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Peut-on dire que toutes les opinions se valent

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Une vulgate consiste, dans un esprit d’apaisement démocratique, à considérer que chacun peut
avoir son avis, et que toutes les opinions se valent, que la tolérance est la plus grand vertu
citoyenne.
Mais le terme opinion peut dénoter des types de connaissances différents : ce n’est pas la même
chose d’opiner sur ce que l’on sait ignorer, ou en ignorant qu’on ignore.
On peut donc dans un premier temps envisager dans quelle mesure il est possible d’accorder une
valeur à l’opinion en tant qu’elle est une illusion de connaissance, encore faudra-t-il considérer les
différentes valeurs pertinentes en fonction desquelles cette illusion serait à évaluer : la vérité est
pertinente, d'autres valeurs peuvent être à considérer. Le bon et le mauvais, le bien et le mal, sont
également des valeurs, même si les évaluations qu'elles permettent sont plus délicates que celles
effectuées avec la vérité.
Mais toute opinion n’est pas de ce type, certaines autres sont ce que l'on appelle des "avis", c'est à
dire des types de connaissances qui connaissent leurs limites. Il en est alors qui peuvent trouver une
confirmation, ou une infirmation par l’expérience, et un des critères de leur valeur sera peut-être
leur proximité avec cette vérité accessible.
Il est cependant une opinion d’un autre ordre, celle qui concerne les vérité qui nous sont
inaccessibles, si elles semblent équivalentes encore faudra-t-il distinguer cette équivalence de celle
qui affirme une égale nullité de valeur.
On pourrait affirmer que toutes les opinions se valent dans le sens où toutes auraient la même
nullité de valeur, quant à la vérité.
En effet il existe un type d’opinion qui se caractérise par une ignorance qui s’ignore elle-même, par
une illusion sur la possession de la certitude. Sur le plan de la vérité, toute opinion de ce type en
vaut une autre parce que toutes sont aussi éloignées de la connaissance certaine : celui qui, comme
Lachès croit connaître le courage en le confondant avec la ténacité, ou celui qui comme le Calliclès
du Gorgias, confondrait le bonheur avec le simple plaisir de se gratter ne seraient que dans une
illusion de certitude dont il faudrait les défaire.
Il semblerait pourtant à première vue qu’une hiérarchie puisse être admise. Il y a bien des ignorants
persuadés de connaitre effectivement et à qui le réel ou l’avenir donnent raison. Il existe par
exemple des individus qui, contre toute représentation correctes de leurs chances, de la statistique,
gagnent à une loterie et disent que toujours ils y avaient cru, que ce n’était là que la confirmation
d’une profonde « foi » en leur chance.
Cette confirmation ne donne aucune valeur supplémentaire à leur opinion, elle n’est qu’hasardeuse,
« L’opinion a en droit toujours tort » disait Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique.
En conséquence toutes les opinions de ce type se valent, sur le plan de la connaissance, parce que
toutes ont une valeur nulle.
Mais le plan de la connaissance n’est pas le seul qui puisse déterminer la valeur, même d’un type de
connaissance. En effet la valeur « humaine » pourrait être envisagée. Peut –être que deux opinions
aussi erronées l’une que l’autre pourront avoir une valeur morale différente.
On pourrait alors affirmer que toutes ne se valent pas parce que certaines sont plus ou moins
estimables sur le plan humain.
Dans cet esprit une illusion de connaissance pourrait tout de même être respectable, lorsqu’elle est
fondée sur une générosité. C’est ainsi que peut être évalué un certain type d’illusion politique :
l’instauration d’une société communiste était illusoire, mais certains de ceux qui la partageaient
avaient un idéal d’égalité et de justice qui peut faire qu’on puisse comprendre leur égarement. Ceux
qui ont eu l’illusion de pouvoir créer, par la violence et le génocide, une société racialement
hiérarchisée ne méritent, rétrospectivement, que le mépris. Les opinions d'Aragon étaient aussi
illusoires que celles de Brasillach, on ne peut dire que leur qualité humaine soit égale.
Toutes les illusions de posséder une vérité ne se valent donc pas sur le plan humain, même si, sur le
plan de la connaissance elles demeurent équivalentes.
Mais l’opinion ne se résume pas à ces degrés inférieurs de connaissance. Bien entendu, opiner, c’est
ne pas savoir, mais c’est parfois également croire raisonnablement être dans la vérité. Platon luimême, dans Le Menon parle d’opinion droite, et on pourrait alors déterminer des hiérarchies.
On peut bien entendu avoir une opinion sur ce que l’on sait ignorer, mais dont la vérification est
possible. La valeur de l’opinion résidera alors surtout dans une vérification ou un degré d’expertise.
C'est en ce sens, et dans cette mesure, qu'il peut y avoir des "opinions autorisées". Il est par exemple
extrêmement probable que l'opinion d'un médecin sur une maladie soit plus valable que celle d'un
ignorant.
Il existe également des opinions qui peuvent recevoir de l’avenir leur vérification, et dans ce cas, leur
valeur résidera surtout sur leur confirmation. Il est des opinions auxquelles l’avenir donne raison, et
pour lesquelles il peut, avec bien entendu certains critères de lucidité, faire office de discriminant.
C’est le cas lorsqu’il s’agit de disciplines projectives, de celles qui sollicitent l’intelligence pour
prévoir le mieux possible, entre autres, les évolutions sociales, politiques, économiques ou
écologiques.
Sur le plan historique par exemple, l’opinion de ceux qui, en 1933 préconisaient qu’il fallait dialoguer
avec Hitler s’est avérée de peu de valeur.
Plus proche de nous sur le plan économique, l’opinion de ceux qui estimaient souhaitables que des
banques investissent dans des domaines spéculatifs, sans avoir de fonds propres suffisants, a
également reçu un démenti par l’évènement extérieur.
Les opinions qui cherchent à se prononcer sur l’avenir n’ont certes pas la même valeur : leur valeur
dépend, avant l’évènement, de la lucidité, de l’impartialité, et du sérieux de l’expert qui les émet.
Mais après l’évènement ces mêmes opinions sont aussi évaluées en fonctions de leur proximité avec
ce qui est advenu.
Dans les deux cas précédents, l’évaluation est, soit évidente, soit possible.
Il semblerait beaucoup plus délicat de considérer la valeur des opinions dans des domaines où
aucune vérification, ni actuelle ni future, n’est possible.
De telles opinions existent et demeurent parfois d’une importance majeure : ce sont celles qui
touchent aux questions métaphysiques. Or, avant même le travail critique effectué par Kant, la
contradiction possible de tous ceux qui croient pouvoir emporter une détermination dans le
domaine montre l’impossibilité de considérer qu’une opinion l’emporte en raison sur une autre,
Pascal le dit bien : « Dieu est, Dieu n’est pas, la raison n’y peut rien déterminer » Pensées,
Brunschvicg 233.
En ce qui concerne, donc, les domaines où la vérité est structurellement indiscernable, la seule
différence de valeur entre deux opinions ne pourrait venir que de deux choses : la profondeur de la
réflexion et la conscience de cet impossible discernement : au cas où un individu croirait pouvoir
démontrer, par exemple, que Dieu existe ou qu’il n’existe pas, son opinion n’aurait que peu de
valeur, car elle constituerait une ignorance d’ignorance ; sans compter les torts qu’elle pourrait faire
aux tenants d’une autre opinion. Tel était par exemple le sens d’un scepticisme de Montaigne, qui
après avoir vu les bûchers allumés par ceux qui étaient certains de détenir la vérité, rappelait que «
Après tout c'est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d'en faire cuire un homme tout vif ».
Essais Livre III, ch. XI
En revanche les opinions dans ce domaine, peuvent être divergentes, toutes avoir une certaine
valeur, et une valeur égale, ce qui invite, dans le domaine religieux par exemple, au respect de
toutes les opinions...tant qu'elles respectent la possibilité de l'opinion inverse.
Une évaluation demeure tout de même possible, mais délicate. Kant disait que ce n’était pas parce
qu’on ne pouvait pas connaître qu’on ne pouvait pas penser. En l’occurrence les opinions pourraient
être évaluées en fonction de la rigueur et de l’honnêteté de celui qui les pense. Elles n’auraient pas
dans ce cas, une valeur assignable absolue, elles auraient une valeur circonstanciée en fonction de
celui qui les énonce et de la façon dont il est parvenu à se les forger.
Toutes les opinions ne se valent donc pas. Certaines se valent lorsqu’elles sont d’une égale nullité de
valeur et d’une neutralité axiologique. D’autres se valent également : celles qui concernent des
objets au-delà de l’expérience possible, et qui méritent une égale considération, justement parce
que leur vérité est indiscernable. Cependant il existe des opinions qui peuvent être vérifiées et qui
peuvent recevoir une certaine valeur de leur confirmation. Mais toute opinion, même celles qui
touchent les domaines inaccessibles à la connaissance humaine, peuvent s’évaluer en fonction de la
rigueur et de l’honnêteté intellectuelle de celui qui les énonce, et parfois, en fonction de son degrés
d’humanité.
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