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bien tranchante, on découvrira d’abord l’os occipital et l’os frontal, et seulement ensuite
l’endroit où eut lieu la compréhension des trois lois de Newton. En d’autres termes : le corps
humain comprend les équations du second degré et le texte d’un philosophe en un point plus
profond que celui où se trouvent les os. Si l’anatomie humaine, en profondeur, n’allait pas
plus loin que les os, l’humanité n’aurait pas encore écrit l’Odyssée ni le Yi King, ni conçu la
formule E = mc2. Et combien cela nous manquerait au quotidien : pour manger, boire, dormir,
travailler, aimer ; combien elle manquerait à nos habitudes, cette formule : E = mc2 !
Comment ferait-on pour tomber amoureux ? Et tuer ? Comment parviendrait-on à être morts ?
Ironie, bien sûr, monsieur Breton (dit monsieur Breton en se repositionnant face au miroir),
mais c’est là le point central de la question que je pose : qu’est-ce qui manquerait le plus à
l’animal humain dans ses journées : la formule E = mc2 ou les vers de Rilke ? Quelques
sceptiques de la Littérature et de la Physique diront que l’absence tant de la première que des
seconds ne perturberait aucunement le quotidien de 99 % des habitants de n’importe quelle
ville. Et ils ajouteront que l’absence d’un morceau de pain au déjeuner ou un simple
embouteillage perturbent plus la journée d’un citoyen que l’oubli des formules de la Physique
ou des formules de la vie (la poésie).
Le problème des formules de la Physique et des formules mises en vers, c’est qu’elles ne sont
ni les unes ni les autres organiques comme l’herbe, la terre, la pluie, la nourriture sur la table
ou le froid. Car les formules ne sont rien d’autre que la fixation d’une explication. Et les
explications ne sont pas organiques, elles ne se mangent pas, ne défèquent pas, ne se
reproduisent pas. Le problème des raisonnements verbaux ou numériques, ou même des
apparitions de mots qui constituent certains vers, le problème de ce Monde qui est né dans la
tête des hommes, le problème, c’est que rien de tout cela ne se croque. C’est exactement cela,
désolé, monsieur Breton (dit monsieur Breton, en même temps que monsieur Breton faisait un
geste bienveillant, comme pour pardonner).
Lorsque des femmes aux longs cils (poursuivit monsieur Breton) et des hommes au cœur
palpitant disent que la poésie est leur nourriture, on voit bien qu’ils n’ont jamais connu la
faim. Mais c’est un autre sujet. Ne parlons pas de ce qui est fondamental, parlons de poésie.
Dans la poésie, il y a un autre point à signaler : un vers n’a pas de curriculum vitae.
Autrement dit : il me semble qu’un vers, quand il est fort et bon, vient sans rien derrière lui,
sans parcours ; il surgit du néant. Il est beaucoup et grand pendant l’instant où il existe sous
nos yeux et dans notre tête, puis il disparaît.
Un vers fort n’a pas de curriculum vitae, il n’a pas, dira Votre Excellence, de passé. Il ne
laisse pas de traces, comme celles que les enfants et les hommes lourds laissent sur le sable.
Par contre, le vers vous marche sur le cœur, comme s’il était le contraire d’une crise
cardiaque, le symétrique bienveillant d’un poids malveillant. Un vers fort n’a pas d’histoire
comme les pays. Pas d’invasions, de rois assassinés, de résistances, de trahisons ; et pas les
quatre adultères d’une reine du Moyen Âge. Un vers, aujourd’hui, n’a rien de médiéval.
Même s’il s’agit d’un vers vieux de deux mille ans, aujourd’hui ce vers est absolument
contemporain. Parce que c’est un vers. Un vers de monsieur Homère lu aujourd’hui, le sept de
ce mois, date du jour, et n’a pas de curriculum vitae. Il n’a pas de Moyen Âge ni aucun autre
âge.