométrie mécanique, les
expériences physico-mécaniques et celle de la
chimie. [… Alors] l’on put reconnaître que le corps
humain, considéré sous le point de vue des actes
physiques, n’était au fond qu’un ensemble de
mouvements empruntés à la mécanique ou à la
chimie, quoique déterminés par des lois d’un
ordre purement mécanique.
De praxi medica (1696), I, xi, §§ 6-7.
Problème : le mécanisme face au corps.
• Digestion
• Génération
• ‘Homéostasie’
“if mechanism could, e.g., explain the pumping
action of the heart, it was incapable of saying why
the heart continually kept pumping without running
down.” – P.H. Reill, 2005
Certains proposent une synthèse des approches
mécanistes et chimiques :
Fontenelle
« Sur la glande pituitaire », Hist. Acad. Sci., 1707
Le Corps humain considéré par rapport à une infinité de
différents mouvements volontaires qu’il peut exécuter,
est un assemblage prodigieux de Leviers tirés par des
Cordes. Si on le regarde par rapport au mouvement des
liqueurs qu’il contient, c’est un autre assemblage d’une
infinité de Tuyaux et de Machines Hydrauliques. Enfin si
on l’examine par rapport à la génération de ces mêmes
liqueurs,
c’est
encore
un
assemblage
infini
d’Instruments, ou de Vaisseaux Chymiques, de Filtres,
d’Alambics, de Récipients, de Serpentins, etc. … Le plus
grand appareil de Chimie qui soit dans tout le Corps
humain, le plus merveilleux Laboratoire est dans le
Cerveau. C’est là que se tire du sang ce précieux Extrait,
qu’on appelle les Esprits, uniques moteurs matériels de
toute la Machine du Corps.
Pourquoi n’y eût-il pas de controverse ?
• La Révolution Scientifique ne se soucie pas du corps (y
compris dans son historiographie) (Bacon, Descartes
comme contre-exemples apparents.)
Soit elle ne s’en soucie pas, soit les débats au sein de
l’histoire naturelle, la médecine, la physiologie … ne
s’articulent pas aux grandes controverses
‘révolutionnaires’ – même s’il existe des tentatives,
comme l’iatromécanisme, de transposer les succès du
mécanisme au vivant (le newtonianisme médical est
plus analogique).
• Le statut ontologique du vivant est questionné pour la
1ère fois dans le débat Leibniz-Stahl – dont la dimension
‘chimique’ jouera un rôle constitutif au XVIIIe siècle.
Quelques réponses possibles à la question,
« qu’est-ce que le vivant ? » dans la science
de l’âge classique :
• Fermentation et/ou chaleur vitale (Fernel, Descartes,
Gassendi)
• Propriété émergente d’une mixtio chimique (Stahl)
• Molécules organiques (Buffon, Maupertuis)
• Architecture de la fibre / gluten (Haller)
• La vie est une propriété des corps organisés = corps
composés, non pas d’organes en tant que parties
inanimées, mais de petites « vies » (Bordeu, Diderot)
• La Mettrie : des éléments des réponses
précédentes…
II. Empirisme médical
(Sydenham/Locke, Anatomia, 1668)
L’Anatomie peut seulement nous montrer les parties simples et
sensibles du corps, ou les sucs morts et insipides – qui, après la
recherche la plus industrieuse, n’indiquera pas plus à un médecin
comment guérir une maladie que comment faire un homme […].
Comment régler la dose, mélanger les simples et tout prescrire
selon une méthode due ? Tout ceci [ne peut se faire] que par
l’histoire et l’avantage d’une observation suivie de ces maladies,
leur progrès, leurs remèdes […]. Dans certains estomacs le sucre
devient acide et le lait, la nourriture la plus universelle et
innocente au monde, est pour certains hommes aussi mauvais
que le poison. L’anatomiste ne pourra guère nous dire, alors,
quels sont les changements provoqués ou reçus dans le corps
[…].
Et :
Il est au-delà de toute controverse que la nature agit dans le
corps par des parties si menues et insensibles que personne, je
pense, ne prétendra ou n’espèrera les voir par des lunettes ou
d’autres inventions.
Empirisme médical (ii)
• Harvey : téléologie, do it yourself
• ‘empiricks’: Sydenham, Mandeville
• Épicurisme médical (Gassendi, Lamy, La Mettrie)
et relecture de l’empirisme dans son contexte :
• Empirisme expérimentaliste ‘Royal Society’
• Empirisme médical, « incarné » (Embodied Empiricism)
• Empirisme éthico-pratique (Locke, Hume)
III. Le vitalisme ‘structuro-fonctionnel’
• ‘grappe d’abeilles’ / ‘essaim d’abeilles’
• modèle de l’économie animale
• compatible avec le mécanisme
La grappe d’abeilles (Bordeu)
Pourrions-nous nous servir d’une comparaison qui, toute grossière qu’elle est,
peut avoir ses usages? ---Nous comparons le corps vivant, pour bien sentir
l’action particulière de chaque partie, à un essaim d’abeilles qui se ramassent en
pelotons, et qui se suspendent à un arbre en manière de grappe; on n’a pas
trouvé mauvais qu’un célèbre ancien ait dit d’un des viscères du bas-ventre, qu’il
était animal in animali; chaque partie est, pour ainsi dire, non pas sans doute un
animal, mais une espèce de machine à part qui concourt, à sa façon à la vie
générale du corps.
Ainsi, pour suivre la comparaison de la grappe d’abeilles, elle est un tout collé à
une branche d’arbre, par l’action de bien des abeilles qui doivent agir ensemble
pour se bien tenir; il y en a qui sont attachées aux premières, et ainsi de suite;
toutes concourent à former un corps assez solide, et chacune cependant a une
action particulière à part; une seule qui viendra à céder ou à agir trop
vigoureusement, dérangera toute la masse d’un côté : lorsqu’elles conspireront
toutes à se serrer, à s’embrasser mutuellement, et dans l’ordre des proportions
requises, elles composeront un tout qui subsistera jusqu’à ce qu’elles se
dérangent.
L’application est aisée ; les organes du corps sont liés les uns avec les autres; ils
ont chacun leur district et leur action; les rapports de ces actions, l’harmonie qui
en résulte, font la santé. Si cette harmonie se dérange, soit qu’une partie se
relâche, soit qu’une autre l’emporte sur celle qui lui sert d’antagoniste, si les
actions sont renversées, si elles ne suivent pas l’ordre naturel, ces changements
constitueront des maladies plus ou moins graves. (Bordeu 1751, § CXXV)
abeilles ... ou troupe de grues (Ménuret) :
On pourroit […] comparer l’homme à une troupe de grues qui
volent ensemble dans un certain ordre, sans s’entr’aider
réciproquement & sans dépendre les unes des autres. Les
Médecins ou Philosophes qui ont étudié l’homme & qui ont bien
observé par eux mêmes, ont vû cette sympathie dans tous les
mouvemens animaux, cet accord si constant & si nécessaire dans
le jeu des différentes parties les plus éloignées & les plus
disparates ; ils ont vû aussi le dérangement qui résultoit dans le
tout du désaccord sensible d’une seule partie. Un médecin
célèbre (M. de Bordeu) & un illustre physicien (M. de Maupertuis)
se sont accordés à comparer l’homme envisagé sous ce point de
vûe lumineux & philosophique à un groupe d’abeilles qui font
leurs efforts pour s’attacher à une branche d’arbre, on les voit se
presser, se soutenir mutuellement, & former une espece de tout,
dans lequel chaque partie vivante à sa maniere, contribue par la
correspondance & la direction de ses mouvemens à entretenir
cette espece de vie de tout le corps, si l’on peut appeller ainsi une
simple liaison d’actions (« Observation », Enc., XI, 318b-319a).
IV. Le matérialisme non mécaniste
Le matérialisme n’est-il pas « mécaniste » ?
Non : tout le matérialisme du XVIIIe siècle est
tourné vers la question de la vie.
Quelques exemples :
La Mettrie : la machine affective
Être machine, sentir, penser savoir distinguer
le bien du mal comme le bleu du jaune, en un
mot, être né avec de l’intelligence et un
instinct sûr de morale, et n’être qu’un animal,
sont donc des choses qui ne sont pas plus
contradictoires, qu’être un singe ou un
perroquet et savoir se donner du plaisir
(L’Homme-Machine, Fayard-Corpus, 112).
L’Âme Matérielle
L’homme peut-il arrêter les émotions des Esprits et
du sang; et les ébranlemens du cerveau, que les
objets excitent en lui ? Il est donc faux de dire qu’il
dépend de nous d’être heureux, d’être sages, d’être
libres ; tout cela ne dépend point de nous. Notre
bonheur, notre sagesse, notre liberté dépendent du
mouvement des Esprits animaux dont nous ne
sommes pas les maîtres, et ces mouvements
d’esprits sont cause de l’émotion de notre ame.
Toutes ces choses ne sont point libres ; nous ne
pouvons les empecher : autrement il faudrait
changer la constitution de nos corps, et la
détermination du mouvement des Esprits. C’est un
effet naturel et nécessaire de la sage et admirable
construction de nos corps. (éd. Niderst, 2003, 182).
Diderot : anti-mathématisme
Nous touchons au moment d´une grande révolution
dans les sciences. Au penchant que les esprits me
paraissent avoir à la morale, aux belles-lettres, à
l´histoire de la nature, et à la physique expérimentale,
j´oserais presque assurer qu´avant qu´il soit cent ans,
on ne comptera pas trois grands géomètres en
Europe. Cette science s´arrêtera tout court où l´auront
laissée les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les
Clairaut, les Fontaine et les d´Alembert. […] On n´ira
point au-delà.
Pensées sur l’interprétation de la nature, 1753, § 4.
et spinozisme ‘biologique’ :
SPINOSISTE, s. m. (Gram.) sectateur de la philosophie de Spinosa. Il ne
faut pas confondre les Spinosistes anciens avec les Spinosistes modernes.
Le principe général de ceux-ci, c’est que la matière est sensible, ce qu’ils
démontrent par le développement de l’œuf, corps inerte, qui par le seul
instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant & vivant, &
par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un
point, & qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes
les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant
& vivant dans un grand espace. De-là ils concluent qu’il n’y a que de la
matière, & qu’elle suffit pour tout expliquer ; du reste ils suivent l’ancien
spinosisme dans toutes ses conséquences (Enc. XV, 1765, 474a)
Voyez-vous cet œuf ? C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de
théologie et tous les temples de la terre. Qu’est-ce que cet œuf ? une
masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le
germe y soit introduit, qu’est-ce encore ? une masse insensible, car ce
germe lui-même n’est qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette
masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ?
par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? Le mouvement. (…) (Rêve de
D’Alembert, Versini 618)
V. Conclusions
• Le vivant et son statut ne sont pas une question neutre dans
la science ‘classique’ (de la Révolution Scientifique aux
Lumières)
• Mais inversement il n’est « nulle part » chez Willis, Locke,
Bacon, Harvey, Hobbes, Galilée, Newton, Boyle, etc …
• Il devient « problématique » mais aussi ontologiquement
présent dans le débat Leibniz-Stahl
• Certes il y a « l’empirisme médical » ; et le matérialisme de
tendance « vitale » est précisément à la suite du débat
Leibniz-Stahl. Et chimique.
• Ni le ‘spinozisme biologique’ de Diderot ni la complexité des
analyses vitalistes ne participent à la constitution de la
biologie comme science autour de 1790-1800.
• Mes remarques sont différentes des analyses du type
Duchesneau (qui ne se pose pas le problème) ou Hal Cook qui
essaie de renverser la tendance en affirmant que la médecine
et l’histoire sont « the big science of the early modern period »
(2007, 410).
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