First international conference on Economic De-growth for Ecological Sustainability and Social Equity, Paris, April 18-19th 2008 Actes du premier colloque sur Penser l’écologie politique Sciences sociales et interdisciplinarité Paris, 13-14 janvier 2014 1 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Coordinateur scientifique: Fabrice Flipo Site internet du colloque http://events.it-sudparis.eu/ecologiepolitique/ ou: ecologiepolitique.tk Contact [email protected] Remerciements Ce colloque a reçu le soutien de TELECOM & Management SudParis, de l’Institut MinesTélécom, du Ministère du Développement Durable et de l’Energie, et de l’Université Paris 7. Nous remercions les co-organisateurs 2 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Table des matières Deléage J.-P. - Penser l’écologie politique........................................................................................... 12 Jappe A. - Éloge de la « croissance des forces productives » ou critique de la « production pour la production » ? Le « double Marx » face à la crise écologique. ...........................................................14 Gun O. & F.-D. Vivien - Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une perspective lacano-marxiste pour la décroissance de Serge Latouche ?...............................................................17 Desguerriers G. - Fonder l’écologie politique »...................................................................................21 Briey de L. - Peut-on vouloir renoncer au productivisme sans renoncer à l’Etat-Providence ? ...........26 Tonaki Y. - Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima....................................................29 Villalba B. - Temporalités négociées, temporalités prescrites. L’enjeu du délai..................................32 Grisoni A. & R. Sierra - L’écologie politique comme perspective : la reformulation des catégories du politique sur l’espace public oppositionnel......................................................................................... 33 Sauvêtre P. - Governmentality studies et écologie politique...............................................................37 Bertina L. - Ecologistes mais pas verts : des catholiques aux prises avec la question politique. .......41 Vecchione E. - Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas.......45 Chansigaud V. - Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides (1880-1970)........................................................................................................................................ 49 Beaurain C. - Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des interactions entre l’économie et la nature.......................................................................................... 50 Naranjo I. - Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire................................56 Feger C. & A. Rambaud - Apports et rapports mutuels de la gestion et de l’écologie politique : essai d’articulation par la comptabilité........................................................................................................ 60 Ribeiro M. - Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne........65 Hurand B. - Les déchets : une question d’intégration.........................................................................73 Kazic D. - La bistronomie versus slow food : les solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où on les attendait…............................................................................................................................... 77 Prignot N. - L'écosophie de Félix Guattari : sur les ondes électromagnétiques...................................81 Tessier A. & al. - « Faire de la science » interdisciplinaire : une complication nécessaire ou superflue ? Exemple d’un cas d’étude avec les Récifs Artificiels en Languedoc-Roussillon................85 Dutreuil S. - Pourquoi des écologies politiques font-elles appel à Gaïa ? ...........................................88 P. Corcuff - Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire..........................99 Sambo A. - L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique. Application à la gestion du lac Tchad............................................................................................................................................... 102 Guest B. - Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? ...................................................................109 Hache E. - L’écologie politique au prisme de la science fiction : du monde clos à l’univers infini et retour ? ............................................................................................................................................ 112 Ferdinand M. - Écologie politique et pensées postcoloniales : Tentatives du « postcolonial ecocriticism »................................................................................................................................... 113 Gautero J.-L. - La vallée de l’éternel retour, la science et l’écologisme radical.................................116 E. Bourel - Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable . . . .120 Gervais M. - Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature..............................................124 Lewis N. & J. Rebotier - L’environnement en partage: affirmer la modernité pour (re)lier nature et sociétés............................................................................................................................................ 129 Bonneuil C. & J.B. Fressoz - L'histoire, la Terre et nous. Quelle histoire de l'anthropocène ?............133 Audet R. - Une écologie politique du discours de la transition..........................................................137 Bécot R. – Interroger la production de l'oubli autour des mouvements sociaux et écologistes.........141 Boudet F. - Le concept d’espèce humaine : un défi pour les sciences humaines et sociales ?.........144 Cochet Y. - L'aversion des SHS pour l'écologie politique..................................................................147 Boudes P. & S. Ollitrault - La sociologie de l’environnement et des mouvements sociaux face à l’écologie politique .......................................................................................................................... 150 Martin F. & R. Larsimont - L’écologie politique depuis l’Amérique Latine.........................................155 3 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Flipo F. - L’écologie politique définie par les controverses générées par sa réception......................160 Vioulac J. - Exploitation de la nature et exploitation de l‘homme: le Capital comme « sujet dominant » ......................................................................................................................................................... 163 Lamizet B. - L‘écologie: une sémiotique politique de l‘espace..........................................................168 Bouleau G. - Pour une écologie politique scientifique de terrain.......................................................172 Hoyaux A.F. & V. André-Lamat - Construction des savoirs et enseignements de l’écologie politique : du conformisme à l’interobjectivation de la nature..........................................................................176 Tassin E. - Propositions philosophiques pour une compréhension cosmopolitique de l’écologie ......180 Lamarche & al. - Les services écosytémiques face à l’écologie politique : perspectives interdisciplinaires et interscalaires................................................................................................... 184 Renault M. - Dire ce qui compte : une conception pragmatique de la formation des valeurs...........188 Harribey J.-M. - Retour à la critique de l’économie politique pour examiner la question de la valeur de la nature........................................................................................................................................... 192 Canabate A. - Puissance des subjectivités et réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la « sortie civilisée » (Gorz) du capitalisme............................................................................................. 197 4 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Penser l'écologie politique : sciences sociales et interdisciplinarité 13 et 14 janvier 2014 – Paris Diderot Bâtiment Buffon - 15 rue Hélène Brion 75013 Paris Ce colloque part du constat d'une difficulté : de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’« écologie politique » ? Parle-t-on de développement durable ? D'après-développement, de buen vivir, d'écosocialisme, de décroissance, d'écosophie etc. ? Comment écologie et politique, politique et écologie s’articulent-elles dans cette expression à la signification des plus plastiques ? Quelle place prennent les travaux en sciences sociales tant dans les recherches en environnement que dans la discussion engagée dans le champ de l’écologie politique ? Le mouvement écologiste distingue, de son côté, depuis les origines, « l'écologisme » de « l'environnementalisme », au motif que le premier cherche à modifier les causes profondes de la dégradation de la nature et plus largement du monde vécu, tandis que le second s'en tient à la protection de la nature. Ces enjeux n'ont jamais été plus actuels, les écologistes obtiennent des scores parfois élevés aux élections (autour de 20 % tous partis confondus aux Européennes de 2009), et les questions écologiques font l'objet de tensions internationales croissantes (sommet Rio+20). Académiquement parlant, en dépit de cette dimension politique et sociétale évidente, le champ a surtout été occupé par les sciences dites « dures » (écologie, ingénierie, etc.). A l’heure où les sciences humaines et sociales en France investissent toujours plus ces questions, mais de manière inégale, il apparaît nécessaire de faire le point pour cerner les enjeux, les problèmes et les défis à relever. Dans une bibliothèque, l'étagère la plus fournie, en matière d'écologie politique, se nomme « développement durable ». L’économie est la discipline la plus représentée, mais on y trouve également la géographie, la sociologie, le droit, la philosophie, l’anthropologie et l’histoire. Certes, la thématique écologique s’est construite comme une critique de la société industrielle et de ses aspects productivistes et de consommation, que la poursuite de la croissance symbolise. Mais comment aller plus loin ? La critique du capitalisme estelle suffisante ? Il est admis que différentes conceptions de la nature se partagent l’histoire : prémoderne, moderne et « écologique ». A l’observation chez les Grecs aurait succédé l’ expérimentation chez les Modernes, et le respect serait à venir. Or le statut de la troisième conception fait problème, dans la série. L'analyse politique tient en effet pour acquis que le passage du prémoderne (ou « antique ») au moderne implique des changements massifs : émergence de l’État, de l'économie de marché, du développement technologique, passage de la « liberté des Anciens » à la « liberté des Modernes », d’Aristote au constructivisme social, etc. Entre le prémoderne et le moderne, l'écart est souvent considéré comme étant celui de l’émergence de la science et de la technique elles-mêmes. Si l’écart entre la deuxième et la troisième conception devait être de la même magnitude, reste à savoir dans quel sens il faut s’engager pour opérer la conversion souhaitée de l’expérimentation au respect. On accuse fréquemment les écologistes de vouloir « revenir à l’âge de pierre » (ou de la lampe à pétrole). La protection de la nature n’est-elle pas plutôt un « souci moderne », qui ne se fait jour que lorsque l'agir humain atteint une certaine magnitude ? La question taraude les études sur l'écologisme, sans trouver de réponse claire. Si, pendant des années, voire des décennies, il y a eu si peu de travaux et qu'ils ont été si peu lus, c'est parce que les auteurs qui se sont engagés à l’époque dans cette voie ont été marginalisés au motif que, pour s'intéresser à l'écologie, il fallait être écologiste, c'est-àdire « croire » aux dangers dont les « écologistes » de l’époque disaient qu’ils menaçaient, « croire » aux « prédictions » de ces Cassandre. Nous sommes loin aujourd’hui de cette marginalisation. On n’a jamais autant parlé d’écologie (ou d’environnement) en France et 5 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 dans le monde. Les voix les plus soucieuses de correction et les moins soupçonnables de vouloir changer quoi que ce soit à l’ordre établi ont même rejoint le chœur des marginaux d’hier et ne sont pas les moins radicaux. Les rapports, articles, livres, émissions, films « écologistes » sont aujourd’hui nombreux et accessibles, mais qu’en est-il de la place de l’« écologie politique » en tant que paradigme dans le champ des études académiques ? La communauté savante serait-elle aussi neutre qu'elle le prétend ? Ou au contraire a-t-elle tendance à s'aligner sur les positions de la diplomatie française, à l'échelle internationale, qui est celle d'un pays riche ? Si elle circule bien mieux qu’avant dans la société, la littérature écologiste reste méconnue de la très grande majorité des universitaires qui la jugent a priori bigarrée et « nébuleuse ». Les auteurs « écologistes » ne sont pas nécessairement passés par l'université et, s'il arrive qu’ils soient universitaires, ils écrivent sur l’écologie en marge de leur domaine principal de recherche. Mobiliser la communauté universitaire des sciences humaines et sociales autour des enjeux de l’écologie politique, c’est certes travailler à lui faire comprendre la pertinence intellectuelle et politique de ce paradigme mais aussi travailler à réconcilier les universitaires avec les « intellectuels organiques » issus du mouvement écologiste, intellectuels qu’ils ne connaissent pas mais qui, eux, se sont formés en lisant parfois les mêmes auteurs que certains universitaires… L’objectif de ce colloque sera donc d’examiner pourquoi les sciences humaines et sociales ont-elles tant de mal à intégrer la question écologique, comment l’écologie politique en tant que paradigme pourrait-elle être pensée ? En quoi consiste-t-elle ? Ces difficultés sont-elles les mêmes dans toutes les disciplines ? Comment les expliquer ? Comment les surmonter ? Parmi les thèmes qui seraient à aborder (non exhaustif) : 1 questions épistémologiques liées à l'intégration de « la nature » en sciences humaines et sociales : le risque d’introduire du déterminisme (« biologisme » etc.), le rapport aux sciences dites « de la nature » (lesquelles etc.), et plus généralement aux savoirs et savoir-faire (techniques, technologies) mis en œuvre par une société dans son rapport au milieu ; 2 difficulté de « faire science » (même « humaine et sociale ») à propos d'un objet qui entremêle science, politique, engagement citoyen... Comment constituer un champ ? Quel est le corpus (livres, tracts, documents etc.) ? Est-ce souhaitable ? Est-ce possible ? Doit-il être interdisciplinaire ? Mais alors est-ce encore un champ ? 3 liens entre sciences humaines et sociales et intellectuels organiques du mouvement écologiste ; 4 la communauté des sciences humaines et sociales intègre-t-elle mieux l’écologie politique en tant que paradigme dans d’autres pays qu’elle ne le fait en France ? 5 de quel secours les SHS sont-elles capables, au regard du défi posé à la société et plus largement au monde dont elles émanent ? Quelles sont les perspectives politiques de l’écologie politique ? Quelles sont les spécificités de ce champ politique, par rapport à d’autres, déjà balisés ? Est-elle porteuse seulement de politique, ou plus généralement d’un « grand récit », susceptible de prendre le relais de ceux qui se sont épuisés ? Ou est-ce autre chose encore ? Ce colloque fait le pari de la pluridisciplinarité (problématisation de l’écologie politique à partir de différents cadres disciplinaires) et de l'interdisciplinarité (travail sur les cadres disciplinaires, dans ce qu’ils peuvent avoir d’aveuglant). Le postulat est que les difficultés rencontrées dans chaque discipline, pour saisir l'écologie politique, s'éclaireront mieux par le concours des autres. Pour éviter toutefois que l’éclairage multidisciplinaire et interdisciplinaire de l’écologie politique ne vire à l'éclectisme, il sera demandé que les contributions interrogent autant l'objet étudié que les difficultés rencontrées dans leur discipline pour le cadrer, ce qui suppose de rendre visibles les fondements d'une discipline 6 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 pour les autres contributeurs, permettant ainsi au dialogue de s'instaurer. Il n'y a pas de dialogue possible entre deux secteurs trop spécialisés de la recherche, car les présupposés d'un secteur sont si nombreux qu'aucun autre ne peut pleinement les maîtriser. C'est aux spécialistes de remonter en généralité, et situer leur position au sein de courants théoriques plus vastes, qui seuls peuvent être confrontés les uns aux autres. Chaque intervenant sera donc invité, à partir de son objet de réflexion et de son positionnement, à penser la place présente et à venir de sa discipline au sein d’une réflexion globale sur l’écologisme. Site internet de ecologiepolitique.tk la rencontre: http://events.it-sudparis.eu/ecologiepolitique 7 ou Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Comité d’organisation Arnauld de Sartre, Xavier, chargé de recherches au CNRS, géographe, Directeur adjoint du SET Blanc, Nathalie, Directrice de recherches au CNRS en géographie urbaine, LADYSS Boudes, Philippe, sociologue, chercheur associé au LADYSS Flipo, Fabrice, Maître de Conférences, philosophe, TELECOM & Management SudParis Carnino, Guillaume, Enseignant-chercheur, historien, Université de Technologie de Compiègne) et post-doctorant (CRH : CNRS/EHESS) Hache, Emilie, maître de conférences, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense Lamarche, Thomas, maître de conférences HDR, économiste, LADYSS Murard, Numa, Professeur, sociologue, Directeur du CSPRP Villalba, Bruno, maître de conférences, sciences politiques, CERAPS, Sciences Po Lille Comité scientifique Arnauld de Sartre, Xavier, chargé de recherches au CNRS, géographe, SET Belaïdi, Nadia, chargée de recherches au CNRS, juriste à l'UMR PRODIG Blanc, Nathalie, Directrice de recherches au CNRS en géographie urbaine, Ladyss Bonneuil, Christophe, maître de conférences, historien, EHESS CNRS centre Koyré Chartier, Denis, maître de conférences, géographe, Université d'Orléans Corcuff, Philippe, maître de conférences, sociologue, Sciences Po Lyon David, Christophe, maître de conférences, philosophe, Université de Rennes 2 Dobré, Michelle, professeure, sociologue, Université de Caen Duclos, Denis, directeur de recherches, sociologue, CNRS Flipo, Fabrice, maître de conférences, philosophe, TEM Gruca, Philippe, philosophe, Université de Bordeaux Haber, Stéphane, professeur, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense Hache, Emilie, maître de conférences, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense Jany-Catrice, Florence, professeure, économiste, Université de Lille 1 Jappe, Anselm, chargé de cours à l'EHESS Lamarche, Thomas, maître de conférences HDR, économiste, Ladyss Laval, Christian, professeur de sociologie, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense Locher, Fabien, Chargé de recherche, historien, EHESS Lowy, Michael, professeur, philosophe, EHESS Méda, Dominique, professeure, sociologue, Paris Dauphine Monédiaire, Gérard, professeur, juriste, Université de Limoges Rodary, Estienne, chargé de recherche à l'IRD, géographe, Université de Montpellier, co-rédacteur en chef d'Ecologie & Politique. Salmon, Jean-Marc, sociologue, professeur associé TEM Villalba, Bruno, maître de conférences, sciences politiques, CERAPS, Sciences Po Lille 8 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Programme Lundi 13 janvier, matin. Quel débat démocratique à l’heure de l’urgence écologique ? 9h Accueil 9h15 Ouverture. Jean-Paul Deléage. 10h00 / 12h00 Ateliers Atelier 1. Amphi Buffon. Marx est-il nécessaire pour penser l'écologie politique ? • S. Latouche (économiste, Université Paris Sud) • Eloge de la "croissance des forces productives" ou critique de la "production pour la production" ? Le "double Marx" face à la crise écologique. A. Jappe (philosophe, écrivain) • Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une réflexion à partir de l’œuvre de Serge Latouche. O. Gun & F.-D. Vivien (économie, Université de Reims Champagne-Ardennes) Atelier 2. Salle RH02A. Urgence sociale ou écologique ? • Fonder l’écologie politique. G. Desguerriers (société civile - UFAL, Union des Familles Laïques) • Peut-on vouloir rompre avec le productivisme sans renoncer à l’Etat-providence ? L. De Briey (philosophie, Université de Namur) • Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima. Y. Tonaki (philosophie, Université Tokyo / CSPRP Paris 7) • Temporalités Politiques et écologiques. Confrontations et limites. B. Villalba (sciences politiques, Sciences Po Lille) Atelier 3. Salle RH04A. Le rapport des écologistes à la politique • De la naissance des partis verts au développement d’un clivage productivistes/écologistes. Un regard de science politique sur l’écologie politique. ( F. Gougou & S. Persico, sciences politiques, Sciences Po Paris) • Le politique à l’épreuve de l’écologie : une perspective des SHS . A. Grisoni (sociologie, ENS Lyon) & R. Sierra (philosophie, Université de Francfort-sur-le-Main) • Governmentality studies et écologie politique . P. Sauvêtre (sciences politiques, IEP Paris) • Définir l’écologie politique par l’étude de la stratégie des acteurs : le cas de l’écologie dans le milieu des catholiques en France . L. Bertina (sciences politiques, EPHE) Atelier 4. Salle RH02B. Face aux réponses de la technocratie • Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas. E. Vecchione (économiste, EHESS) • Ce que la stratégie du mouvement antinucléaire apporte en propre . C. David (histoire des idées, Université de Rennes 2, CSPRP Paris 7) Atelier 5. Salle RH04B. La nature vue du don. (à l’occasion du numéro du Mauss d’octobre 2013, Que donne la nature ?) • La nature donne-t-elle pour de bon ? L’éthique de la Terre vue du don . Ph. Chanial (sociologie, Paris Dauphine) • Que donne la nature ? A. Caillé (sociologie, Paris 10) 12h-13h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon. Lundi 13 janvier, après-midi. Quelle place/attention l'écologie politique accorde-t-elle à nos vies, à nos corps ? 14h30-16h30 Ateliers. Atelier 1. Amphi Buffon. Les choix techniques comme enjeu politique • Les déchets : une nouvelle question politique. B. Hurand (philosophie) • L’écologie politique via l’alimentation , D. Kazic (sciences politiques, AgroParisTech) • L'écosophie de Félix Guattari : outils de transversalité pour situations écologie : des ondes hertziennes aux ondes électromagnétiques. N. Prignot (philosophie, Université Libre de Bruxelles) • Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides (1880-1970) . V. Chansigaud (histoire, Paris 7) Atelier 2. Salle RH02A. Repenser la ville • Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des interactions entre l’économie et la nature . C. Beaurain (urbanisme, Université de Limoges) • Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire . H. Naranjo (géographie, Université de Nantes) 9 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 • L’écologie politique, de la critique de la technologie à la constitution d’un véritable projet politique . A. Diemer (économie, Université de Clermont-Ferrand) Atelier 3. Salle RH04A. Redéfinir les missions de l’entreprise • Apports et rapports mutuels de la gestion et de l'écologie politique : essai d'articulation par la comptabilité . C. Feger (gestion de l’environnement, AgroParisTech) & A. Rambaud (sciences de gestion, Paris Dauphine) • Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne . M. Dos Santos Ribeiro (anthropologie, Université de Sao Paolo) Atelier 4. Salle RH02B. Des sciences naturelles à l’écologie politique • « Faire de la science » interdisciplinaire : complication essentielle ou superflue ? Exemple d’un cas d’étude de récifs artificiels en Languedoc-Roussillon . A. Tessier (biologie marine, Seaneo), E. Asan, N. Dalias et Ph. Lenfant (sociologie, Université de Perpignan) • Pourquoi faire “appel à Gaïa” pour fonder une écologie politique ? S. Dutreuil (philosophie, Université Paris 1) • Les pratiques cynégétiques en France et leurs sociologies. Un objet scientifique du clivage quant aux écologies politiques. C. Baticle (socio-anthropologie, Université de Picardie) 16h45-18h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon. Mardi 14 janvier, matin. Quels temps nouveaux pour l’écologie politique ? Entre deuil des idéologies et (des)espoir d’un avenir meilleur, quel sens pour l’aventure humaine ? 9h30. Plénière introductive. Giovanna Di Chiro (Siena College), Amphi Buffon. 10h00-12h00. Ateliers Atelier 1. Amphi Buffon. Vers un pluralisme ontologique ? • Les modernes rappelés à la nature : L’histoire et l’anthropologie comme sources de la pensée écologique. P. Charbonnier (philosophie, CNRS) • Penser l'écologie politique dans un pays en « développement » : le Brésil à la recherche de ses racines environnementalistes . A. Acker (histoire, Institut Universitaire Européen) • L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique (un exemple à partir de la gestion du lac Tchad en Afrique) A. Sambo (Enseignant-chercheur, Université de Maroua, Cameroun) • Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire , Ph. Corcuff (sciences politiques, IEP Lyon) Atelier 2. Salle RH02A. De nouveaux récits ? • Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? Questions sur une transversalité invisible à la lueur du cas Fukushima. B. Guest ( littérature comparée, Université Montaigne Bordeaux 3) • Science fiction et écologie dans l’histoire. E. Hache (philosophie, Paris X-Nanterre) • Écologie politique et théories postcoloniales. Tentatives du « postcolonial ecocriticism ». M. Ferdinand (sciences politiques, CSPRP) • La vallée de l’éternel retour , la science et l’écologisme radical. J.-L. Gautero (histoire des sciences, Université de Nice). Atelier 3. Salle RH04A. L’écologie politique, modernité ou retour à la tradition ? • Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable E. Bourel (anthropologie, Université Lyon 2) • Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature à partir des sciences humaines et sociales. M. Gervais (sciences politiques, EPHE) • À la rescousse de la Modernité : (re)lier nature et sociétés. N. Lewis (sociologie, UQAR) & J. Rebotier (géographie, CNRS) • Penser et critiquer la technique dans les milieux personnalistes des années 1930 : une source française de l'écologie politique. Q. Hardy (philosophie, Paris 1) Atelier 4. Salle RH 02B. Écrire l’histoire • L'histoire, la Terre et nous. Quelle histoire de l'anthropocène ? C. Bonneuil (histoire, EHESS) • Une écologie politique du discours de la transition. R. Audet (sociologie, UQAM) • Interroger la production de l'oubli autour des mobilisations sociales et écologistes. R. Bécot (histoire, Centre Maurice Halbwachs) 12h-13h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon. 10 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Mardi 14 janvier, après-midi. Enquêter et théoriser. Construire l'écologie politique / De quelle sciences (théories, institutions, pratiques) a-t-on besoin ? 14h30-16h30. Ateliers Atelier 1. Amphi Buffon. Les SHS face à l’écologie politique • La résistance à la prise en compte de « la nature » . F. Boudet (philosophie, Paris X-Nanterre) • L'aversion des SHS pour l'écologie politique. Y. Cochet ( Eurodéputé EELV, ancien Ministre de l'environnement) • Reclaim la sociologie? Ou la sociologie à l'épreuve de l'écologie. B. Zitouni (sociologie, Université Saint-Louis Bruxelles) • La sociologie de l’environnement et des mouvements sociaux face à l’écologie politique. Ph. Boudes et S. Ollitrault (sociologie, INRA Rennes et CNRS) Atelier 2. Salle RH02A. Vers une théorie de l’écologie politique ? • Faut-il de nouvelles sciences pour penser la transition écologique ? D. Méda (sociologie, Paris Dauphine) • L’écologie politique définie par les controverses générées par sa réception. F. Flipo (philosophie, Institut MinesTélécom/Tem CSPRP Paris 7) • Exploitation du travail et exploitation de la nature selon Marx : le Capital comme « sujet dominant ». J. Vioulac (philosophie) • L’écologie politique latino-américaine : un apport au chantier d’une version internationale. L. Robin & M. Facundo (géographie, CONICET) Atelier 3. Salle RH04A. Théories de l’écologie politique • L’écologie : une sémiotique politique de l’espace . B. Lamizet (sciences de l’information et de la communication, IEP Lyon) • Political Ecology, constructivisme et pragmatisme. G. Bouleau (sociologie, IRSTEA) • De la prudence distanciée à l’hypothèse paradigmatique : trajectoires de la théorie politique verte. L. Semal (sciences politiques, Université Lille 1) • Construction des savoirs et enseignements de l'écologie politique : du conformisme à l'interobjectivation de la nature. A.F. Hoyaux & V. André-Lamat (géographie, Bordeaux III) Atelier 4. Salle RH02B. Les enjeux du global • Propositions philosophiques pour une compréhension cosmopolitique de l’écologie . E. Tassin (philosophie, CSPRP Paris 7) • Globaliser l’écologie politique : une nécessité politique. E. Rodary & D. Chartier (géographie, IRD et Université d’Orléans) • De la globalisation à l’âge global : conception du monde et acteurs émergents. G. Pleyers (sociologie, IEP Paris) • Les services écosytémiques face à l’écologie politique : perspectives interdisciplinaires et interscalaires . T. Lamarche (économie, Ladyss), N. Blanc (géographie, Ladyss), S. Glatron (géographie, CNRS), A. Sourdril (ethnologie, Ladyss) Atelier 5. Salle RH04B. La valeur et les valeurs. Quelles articulations ? • Dire ce qui compte : une conception pragmatique de la formation des valeurs , M. Renault (économie, Université de Rennes) • Le produit de la nature et le temps des hommes : don, service et rendement , F. Vatin (sociologie, Paris 10) • Quel sens donner à la richesse et à la valeur à l'époque de la crise du capitalisme mondial ? J.-M. Harribey (économie, Université Bordeaux IV) • Puissance des subjectivités et réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la « sortie civilisée » (Gorz) du capitalisme. Alice Canabate (sociologie, Paris 5) 17h-18h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon. 18h Clôture du colloque. 11 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Deléage J.-P. - Penser l’écologie politique de la lutte de tous contre tous ; montée en puissance de la posture instrumentale, de l’économisme et des méthodes managériales (New Public Management), promotion sans ambages d’une « économie capitaliste de la connaissance ». Chacun peut reconnaître ici un ensemble de mesures dont les sigles sont connus (LRU, RGPP, AERES,…) qui visent toutes à promouvoir « la rentabilité plutôt que l’intérêt général, la compétition plus que la coopération, l’utilité productiviste plutôt que le bien-être collectif » (Appel pour une université au service d’un monde commun). Chacun et chacune d’entre nous subit évidemment cette pression et tout chercheur qui n’est pas stressé et qui refuse aujourd’hui de rentrer dans le rang est considéré au mieux comme paresseux et original, au pire, révolté et asocial. C’est d’une belle ambition dont ont fait preuve les initiateurs de ce colloque ; et je les remercie de m’avoir permis de participer à cette séance d’ouverture. Je ne résiste pas à la formulation d’emblée de quelques idées critiques, tenant dans le simple rappel des difficultés que les intervenants ici présents vont devoir affronter pendant ces jours de débats qui ne manqueront pas d’être vifs. Première difficulté : le débat sur la réalité de la crise écologique a ses imposteurs dans le champ scientifique. Mais en la matière, les plus grandes impostures se situent dans le champ politique. Et lorsque l’écologie émerge dans le débat public au début des années 1970, ceux que je nomme ici par euphémisme les grands de ce monde ont déjà perçu les dangers qui se profilent. Alors que la mondialisation du capitalisme se met en route grâce à la stratégie du libre-échange, à l’intensification du commerce international et aux délocalisations vers les pays à bas coût de main-d’oeuvre, un pacte tacite s’est instauré : au sein des gouvernements et des institutions internationales, ne seraient prises que des mesures à la marge, qui ne remettaient jamais en cause les dogmes du capitalisme néo-libéral bientôt à l’œuvre sous la férule de Margaret Thatcher notamment. L’aboutissement sémantique de cette période a été l’invention de l’oxymore du développement durable, soit le comble de la mystification idéologique. Nous devons faire face. Faire face à cette pression parce qu’elle a évidemment des effets délétères car chacun d’entre nous a tendance à suivre ces injonctions d’en haut afin d’éviter le pire : publier dans les « bonnes revues », et surtout ne pas franchir les marges du politiquement et académiquement correct. Faire face, c’est contribuer à l’émergence d’une écologie politique qui pèse dans les rapports de force sociaux, c’est contribuer à un mouvement qui définisse la science comme une œuvre d’intérêt général au service d’un monde commun. Faire face, c’est produire des savoirs critiques du productivisme industriel et agricole, de la junkconsommation qui est son corrélat, et pour nous sortir du productivisme scientifique (publier pour publier, pourvu que cela soit dans une revue classée) et de la consommation aveugle de connaissances et de techniques. Seconde difficulté : le débat sur la science que doit aborder ce colloque est au cœur des questionnements sur l’écologie politique. En effet, les termes de démocratie technique, de science, de lanceur d’alerte ou d’expertise citoyenne deviennent des mots-clés dans les débats sur la nature de l’écologie politique. Dans leur diversité ces débats partagent toutefois un postulat problématique, celui de prendre le concept de science pour un fait acquis. Le jeune épistémologue Leo Coutellec propose de donner de l’épaisseur et du relief au concept de science en le repensant à partir du pluralisme épistémique. La question est : comment faire pour que ce pluralisme épistémique ne soit pas une nouvelle forme de relativisme ? Une réponse partielle est que des valeurs comme l’équité, le bien-être, la justice sociale, la soutenabilité écologique sont des propositions importantes que les sciences ne peuvent ignorer pour exister comme vecteurs d’émancipation sociale. En ce sens, un usage essentiel de l’éthique est de faire vivre au coeur des sciences des valeurs comme le pluralisme, la coopération ou encore l’engagement, seules à même de former la matrice de la capacité des activités et des recherches scientifiques à créer un monde commun. L’éthique générique (l’expression est encore de Leo Coutellec) est ainsi une contribution pour une science ou des sciences de l’Humain et selon l’Humanité. Faire face, c’est pour chacun d’entre nous ré-investir la question de la culture scientifique et technique pour ne pas réduire la science à une accumulation de savoirs stables, désincarnés, académiques et assimiler la technique à une simple application de cette science heureuse, aussi heureuse, bien entendu, que la mondialisation. Faire face, c’est concevoir l’histoire, la sociologie, la philosophie des sciences et des techniques comme des démarches et des savoirs structurants pour développer l’esprit critique des sciences et à propos des sciences. Et cela dans un monde où des pans entiers des libertés civiles conquises au cours des siècles derniers « s’évanouissent de facto dans les réseaux de fibres optiques, les ondes émises par les antennes relais et les serveurs immenses des datacenters » (collectif Marcuse). C’est-à-dire un monde où l’information indispensable à toute recherche scientifique est diluée dans une nuit politique qui s’étend sans fin à l’ombre proliférante de nos machines dites intelligentes. Troisième difficulté : la crise des institutions et des politiques scientifiques dont notre réflexion ne peut faire l’économie. Pour cela, il est nécessaire de saisir à quel point la recherche est touchée comme toutes les activités humaines par le phénomène d’accélération de la société étudié par le sociologue Hartmut Rosa. Précisons : en France (et bien au-delà), face aux mutations actuelles de l’enseignement supérieur et de la recherche, les motifs de révolte ne manquent pas : culte de l’excellence et Faire face, c’est enfin non seulement résister aux régressions structurelles consubstantielles au néo-libéralisme, mais c’est aussi créer en ouvrant de front le chantier réflexif de l’écologie politique et de nouveaux lieux de production des savoirs, où le long terme pendrait le pas sur le courttermisme et où le temps de la science serait synchrone avec celui des luttes des sociétés vivantes. Ce qui signifie refuser l’écologie du laisser-faire, c’est-à-dire l’écologie qui consiste à laisser le marché orienter les investissements vers une production réputée « verte », très à 12 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 la mode en ces temps de crise. En effet comme le démontrait dès 1971 Barry Commoner, dans le capitalisme, toutes les activités sont orientées par le seul indicateur qui vaille, au sens propre et figuré du terme, c’est-à-dire celui du meilleur taux de rentabilité à court terme. C’est sur ce chantier que vous allez œuvrer sans vous plier aux injonctions cyniques des puissants de ce monde et de leurs communicants ! Vous oeuvrerez bien entendu en opposition à l’hégémonie du Marché sur toute forme de vie, en opposition aux rapports de force antidémocratiques et au final anti-humains et antiécologiques. Vous oeuvrerez à l’inverse en vous insérant dans une socialité faite de confiance, de liberté et de coopération, orientée vers des rapports permettant la survie de tous et la possibilité élargie de la vie bonne. Et sans oublier, c’est essentiel, la leçon attribuée par Jean de Salisbury à Bernard de Chartres : « Nous sommes des nains installés sur les épaules des géants. Et pour cette raison, nous sommes capables de voir plus de choses, et de voir plus loin qu’eux ». Leçon reprise par Isaac Newton au XVIIIe siècle, dans une lettre à Robert Hooke : « Quant à moi, si j’ai vu un tout petit mieux, c’est parce que je me tenais sur les épaules des géants ». A vous maintenant de nous éclairer en escaladant les épaules des géants! 13 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Jappe A. - Éloge de la « croissance des forces productives » ou critique de la « production pour la production » ? Le « double Marx » face à la crise écologique. reconnaît que l’accumulation du capital est indifférente tant aux besoins humains qu’aux ravages infligés à la nature. Il y a des phrases où Marx et Engels indiquent dans la pollution, la dégradation de la nourriture ou dans l’épuisement des sols des effets du capitalisme. Mais ce florilège n’arrive qu’à démontrer que Marx n’était pas productiviste jusqu’au bout et qu’il gardait des doutes. En ce qui concerne une reconnaissance explicite de la destruction des bases naturelles, il est sûr que William Morris voyait plus clair que Marx. La véritable contribution de la critique de l’économie politique de Marx, telle qu’il l’a formulée surtout dans ses œuvres de la maturité, au débat écologique réside dans l’analyse d’un mode de production où le travail possède une double nature : abstrait et concret. Ses produits, les marchandises, ont la même double nature – valeur abstraite et valeur d’usage concrète. Il en dérive une subordination du concret à l’abstrait qui constitue le noyau de la société capitaliste et qui représente sa véritable spécificité historique. Et même si Marx lui-même n’en tire pas directement des conséquences sur le plan de ce que nous appelons aujourd’hui « écologie », ces conclusions s’imposent presque d’elles-mêmes à des lecteurs attentifs. Elles sont, à mon humble avis, indispensables pour comprendre la folle logique productiviste à laquelle nous nous trouvons soumises. Développer ce noyau de la théorie de Marx à la lumière de tout ce qui est arrivé ensuite me semble plus utile pour comprendre notre époque que, par exemple, se référer directement à la pensée proto-socialiste, ou à la thermodynamique… Cela permettra surtout de reconnaître en quoi la catastrophe écologique est la conséquence inévitable d’une société où le concret – le travail concret, la valeur d’usage, les besoins et désirs humains – n’existe socialement qu’en tant que « représentation », incarnation, support matériel indispensable, mais « collatéral » de la seule réalité qui compte, même si c’est une réalité fantasmagorique : la valeur abstraite créée par le travail réduit à seule dépense d’énergie humaine indifférenciée, mesurée en temps, et qui possède sa représentation visible dans l’argent. Cela constitue la structure de base de la société capitaliste, et tout le reste en dérive. Le propre de la société capitaliste n’est pas l’injustice, la domination, l’exploitation, le vol du surproduit extorqué à des individus privés de moyens de production : tout cela a existé en bien de sociétés précapitalistes. Mais c’était toujours une lutte autour de la répartition d’un produit concret, et elle se déroulait dans des conditions qui restaient essentiellement identiques, ou ne changeaient que très lentement. Seulement le capitalisme a déchaîné un dynamisme aveugle et illimité, une poursuite de richesse sans bornes. Tout ce qui est concret a des limites. Ce n’est que la valorisation de la valeur à travers le travail et son accumulation en forme d’argent et de capital qui sont illimitées. Lorsque toute production ne sert qu’à augmenter la somme d’argent investie, quand le seul but est de transformer cent euros en cent vingt, ensuite en cent quarante, etc., le mode de production est gouverné par ce que Marx appelle le « sujet automate » : la valeur. Les êtres humains, même les plus puissants, se trouvent à la traîne du système qu’ils ont créé sans le savoir et qu’ils doivent alimenter chaque jour, même à leurs propres dépenses, sous peine de leur ruine. Marx a donné le nom de « fétichisme de la marchandise » à cette renonciation de l’homme à ses pouvoirs. Il est évident que certains individus, certains groupes sociaux tirent beaucoup plus de bénéfices que Heureusement, les temps sont passés où l’on pouvait l’emporter sur un adversaire dans un débat rien qu’en citant un passage approprié de Marx (ou en l’inventant, comme le faisait Althusser selon son propre aveu). Heureusement, sont aussi passés les temps où l’on devait avoir honte de se référer encore à un auteur que la chute du mur de Berlin aurait réfuté à jamais, selon la doxa néo-libérale. Aujourd’hui, il est difficile de ne pas utiliser les instruments de Marx pour comprendre ce qui nous arrive, et en même temps nous ne sommes pas obligés de prendre au pied de la lettre chacune de ses phrases. Dire cela n’est pas une invitation à un pillage de ses idées, à un usage éclectique où chacun puise chez Marx ce qui lui plaît le plus. Il ne s’agit pas non plus de débiter la lapalissade qu’il y a du bon et du moins bon chez Marx, que son œuvre, comme toute oeuvre, est contradictoire et qu’il était, lui aussi, fils de son temps et en partageait les limites, notamment en ce qui concerne l’admiration excessive pour le progrès. Il est plus prometteur de distinguer entre un Marx « exotérique » et un Marx « ésotérique » : dans une partie de son oeuvre – la partie quantitativement majeure – Marx est un fils dissident des Lumières, de la société du progrès et du travail, dont il prônait une organisation plus juste à réaliser à travers la lutte des classes. Dans l’autre partie, la partie « ésotérique », il critiquait les catégories de base de la société capitaliste : la valeur et le travail abstrait, la marchandise et l’argent. Il démontrait que ces modalités de la production, loin d’être des présupposés neutres ou positifs, sont déjà en tant que tels négatifs et destructeurs, mais sont aussi historiquement limités à la seule société capitaliste. Ensuite, le marxisme, dans presque toutes ses variantes, n’a retenu que le Marx exotérique et s’est battu, avec plus ou moins de succès, pour une meilleure distribution de la valeur, de la marchandise, du travail et de l’argent, en oubliant toute critique théorique ou pratique de ces catégories elles-mêmes. Une partie de l’œuvre de Marx prône indiscutablement le développement des forces productives comme présupposé de toute émancipation, et accuse même la bourgeoisie d’y faire obstacle. A ce titre, sa pensée participe de l’enthousiasme pour le progrès, typique de son époque. Une grande partie du marxisme historique a prolongé cette vue, notamment dans les pays du « socialisme réel ». Cependant, dans l’autre partie de son édifice théorique, Marx a analysé la « production pour la production », la production comme but en soi, finalité tautologique et auto-référentielle du système fétichiste de la production de marchandises. Il ne paraît pas possible aujourd’hui de comprendre la crise écologique, en tant qu’imbrication entre l’évolution technologique et le capitalisme, si l’on ne tient pas compte des contraintes pseudo-objectives qui dérivent de la valorisation de la valeur à travers le travail abstrait et qui poussent à consommer la matière concrète du monde pour satisfaire les exigences abstraites de la forme-marchande. Voilà en deux mots l’enjeu essentiel. Il est fort utile de réunir, comme l’a fait Michael Löwy dans son livre sur l’écosocialisme1, les passages où Marx exprime des doutes sur la logique productiviste et où il 1 M. Löwy, Ecosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Mille et une nuits, Fayard 2011. 14 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 d’autres de ce système : mais eux-mêmes n’en sont ni les créateurs ni les véritables dirigeants. Ils ne sont que les sous-officiers du capital, comme les appelait Marx. La crise économique et écologique globale n’est pas le fruit d’une conjuration des puissants méchants et avides (même si ceux-ci peuvent en déterminer quelques développements particuliers). Dans le débat écologique on retombe souvent dans un mélange de psychologie et de moralisme qui explique tous les maux du monde avec les agissements d’individus ou de groupes prédateurs, conçus comme une espèce de conspiration permanente : « les capitalistes », les politiciens corrompus, les banquiers, les eurocrates, la Bilderberg Society, les impérialistes, les multinationales… Malheureusement, des mouvements comme Occupy Wall Street se sont largement empêtrés dans ce bourbier de la critique personnalisante qui peut porter aux pires populismes (le mouvement récent des « forconi » en Italie en a été un exemple). Il ne vaut pas beaucoup mieux de centrer l’analyse sur la seule critique des « mentalités » ou des « idéologies », par exemple en parlant du « rapport occidental à la nature » ou du « culte de l’avoir » : en effet, d’où viennent les mentalités elles-mêmes ? Comment se sont-elles diffusées dans une société donnée ? Ainsi, on ne fait que déplacer la question. Et finalement, le recours à la critique marxienne de la marchandise évite de s’en prendre simplement à une prétendue « nature humaine », comme le font certains courants écologistes pour qui c’est l’être humain en tant que telle qui s’oppose à la nature et qui la détruit. La critique marxienne nous amène à concevoir que c’est la société basée sur la valeur marchande en tant que structure presque totale, ou pour mieux dire totalisante, qui a rendu si destructif l’agir humain envers la nature. Elle existe maintenant depuis plusieurs siècles, et elle s’est étendue au globe entier. Elle n’est plus l’affaire d’un groupe restreint de « capitalistes ». Elle a colonisé toute la vie, en déterminant, à un degré majeur ou mineur, les mentalités et les comportements de presque tous les habitants de la terre. De ce point de vue, la critique marxienne ne cautionne aucune illusion quant à la facilité de sortir de l’impasse. Ni le développement durable, ni la pendaison des banquiers, ni des communautés d’autoproduction agricole, ni des protocoles climatiques vont résoudre les problèmes. De l’autre côté, la critique marxienne souligne que la racine du malheur moderne, c’est-à-dire le travail abstrait, la valeur etc., sont des phénomènes historiques, elle rappelle que beaucoup de sociétés ont vécu différemment et qu’on pourra donc également bâtir un mode de vie sur d’autres bases : un monde où le concret n’est pas réduit à être au service d’un fétiche sans contenu s’autoreproduisant et s’accumulant sans cesse. La crise écologique et l’épuisement des ressources naturelles ne sont pas des aspects accessoires du mode de production capitaliste et ne peuvent pas être évités en établissant un capitalisme plus « sage », modéré, vert, durable. Ces crises découlent de son principe de base : la « valeur » d’un produit sur le marché n’est déterminée que par le temps de travail vivant qui est socialement nécessaire pour sa production. La concurrence entre capitaux et la recherche permanente des gains de productivité, moteur du système capitaliste, poussent à utiliser toutes les inventions technologiques qui font économiser du travail : on produit toujours plus avec moins de travail. Un artisan fabriquait une chemise en une heure, un ouvrier à la machine en fait dix en une heure. Mais les technologies ne créent pas de la valeur nouvelle : seul le travail humain au moment de son exécution a ce pouvoir. La chemise faite à la machine, dans notre exemple, ne contient donc que six minutes de travail, et donc de valeur. La partie de survaleur et de profit – le seul but de tout ce processus – sera forcément mince, quelque grand que puisse être le taux d’exploitation. La production de la chemise industrielle consomme autant de ressources que celle de la chemise artisanale – c’est le côté concret. Mais côté abstrait, côté valeur, il faut en produire dix, rien que pour éviter la contraction de la masse de valeur et de survaleur, et il faut donc consommer dix fois plus de ressources pour obtenir la même quantité de valeur et de profit – et il faut créer après coup le besoin social pour dix fois plus de chemises. Je dirais que ce petit exemple contient toute la dynamique folle du productivisme. Marx savait bien pourquoi il affirmait au début du Capital que la découverte de la double nature du travail était sa découverte la plus importante et pourquoi il commence son exposition avec elle, bien avant de faire intervenir les classes sociales. On peut donc difficilement expliquer la crise écologique d’une manière structurelle sans avoir recours aux motivations subjectives des acteurs, si l’on récuse les catégories de la critique marxienne de l’économie politique. Il devient alors également difficile de comprendre la force énorme de la contrainte exercée par ce mécanisme en évolution permanente. C’est ce qui manque à des larges pans de la critique anti-productiviste et qui la fait souvent apparaître tronquée, voire naïve. De l’autre côté, on n’arrive pas non plus à cerner le problème si l’on réduit la théorie marxienne à une critique de la domination personnelle exercée par les propriétaires juridiques des moyens de production, au lieu de voir dans les propriétaires, ou leurs substituts, les gestionnaires d’un procès qui les dépasse. Cette difficulté à saisir la nature profonde du mode de production capitaliste comporte ensuite régulièrement des propositions « pratiques » qui tiennent en général plus de l’altercapitalisme que de l’anticapitalisme, malgré leurs intentions affichées. L’approche que je viens d’ébaucher présente donc des points de convergence et de divergence avec l’écosocialisme défendu par Löwy et la décroissance avancée par Latouche. L’écosocialisme se propose d’unir la pensée marxiste et l’écologie et rappelle le fait qu’on ne peut pas sortir du productivisme et de la croissance forcée sans sortir du capitalisme. Mais – et c’est une question de taille – qu’est-ce qu’on entend ici par capitalisme ? Et où l’écosocialisme situe-t-il l’essence de la pensée marxiste ? Löwy cite Hervé Kempf qui parle d’ « une classe dirigeante prédatrice et cupide [qui] fait obstacle à toute velléité de transformation effective ; presque toutes les sphères de pouvoir et d’influence sont soumises à son pseudoréalisme… cette oligarchie, obsédée par la consommation ostentatoire et la compétition somptuaire » et Löwy y ajoute « les décideurs de la planète – milliardaires, managers, banquiers, investisseurs, ministres, parlementaires et autres ‘experts’ »2. Donc, les capitalistes et les ennemis de la nature, c’est toujours les autres ? Les immigrés et les travailleurs chinois qui se tuent au travail pour avoir leur portable ou leur voiture ne sont que victimes de la publicité ? Est-ce sont seulement les riches qui détruisent la planète, comme le dit le titre du livre de Kempf ? Ou s’agit-il plutôt d’un mode de vie accepté par 2 15 Löwy, Ecosocialisme, p. 9. Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 presque tous actuellement – ce qui cependant n’en fait pas l’expression d’une « nature humaine », mais reste spécifiquement capitaliste ? Quoi dire de la lutte grotesque contre l’écotaxe en Bretagne ou de la résistance qu’opposent les petits cueilleurs de cuivre au Pérou au gouvernement qui leur impose d’arrêter leurs activités, assurément très nocives, ou des ouvriers qui défendent bec et ongles leurs postes de travail cancérogènes ? Critiquer le rôle que le mouvement ouvrier a toujours attribué au prolétariat, ou à ses successeurs, ne veut pas dire de rompre avec la théorie de Marx ! Un des premiers à le faire a été André Gorz, cité comme nom tutélaire autant par Löwy que par Latouche. Gorz a été un des premiers à démontrer que le travail ne peut pas constituer la base de l’émancipation sociale. Cependant, un autre point en commun de mes deux co-conférenciers est d’insister encore sur la « sauvegarde de l’emploi »3. Ce qui n’est pas seulement « irréaliste » - au mauvais sens du terme - mais surtout incompatible avec l’enseignement central qu’on peut tirer de Marx : il faut rompre avec le travail comme forme d’organisation sociale et comme créateur de « valeur » - ce qui implique de penser en fonction des besoins, et non du travail. Mais Latouche tombe dans le keynésianisme, quand il arrive aux « propositions immédiates » : sortie de l’euro, inflation contrôlée, plein emploi… et ce seraient les premiers pas pour « sortir de l’économie »4 ! Löwy, pour sa part, parle d’une « abolition graduelle du marché »5 – tandis que Marx avait déjà dit clairement dans sa Critique du Programme de Gotha que l’échange marchand doit disparaître dès le début de la transformation socialiste, et non à sa fin. De sa part, Latouche veut garder les biens nonmatériels dans une forme marchande 6 « au moins pour partie » - comme si le secteur marchand tolérait à ses côtes un secteur non-marchand. Gorz avait finalement renoncé a cette idée après l’avoir défendue longtemps. Même la meilleure autogestion démocratique de la production, « garantie sans bureaucrates », ne sert à rien si l’on ne se libère avant du carcan de la valeur, de l’argent, de la concurrence, du travail. Le « sujet automate » de la valeur pourra être aboli, parce qu’il n’a pas toujours existé. Mais il ne se laisse pas dicter d’autres règles. Une usine gérée par les ouvriers dans un régime qui reste basé sur le marché et la concurrence va suivre la logique de la valeur comme toute autre unité de production. Faut-il alors abolir par décret argent et salaire, profit et travail, marchandise et échange, d’un jour à l’autre ? En vérité, sortir de l’argent et du travail n’est pas un programme « utopique », il n’est pas non plus nécessaire d’évoquer les Khmer rouges… parce que c’est le capitalisme lui-même qui se charge de ce programme. Mais il le fait d’une manière catastrophique, sans permettre de vivre sans travail et sans argent. Le défi pour une pensée et une pratique critiques aujourd’hui est plutôt de trouver des réponses à l’anomie qui en résulte. Les décroissants et les maussiens opposent souvent Karl Polanyi ou Marcel Mauss à Marx. Effectivement, Marx n’a pas présenté une critique explicite de l’homo oeconomicus et de l’homme prométhéen – mais la seule critique possible qui ne se limite pas à une vision « idéaliste » de l’histoire ne peut être tirée que de l’œuvre de Marx. Beaucoup de gens, de Castoriadis à Marshall Sahlins, de Louis Dumont à Habermas, et Latouche lui-même, sont partis en guerre contre l’ « économicisme » marxiste – qui est un phénomène bien réel, chez les marxistes et en partie chez Marx lui-même. Mais ils n’ont pas su voir que sa meilleure critique pouvait être prononcée sur la base de la critique marxienne de l’économie politique. La valeur de la pensée de Marx réside dans le fait de saisir la totalité du capitalisme. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’une pensée qui explique tout à partir d’un seul principe, moins encore qu’elle veut être une pensée totalitaire. Mais elle reconnaît le fait que c’est le capitalisme qui est une totalité réelle, et en même temps négative et brisée – et c’est bien sa spécificité historique. Vouloir ancrer la décroissance à gauche, mais en faisant l’économie de Marx pour se référer plutôt aux premiers socialistes, signifie se priver de la seule théorie cohérente de l’ensemble capitaliste à la faveur d’autres pensées qui peuvent avoir raison contre Marx sur un point ou l’autre, mais jamais avancer une théorie complète. Pour Latouche, les tentatives pour unir marxisme et écologie ne sont pas « convaincantes »7. En même temps, il prétend que la décroissance est le véritable héritier du marxisme, en admettant donc implicitement la dimension anti-productiviste de la pensée marxienne. Et d’une certaine manière il n’a pas tort : la critique de l’économie ellemême, et du travail qui la fond, est le legs le plus profond de la théorie marxienne, comme l’ont montré, chacun à leur manière, l’École de Francfort, les situationnistes, les théoriciens de la critique de la valeur. Mais ceux-ci savaient bien que sortir de l’économie et sortir du capitalisme vont de pair, et que ce projet ne se réalisera pas sans grands conflits et luttes. Deux aspects que la décroissance esquive volontiers, tandis que l’écosocialisme en paraît plus conscient. Mais il faut dépasser l’économie, pas seulement la ré-encastrer. Et plus que toute autre chose, il faut dépasser l’imaginaire capitaliste dans les têtes, c’est-à-dire l’identification de l’abondance marchande avec la richesse possible de la vie. Je veux donc conclure avec un auteur qui m’est cher, lorsqu’il parlait en 1957 de « la nécessité d'envisager une action idéologique conséquente pour combattre, sur le plan passionnel, l'influence des méthodes de propagande du capitalisme évolué : opposer concrètement, en toute occasion, aux reflets du mode de vie capitaliste, d'autres modes de vie désirables ; détruire, par tous les moyens hyper-politiques, l'idée bourgeoise du bonheur ». 3 « Chaque transformation du système productif … doit se faire avec la garantie du plein emploi de la force de travail » (Löwy, Ecosocialisme, p. 40). 4 Serge Latouche, Vers une société d’abondance frugal. Contresens et controverses sur a décroissance, Mille et une nuits, Fayard 2011, p. 23. 5 Löwy, Ecosocialisme, p. 58. 6 Latouche, Société, p. 110. 7 16 Latouche, Société, p. 109. Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Gun O. & F.-D. Vivien - Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une perspective lacano-marxiste pour la décroissance de Serge Latouche ? Ozgur Gun et Franck-Dominique Vivien Laboratoire REGARDS Université de Reims Champagne Ardenne [email protected] ; [email protected] La question du développement durable nous invite à penser le changement social. Nous voudrions nous intéresser ici à la manière dont Serge Latouche appréhende ce problème. Certes, pourra-t-on objecter, cet auteur est connu pour être un pourfendeur de la notion de développement durable. La décroissance, dont il est aujourd'hui un des principaux théoriciens français, est toutefois une perspective qui apparaît grosse de changements sociaux radicaux et profonds ; Latouche allant même jusqu'à parler de « véritable révolution »8. Ce changement est aussi décrit par par une formule saisissante puisqu'il conviendrait, selon lui, de « sortir de l’économie » !... Pour que cette expression ait un sens, il faut admettre qu’à un certain moment on est « entré en/dans l’économie » et que, depuis, « on y vit » sur le plan de l'imaginaire, autrement dit que l'économie donne en partie sens à nos pensées et actions. Dans un premier temps, nous allons faire retour sur ce que Latouche appelle « l'invention de l'économie ». Cela nous amènera à souligner à la fois le caractère performatif de cet imaginaire économique et notre enfermement dans l’ordre symbolique. Dans un second temps, nous essaierons de comprendre ce qu'il faut entendre par « sortir de l'économie » et nous verrons alors les difficultés d’un tel déplacement. Au-delà de l'ouvrage qui porte ce titre, « l'invention de l'économie » est, de l'aveu même de Latouche9, une question qui traverse toute son œuvre. S'interroger sur cette thématique oblige à faire retour sur ses écrits les plus anciens – rappelons que Latouche n'utilise le terme « décroissance » que depuis 200210 – et à montrer la persistance de certaines thématiques tout au long de sa production intellectuelle. Pour le dire de manière plus ramassée : l'hypothèse que nous travaillons ici est que, malgré sa prise distance vis-à-vis de Marx et de Freud 11, sa posture contemporaine relativement à la décroissance s'enracine dans la perspective lacano-marxiste qui a été jadis explicitement la sienne. L'invention de l'économie Latouche reprend à son compte la déconstruction marxiste de l’économie, qui consiste à l’extraire de l’ordre naturel et 8 Latouche S. (2011) Vers une société d'abondance frugale. Contresens et controverses sur la décroissance, Paris, Mille et une nuits, p. 183. 9 L'invention de l'économie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 7. 10 Latouche S. (2002) « A bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale », Silence, n°280, http://www.decroissance.org/textes/latouche.htm 11 « Que reste-t-il de ce parcours à travers le marxisme ?, se demande-t-il. Certainement beaucoup de choses, en ce sens que je ne serai pas ce que je suis et je n'écrirai pas ce que j'écris s'il n'y avait pas eu cette rencontre et cette traversée. Je pense, toutefois, avoir dépouillé le vieil homme et dégagé ma propre pensée sans éprouver la nécessité de revendiquer une affiliation à une école ou une tradition. », in « Oublier Marx », Revue du MAUSS, 2009, n°34, p. 313. 17 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 transcendant pour l’inscrire dans l’histoire. Il s'en démarque cependant par son insistance sur la dimension culturelle de l'économie (1.1.) et, en conséquence, sur son caractère symbolique (1.2.). En s'inspirant des écrits de Castoriadis, Latouche12 cerne ainsi ce qu'il appelle un « imaginaire économique » qui s'est peu à peu institutionnalisé. alors qu'il est coopérant pour un organisme international. Viendront ensuite la découverte de l'anthropologie économique (avec des auteurs comme Polanyi, Salhins, Clastres, Mauss...). Comme ceux qui appartiennent à la « petite internationale anti- ou post-développementiste » réunie autour d'Illich16, Latouche n'aura de cesse de dénoncer « l'impérialisme culturel » présent dans la notion de « développement » et de ses diverses déclinaisons17. Dans les années 1960, l'économicisation/occidentalisation du monde18 est observable dans les pays du Sud. C'est aussi dans ces pays que Latouche observe des résistances à ce phénomène – c'est le thème central de La planète des naufragés19 : « dans les marges des villes, les populations bricolent une vie précaire mais décente grâce aux stratégies relationnelles fondées sur l'esprit du don et de la réciprocité »20. C'est pourquoi ces sociétés du Sud ont été une des sources d'inspiration de sa pensée de la décroissance. L'économique ? Rien de naturel, ni d'universel... Dire que l’on est entré dans l’économie signifie une idée assez sensée et commune dans l’histoire de la pensée économique : il n'y a pas de substance ou d'essence de l'économique ; l’économie n’est pas une nécessité, elle ne relève pas de la nature mais de l’histoire. On reconnaît là une posture théorique et épistémologique commune depuis l’analyse marxiste, la première à avoir insisté avec force sur le caractère historique des formations sociales, en soulignant au passage leur caractère déterminé par les modes de production. Le parcours intellectuel de Latouche a été fortement marqué par le marxisme. C'est dans cette perspective qu'il s'engage comme économiste du développement au milieu des années 1960, avant d'entreprendre vis-à-vis de celui-ci un travail critique 13. Il en a cependant gardé une posture que l’on retrouve dans l’ensemble de ses travaux : l’objet de l’économie et l’économie elle-même relèvent de l’histoire. Ce discours économique – double discours, précise Latouche, puisque celui qui entoure les pratiques économiques a peu à peu vu se développer un discours théorisant ces pratiques – va progressivement se construire sur des pratiques émergentes, lesquelles vont pouvoir s'appuyer sur cette entreprise de légitimation et de théorisation. Pour autant, cette « invention » de l'économie ne s'explique pas par une théorie déterministe de l'histoire – c’est là une de ses prises de distance vis-à-vis de l’analyse marxiste. Nous avons affaire, selon Latouche, à une « suite d'accidents historiques », à une « odyssée », à un processus historique, indissociable de l’entrée dans le capitalisme. Bien qu’il ne soit pas aisé de tracer l’histoire et les modalités de cette entrée dans l’économie, certains jalons sont posés dans L'invention de l'économie, qui vont d'Aristote à Smith. Cette « naissance » de l'économie – en fait, sa progressive autonomisation – s'accompagne évidemment de résistances. C'est aussi cette histoire de l'« anti-économique »14 que content les écrits de Latouche, lesquels prennent place dans cette longue tradition intellectuelle qui a œuvré à disqualifier l'ordre économique. Cette critique est plus tranchante encore avec l'éclairage fourni par l'anthropologie. Car, comme le souligne cet africaniste qu'est Serge Latouche, l'économie est avant tout « un processus culturel »15 propre à l'occident – il n'y a donc rien d’universel dans cette création. Le regard de Latouche vis-à-vis de la notion de développement et de la culture économique va peu à peu être décillé par la lecture des ouvrages de Claude Lévi-Strauss pendant qu'il fait sa thèse au Zaïre, puis l'expérience vécue au Laos en 1966-1967, L'économique ? Du symbolique et donc de l’imaginaire… Réalité culturelle, et donc symbolique, proprement occidentale dans son principe, l’économique est ainsi appréhendé comme un « mythe » ou un système symbolique général. Pour préciser ce que cela recouvre chez Latouche, il convient de souligner que sa conception de l’économique mobilise non seulement l’anthropologie culturaliste mais aussi l’approche psychanalytique (plus précisément, la lecture lacanienne de Freud). Selon cette conception, si la réalité ne se réduit pas aux représentations, ni aux signifiants – au sens où elle n’est pas un effet du discours, ni une illusion –, elle relève de la mise en forme symbolique du réel. Cette position ontologique de Latouche est posée de manière frontale, notamment dans son ouvrage Le procès de la science sociale. On peut en présenter les grands traits en reprenant la triade, bien connue, de la linguistique saussurienne entre le signifiant (ou plus généralement le symbole), le signifié (l’idée, la représentation ou encore la réalité psychique) et le référent (le matériel réel qui ne parle pas mais qui est parlé, une fois saisi dans cette triade) : lorsqu’il est question de ce qu’il est convenu de nommer la réalité sociale, Latouche ne nie pas l’existence du référent mais souligne son caractère déjà, en soi, symboliquement structuré. Bien entendu, cette structuration symbolique (i.e. le fait que la réalité sociale soit signifiante et qu’elle puisse donc littéralement « parler ») n’est jamais achevée, ni close. La « vie sociale, aime à écrire Latouche, n’en finit pas de se dire ». « Toutefois, ajoute-t-il, elle ne se dit pas qu’avec des mots. Elle se dit aussi avec des gestes, c’est-à-dire des représentations qui impliquent un au-delà, un à côté dans la conduite animale ou l’objet sensible. C’est cela qui amène à dire que la vie sociale se fait »21. Puisque nous sommes assujettis aux systèmes symboliques et que, par conséquent, dans « notre être au monde », nous échappons à l’ordre sensible de la nature pour être enfermés 12 Latouche juge L'invention de l'économie comme le plus « castoriadisien » de ses ouvrages, in Pour sortir de la société de consommation, op. cit., note 1, p.152. 13 Cf. Latouche S. (1975) Le projet marxiste, Paris, PUF ; Latouche S. (1984) Critique de l'impérialisme, Paris, Anthropos, 2ème éd. 14 Latouche parle de « l'anti-économique » d'Aristote, in L'invention de l'économie, op. cit., p. 20. Le sous-titre de Faut-il refuser le développement ? (Paris, PUF, 1986) est « Essai sur l'anti-économique du Tiers Monde ». 15 Latouche S., L'invention de l'économie, op. cit., p. 17. 16 Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 166. Voir Critique de l'impérialisme, Paris, Anthropos, 2ème éd., 1984, et Faut-il refuser le développement ?, Paris, PUF, 1986. 18 Latouche S. (1989) L'Occidentalisation du monde, rééd. 2005, Paris, La Découverte. 19 Latouche S. (1991) La planète des naufragés : essai sur l'aprèsdéveloppement, Paris, La Découverte. 20 Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 167. 21 Latouche S. (1984) Le procès de la science sociale, Paris, Anthropos. pp. 132-133. 17 18 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 dans celui du sens, l’économie est, non pas tant ou seulement caractérisée par le symbolique, mais elle est fondamentalement symbolique. Soutenir cela, ce n’est pas nier l’existence, par exemple, des objets de consommation, mais souligner non seulement que les raisons d’être de ces objets en tant qu’objets de consommation tiennent à ce qu’ils symbolisent, mais aussi qu’il n’y aucun lien de nécessité entre ces objets et ce dont ils sont symboliquement investis (de la même manière qu’en linguistique saussurienne, le lien entre le signifié et le signifiant est arbitraire). Considérer la réalité sociale comme réalité symbolique conduit évidemment à souligner la centralité de sa composante imaginaire. Tout symbole présuppose l’imaginaire, en tant que capacité de « voir » dans une chose quelconque ce qu’elle n’est pas (en soi). Ici, l’imaginaire a trait à la capacité de représentation sans laquelle le symbolisme ne pourrait être. En outre, le mode d’existence de l’imaginaire passe nécessairement par des symboles – de la même manière qu’un signifié ne peut exister sans signifiant. Le lien entre un symbole donné (la croissance, par exemple) et sa composante imaginaire (l’opulence, le bonheur, la fin de la crise, etc.) ne relève d’aucune nécessité, sans que cela ne signifie pour autant que ce lien soit proprement farfelu ou qu’il soit sans efficacité. Cette indétermination relative est propre à tout système symbolique – comme en témoigne le fait que plusieurs signifiés soient rattachés au même signifiant ou qu’un même signifié soit attaché à plusieurs signifiants – et participe du caractère non fini du réel social ou historique. Quelles que soient les raisons des systèmes symboliques et de leurs articulations avec des systèmes imaginaires, il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’individus nécessairement socialisés, nous avons tous à faire à eux : mieux, nous sommes au monde par ces systèmes. C’est donc peu de dire que l’économique ainsi envisagé fait système : les mots de l’économie se renvoient les uns aux autres – c'est ce que montre Latouche22 quand il étudie la sémantique économique. Ces mots légitiment des pratiques en leur donnant sens, pratiques qui, en retour, semblent donner raison aux mots. Bref, il y a là un ordre complet avec ses règles explicites et implicites. Et quand le réel – parlé sous la guise de la « contrainte environnementale », par exemple – fait irruption, cela tient grâce à d’incessants phénomènes de résistance, de déni et de refoulement. Pour Latouche, le développement durable relève de ce type de phénomène. Si « durable » est, à ses yeux, un adjectif qui a du sens – il renvoie à la sagesse du paysan qui plante un arbre et sait que ce seront les générations futures qui en profiteront 24 – il n’en va pas de même pour le terme « développement ». Ressortissant de l’imaginaire économique, ce terme renvoie à la figure de la croissance, du « toujours plus ». On peut éclairer ce que dit Latouche à propos du développement durable en mobilisant le concept de déni fétichiste25. On peut utiliser la formule proposée en 1969 par le psychanalyste Octave Mannoni 26 : soit, une première formule : « je sais bien qu’en faisant ce que je fais (en consommant, en produisant...), je suis en train de polluer (et que c’est grave), mais quand même je crois que je ne pollue pas (ou pas tant que cela ou que ce n’est pas grave). Cette formule compte deux affirmations contradictoires : « savoir qu’on pollue » et « croire que non »… C’est là qu’intervient le déni qui rend possible le maintien de la croyance entrant en contradiction directe avec le savoir. La première formule devient alors « je sais bien que je pollue et que c’est grave, mais le développement durable (ou les avancées technologiques, ou le marché des droits à polluer, etc.) permet de limiter les effets de mes pratiques en termes de pollution ». Dans cette seconde formule, le développement durable fonctionne comme un fétiche27, i.e. l’incarnation du mensonge (à soimême) qui permet de supporter l’insupportable réalité. L’histoire sans théorie déterministe, ni pour autant résignation Si Latouche prend ses distances avec l’analyse marxiste, cela tient aussi à son rejet du matérialisme historique en tant que philosophie de l’histoire déterministe et rationaliste. A cet égard, il semble reprendre à son compte la critique castoriadisienne de la théorie marxiste de l’histoire28. Cette théorie d’un déterminisme quasi mécaniste relève finalement d’une croyance en un sens de l’histoire et porte en son sein le retour d’une forme de transcendance (contre laquelle Marx s’élevait pourtant lorsqu’elle prenait la guise du naturalisme de l’économie politique classique). Latouche refuse ce « déterminisme historique » revenant à soutenir l’idée « d’un trajet unique d’une histoire dont l’achèvement est la condition de l’intelligibilité » et affirme au contraire qu’il « n’y a ni totalité réelle à un moment donné, ni totalité de totalités au terme de l’histoire » car « il n’y a ni tout, ni terme de l’histoire ». Signalant donc l’impossibilité de la totale détermination comme du total achèvement, il souligne que l’histoire ne saurait avoir un sens, mais plusieurs (et non une infinité puisqu’il ne rejette pas l’idée de causalité) : « l’histoire ne dessine pas une infinité de lignes, seulement une pluralité »29. 2. Comment sortir alors de l'économique ? Etant donnée la manière dont Latouche conçoit l’économique, la question de la sortie de celui-ci est ardue (2.1.). La transformation de la réalité sociale – l’idée de révolution demeure, dans une tradition freudo-marxiste, comme quête de l’autonomie individuelle et collective – passe par une atteinte de « ses assises imaginaires »23, sans que l’on puisse compter sur une théorie totale et définitive de la réalité ou de l’histoire (2.2.). 2.1. … alors que ça résiste Avec la conception latouchienne de l’économie, il n’est plus possible d’affirmer le primat des « mots » sur les choses de l'économie (ou inversement), mais seulement de constater notre enfermement dans l’univers symbolique. Ce caractère autoréférentiel de la réalité sociale comme tout explique en grande partie pourquoi l’économie tient, envers et contre (presque ?) tout. 24 Cf. Petit traité de la décroissance sereine, Paris, Mille et Une Nuits, p. 27. 25 Cf. Zizek S., Comment lire Lacan, Paris, Edition Nous, 2011. 26 O. Mannoni, « Je sais bien mais quand même… », in Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Le Seuil, 1969. 27 S. Latouche, Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 47. 28 C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit., pp. 103-104. 29 Le procès de la science sociale, op. cit. p. 198. 22 Cf. L'invention de l'économie, op. cit., p. 24. Le procès de la science sociale, op. cit., p. 206. Sur ce point, à nouveau, les analyses de Latouche apparaissent fort proches de celles de Castoriadis. 23 19 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 « On peut […] s'interroger, écrivait D. Bourg37, sur la contradiction potentielle entre les leçons que l'on peut tirer des difficultés écologiques que nous connaissons et le vieil imaginaire révolutionnaire qui a autant nourri la gauche historique que les hérauts et protagonistes des révolutions industrielles successives ». En un sens – c'est ce que montre l'heuristique de la grille de lecture lacano-marxiste pour éclairer ses propositions en matière de décroissance – Latouche entend maintenir cet idéal révolutionnaire dans la perspective de la soutenabilité. Il s'inscrit en cela explicitement dans la voie étroite dessinée par cet « incontournable précurseur de la décroissance » qu'est Castoriadis, à savoir une perspective de changement social qui « n'a pas de sujet historique porteur »38. Si la sortie du capitalisme apparaît nécessaire, elle n'est pas suffisante ; l'accent étant mis sur la « servitude volontaire » des individus, sur leur « imaginaire » manipulé par la propagande et la publicité39. Adieu, donc, au prolétariat et aux autres forces sociales repérées par d'autres penseurs pour changer le monde, le « grand chambardement » serait affaire de tous, au risque que, finalement, cela soit l'affaire de personne ! Si un autre monde est possible, c'est en s'interrogeant sur l'idée même de prise de pouvoir – Latouche40 faisant souvent référence au mouvement néozapatiste. Néanmoins, à ses yeux, c'est l'Occident – et, plus précisément encore, l'Europe – qui doit donner l'exemple, aidée en cela, pour accélérer le processus, par la « pédagogie des catastrophes ». Certes vertigineux, cet inachèvement du réel est aussi gros d’espoirs : le social « n’en finit pas de se dire » et l’histoire n’est pas écrite. Sur cette base, Latouche peut esquisser une sorte de point de mire prenant la forme d’un idéal politique centré sur l’autonomie individuelle et collective, laquelle, comme chez Castoriadis, renvoie clairement au registre psychanalytique. Cet idéal fonctionne aussi comme trajectoire continue, comme un ensemble de pratiques (même très générales) à entretenir afin de s’approcher, toujours de manière asymptotique et incertaine, de ce point30. Cet idéal d’autonomie passe par une voie étroite. « La question de la sortie de l'imaginaire dominant, pour Castoriadis comme pour nous, reconnaît Latouche31, est une question centrale, mais très difficile, parce qu'on ne peut pas décider de changer son imaginaire et encore moins celui des autres, surtout s'ils sont « accro » à la drogue de la croissance. »32 Etant données les positions de Latouche sur la réalité sociale et l’histoire, on ne s’étonnera pas de ne pas trouver un ensemble précis de mesures pour « changer l’imaginaire dominant ». Seules des pistes de réflexion sont offertes. Une des voies de libération des esprits, ou de décolonisation de l’imaginaire, passe par l’activité critique33. Pour Latouche, l’essentiel de la science sociale doit en effet consister en critique des discours idéologiques, critique visant à dire « le non-dit », à dénoncer les « significations non-pensées » et à démasquer les conditions de production de ces discours dominants34. Cette activité, qu’il qualifie de « bricolage théorique »35, est fondamentalement subversive, selon lui, puisqu’elle détruit les assises imaginaires de la situation socio-historique. Dans cette optique, c'est le consumérisme qui constitue aujourd'hui une des cibles privilégiées de Latouche, à travers la critique de l'obsolescence programmée 36, de la publicité, du crédit à la consommation... Conclusion 30 Cf sur ce point Prat J.-L. (2012) Introduction à Castoriadis, Paris, La Découverte, p. 86 et suiv. 31 S. Latouche (2005) Décoloniser l'imaginaire, Lyon, Parangon/Vs, p. 10. 32 Voir aussi : « La conquête pacifique des esprits demande beaucoup de patience. Assurément, le pari de la décroissance n'est pas gagné ! », in Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 157. 33 Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 207. Latouche parle encore des « armes de la critique » que manient les « objecteurs de croissance », à côté d'autres armes pacifiques : non-violence, désobéissance civile, défection boycott, in Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 11. 34 S. Latouche, Le procès de la science sociale, op. cit., p. 201. 35 S. Latouche, Le procès de la science sociale, op. cit., p. 200. 36 Latouche S. (2012) Bon pour la casse. Les déraisons de l'obsolescence programmée, Paris, Les Liens qui Libèrent. 37 Bourg D. (2001) « Le nouvel âge de l'écologie », Le débat, n°113, p. 104. 38 S. Latouche, Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 176. 39 Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 106. 40 Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 13 et suiv. et Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 180. 20 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Desguerriers G. - Fonder l’écologie politique » Question : Quelle a été la conclusion de ce travail de recherche ? Guillaume Desguerriers, Membre du bureau national de l’UFAL (Union des FAmilles Laïques), Commission Développement Écologique et Social, www.ufal.org www.ufal.info UFAL DES : Que le champ de l’écologie a sa propre trajectoire historique, et que celle-ci l’a conduit à son état actuel qui est cet immense bazar. Pour imager, nous avons choisi de parler du « chaudron de l’écologie » où tout plein de choses bouillotent les unes à côté des autres dans une espèce de soupe informe. La métaphore n’est pas très académique, mais elle permet de faire sentir ce dont il s’agit. Cet article est sous la forme d’un entretien avec la commission DES (Développement Ecologique et Social) de l’UFAL sur la question de fonder l’écologie politique en tant que théorie politique et sociale. Question : L’UFAL est une association familiale de gauche, connue pour ses positions républicaines et laïques. Mais pourquoi a-t-elle créé une commission sur l’écologie qui a été jusqu’à produire un ouvrage aussi conséquent sur l’écologie politique 41 ? Question : Et pourquoi cet état de « chaudron de l’écologie » ? UFAL DES : Historiquement, le champ de l’écologie s’est constitué non sur une affirmation, mais sur une opposition au modèle dominant de l’après-guerre que l’on peut résumer par la bipolarité capitalisme/soviétisme, ou par le concept de « productivisme » même si ce terme apporte des analyses supplémentaires. Ainsi, l’écologie, un peu comme une terre d’accueil, a vu débarquer quantité de personnes et de théories dont le seul point commun était cette opposition aux modèles dominants. Et par exemple, dans les années 1970, les témoignages en France rendent compte des très mauvais rapports entre le courant « marxiste traditionnel » – dominé par le PCF – et le mouvement écologiste ; et les affrontements physiques n’étaient pas rares. Cette trajectoire historique de « terre d’accueil » a toujours été celle du champ de l’écologie et elle a donc fortement structuré son identité et sa culture interne ; c’est-à-dire les usages et les pratiques des militants écologistes. Ce point est important car pour assurer un minimum de cohésion interne entre tous ces courants et militants d’horizons divers – et parfois en opposition entre eux ! – il a été nécessaire de baisser le niveau d’exigence en termes de cohérence théorique ; une pratique dont le mouvement écologiste pâtit aujourd’hui à l’heure où la visibilité est atteinte et où la rigueur théorique est désormais impérative. Mais encore une fois cette culture était nécessaire pour assurer l’existence même du mouvement dans un champ social hostile et dominé par le productivisme. A ce sujet, précisons que l’idée qui consiste à prêter au champ de l’écologie une unique préoccupation pour l’environnement naturel est une caricature destinée à rompre toute forme d’intérêt pour les thèses écologistes ; le champ de l’écologie politique comporte des contributions majeures de nature politique et sociale. Mais pour s’imposer, le mouvement « marxiste traditionnel » devait rester seul maître de la question sociale. Nous sommes là sur une simple question de pouvoir sur le champ de la contestation sociale. UFAL DES : Pour l’UFAL, la famille n’est pas la cellule élémentaire de la société, contrairement à ce que revendiquent les autres associations familiales siégeant à l’UNAF 42. Pour l’UFAL, l’élément fondamental de la société est le citoyen – et l’enfant en tant que « futur citoyen ». La famille est une modalité d’association de vie des citoyens, mais elle n’en est qu’une parmi d’autres. Par contre, son importance vient du fait que cette modalité d’association de vie est très répandue au sein de la société, et la famille est donc un vecteur d’action important. La création d’une commission axée sur l’écologie à l’UFAL vient du fait que ce champ compte de plus en plus dans la vie des citoyens et que comme pour l’école, la protection sociale ou la laïcité, le champ « écologie » est un ensemble de thématiques qui touchent de manière transverse des aspects de la vie tels que l’alimentation, la santé et la médecine, l’urbanisme, le numérique, le travail ou encore la production de biens et services ; autant de thématiques nécessaires si l’on veut être capable de produire des idées et des actions novatrices et progressistes, ce qui est la finalité de l’UFAL en tant que mouvement qui milite activement pour une transformation sociale de gauche. Question : Comment l’UFAL a abordé le champ de l’écologie ? UFAL DES : L’UFAL s’est d’abord intéressé à la question de l’énergie et de l’effet de serre : c’est à dire la pire méthode pour débuter l’écologie tant la question de l’énergie cristallise des tensions qui rendent toute réflexion quasi impossible. Cela a été un premier constat important : il ne sert à rien d’aborder frontalement des questions qui sont fortement verrouillés par des trajectoires historiques : il faut nécessairement les aborder de biais. Nous avons donc entrepris un gros travail de lecture et de prise d’informations. Question : Et à partir de là, quelle a été la réflexion de l’UFAL ? UFAL DES : En tant qu’association républicaine et laïque, l’UFAL a un corpus à la fois très étendu et très exigeant en terme de rigueur et de cohérence interne. La cohérence est nécessaire parce que sans elle, aucune analyse globale du moment présent n’est possible, et aucune perspective alternative n’est identifiable dans ce moment présent. La cohérence est un élément fondateur de toute théorie politique et sociale ; sans cette rigueur interne un champ de connaissances n’est qu’une soupe à idées. Par ailleurs, il 41 « Comprendre l’Ecologie Politique », 470 pages, UFAL - 2012 (vendu sur le site de la boutique UFAL). 42 UNAF : l’Union Nationale des Association Familiales est une institution de la République où siègent 7 mouvements familiaux nationaux dits « à but généraux », dont l’UFAL. Compte tenu des effectifs des 6 autres mouvements, l’UNAF est aujourd’hui très largement dominé par les associations familiales catholiques, ce qui explique le positionnement de l’UNAF comme force réactionnaire (notamment sur la loi du mariage pour tous de 2013). 21 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 nous semble clair que l’écologie va être plus qu’un sujet important pour le XXIème siècle : elle sera une ligne de clivage majeure comme la question de la politique sociale a pu l’être au XXème siècle, donc un sujet extrêmement structurant dans les débats de société. Hélas, en l’état, le champ de l’écologie est largement incohérent ; et donc inutilisable. C’est pour cette raison que nous avons pris en charge ce travail de mise en cohérence. Pour cela, nous avons taché de rassembler les éléments progressistes du champ de l’écologie (nous n’avons pas regardé les dérives droitières ou réactionnaires) et tenté des mises en concordances. Certaines ont fonctionné, d’autres pas. de Marx reste une œuvre inscrite dans le XIXème siècle – et de montrer qu’ils dialoguent parfaitement avec nombre de préoccupations inscrites dans le mouvement de l’écologie politique. « Temps, Travail et Domination Sociale » est un ouvrage incontournable pour qui veut savoir ce qu’est le marxisme de Marx et il permet de dire : « Je suis marxiste, donc antisoviétique »… et ce n’est pas rien… Question : C’était donc cela le but de l’ouvrage « Comprendre l’Ecologie Politique » ? UFAL DES : Oui mais nous voulions un ouvrage qui s’inscrive dans son époque, c’est-à-dire dans le champ social actuel avec ses tensions et ses divisions, avec ses manques et ses complémentarités cachées ; aussi bien au niveau théorique qu’au niveau humain. Il était donc nécessaire de produire un ouvrage qui permette à des gens de dépasser la lecture qu’ils ont de l’histoire du mouvement social et de réaliser qu’ils peuvent dialoguer et penser ensemble ; un ouvrage qui leurs permette de se voir plus proches qu’ils ne le pensaient d’autres courants. L’objectif de tout cela est de construire une alternative politique et sociale dans la gauche de gauche. Question : Mais pourquoi ce travail ? Après tout, il aurait été possible de faire une analyse économique uniquement basée sur l’écologie politique. UFAL DES : Oui, l’un des buts de l’ouvrage était de fonder l’écologie politique en tant que théorie politique et sociale. C’est pour cela que l’ouvrage balaie des domaines aussi vastes car créer une cohérence interne solide ne peut se faire qu’en faisant communiquer étroitement et de manière logique des éléments qui semblent éloignés les uns des autres. Nous avons abordé l’économie, la protection sociale, le salaire universel (contre le revenu universel), les nouvelles technologies, la critique de la technique, l’agriculture, la gratuité, et la laïcité et la République bien entendu. Évidemment, ce travail n’est pas exhaustif, mais il pose une fondation sur laquelle il convient d’articuler de nouveaux éléments dans le but de compléter l’édifice. Question : Et pour cela il fallait travailler à partir de Marx ? UFAL DES : Oui parce que Marx est un objet symbolique énorme. Il n’est pas possible de se dire de gauche et non marxiste, même si avec le travail de Postone on sait désormais qu’il était nécessaire de préciser de quel marxisme il était question… Mais cette figure de Marx est telle qu’il était impératif de faire dialoguer le symbole qu’est Marx avec l’écologie politique, et de montrer non pas la compatibilité – la tolérance… ?! –, mais bien la réelle complémentarité et le prolongement qu’il y a entre toute une partie de l’écologie politique – car c’est un ensemble sans unité sur le plan théorique – et ce Marx tel qu’aujourd’hui on peut le lire, c’est-à-dire correctement. Précisons tout de même qu’avec le symbole Marx c’est toute l’histoire du mouvement social pour l’émancipation que l’on fait dialoguer explicitement avec l’écologie politique qui, elle-même, s’inscrit dans ce courant. Avec l’hégémonie soviétique, le XXème siècle a été une stérilisation considérable de la pensée à gauche ; ce qui explique notamment la panne idéologique du PCF et pourquoi, à notre avis, le prolongement impulsionnel du mouvement d’émancipation initié au XIXème siècle a trouvé en grande partie refuge dans le champ de l’écologie politique : ce champ est aujourd’hui une source qui permet de revitaliser les audaces pour une alternative de société. Question : Quels sont les éléments qui manquent encore ? UFAL DES : Parmi ceux qui manquent il y a la notion de « communs » qui est en élaboration. La question de l’énergie a été survolée. L’école est aussi une grande absente de ce livre. Enfin, il y a la question du pouvoir dans les rapports humains qui apparait comme centrale. Question : Vous dites que fonder l’écologie politique en tant que théorie politique et sociale était « l’un des buts », il y en avait d’autres ? UFAL DES : Oui, il y avait un autre but majeur à cet ouvrage : créer le dialogue entre l’écologie et le marxisme, ou plutôt le faire émerger de la gangue dans laquelle il se trouvait. La première partie du livre est consacrée à cela. Elle a été rendue possible par le travail de Moishe Postone publié en français sous le titre « Temps, Travail et Domination Sociale ». Postone rend compte des conditions historiques du mouvement marxiste et explique en quoi la publication si tardive des « der Grundrisses » en 1938 a rendu impossible toute lecture correcte du Capital de Marx. Cette publication intervient 21 ans après la fondation de l’URSS et un « marxisme officiel » installé. 1938, c’est aussi la veille de la seconde guerre mondiale suivie par 50 ans de guerre froide. Et là encore, le mouvement de l’écologie politique a été le refuge de tous ceux qui lisaient Marx en incluant les Grundrisses, et non ce Marx amputé imposé par le soviétisme. Postone passe au crible tous ces « marxismes traditionnels » montrant les limites qu’ils n’ont pu dépasser faute des clés nécessaires pour une lecture correcte du Capital. Grâce à son travail, il nous a été possible de généraliser des concepts marxistes pour les actualiser – puisque le travail Question : Et quels sont selon vous les apports du mouvement écologiste ? UFAL DES : A notre avis, le champ de l’écologie politique apporte trois prismes majeurs qui éclairent et vivifient profondément la réflexion pour la gauche de gauche (où les partis politiques sont à la remorque des idées issues du mouvement social). Le premier prisme est la réintroduction de « l’environnement de vie ». Bien sûr, cela ne se limite pas à la caricature de la protection de l’environnement naturel : il 22 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 s’agit de la prise en compte de l’environnement « de vie » sous toutes ses formes : urbanisme, lien social, cadre de vie, etc. Tout ceci va jusqu’à l’alimentation et l’impact sur la santé psychologique. Cet apport n’est pas que « matériel », il est spirituel, non au sens religieux bien entendu, mais au sens éthique et laïque du terme. En écologie, un arbre n’est pas que du papier en devenir, un patrimoine génétique ou un puis de carbone contre le dérèglement climatique : il est un être vivant faisant partie d’un équilibre naturel et avec lequel nous interagissons. Or nous en faisons l’expérience tous les jours : notre équilibre physique, psychique et intellectuel ne se réduit pas à manger, boire et dormir. Le second prisme est une réflexion sur l’organisation du pouvoir dans la société. Une grande partie du mouvement de l’écologie politique porte la critique du pouvoir et de l’organisation humaine qui lui est liée, mais nous y reviendrons plus loin. Enfin, le troisième prisme est celui du bonheur, de la vie heureuse. Pour illustrer le propos, nous prenons souvent comme exemple la fête de l’Huma et un salon bio. La fête de l’Huma est un rassemblement très convivial où le contact humain est facile, et où les débats et les échanges se font sur des sujets variés : travail, système de santé, protection sociale, production, logement, relations internationales, etc. Tous traitent des « conditions de vie ». Dans un salon bio, on trouve aussi des ateliers sur les « conditions de vie » : créer une AMAP, construire sa maison en bois, le logement participatif, etc. Mais on trouve également une grande proportion de débats (entre un quart et la moitié) sur des sujets tels que : la vie de couple, l’amour, développer l’écoute de ses émotions, l’éveil de soi, vivre son vieillissement, comment soigner son enfant intérieur, la sexualité, etc. Or, là nous sommes dans le registre de la vie heureuse et du bonheur. Et c’est cela le troisième prisme apporté par l’écologie politique : la distinction explicite entre, d’une part, les conditions de vie, et, d’autre part, la vie heureuse, le bonheur. Le « marxisme traditionnel » a complètement inféodé la question de la vie heureuse à la question des conditions de vie alors que l’incurie d’une telle subordination est évidente. Il suffit de dire à quelqu’un : « Vous avez une maison, un travail, une bonne santé, donc vous êtes nécessairement heureux dans votre vie » : personne ne répondra « oui, c’est vrai ! » à une telle affirmation parce que n’importe qui sait faire – même intuitivement ! – la distinction entre « des conditions de vie » et « une vie heureuse ». Le champ écologiste change le paradigme du marxisme traditionnel et explicite clairement le fait que ces deux sujets – « les conditions de vie » et « la vie heureuse » – ne peuvent être ramenés à l’un des deux et qu’ils doivent être traités dans leurs spécificités propres puisqu’aucune hiérarchisation n’est possible entre ces deux domaines absolument essentiels. Mieux, l’histoire montre que toutes les logiques de subordination de la vie heureuse à la question des conditions de vie ont ouvert sur des dérives qui finissent tôt ou tard par une impasse sociale. Par ce troisième prisme, le mouvement écologiste réintroduit une distinction qui réhabilite l’individu non comme un simple individu social, mais d’abord comme un être humain dont le but dans l’existence n’est pas le travail ou la consommation mais une vie heureuse, avec toutes les conséquences que cela peut ouvrir, y compris sur le plan politique. De même qu’il est difficile de vivre heureux sans lieu où dormir ; il est tout aussi difficile d’être heureux lorsque l’on est en errance psychologique ou incapable de percevoir clairement ses émotions. Et contrairement à ce que d’aucuns peuvent penser, la réactivation et l’éveil des capacités à vivre heureux chez un individu relève de la lutte contre le productivisme (capitaliste ou soviétique) puisque précisément ces systèmes ne peuvent survivre sans éteindre ce qui est humain chez l’individu pour ne faire de lui qu’un pion dans un système économique et politique. Qu’il s’agisse du modèle consumériste ou de l’homo soviéticus : éteindre ce qui est humain chez l’individu c’est créer des êtres de souffrance incapables de se percevoir et donc incapables de contester. C’est très exactement le propos développé par George Orwell dans « 1984 »… En ce sens, le productivisme peut être analysé comme une « névrose » individuelle, portée collectivement et dont les conséquences sont sociales, environnementales, humaines, etc. Question : Comment voyez-vous l’introduction de ces prismes dans le champ politique actuel ? UFAL DES : C’est précisément cela fonder l’écologie politique : trier le chaudron de l’écologie avec une rigueur et une recherche de cohérence globale et systémique que l’on trouve typiquement dans l’héritage républicain et laïque – au sens de Jaurès – ainsi que dans le marxisme de Marx. Voilà le travail de l’UFAL, et somme toute il n’est pas aberrant que la prise de conscience quant à la nécessité d’un tel travail soit apparue justement dans le milieu républicain et laïque de gauche. Fonder l’écologie politique permet de créer un outil utile et efficace, mais également d’éloigner ce qui stérilise la pensée sociale alternative, le « marxisme traditionnel » ou « l’écolo bobo » par exemple. Rappelons qu’une théorie politique et sociale est par essence « révolutionnaire » ! C’est cela sa fonction et sa finalité 43. A ce titre, j’attire l’attention sur le travail de Bernard Friot qui rappelle que l’attitude révolutionnaire ce n’est pas de verser dans le mythe de la « table rase » – une vision somme toute très immature de l’action politique… – ; l’attitude révolutionnaire c’est de détecter dans le présent autour de soi – mais parce qu’on les cherche ! – les alternatives novatrices et progressistes, qui sont à l’état d’embryon, afin de les généraliser à l’ensemble de la société. C’est cela « avoir une attitude révolutionnaire » ! Question : Vous êtes revenu plusieurs fois sur la question du pouvoir, est-ce que vous pourriez développer ? UFAL DES : Au travers des divers sujets qu’il traite avec son approche, le champ de l’écologie politique porte une critique du pouvoir dans son organisation, dans sa manière de se structurer et de se pérenniser dans toutes les interactions humaines et à tous les niveaux. Le pouvoir est traité de manière explicite, c’est-à-dire en abordant les comportements et comment les gérer : il n’y a pas seulement « le pouvoir », mais des comportements humains qui ont pour but le pouvoir, c’est une approche très différente. 43 « L’économie politique » d’Adam Smith ne visait ni plus ni moins qu’à un reversement du paradigme de l’ancien régime par le paradigme bourgeois : l’économisme, dans lequel nous vivons depuis deux siècles. Donc oui, il faut oser ! Il faut de l’audace pour s’imposer ; on ne peut rien changer sans percuter les règles du jeu, en se conformant aux cases et aux rôles prédéfinis par le système lui-même. 23 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 La gauche de gauche est en panne sur la question du pouvoir car elle ne le pense que comme systémique et non comme le résultat de comportements humains, y compris en son sein ! Le sujet des comportements visant le pouvoir n’est jamais abordé en interne des associations ou des partis politiques. Jamais il n’est question du pouvoir tel qu’il se structure en interne de ses mouvements entre les militants, il n’est question que du « pouvoir des dominants ». Ce sujet est « le » grand absent qui est à l’origine du très grand nombre de déconvenues dans le milieu militant et qui explique que quantité de gens se détournent de cette activité alors que paradoxalement une majorité souhaitent du lien social et un vrai changement de société. Ce que le champ de l’écologie politique apporte c’est une critique « pratique » du pouvoir. UFAL DES : La domination c’est d’inculquer aux gens qu’ils sont juste bons à échanger sur le foot, la cuisine, la mode ou les séries télé car leurs vies n’auraient pas de valeur sociale en elles-mêmes. Contre cette croyance, l’éducation populaire consiste à briser ce regard que les gens portent sur leurs propres vies en leurs faisant réaliser que leurs expériences de vie sont d’une richesse politique et sociale considérable, et qu’ils n’ont qu’à les partager avec d’autres sous cet angle-ci pour s’élever en compréhension du monde dans lequel ils vivent. Mais ceci suppose une chose : mettre fin à l’enjeu de pouvoir sur le savoir en expliquant qu’il n’y a pas qu’un seul type de savoir, mais deux ! Le savoir tel qu’on l’entend est un savoir de type « universitaire » basé sur la conceptualisation ; et la totalité de notre système d’ascension sociale par l’école est une sélection sur la maitrise de ce type de savoir à l’exclusion de l’autre type de savoir : le savoir « pratique » qui n’est pas un savoir conceptuel mais un savoir concret, basé sur l’expérience. Mais l’a priori sur le logos comme étant la seule forme de savoir possible joue à fond contre 90% de la population, car l’expérience de vie des personnes est pratique, et non conceptuelle. Sur ce constat, le rôle de l’éduc-pop est d’expliciter ces deux savoirs et de les positionner sur un pied d’égalité. La chute est rude pour le tribun-orateur-expert et pour celui qui croit en celui-ci. L’éduc-pop c’est expliquer que le rôle du porteur de « savoir universitaire » n’est pas de faire une leçon magistrale à un auditoire d’élèves, mais de venir poser des concepts sur le « savoir pratique » qui se sera exprimé par les échanges entre les personnes dans le but de rendre les concepts palpables et opérationnels. C’est-à-dire que de l’orateur-expert qui parlait 80% du temps pour diffuser la « lumière du savoir » devient celui qui intervient en dernier et ne parle que 20% du temps pour seulement mettre des références sur ce que les personnes auront construit à partir de leurs échanges sur leurs expériences de vie. Le changement de méthode remet en cause la structuration du pouvoir. Ainsi, l’éduc-pop illustre ce rapport de pouvoir et les enjeux qui lui sont liés : on ne changera pas de système sans expliciter les comportements humains et adopter des pratiques, des mots et des attitudes qui brise la pérennisation implicite du pouvoir. Expliciter le pouvoir sous forme de comportements humains qui pérennisent des modes d’organisation, c’est cela le second prisme majeur de l’écologie politique ; le but de tout cela étant de conforter la force du collectif et la sureté de l’individu car les seuls perdants sont ceux qui visent à accaparer le pouvoir précisément parce que leurs comportements n’étaient pas explicités et compréhensibles par tous. Question : Quels sont les domaines qui portent cette critique du pouvoir ? UFAL DES : Ils sont nombreux et complémentaires, la critique du pouvoir est un élément transverse. On peut citer la réflexion sur Internet qui oppose un système d’information en réseau a-centré contre un système de diffusion centralisé – télévision ou radio. On peut également citer la réflexion sur les techniques et les organisations de la production qui favorisent l’autonomie ou l’hétéronomie. Le secteur médical est propice à cette réflexion car on y voit comment l’accès au savoir remet en cause l’hégémonie du médecin. Enfin, et c’est l’apport du troisième prisme : le pouvoir – en tant qu’élément individuel présent dans la vie quotidienne – est pensé comme un objectif implicite de comportements que l’on peut apprendre à reconnaitre chez soi et chez les autres, dans l’objectif de le contrer. Partout on retrouve la manière dont le pouvoir se structure et les modes d’organisation qui le pérennisent. La réflexion sur l’éducation populaire est exemplaire en ce domaine : on a longtemps pensé que l’éducation populaire consistait à diffuser du savoir, et on l’a présentée comme un orateur expert venant parler à des personnes ignorantes – des élèves en somme ! Or, ce modèle est néfaste car il entretient une structuration scolaire des esprits où seuls ceux qui sont préparés à devenir orateur arriveront à sortir de leur « mentalité d’élève » : ce système descendant maintient la structure du pouvoir dans la société en la reproduisant là où précisément l’éducation populaire devrait la combattre. Tout ceci peut être mis en parallèle avec le fait que, par exemple, aucun statut de l’élu ne soit mis en place. Or, un statut de l’élu permettrait de ramener l’élu à une proximité avec les autres citoyens, mais entretenir la structuration actuelle du pouvoir demande de maintenir la distanciation artificielle qui existe entre l’élu et le citoyen qui repose sur celle entre l’ignorant et le spécialiste ou l’expert. Notons également que lorsqu’une décision politique apparait trop directement inféodée à des intérêts économiques particuliers alors des experts entre en scène en appuyant précisément sur cette mentalité d’élève afin de fléchir les opinions. Donc mettre fin à l’inculcation de cette « mentalité d’élève » – dans l’enseignement ou l’éducation populaire par exemple – est vraiment un enjeu pour la société dans son ensemble. Question : Evidemment ceci se retrouve dans la domination au sein de la société entre les différents groupes sociaux… UFAL DES : Bien sûr ! La domination dans la société rend compte de ces comportements. L’effet est d’autant plus dévastateur qu’au sein de la société le pouvoir politique est lié au pourvoir économique. Mais ce qu’il faut éviter c’est d’en rester à une dénonciation macroscopique dans la société ; d’abord cela a déjà été fait maintes fois, mais surtout la mise en lumière macroscopique a souvent tendance à cacher que la structuration du pouvoir suppose Question : Qu’est-ce que l’éducation populaire alors ? 24 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 une logique de comportements entre individus à n’importe quelle échelle ! Si on en reste à la dénonciation macroscopique, on risque de stériliser l’idée même qu’il y a des alternatives, c’est-à-dire des comportements alternatifs que l’on peut enseigner et transmettre. Or, c’est sur ce point que l’écologie politique interpelle : elle met en lumière ces comportements de pouvoir à n’importe quelle échelle ainsi que les alternatives de fonctionnement, de gestion et de décision. La différence sur la formation et la circulation de l’information par la télévision et sur Internet en est un exemple flagrant. politique et sociale sous peine de rester dans les carcans idéologiques des XIXème et XXème siècles et de perdre un potentiel alternatif dont les femmes et les hommes ont impérativement besoin aujourd’hui. La rupture d’avec le productivisme – capitaliste ou soviétique – se fera avec des lignes directrices politiques permettant de structurer des voies alternatives ; sans cela, et même si nous allons certainement assister à l’émergence d’un grand nombre d’alternatives concrètes dans la société afin de faire face à la crise sociale, le risque d’un pouvoir liberticide et de la misère est grand car n’en doutons pas : l’adversaire de classe saura se structurer et agir pour durcir le ton comme il a toujours su le faire... voilà pourquoi fonder l’écologie politique comme théorie politique et sociale est nécessaire pour structurer les alternatives concrètes. C’est un grand chantier, et fonder l’écologie politique nécessitera, entre autres, un nouveau regard sur l’organisation sociale et la propriété, l’intégration du psychologique et l’égalité d’importance entre « conditions de vie » et « vie heureuse », une égalité des savoirs – universitaire et pratique –, une réflexion sur l’environnement de vie, etc. Et bien entendu, tout cela soustend une réflexion sur le pouvoir en tant que structure mise en place par des comportements humains précis qui sont identifiables par tous pour peu qu’ils soient explicités et enseignés, et que des pratiques et de usages alternatifs soient proposés et transmis. Question : Donc la question du pouvoir est à expliciter n’importe où puisque reposant sur des comportements que l’on retrouve partout. Pouvez-vous citer un autre champ d’activité comme exemple ? UFAL DES : Celui de la production. Que l’on soit commercial en assurances, boulanger, agriculteur, employé de banque, garagiste, éboueur, la production de chacun structure le monde où nous vivons et les gens savent les implications de leur production lorsqu’ils fabriquent un médicament comme le médiator ou des graines OGM. Mais force est de constater que la structuration du pouvoir dans la production vise à interdire la prise de parole ou la décision : le citoyen n’est acteur – législatif indirect… – que devant l’urne alors que son travail fabrique le monde au jour le jour. A ce titre, l’ESS est aujourd’hui un champ de l’économie où il est possible de tester d’autres modes de fonctionnement et d’expliciter les comportements de pouvoir afin d’en changer la pratique par l’alternative. Voilà pourquoi l’ESS doit oser ! Et elle doit le faire car elle n’existe que dans la mesure où elle n’est que marginale dans le secteur économique. Qu’elle devienne intéressante, et elle sera broyée comme le sont aujourd’hui les mutuelles de santé. L’ESS n’a d’autre choix que celui d’innover. Question : Par exemple ? UFAL DES : Par exemple les coopératives pourraient se réunir et créer des caisses de salaires et d’investissements, et créer un statut du travailleur ESS qui serait payé selon une grille de qualification commune à tous. La caisse garantit le salaire à la personne quelle que soit la coopérative où cette personne va travailler. Avec une telle sécurisation du salaire par la qualification attachée à la personne (et non au poste de travail), un nombre considérable de personnes vont venir travailler dans l’ESS et augmenter ainsi son poids en tant qu’alternative sociale. Les coopératives sont également porteuses d’une réflexion alternative sur la propriété : il est nécessaire d’aller vers une propriété d’usage en rompant fermement avec la propriété lucrative. Cette pratique alternative, qui existe déjà dans des coopératives, doit servir à une extension sur le foncier, qu’il s’agisse du secteur du logement ou des terres arables. L’intérêt de l’écologie politique réside dans sa dimension transverse qui permet de montrer que les idées, logiques et comportements alternatifs sont globaux. Question : Un dernier mot sur comment fonder l’écologie politique ? UFAL DES : Tel que le voit l’UFAL, il apparait nécessaire d’innover dans la manière dont nous formulons une théorie 25 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Briey de L. - Peut-on vouloir renoncer au productivisme sans renoncer à l’Etat-Providence ? 44 ressources naturelles et moins productrice de pollutions, n’implique-t-elle pas de relativiser la recherche de la croissance économique, voire d’accepter une certaine décroissance48 ? Les économistes atterrés semblent croire que non. Au contraire, il y aurait une parfaite cohérence entre relance économique et transition écologique, dans la mesure où le plan de relance devrait consister dans des investissements nécessaires à la transition écologique : développement des énergies renouvelables, travaux économiseurs d’énergies, investissements dans les transports publics, mais aussi soutien aux secteurs de l’éducation, de la santé, des services aux personnes... Toutefois, leur discours n’est-il pas trop idyllique pour être crédible ? Mes inquiétudes ne sont pas tant relatives à l’emploi qu’à l’endettement. L’emploi ne devrait pas manquer – au contraire, une telle économie serait logiquement beaucoup plus intensive en travail, j’y reviendrai. Par contre, alors que la relance exigera une augmentation initiale de la dette publique, une large partie des effets retours attendus prendront la forme d’une amélioration de la qualité de vie et d’une baisse de notre empreinte environnementale, non d’une hausse de l’activité économique. Or en l’absence d’une croissance suffisamment forte, le poids de la dette risquerait de devenir rapidement problématique. La démonstration reste donc à faire que le soutien à la croissance comme réponse à l’endettement public est réellement compatible avec un modèle de développement plus qualitatif. Laurent de Briey, Professeur de philosophie, Université de Namur Texte provisoire Deux points retiennent mon attention dans cette communication. Premièrement, l’étude de contradictions éventuelles entre, d’une part, la critique des politiques d’austérité et l’appel à une relance de l’économie par un « Green Deal »45 et, d’autre part, la remise en cause de l’objectif de croissance au profit d’une « prospérité sans croissance »46 ou d’une « sobriété heureuse »47. Deuxièmement, je m’intéresserai aux critiques des réformes sociales visant à transformer l’Etat-providence en un Etat social actif. Si un collectif comme les économistes atterrés, mais aussi de nombreux écologistes, paraissent voir dans ce projet un cheval de Troie du néolibéralisme, on peut se demander si la défense de l’Etat-providence ne témoignerait pas d’une curieuse nostalgie des Trente Glorieuses, ces trente années qui ont suivi la Deuxième Guerre et durant lesquelles une forte croissance économique était porteuse d’emplois et de hausses salariales, tout en rendant possible le développement des droits sociaux. Je serai ainsi conduit à m’interroger sur la cohérence interne des contreprojets politiques inspirés par les critiques sociales et écologiques. Je conclurai par conséquent en me demandant si, au lieu d’opposer la réforme du système économique et financier, porté par les mouvements politiques dits de gauche, aux réformes du modèle social grâce auxquelles les libéraux entendent dynamiser le marché du travail, il ne faudrait pas en affirmer la complémentarité. Une objection de croissance ? Ceux que Bayon, Flipo et Schneider dans leur excellent livre, La décroissance, appellent les objecteurs de croissance49 jugent pour leur part incohérente l’ambition de réaliser un découplage entre croissance économique et croissance de l’empreinte écologique. Faisant le deuil de la croissance, ils en appellent à une « remise en cause radicale du système des besoins50 ». Une vie plus simple serait non seulement plus conforme aux impératifs de la soutenabilité écologique mais également plus heureuse parce qu’affranchie de la frustration propre à une société de consommation devant créer continuellement des désirs insatisfaits afin de relancer continuellement la demande de biens et de produits. Cette remise en cause constitue une critique du néolibéralisme, mais également du marxisme traditionnel et du socialisme démocratique, dans la mesure où ces derniers sont des productivismes qui ne remettent pas en cause l’objectif de croissance, mais entendent assurer une plus grande égalité dans l’accès à la consommation51. Les objecteurs de croissance se détournent d’autant plus volontiers de la recherche d’une croissance continuelle – même durable –qu’elle s’accompagnerait de fortes inégalités sociales et écologiques 52. Je suis moins convaincu par cet argument. Ce n’est pas parce qu’on observe généralement une corrélation entre croissance économique et croissance des inégalités 53 qu’une société Une relance par la croissance verte ? Les travaux des économistes atterrés constituent un excellent exemple d’une critique sociale de la politique économique européenne actuellement à l’œuvre. Alors que, pour les partisans des politiques d’austérité, le retour à l’équilibre budgétaire, combiné à des réformes structurelles qui renforceront la compétitivité des économies européennes, va rassurer les investisseurs et permettre le retour de la croissance, les économistes atterrés inversent le lien de causalité : l’équilibre des finances publiques sera la conséquence d’une hausse des recettes générées par le retour de la croissance rendu possible par des investissements publics. C’est sur la croissance également que repose leur conviction de l’acceptabilité d’un léger déficit structurel puisqu’elle permet qu’une dette publique grandisse en volume tout en restant stable en pourcentage du PIB. La croissance est ainsi le socle des contrepropositions des économistes atterrés comme elle était le moteur des Trente Glorieuses. Or, la croissance forte durant les Trente Glorieuses s’explique notamment par une exploitation à faible prix des ressources naturelles, incompatible avec les impératifs écologiques actuels. La nécessité de réorienter notre économie, pour la rendre moins consommatrice en 44 Ce texte destiné à la diffusion papier est composé d’extraits d’un article plus long. Celui-ci peut-être téléchargé sur le site du colloque. 45 Voir par exemple J.-M. Nollet, Le green deal. Proposition pour une sortie de crise, Bruxelles, Le Cri, 2008. 46 T. Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, Bruxelles, De Boeck, 2010. 47 P. Rabbi, Vers la sobriété heureuse, Paris, Actes Sud, 2010. 48 S. Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006. D. Bayon, F. Flipo, F. Schneider, La décroissance. Dix questions pour en débattre, Paris, La Découverte, 2012. 50 Ibid. p. 23. 51 Ibid. p. 54. 52 Ibid., p. 22-23. 53 T. Piketti, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 455. 49 26 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 décroissante serait une société plus égalitaire. A mon sens, pour essayer d’anticiper le caractère plus ou moins égalitaire d’une société décroissante, il faut s’interroger sur le rapport entre les types de revenus – capital vs. travail – qui y seraient générés, d’une part, et sur le degré de redistribution sociale qui pourrait y être à l’œuvre. Les objecteurs de croissance paraissent curieusement se préoccuper essentiellement des inégalités générées par les revenus du travail. Cela les conduit à prôner, tout comme les économistes atterrés, un partage du temps de travail et une limitation des salaires. Toutefois, dans une société sans croissance, faiblement intensive en travail, la détention du capital serait cruciale. Il y aurait certes une transformation profonde de ce capital, en raison d’un effondrement potentiel du capital financier et d’une revalorisation du capital foncier, mais la tendance naturelle à la concentration du capital persisterait. Cette dynamique serait d’autant plus forte si le taux de natalité demeurait faible, ce qui est écologiquement souhaitable54. Je crains donc qu’une société sans croissance soit une société fortement inégalitaire si, à l’instar du travail, le capital n’était pas redistribué. Cela signifie que, contrairement aux aspirations libertaires de certains objecteurs de croissance55, une société sans croissance ne pourrait pas être une société désétatisée et débureaucratisée. S’assurer de la répartition du travail et du capital requiert un contrôle public important. Une société sans croissance ne pourrait pas non plus s’organiser sous la forme de petites communautés localisées sur un territoire donné. Une solidarité organisée à une trop petite échelle se heurterait à la répartition inégale des ressources naturelles qui serait source de conflits pour l’appropriation de ces ressources, mais également aux conséquences des aléas climatiques. Est ainsi posée la question du modèle social compatible avec une société sans croissance. Il n’y a pas à ma connaissance de réel consensus à cet égard entre les objecteurs de croissance. Le partage du temps de travail et, imaginons-le, du capital, d’une part, la fixation d’un revenu maximal, l’allocation d’un revenu inconditionnel et l’accès gratuit, ou à faible coût, aux services publics pourraient toutefois constituer un point de convergence. Il paraît également difficile de renoncer à une assurance maladie. On peut douter toutefois qu’un tel programme soit réellement finançable dans une société sans croissance, notamment lorsque la population est vieillissante. Personnellement, j’ai le sentiment qu’une société sans croissance serait à bien des égards une société extrêmement libérale, avec des prestations sociales relativement faibles, et très exigeante en termes de temps de travail. Certes, le temps de travail serait officiellement partagé, mais il ne s’agit là que du travail formel. Or la caractéristique principale d’une société sans croissance serait l’augmentation considérable des activités informelles afin d’autoproduire des services et des biens actuellement rendus disponibles par le marché ou les services publics. Or, si dans une société où le travail est formalisé et fortement divisé, cultiver ses légumes peut être perçu comme le prototype même de l’activité qui ait du sens et qui soit source d’autonomie, il n’en reste pas moins que je n’aime pas jardiner et que je ne suis certainement pas le seul dans ce cas. De même, le partage du temps de travail est supposé permettre de retrouver du temps pour s’occuper des siens. Le père de quatre enfants que je suis applaudis, mais il n’ignore pas non plus que la garde d’enfants est bel et bien un travail. L’émancipation des femmes a d’ailleurs notamment consisté à s’affranchir du travail informel. A l’opposé de la vision romantique portée par les objecteurs de croissance, le travail informel n’est donc pas nécessairement plus épanouissant que le travail formel. J’irais même plus loin. Là où le néolibéralisme veut inciter à la participation de tous au marché du travail formel par la réduction des prestations sociales, il me semble que les objecteurs de croissance contraindront tout le monde à la participation informelle par la pénurie et par la valorisation de l’autosubsistance. L’adoption d’un mode de vie décroissant ne conduit à une vie de temps libéré que lorsqu’elle est le fait d’une minorité au sein d’une société essentiellement productiviste. La généralisation d’un telle mode de vie pourrait par contre menée à une société très exigeante en termes de travail – formel et informel – afin de produire non plus le superflu, mais simplement le nécessaire et l’utile. Un conservatisme social ? Mes craintes quant à l’impossibilité de financer notre modèle social ne concerne pas que les objecteurs de croissance. Comme je l’ai dit, je doute qu’une réorientation de notre économie rende possible, au-delà d’un effet de relance à court terme, une forte croissance économique. Mais douter de la possibilité de renouer avec une croissance structurelle forte impose de s’interroger sur la soutenabilité du financement du modèle social de l’Etat-providence. Or qu’ils s’inspirent de la critique sociale ou de la critique écologique, les mouvements de gauche assimilent toute réforme du modèle social de l’Etat-providence à une régression. Sur ce point à nouveau, les économistes atterrés sont un excellent exemple, notamment lorsqu’ils critiquent le projet de transformations de l’Etat-providence en un Etat social actif au cœur de la Stratégie européenne de Lisbonne. Ce projet dénonce la passivité de l’Etat-providence qui se contente d’assurer un revenu de remplacement aux personnes n’étant plus en mesure de travailler sans favoriser leur réinsertion. Au contraire, financé principalement par des charges sur le travail, l’Etatprovidence affaiblirait la compétitivité économique et freinerait la création d’emplois, alors que le vieillissement progressif de la population ferait exploser les dépenses sociales. Il serait par conséquent nécessaire d’activer l’Etat social en réorientant ses prestations vers le soutien de l’activité professionnelle : accompagnement personnalisé des demandeurs d’emplois, programme de formation initiale et continue, démantèlement des régimes de prépensions, etc. Considérant que les réformes réalisées au nom de l’Etat social actif ont servi un programme néolibéral en permettant, au nom de la compétitivité économique, une flexibilisation du marché travail et une stigmatisation des demandeurs d’emploi56, tandis que la baisse des charges sociales aurait réduit les recettes publiques sans créer d’emplois, les économistes atterrées se positionnent en défenseurs de l’Etat-providence et comptent sur la réduction du temps de travail et les investissements publics pour faire baisser le chômage. Pourtant, comme les 56 Voir P. Batifoulier, P. Concialdi, J.-P. Domin et D. Sauze « Pour un renouveau de la protection sociale » in Les économistes atterrés, Changer d’économie !, op. cit., p. 137. 54 Ibid., p. 599 et sv. 55 D. Bayon, F. Flipo, F. Schneider, op. cit., p. 46. 27 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 économistes atterrés le reconnaissent eux-mêmes, la politique keynésienne pratiquée durant les Trente Glorieuses « reposait sur des facteurs structurels : l’ampleur des gains de productivité, la force de la demande, l’autonomie des pays les uns par rapport aux autres »57. La forte croissance était également rendue possible par la colonisation des pays du Sud et une démographie qui assurait une augmentation progressive de la population active. Le modèle des Trente Glorieuses et l’Etatprovidence ne sont plus des références pertinentes à l’heure du défi écologique, du vieillissement de la population et de l’émergence de pays du Sud et de l’Est. redonner un contenu à l’idée de prospérité qui dépasse la seule aisance économique58. L’une des implications concrètes d’une telle redéfinition de la prospérité serait une réforme en profondeur de la fiscalité afin de la rendre plus redistributive mais aussi plus incitative. Dans une société où près de 50% des prix des biens et services est déterminé par le système fiscal, celui-ci a un rôle crucial à jouer pour assurer une internalisation des effets externes. S’engager dans cette voie plaiderait pour une profonde réduction de la fiscalité et de la parafiscalité sur le travail financée par un renforcement de la fiscalité sur les revenus du capital et par le développement de la fiscalité environnementale. Cela justifierait également le renforcement des mesures de soutien aux services aux personnes. Un tel programme reste dans la ligne défendue par les économistes atterrés. Je me dissocierai par contre de ceuxci en considérant que la revalorisation de la participation sociale plaide également pour une réforme de notre système social afin de favoriser des politiques visant à soutenir la participation plutôt qu’axées essentiellement sur le maintien du pouvoir d’achat. L’héritage de la Troisième voie ne peut être accepté que sous bénéfice d’inventaire. Il me semble néanmoins relever d’un projet politique fondamentalement différent du capitalisme financier. Si le projet de transformation de l’Etat-providence en un Etat social actif a pu être récupéré par le néolibéralisme, c’est parce que ces partisans n’ont pas compris qu’il était totalement incompatible avec l’acceptation de la financiarisation. Celle-ci impose une recherche de rentabilité à court terme, alors que le modèle de l’Etat social actif impose des investissements publics massifs dans l’éducation, la recherche ou l’innovation dont les effets retours ne peuvent apparaître qu’à moyen, voire long terme. Dès lors, la critique du capitalisme financier portée par les économistes atterrés ne justifie pas une condamnation du modèle de l’Etat social actif. Elle me semble au contraire être la condition de la réussite de ce modèle. En retour, la réforme de l’Etat-Providence me paraît être la condition de la faisabilité politique des réformes économiques souhaitées par les économistes atterrés. L’expression d’une nostalgie trop forte à l’égard d’un modèle social et économique définitivement dépassé risque de donner l’impression qu’un conservatisme de gauche défendant les acquis sociaux de uns fait face à un conservatisme de droite s’accrochant aux privilèges financiers des autres, alors que les changements souhaités ne seront possibles que s’ils font l’objet d’un consensus social important. Or, celui-ci ne pourra émerger que si tous les groupes sociaux acceptent que certains avantages qu’ils tirent du système actuel puissent être remis en question. Seuls les efforts faits par les uns légitimeront ceux consentis par les autres. Un contremodèle cohérent ? La lecture des économistes atterrés et la confrontation aux idées des objecteurs de croissance font surgir un doute quant à la possibilité de concilier quatre éléments paraissant tous souhaitables : des investissements publics devant permettre la transition écologique ; l’adoption d’un modèle de croissance faible, voire négative ; la réduction du temps de travail ; la défense de l’Etat-Providence. L’élaboration d’un contreprojet politique cohérent me paraît imposer de choisir entre ces différents éléments. Tout comme les économistes atterrés, je plaiderais volontiers pour des investissements publics devant rendre possible une réorientation de notre économie vers des modes de production et de consommation plus soutenables. Je ne crois toutefois pas que ces investissements soient susceptibles de nourrir une croissance économie forte, mais qu’il faut s’attendre au contraire à des taux de croissance structurellement faibles, voire potentiellement négatifs. Cela invite à s’intéresser sérieusement aux positions développées par les objecteurs de croissance. C’est en particulier la critique du système de besoins inhérent à une société de consommation de masse qui retient mon attention. La consommation est actuellement inutilement stimulée en favorisant l’obsolescence des produits – par leur fragilité technique ou par la multiplication de pseudoinnovations –, mais également en faisant des modes de consommation des marqueurs identitaires et des vecteurs de reconnaissance sociale. Se détacher d’un tel modèle demandera donc de privilégier des modes d’interactions économiques favorisant l’allongement de la durée de vie des biens produits, mais également de redéfinir des modes alternatifs de distribution de la reconnaissance sociale. Croire par contre que l’adoption d’un système de besoins plus sobre signifierait que nous vivrions dans une société de l’abondance et qu’il nous serait possible de célébrer la fin du travail, me paraît excessivement optimiste. Même en modérant notre consommation, adopter des modes de production moins énergivore réduira fortement la productivité du travail. De plus, l’importance des besoins en termes de services aux personnes, en particulier dans une société vieillissante, est telle qu’il me paraît plus pertinent d’en appeler à une revalorisation de la participation sociale qu’à la célébration d’une société du loisir. Une telle revalorisation demande que soit définie quelles sont les activités socialement utiles et les formes de participation sociale qu’ils importeraient de revaloriser. A l’encontre donc de tout individualisme libéral, il faut s’attacher à 57 58 H. Sterdyniak, « Quelle politique économique ? Mort et renaissance du keynésianisme » in Les économistes atterrés, Changer d’économie !, op. cit., p. 25. Voir L. de Briey, « Prospérité et crise du politique » in I. Cassiers (éd.), Redéfinir la prospérité, Aube, Paris, 2011, pp. 213238. 28 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Tonaki Y. - Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima 2) De là, à environs 40 km au sud, il y a la ville d’Iwaki, où vivent plus de 300 mille d’habitants. Certains quartiers ont été gravement endommagés par le tsunami. Mais, il est à noter que, en général, le taux de radioactivité n’est pas aussi élevé dans cette ville, qui a pu échapper aux nuages contaminés en mars 2011. Actuellement, le problème capital pour elle est plutôt l’afflux de population et la hausse du prix des terrains, puisque les évacués et les travailleurs pour le démantèlement, la décontamination, et donc pour la « reconstruction », cherchent à y fixer leur logement. Or, j’ai visité récemment un quartier au bord de la mer : dans cette commune de Usuiso, presque totalement détruite par le tsunami, les habitants ont quand même de l’espoir : ils fondent une « commission de concertation pour la réforme » et se réunissent réglièrement dans une petite cabane, bâtie toute seule sur le quartier ruiné, afin de délibérer sur le plan de leur future commune. Yotetsu TONAKI, Université Toyo (Japon) / Université Paris Diderot (CSPRP) Il serait évident que le « 11 mars » a marqué une nouvelle page à l’histoire des crises écologiques. Catastrophe complexe, composée de différents éléments – naturels, industriels, économiques, politiques, technoscientifiques etc. –, cet événement nous impose sans aucun doute à reconsidérer les enjeux mêmes de l’écologie politique. Mais quels sont exactement les défis qu’il nous pose ? A partir de l’observation des situations complexes ou même déchirées où se trouve le Japon après la catastrophe de « Fukushima », surtout de celles pour les habitants du département portant le même nom, nous nous proposons d’en dégager des points capitaux qui nous incitent à réexaminer la tâche de l’écologie politique. 3) Au centre du département, comme je l’ai dit, il y a deux grandes villes, Fukushima et Koriyama. Sans aucun dégât direct du tsunami, ni beaucoup de dommages du séisme, il paraît, à première vue, que rien ne s’est passé dans cette zone fortement peuplée. Cependant, la radioactivité émise de la centrale nucléaire sont allée au nord-ouest, dans la direction de la ville de Fukushima, et puis au sud, vers Koriyama. C’est ainsi qu’un niveau très élevé de radioacivité se détecte dans certains quartiers de ces villes. Le problème pour elles n’est donc pas simplement celui de « reconstruction », mais comment vivre avec une « faible » dose de radioacitivité. Bien sûr que certain nombre d’habitants, notamment femmes et enfants, se sont déplacés dans d’autres régions. Mais ce type d’évacuation provoque plusieurs problèmes : beaucoup d’entre eux se sont évacués de façon spontanée, c’est-à-dire en dehors de la protection administrative ou de l’aide communautaire ; il y a aussi des séparations familiales et des divorces. Si l’on se décide par contre de rester, comme le font beaucoup de ses voisins, autant de problèmes s’imposent : stresse physique et psychique, violences domestiques, problèmes sanitaires surtout chez les enfants qui doivent s’abstenir de jouer à l’extérieur. Il faut noter par ailleurs que, 2 ans et quelques mois passé, on reconnaît actuellement l’augmentation anormale des cancers de la thyroïde chez les enfants. Il me semble nécessaire d’élucider une logique (ou une idéologie) qui pénètrent dans toute cette situation que l’on est amené, de gré ou de force, à reprendre la vie normale. La question touche justement le noyau de ce que c’est que l’écologie. Dès sa première définion par E. Haeckel, ne s’agissait-il pas d’une logique capable d’expliquer les relations entre les organismes et l’environnement qui les entoure ? Si « Fukushima » signifie cette scène où l’on s’adapte à l’environnement plus ou moins contaminé en vue de réhabiliter la « normalité » de la vie, il faut savoir ce qui la promeut et ce qui en empêche une réforme radicale. 1. Commençons par rappeler ce que signifie le mot « Fukushima ». Comme on le sait, c’est avec l’accident de la centrale nucléaire Fukushima-Daïichi de TEPCO (Tokyo Electric Power Company,), que le nom de « Fukushima » est répandu dans le monde entier. Mais « Fukushima » a plusieurs noms ou visages, du moins du point de vue géographique. « Fukushima » est tout d’abord le nom du département où se situe cette centrale. Il est en vérité le troisième plus grand département du Japon en superficie, équivalente à la moitié de la Belgique. Puis la préfecture de ce département porte le même nom : la ville de Fukushima, située à 60 km au nord-est de la centrale, abrite à peu près 300,000 habitants. Or le département est divisé en trois parties par deux chaînes de montagnes qui vont du nord au sud. Le tsunami du 11 mars a frappé uniquement la partie à l’est du département, où se trouve la centrale nucléaire. Dans la partie centrale, avec l’autoroute et les grandes lignes qui lient Tokyo et le Nord-est du Japon, il y a des villes principales avec une grande population, y compris la ville de Fukushima. L’ouest du département est une région de montagnes, beaucoup moins contaminée que les deux autres. Il serait ainsi permis de dire que, sauf certains villages et quartiers au bord de la mer, ni le tsunami ni le séisme n’a provoqué autant de dégâts dans la plupart du département de Fukushima. C’est ainsi que beaucoup de gens continuent d’y habiter comme avant. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de « catastrophe » à Fukushima, mais, tout au plus, que l’écart est tellement grand entre ces régions qui sont toutes de « Fukushima », qu’il faut voir de plus près, au-delà d’une simplification et une exagération, le problème fondamental qui se trouve derrière les images, voire les illusions, suscitées par ce dénominateur commun. S’il y a une catastrophe, elle se trouverait plutôt dans cette normalisation des états catastrophiques. Nous y reviendrons. En tout cas, à titre d’illustrations, voyons du moins trois lieux typiques de « Fukushima » : 2. On doit d’abord admettre que le Japon a connu après le 11 mars un remarquable mouvement politique qui proclame cette sorte de réforme radicale. Remarquable non simplement parce que la population avait resté avant la catastrophe quasiment indifférente à la politique nucléaire du pays, mais que jusqu’alors les Japonais avaient été presque muets à l’égard de toutes sortes de mouvement politique. Après l’échec du mouvement étudiant dans les 1) D’abord, les images répandues de « Fukushima » peuvent se trouver bien évidemment dans et autour de la zone interdite. Les maisons ruinées ou détruites, délaissées depuis l’accident, restent comme telles encore actuellement et resteront non habitable. On n’y voit que des voitures, camions, et bus qui circulenet entre la centrale et la ville voisine, embarquant les liquidateurs. 29 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 années 60 (zenkyoto) et notament à la suite du jusqu’auboutisme de l’extême gauche japonaise, c’était l’indifférence à la politique qui régnait sur l’espace public de ce pays. Le 11 mars a réveillé pour ainsi dire la conscience politique chez eux. Plusieurs manifestations ainti-nucléaires sont réglièrement organisées avec une forte participation de la société civile. Particulièrement, il faut noter une série de manifestations hebdomadaires devant la résidence officielle du premier ministre à Tokyo, qui proclame chaque vendredi soir « non au redémarrage ». Cependant, ces mouvements étaient loin d’atteindre leur but ; ils n’ont même pas réussi à former une opinion publique. Cela est attesté par la victoire massive du parti conservateur (PLD) lors de l’election de la Chambre des représentants en décembre 2012, et affirmé encore davantage par celle de la Chambre des conseillers en juillet 2013. Ayant promu la politique nucléaire du pays pendant un demi-siècle, PLD a déclaré de renier la décision du gouvernement précédent d'arrêter progressivement la production nucléaire sur 30 ans, tout en fournissant en même temps diverses politiques plus attractives de la réhabilitation économique. Le nouveau gouvernement n’affirme pas seulement le redémarrage des réacteurs nucléaires en suspension, mais entend accélérer l’exportation du nucléaire vers des pays en voie de développement comme la Turquie, la Lituanie, le Viet-nam, l’Inde etc. L’échec du mouvement populaire peut s’expliquer par nombreuses raisons. Traditionnellement, le mouvement « écologiste » reste très faible au Japon ; c’est ainsi que la naissance du parti vert japonais en 2012 n’a pas attiré l’attention des gens. L’affaiblissement général de la gauche a empêché de former une opinion publique assez solide. En définitif, les mesures prises par le gouvernement de centregauche qui était au pouvoir au moment du 11 mars sont jugées insuffisantes – voire criminelles aux yeux de certains –, ce qui aurait incité les électeurs à remettre leur espérance au parti conservateur, qui proclame avant tout la reconstruction économique. Ajoutons en passant que le mouvement politique plus visible se trouverait plutôt à la droite, comme en témoigne la montée du nationalisme et du discours xénophobe ostensible et même raciste des groups extrême-droites, soutenu surtout par des jeunes. En tout cas, on arrive ainsi à retrouver la vie « normale », en laissant de côté le problème de « Fukushima ». Relatant le résultat de la victoire du PLD, Le Monde a intitulé un de ses reportages « On publie Fukushima »59 : tout se passe comme s’il s’agissait d’une sorte d’« apathie » générale, refoulement pour ainsi dire à l’égard de l’événement traumatique. D’après ce rapport, l'augmentation des prix de l'électricité, à cause du remplacement des centrales nucléaires en suspension avec des centrales thermiques, « freine l’amélioration de la compétitivité industrielle et la croissance économique ». Pour avoir une amélioration souhaitée, dit-il, « le processus de redémarrage des centrales nucléaires doit être accélérée le plus rapidement possible, avec la sécurité comme une condition indispensable ». Le nucléaire n’est pas considéré simplement comme une des sources énergétiques requises pour la croissance ; il en est l’élément essentiel. Enérgie plus efficace et propre à une « société post-carbonne » qu’on prétend viser, il peut contribuer à « la résolution des problèmes mondiaux de l'énergie et du changement climatique ». C’est ainsi que « la taxe contre le réchauffement climatique, qui est l'un des facteurs augmentant les prix de l'énergie, devrait subir une révision fondamentale ». Quant à l’énergie renouvelable, elle doit elle aussi être entièrement révisée à cause de sa « faible efficacité, de instabilité et des coûts élevés ». Il n’oublie pas de mentionner le prolongement de l’installation du cycle du combustible nucléaire, capable de contribuer à la « utilisation pacifique de l’énergie nucléaire ». C’est vrai que toutes ces citations ne font que répéter ce que l’on n’a cessé de dire : l’utilisation constante de l’énergie nucléaire constitue une condition nécessaire de la croissance durable. Mais s’il y a quelque chose de neuf dans ce rapport, ce serait le fait même qu’il le répète encore à l’époque qualifiée d’« après Fukushima ». Certes, on pourrait objecter sans difficulté à sa proposition optimiste de la relance du nucléaire : l’accident de la centrale Fukushima Daï-ichi n’a-t-il pas apporté des dégâts littéralement « imprévus » ? N’atteste-t-il pas une limite de la maîtrise prométhéenne ainsi que de la faculté de l’imagination des hommes ? Est-on sûr d’oser redémarrer les centrales qui comportent des risques tellement graves ? etc. Mais il faudrait y répondre : toutes ces tragédies ne sont jamais oubliées ; ces risques sont déjà pris en compte... Ce type de réponse est déjà inscrite dans la tentative de prolonger le processus de croissance. Il faut donc savoir quelle est l’idée sous-jacente qui soutient une telle tentative. A cet égard, on peut se référer par exemple au « calcul préalable du coût du risque de de l’accident nucléaire », présenté le 25 octobre 2011 lors de la 3e commision d’examen de la technologie concernant l’énergie atomique et le cycle du combustible nucléaire, située dans le Bureau du Cabinet61. Tous les « coûts (costs) » des éventuels « risques » sont déjà calculés de façon managériale : on multiplie d’abord tous les coûts des dégâts (y compris celui pour l’indemnisation et le démantèlement), par le taux de fréquence des accidents ; et tout cela est divisé par la quantité d’électricité produite. Au fur et à mesure qu’on produit plus en plus d’électricité par les moyens assez sûres, les « coûts » des risques peuvent diminuer, quelque soit leur grandeur réel. Ces « coûts » seront compensés, en vue d’attendre au bien plus grand et plus général. 3. Or, derrière tous ces motifs, il me semble rester une exigence consistante qui soutient cette quête de normalisation. Comme on le sait, il s’agit précisément de l’exigence de la croissance, partagée par les acteurs dominants de la politique et de l’industrie. En fait, l’une de ses expressions explicites peut se trouver dans un rapport publié le 15 octobre 2013 par la Fédération des organisations économiques japonaises (Keidanren), syndicat patronal de grandes entreprises du Japon et principal groupe de pression du PLD. Intitulé « Propositon pour une future politique énergétique », ce rapport résume bien les idées qu’elle partage avec l’actuel gouvernement 60. 4. On pourrait qualifier une telle logique d’« optimiste », au sens etymologique du termes. En effet, elle peut se rapprocher facilement d’une idée traditionnellement admise à chaque moment catastrophique. En l’occurence, il s’agit bien évidemment de la querelle sur 59 Grégoire Allix,«On oublie Fukushima», le 12 décembre 2012, Le Monde. 60 Keidanren, ‘‘A proposal for Future Energy Policy”, le 15 octobre 2013 61 http://www.aec.go.jp/jicst/NC/tyoki/hatukaku/siryo/siryo3/siryo 3.pdf (en japonais) 30 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 le mal et la providence, entretenue autour du fameux poème de Voltaire sur le tremblement de terre à Lisbonne en 1755. Dans la lettre adressée à Voltaire, Rousseau a écrit : « il peut donc, malgré sa bonté, ou plutôt par sa bonté même, sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la conservation du tout »62. Les « coûts » individuels peuvent être « sacrifiés » au profit du bien général : « le mal particulier d’un individu contribue au bien général », dit Rousseau. Une telle vision optimiste était partagée, à la même époque, par le jeune Kant. Quelle que soit la relation ambiguë de Kant au concept leibnizien d’optimisme, ces écrits de jeunesse consacrés au tremblement de terre de Lisbonne montrent clairement que Kant suit Leibniz, notamment lorsqu’il affirme que ce monde est plus parfait que tous les autres mondes possibles. Seulement, c’est la finitude humaine qui empêche que les hommes aboutissent à la perfectivité divine. Ce qui reste pour les hommes, c’est, dit Kant, d’essayer d’y attendre, en « subordonnant les buts inférieurs aux buts supérieures, pour pouvoir atteindre au but le plus haut de l’infinité qui dépasse à jamais les moyens qu’on trouve dans la nature »63. Voilà donc la fameuse voie de providence. Le bien – ou le mal – individuel et donc inférieur peut être « sacrifié » ou « subordonné » au bien plus élevé, en vue du développement constant vers l’infini. Il va sans dire que notre quête actuelle de la croissance n’est pas du tout la même que celle où vivaient Kant et Rousseau. Surtout, l’invention de l’énérgie nucléaire, constituant la source essentielle de la présente quête, sert à la réalisation d’une civilisation hautement modernisée, beaucoup plus avancée qu’on ne la pensait. Mais, il faudrait ajouter en même temps qu’elle multiplie, de la même vitesse que le développement industriel, la grandeur du moins potentielle des catastrophes imprévues ; et que cette potentialité ne vient pas de l’extérieur mais est intrinsèquement liée à cette modernité elle-même. Le terme « modernité réflexive », mis en avant par Ulrich Beck et Anthony Giddens, montre bien que la modernisation techno-scientifique « se réfléchit », comme le double visage de Janus, sur la société elle-même en en imposant les conséquences inversées ; c’est cette « réflexibilité » qui constitue donc la « société du risque »64. Mais le terme « risque » ne saurait plus être adéquat pour désigner le problème de notre époque, dans la mesure où il est conceptuellement inséparable du calcul, de l’estimation ou de la prévision préalablement pris par le sujet, ce que l’atteste justement le calcul du coût du risque que nous avons cité plus haut. « Fukushima » n’est-il pas le nom pour une société où la potentialité des catastrophes imprévues et immaîtrisables devient l’horizon même de notre vie ? C’est justement ce que Jean-Luc Nancy a montré dans son petit livre intitulé L’équivalence des catastrophes. Après Fukushima65, dont j’ai publié la version japonaise en collaborant avec lui. Nous sommes entrés, selon Nancy, dans une étape où, à la suite de la dissolution du système ordonné ou hiérarchique, toutes les choses sont absorbées dans un système complexe de l’interdépendance technique, social et économique, pour devenir échangeables et équivalentes l’une à l’autre. Dans cette perspective, l’accident catastrophique de Fukushima doit être saisi comme un événement qui révèle une configuration plus vaste, au niveau planétaire même, de l’interdépendance de tous ces facteurs : quelle que soit la singularité de chaque facteur, une fois qu’il est entré dans ce système d’interdépendance, il peut déclencher des conséquences imprévues. Cette conception nous incite à penser que nous vivons dans un monde où la possibilité des catastrophes imprévisibles et immaîtrisables , forme une normalité de la vie. Pour conclure, je voudrais remarquer rapidement qu’une telle idée n’est pas uniquement avancée par la philosophie occidentale post-moderne, mais se trouve employé par le discours de l’ingénierie japonaise, qui voudrait contribuer quant à elle à la sûreté du système social et technologique, y compris nucléaire. Alors qu’il avait essayé depuis longtemps de construire la théorie managériale de la sécurité concernant les accidents technologiques, ce discours, étant conscient après le 11 mars de l’incapacité pour une telle théorie de saisir la spécificité des catastrophes contemporaines, s’intéresse désormais à une notion qui permettrait d’inclure les éléments « imprévus » dans sa théorie de la gestion de la sécurité. Il s’agit précisément de la notion de « résilience ». Selon un appel intitulé « Vers quoi s’oriente l’ingénierie d’après la catastrophe ? », publié le 9 mai 2011par l’École de l’ingénierie de l’Université de Tokyo, on met ses espérances en cette nouvelle notion : « tandis que l’ingénierie d’avant était celle qui ‘‘ne pensait pas à des imprévus’’, l’ingénierie de résilience est celle qui vise ‘‘à bien arranger même si un imprévu arrivera’’ ». Mais comment peut-on « arranger » si le « coût » de cet imprévu sera miltiplié par l’interdépendance indéfinie et dépassera sa prévision initiale ? Si l’écologie politique est « difficile » au Japon d’après le 11 mars, ce n’est pas simplement parce que le mouvement politique des écologistes ou de la gauche en général n’arrive pas, structurellement ou non, à sortir de l’impasse, mais parce que le discours de la croissance s’installe assez solidement dans tous les champs de la politique, de l’industrie et de la science pour empêcher de penser à une autre voie. Si, comme l’a dit André Gorz déjà depuis les années 1970, la question principale pour l’écologie politique ne réside plus dans cette alternative de poursuivre la croissance ou bien en limiter l’excès par les moyens plus ou moins soutenables, mais de remettre en question ce régime de la rationalité économique en général66, il nous semble important de prolonger un tel travail tout en le resituant à l’époque d’« après Fukushima ». 62 J.-J. Rousseau, « Lettres à Voltaire sur la providence », 1776. Kant, « Histoire et description du tremblement de terre de l'année 1755 et considérations sur les tremblements de terre observés depuis quelque temps », 1756. 64 U. Beck, La société du risque : Sur la voie d'une autre modernité, Paris, Flammarion, 2003 ; U. Beck, A. Giddens et S. Lash, Reflexive Modernization: Politics, Tradition and Aesthetics in the Modern Social Order, Stanford University Press, 1994. 65 Jean-Luc Nancy, L’équivalence des catastrophes. Après Fukushima, Paris, Galilée, 2012. 63 66 Voir André Gorz, Écologie et politique, édition refondue et augumetée, Paris, Seuil, 1978. 31 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Villalba B. - Temporalités négociées, temporalités prescrites. L’enjeu du délai compte à rebours (comme nous y invite certains théoriciens de l’écologie politique) et donc la possibilité de l’inexistence du long terme, la possibilité de « la fin de tout but possible » (Günther Anders). L’enjeu climatique ne nous laisse pas le choix : la politique —notamment en démocratie— doit désormais construire ses objectifs non plus en fonction d’une vision idéale d’un temps sans cesse renouvelé, mais comme inscrits dans un délai nous imposant de réaliser des choix qui seuls permettront la continuité réelle de l’existence de nos sociétés. Le délai est donc caractérisé par une double face : la prise en compte d’un compte à rebours (résultant du cumul des crises environnementales et sociales) et l’acceptation d’une courte période pendant laquelle nous serons contraints à effectuer les choix salutaires. Pour faire face à cette cécité des temps politiques qui frappe nos sociétés démocratiques, nous devons donc accepter de faire un effort d’imagination pour enfin regarder en face ce décalage entre l’urgence actuelle et la faiblesse des réponses collectivement élaborées. Cet effort d’imagination passe, tout d’abord, par la nécessité d’accepter cette urgence. Rien n’est moins facile, tant nous continuons à nous bercer —au Nord comme au Sud— de l’illusion que la corne d’abondance de la science et du progrès pourra résoudre tous les problèmes, dans l’égalité et la justice universelle… L’imagination passe ensuite dans notre capacité collective à explorer des pistes qui pour l’instant, n’ont rien d’attrayantes. Ces pistes concernent la possibilité d’envisager en premier lieu la contrainte temporelle : nous sommes face à un ultimatum que nous ne pouvons continuer à nier. Elles concernent ensuite la contrainte exogène (perspective de l’anthropocène, Grinevald J., 2008) De plus en plus, nous devons faire face à une contrainte égalitaire, qui redessine les relations entre humain et non-humains. Enfin, elles évoquent la contrainte sociale : la sobriété devient une condition nécessaire du partage dans un monde fini (la carte carbone, le revenu maximum autorisé…). La démocratie ne pourra faire l’économie d’explorer, rapidement, ces pistes, au lieu de se mettre l’accent sur les procédures à choisir pour envisager, un jour, plus tard, de construire un débat à la hauteur de l’enjeu écologique (Bourg et Whiteside). Ces pistes conditionnent la possibilité de maintenir des choix pour les générations futures. Elles peuvent apparaître comme restrictives de nos libertés de choix actuelles. Mais elles seules peuvent permettre de reculer l’échéance et la brutalité de la fin de nos idéaux démocratiques. Bruno Villalba, maître de conférences science politique, Sciences Po Lille, Membre du Ceraps, Rédacteur en chef d'Études Rurales (EHESS - Collège de France - CNRS) La communication s’insère dans une réflexion construite à partir d’une analyse de sociologie politique sur la confrontation des temporalités politiques et écologiques. Partant du constat de l’échec répété des négociations internationales à produire une réorganisation des politiques environnementales ou une constatation des limites actuelles des projets politiques dans ce domaine (La Charte de l’environnement est sensée, avec la constitutionnalisation du principe de précaution, pourtant engager une vaste réorientation des objectifs de la puissance public), l’enjeu est d’analyser la compatibilité des temporalités démocratiques (régime d’historicité, perspectives continuistes du temps du projet politique, rythmes de prise de décision, etc. Hartog F., 2003) avec les temporalités de l’écologie, marquée par les irréversibilités (Dupuy J.-P., 2002). Le long terme — qui structure l’organisation de la décision politique (Rosanvallon, Gauchet…) — est de plus en plus questionné par l’irruption du court terme (Rosa sur le plan social ; Meadows et plus récemment Bourg, Dobson… sur le plan écologique). Cela révèle un décalage fondamental — qu’il nous est encore difficile d’explorer— entre la manière dont nous imaginons le long terme et la réalité matérielle des phénomènes écologiques (dérèglement climatique, pénuries énergétiques, épuisement des ressources, sixième extinction de la biodiversité, empoisonnement de l’environnement, explosion des inégalités sociales, développement de la surveillance généralisée, guerre pour les ressources y compris pétrolières en Irak…). Autrement dit, cela révèle le décalage entre, d’une part, notre capacité à créer les conditions pour que le long terme ne puisse jamais advenir et, d’autre part, notre ingéniosité pour sans cesse repousser la prise en compte du délai qu’il nous reste… Car, en matière d’écologie politique (la manière dont la politique actuelle se saisie de l’enjeu écologique), ces dispositifs supposent que nous disposons d’un temps conséquent, d’une durée suffisante pour adapter, lentement, notre représentation du futur aux contraintes de plus en plus actuelles de l’urgence écologique. Or, l’environnement n’est pas un simple problème de long terme, de responsabilité vis-à-vis des générations futures. Au contraire, l’environnement est un problème historiquement enraciné dans l’élaboration de notre société productiviste, consumériste, basée sur une construction continuiste du temps politique (Arendt). Mais, si on croise le problème climatique (en insistant notamment sur l’imminence des points de rupture et des effets d’emballement) avec la question énergétique (pic pétrolier imminent, déclin inéluctable des matières premières, risques de ruptures d’approvisionnement électrique dès cet hiver…), alors le problème climatique est moins un problème de long terme qu’un problème de compte à rebours, moins un problème de durée qu’un problème de délai. Dès lors, l’enjeu n’est pas tant d’arriver à penser le long terme (puisqu’en fait nous le faisons déjà à travers le prisme du mythe du développement, du progrès technoscientifique ou de la croissance continue), mais plutôt d’arriver à penser le 32 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Grisoni A. & R. Sierra - L’écologie politique comme perspective : la reformulation des catégories du politique sur l’espace public oppositionnel colonisation. Bien qu’une « expérience » telle puisse être traitée comme objet pour la science (être décrite, éclairée, analysée), elle demeure cependant essentiellement un « locus d’énonciation » et comporte des spécificités la rattachant à un sujet, à l’exclusion de tout autre. Ce dernier élément permet saisir la différence entre « objet » et « perspective ». Dans ce contexte, on ne peut considérer l’écologie politique comme un objet d’étude, dont nous sommes les observateurs distanciés et supposément neutres, dans la mesure où, en tant que sujet, nous sommes engagés dans une interaction avec cette notion, à travers laquelle nous pouvons approcher le « locus d’énonciation » qui la caractérise. Ici, la notion d’énonciation désigne non seulement le discours, mais également l’action incluant les engagements sociaux et politiques. Plusieurs questionnements succèdent à ce constat : en quoi consisterait la perspective dans le cas de l’écologie politique ? Quels seraient les sujets, les expériences spécifiques à cette notion? Est-il possible d’identifier un « locus d’énonciation » propre aux discours écologistes et aux manifestations de l’écologie politique ? Quelles « énonciations » résultent d’une conception de l’écologie politique excluant la fonction d’objet d’étude pour les SHS ? Dans quelle mesure la compréhension du postcolonialisme en tant que perspective permet de comprendre l’écologie politique ? Ces questions sont abordées par Jean-Paul Deléage et Jean Zin, qui s’interrogent sur le sens de l’écologie politique, l’un en le reliant à l’existence de l’anthropocène, le second en la définissant explicitement comme un « mouvement émergent » (Zin 2010, 41)3, à travers un questionnement sur les « contenus définitoires » de l’écologie politique c'est-à-dire sur son « corps de doctrine ». Pour l’auteur, cette notion peut se traduire dans l’action non pas en tant que « conversion morale », mais au titre de « projet politique », abordé comme une question de responsabilité, d’aspiration morale et de valeurs (bien qu’il ne soit pas clair, du point de vue de la philosophie pratique, si la notion de responsabilité appartient à la sphère de la politique plutôt qu’à celle de la morale ». La conception de Zin partage des points communs avec la vision de Hans Jonas. L’un comme l’autre soulignent la dimension de l’engagement inhérente aux enjeux environnementaux, et cette responsabilité se traduit dans les deux cas, en posant des limites à nos capacités techniques de transformation du monde comme de nous-mêmes. Pourtant, si Hans Jonas formule cette responsabilité dans le cadre générale d’une alternative éthique ou de transformation morale, éloignée de l’engagement politique, c’est bien de cela qu’il s’agit chez Jean Zin, qui considère comme nécessaire la réalisation « d’une définition plus conceptuelle et critique de l’écologie politique comme nouveau stade cognitif ». Il décrit ce stade comme « celui de la postmodernité et de l’unification du monde dont nous sommes devenus responsables (jusqu’au climat de l’ère de l’anthropocène), avec toutes les implications pour la politique de la prise en compte des enjeux écologiques ». Par Anahita Grisoni et Rosa Sierra Introduction générale Cette communication à deux voix, croisant une approche philosophique et une analyse sociologique, s’interroge sur la manière dont l’écologie politique s’exerce en dehors des cadres institutionnels du politique pour faire évoluer la formulation des problèmes publics en général. Elle s’inscrit dans un travail mené en parallèle, dans le cadre du réseau de recherche franco-allemand, qui consiste à inscrire une réflexion sociologique sur la dimension écologiste des luttes sociales dans une posture philosophique pour laquelle l’écologie politique serait à appréhender en tant que perspective. Cette reformulation des catégories du politique s’exprime sur des espaces d’émancipation, comme dans le cas du « mouvement populaire » italien NoTav. Ce mouvement populaire, crée en 1993 dans la vallée de Suse dans le nord de l’Italie suite à la déclaration de l’Etat italien visant à réaliser la ligne de train à moyenne vitesse entre Lyon et Turin, sixième projet du réseau transeuropéen de transports, vise à empêcher l’aménagement de ce projet. Depuis vingt ans, il s’est manifesté par un grand nombre de mobilisations aux formes diverses – manifestations, marches entre différentes villes, occupations de chantiers – et s’est diffusé dans l’ensemble de l’Italie, rejoignant les revendications opposées à la construction du tunnel dans le détroit de Messine (Della Porta et Piazza, 2008). Aujourd’hui, le mouvement NoTAV occupe une place considérable dans les forums sociaux internationaux, à la tête des réseaux de mobilisations opposés aux grands projets d’aménagement. Dans cette communication, nous avons pris le parti d’approcher l’écologie politique comme perspective à partir des luttes sociales venant reformuler les catégories du politique. Cette écologie là sera considérée comme une « contre-culture créative » (Latour, 1994) et non comme « la montagne accouchant d’une souris » d’une écologie politique institutionnelle, réduite aux partis écologistes. Au début des années 1980, Alain Touraine avait su voir l’émergence d’un nouveau mouvement social, autour d’enjeux environnementaux –le nucléaire -, porteur de prises de positions écologistes, sans pour autant poursuivre des recherches sur ce qui aurait du être, d’après lui, l’un des principaux éléments des mobilisations dans la société postindustrielle. Pour cela, nous nous interrogerons dans un premier temps sur le statut de l’écologie politique en sciences humaines et sociales d’un point de vue philosophique, avant de proposer, dans un second temps, une grille d’analyse à partir de la notion d’espace public oppositionnel. 1. L’écologie politique comme perspective ? La nature des relations entre écologie et science semble porter deux perspectives : d’un point de vue épistémologique, on pourrait la considérer soit comme un objet d’étude pour les SHS, soit comme une « perspective », soit comme un processus en formation, à la manière dont Walter Mignolo définit la notion d’« expérience frontalière », comme un élément qui s’inscrit tant dans la culture dominante que dans une histoire de la 2. D’Habermas à la Théorie critique, vers un espace public européen et oppositionnel ? La dimension écologique du mouvement populaire NoTAV. A partir de cette posture définissant l’écologie comme perspective tendant à l’engagement, cette seconde partie aborde la manière d’interroger cette notion dans ses manifestations sociales. Ici, la notion de politique sera 33 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 exposée à partir du mouvement social, non institutionnalisé et des grammaires de l’action légales et illégales qui le constitue, en ce qu’elles sont porteuses de sens pour les acteurs sociaux. Le mouvement NoTav ne se définit pas comme un mouvement écologiste ou environnemental, mais comme un mouvement populaire. Il ne figure pas à l’agenda politique du principal parti écologiste italien i verdi, mais alimente néanmoins une réflexion sur le politique et sur l’écologie en général, au niveau local comme au niveau national, et ce à partir d’un positionnement individuel et collectif qui peut être qualifié d’écologiste, à travers les trajectoires militantes, les modes de consommation des acteurs du mouvement, allant de la décroissance au buycott. L’intérêt de ce mouvement réside justement dans la conjugaison entre les dimensions populaires mises en avant par les organisateurs, plaidant pour leur droit à la participation, et la mise en exergue d’éléments liés à la naturalité de la zone à défendre, mais également des populations vivant sur ce territoire. Certes, les arguments mis en avant pour justifier l’opposition sont en partie d’ordre esthétique, liés à la patrimonialisation d’un site naturelle d’exception, au cœur de la chaîne des Alpes. Mais c’est également sur un registre de santé publique que porte le débat, dans la mesure où les opposants considèrent que le chantier du tunnel tant que la présence de la ligne à moyenne vitesse portent préjudice au bien-être des travailleurs et des habitants. Au-delà de ces arguments, certains principes édictés par l’Union européenne sont remis en question, comme par exemple la libre circulation des marchandises, et le financement national d’une grande partie du projet. Ces thématiques font indirectement références à des modes de production, de diffusion, de transport et de consommation critiqués en raison même de leurs carences en termes de naturalité. Pourquoi, en effet, l’essentiel de la production sicilienne en fruits et légumes devrait être acheminée vers le nord de l’Europe ? En atteste les modes de consommation développés par les acteurs du mouvement, souvent liés à des circuits courts ou à des réseaux comme Slow Food ou no-global. Après cette brève introduction visant à montrer que le mouvement NoTav est tant écologique que politique, il convient de préciser que, tout au long de son histoire, il a suscité de nombreuses controverses environnementales sur l’espace public. L’analyse de l’expression des mouvements sociaux à caractère écologique à travers la notion d’espace public n’est pas une nouveauté, notamment dans le cadre de la sociologie des problèmes publics. La question est ici de savoir quelle définition de l’espace public serait fertile pour traiter le phénomène du mouvement NoTav, dans le contexte d’un fort ancrage local et national d’une lutte dont les grammaires d’action et les mots d’ordre circulent néanmoins dans les pays européen, réalisant ainsi une « européanisation par le bas ». a) La notion « d’espace public européen » chez Habermas Dans une conférence en 2001, intitulée Pourquoi l’Europe a-t-elle besoin d’un cadre constitutionnel, Jürgen Habermas propose le projet d’un « espace public européen » comme condition même de la légitimation de l’Union européenne. Reprenant l’histoire des Etats-nations européens, il s’interroge : pourquoi la formation de ce type de solidarité civique entre personnes étrangères les unes aux autres serait-elle condamnée à s’arrêter précisément aux frontières des États-nations ? Et proclame la nécessité d’étendre ce processus à l’ensemble du territoire de l’Union européenne. Cette option présuppose l’existence d’une « société civile européenne», dont l’identité reposerait sur des valeurs et sur une « culture politique » communes. Cet espace public se présenterait comme une interpénétration entre « d’un côté, la délibération institutionnalisée et la prise de décision à l’intérieur des parlements, des Cours et des corps administratifs, et, de l’autre, le processus inclusif d’une communication de masse informelle. » S’il est vrai que l’auteur ne conçoit pas cet espace public européen comme une simple extension des espaces publics nationaux, mais comme une réelle construction émanant du partage de valeurs et de savoirs communs, il n’en demeure pas point qu’il n’envisage pas sur cet espace l’expression d’une société « incivile ». Ce qu’il décrit comme « l’infrastructure communicationnelle d’un espace public démocratique » aurait pour fonction de « transformer les problèmes sociaux en thèmes de débat et de permettre aux citoyens de se référer au même moment à des thèmes identiques de même importance, en apportant des contributions ou simplement en adoptant une position affirmative ou négative par rapport à des nouvelles et des opinions. ». Or, ce mécanisme devant assurer la transformation de « problèmes sociaux » en « débats » est, bien des fois, inopérant et ne permet pas de rendre compte de la dimension conflictuelle de mouvements ne visant pas à la négociation. Dans le cas du mouvement NoTav, il ne s’agit donc pas d’assurer le passage d’un problème social à un débat, mais d’observer la concurrence autour du sens que les différents types d’acteurs donnent aux termes relatifs au milieu et de la manière dont ils formulent les catégories écologiques, mais aussi sociales et économiques. Les bases du conflit ne portent donc pas sur une opposition homme/nature, souvent mise en avant par les sociologues eux-mêmes 67, mais sur l’équivocité des sens des termes environnement, écologie, développement durable, protection de la nature, en fonction des catégories d’acteurs qui les mobilisent. Si la notion de développement durable fait déjà massivement figure d’impasse pour la plupart des acteurs sociaux (Flipo, 2007), il n’en demeure pas moins que c’est au nom de ce principe que le réseau transeuropéen de transports plaide pour la réalisation de cette ligne, s’opposant ainsi aux arguments de protection de l’environnement et de bien-être avancés par les participants au mouvement. Faut-il pour autant renoncer à la notion d’espace public européen ? Ou, dans la continuité d’Oskar Negt, peut-on considérer cette notion dans la tension qu’elle suppose, entre espace public bourgeois et espace public oppositionnel ? b) L’espace public oppositionnel, un espace d’expression de l’écologie politique ? Rappelant le caractère commun de la notion d’espace public, Oskar Negt, ancien collaborateur de Jürgen Habermas dont la pensée s’inscrit pleinement dans la perspective intellectuelle de l’Ecole de Francfort soulève d’une part la dimension prospective du « modèle d’espace public idéal », « lieu de délibération par excellence » de 67 Plusieurs auteurs, à l’instar de Michelle Dobré, dans la préface du très récent Manuel de sociologie de l’environnement ou encore John Bellamy Foster en ce qui concerne le champ international de la sociologie, imputent à cette impasse le manque d’intérêt des sociologues pour les questions environnementales. 34 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 cette définition et d’autre part sa dimension bourgeoise : En fait, quand espace public il y a eu historiquement, les bourgeois l'ont utilisé pour régler leurs divergences, certains de leur problèmes et défendre leurs intérêts, en écartant ou en neutralisant des secteurs entiers de la société. Sous leur contrôle, l'espace public est « une synthèse sociale illusoire ». Ces groupes sociaux écartés de la délibération publique agissent et prennent la parole lors de révolutions et divers mouvements dans des lieux et des cadres tels que les clubs, les comités, les coordinations ou conseils qu'ils inventent et font vivre en dehors de l'espace public bourgeois qui a la prétention de représenter toute la société.» Dans un article paru en 2009, L’expérience, le concept, l’imprévu : la sociologie de l’Ecole de Francfort, Alexandre Neumann, traducteur d’Oskar Negt en langue française rappelle la définition d’espace public oppositionnel : « L’espace public d’Habermas rappelle le modèle kantien de la république des savants, dans un registre jamais démenti de la philosophie classique, alors que l’espace public oppositionnel fait appel aux groupes en action et aux acteurs qui jusqu’à nos jours s’affirment publiquement à travers les mouvements démocratiques ou révolutionnaires. » (Neuman, 2009 p.185). Pour lui, il est nécessaire de considérer l’usage que l’auteur fait de la notion de bourgeoisie. L’espace public oppositionnel, également désigné comme espace public prolétarien, ne serait pas animé par les seuls représentants du monde ouvrier. De la même façon, il ne s’agit pas de réduire « tous les acteurs des mouvements dans un grand tout indifférencié, les citoyens ou la société civile » (Neuman, 2007). Dans ce contexte, l’espace public oppositionnel pourrait s’apparenter à « l’espace des mouvements sociaux », notion développée par Lilian Mathieu. Dans le contexte de la lutte NoTav, cette dimension prolétarienne de l’espace public oppositionnel pose un certain nombre de questions : dans la perspective d’une « concurrence » autour de la légitimité entre les luttes, peuton réellement considérer que le mouvement populaire NoTav est l’émanation de la population la plus fragile de la Valle di Susa ? A l’échelle de la confrontation avec les autorités politiques locales, nationales et européennes, peuton considérer les habitants de cette vallée comme des populations opprimées ? Dans une perspective écologiste, peut-on considérer que le rapport de force introduit par le développement durable et la crise environnementale, à la fois culpabilisante et facteur de risques et de craintes, introduit-il une nouvelle précarité, la précarité environnementale, qui loin de remplacer les autres, viendrait s’y ajouter ? C’est davantage vers cette seconde hypothèse que tend notre proposition. Les développements d’Alexandre Neuman autour de la définition de l’espace public oppositionnel/ prolétarien de Negt, mettent en avant deux éléments en lien avec la dimension ontologique de l’environnement définie par Arturo Escobar, tant au niveau du sujet, comme expérience charnelle, qu’en termes de variable de la lutte. C’est à partir de modifications des conditions du milieu – la construction d’un tunnel – telles qu’elles sont intégrées dans un contexte culturel – celui de la Valle ; et socioéconomique – bien commun, Etat mafia - que les militants construisent un espace public oppositionnel qui s’insère dans la vie politique de l’Etat à échelle nationale. D’une manière générale, c’est l’argument du coût de ce projet, considéré comme « insoutenable », qui est présenté de manière prioritaire. Loin de représenter un élément purement économique, cette dimension est approfondie dans le discours du mouvement dans son lien intrinsèque au bien commun. Cet extrait tiré du site « NoTav » reprend les catégories du développement durable pour contrer la faisabilité du projet, en le mettant en relation avec les autres dimensions de l’Etat social : «Diciamo no al TAV perché sarebbe un’opera […] dal costo insostenibile tutto a debito della spesa pubblica e proiettato sulle generazioni future erodendo ulteriormente risorse dedicabili a scuola, sanità, pensioni e stato sociale68 » Aborder les nouveaux mouvements sociaux à travers la notion d’espace permet de mettre en exergue non pas les classes sociales et les catégories liées à la ségrégation spatiale, mais bien davantage la multiplicité des identités des acteurs (Eisenstadt, 2000) et la transversalité des stratégies d’opportunité à travers les interactions et les confrontations. Ainsi, au-delà d’un simple conflit d’acteurs opposant schématiquement aux pouvoirs publics les acteurs locaux que l’on imagine volontiers désarmés et partisans d’une protection de leur patrimoine local, fidèlement au principe de l’effet Nimby, le cas du mouvement NoTAV rompt avec les catégories traditionnelles à travers la transversalité des sujets en fonction des différents moments de la mobilisation et des espaces de lutte. Cette remarque permet en premier lieu de rompre avec l’illusion d’un mouvement local, confiné au territoire rural de la vallée et partisan protectionniste d’un patrimoine naturel que l’on voudrait protéger. L’histoire du mouvement est celle d’une expansion territoriale, à travers une cartographie militante de plus en plus complexe et interpénétrée. S’il est vrai que l’essentiel des mobilisations se déroule dans les villages et les villes situés aux alentours des sites de construction, dans la région du Piémont, il n’en demeure pas moins que l’on milite tout autant pour cette cause dans les centres sociaux autogérés de Milan ou de Turin. Le quotidien national Il fatto quotidiano constitue d’ailleurs un espace médiatique visant à produire et à faire circuler l’information de premier ordre. De la même façon, les forums sociaux internationaux, comme le récent forum de Tunis en avril 2013 ou les événements marqués à gauche ou altermondialistes, tels que la Fête de l’Humanité qui s’est tenue en septembre 2012 au Bourget, apparaissent également comme autant de lieu de diffusion de l’information sur les événements en cours dans la vallée de Suse, mais sont aussi des espaces de rencontre et d’interaction autour d’une cause commune, porteuse d’autres définitions de la nature, de l’environnement, de la crise et d’un modèle de société contestataire et alternatif. Or, le cas du mouvement NoTAV permet de donner de la consistance au cadre général des conflits d’acteurs à travers la superposition des échelles territoriales, au sein d’un espace public oppositionnel européen. Le rôle joué par certains maires des communes attenantes au projet depuis le début de la mobilisation est, à ce titre, particulièrement illustratif. Alors que les négociations menées en amont et impliquant les élus avait été majoritairement favorables à la réalisation de la ligne Lyon-Turin, plusieurs représentants 68 « Nous disons non au TAV parce que ce serait une œuvre [...] au coût insoutenable, au détriment des dépenses publiques et des générations futures, en portant atteinte à des ressources qui pourraient être dédiées à l’école, à la santé publique, aux retraites et à l’Etat social » 35 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 politiques sont passés progressivement du côté du non, notamment suite à la modification du projet en 2003, allant jusqu’à se positionner comme leaders du mouvement. Cette posture d’interface entre le pouvoir local et la population, entre les cadres communaux, nationaux et supra-nationaux auxquels les maires sont confrontés, met en lumière le caractère pluriel des identités des sujets impliqués, ainsi que la transversalité de leur passage d’un espace de consensus à un espace de lutte, d’un cadre à l’autre. Conclusion Revisiter la sociologie critique de Negt à la lumière de l’écologie politique permet d’observer la manière dont les catégories du politique sont reformulées par les acteurs engagés dans des luttes sociales porteuses d’une dimension écologiste. Cette perspective ne doit pas pour autant masquer les limites de ce modèle, qui permet difficilement d’envisager les conflits inhérents à cet espace public oppositionnel, et ce à plus forte raison dans le contexte sociohistorique du Piémont marqué par la continuité des luttes ouvrières. Dans ce contexte, l’engagement écologiste individuel et collectif ont un rôle, pas seulement comme prétexte pour l’action sociale, mais dans la continuité avec les autres éléments de la représentation de soi en tant que groupe et en tant que sujet. 36 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Sauvêtre P. - Governmentality studies et écologie politique exécutif mais il inclut aussi le gouvernement des hommes sur les femmes, des parents sur les enfants, des maîtres sur les élèves, des médecins sur les patients, des juges sur les condamnés, etc. Dans le cas de l’écologie, Stephanie Rutherford70 a récemment montré comment quatre dispositifs de gouvernementalité, se situant en-deçà ou audelà de l’État, cherchaient, chacun d’une façon différente, à encadrer notre compréhension et notre expérience du traitement de l’environnement : la galerie de la biodiversité du muséum américain d’histoire naturelle à New-York propose une évaluation scientifique de la nature globale menacée ; le parc à thème du Royaume des Animaux Disney à Orlando montre qu’une entreprise peut organiser avec succès un projet environnemental ; l’éco-tour des parcs nationaux de Yellowstone et Grand Teton cherche à fonctionner comme une école pour la formation d’une sensibilité esthétique naturelle en fournissant la grammaire visuelle d’une nature originelle nationale; enfin le film An Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange) présenté par Al Gore conduit à considérer le rapport à l’environnement d’un point de vue moral. Selon Rutherford, ces dispositifs disparates s’articulent néanmoins dans la formation d’une « gouvernementalité verte » (green governmentality) reposant sur la vérité partagée de la préservation nécessaire d’une nature (fantasmée comme) originelle contre sa marchandisation destructrice, et quand bien même – ainsi que David Harvey l’a montré à propos de la valorisation capitaliste des « terroirs » dans le cas du commerce du vin 71 – cette nature originelle est elle-même le produit de la valorisation capitaliste. Ils contribuent ensemble à la formation d’un soi dont les expériences consuméristes sont écologiquement gouvernées. L’effet tactique du dispositif de « gouvernementalité verte » ou d’ « écogouvernementalité » ainsi réfléchi, en promouvant la « nature » comme un espace sanctuarisé 72, est de rendre impensable toute nouvelle approche de la « nature », toute autre manière de réinvestir l’environnement à partir d’une autre rationalité que la rationalité marchande, au nom même de la nocivité de cette dernière. La question ainsi portée par les Governmentality studies : « quels sont les différents modes du gouvernement par l’écologie, dans la multiplicité de leurs dispositifs et de leurs usages ? », permet de sortir du piège de la question abstraite et simplificatrice : « comment faire progresser la conscience écologiste ? » qui permet à n’importe quel dispositif de détourner le problématique écologique à son profit. Slavoj Žižek souligne par exemple comment la marque Starbucks a fait sa publicité en reversant à des paysans pauvres le coût supplémentaire de ses cafés ce qui a pour effet d’inclure dans l’expérience de la consommation elle-même la « bonne action écologique » qui pouvait résulter jusqu’ici du sursaut d’un sujet divisé se sentant coupable d’avoir participé à l’immoralité du capitalisme73. Le problème n’est donc pas celui de la progression de la conscience écologique mais celui du type de rationalité à Pierre Sauvêtre, Docteur en science politique de l’IEP de Paris, chargé de cours en science politique à Paris VIII, Paris, X, Paris XIII et l’IEP de Paris. L’objet de ce texte est double. Il vise d’abord à chercher à expliciter ce que signifierait l’adoption du point de vue des Governmentality studies – courant d’abord anglo-saxon qui s’est constitué au début des années 1990 avec le projet de développer des enquêtes empiriques sur les manières de gouverner les sociétés en prenant pour référence une notion de Michel Foucault – pour l’étude de l’écologie politique à travers sa compréhension comme un art de gouverner les hommes en société. A l’intérieur même de ce courant, il voudrait ensuite souligner la possibilité de considérer l’écosocialisme comme un art alternatif de gouverner les hommes en société qui a été négligé par des études qui se sont surtout intéressées à la « gouvernementalité verte » ou à l’ « éco-gouvernementalité ». Être gouverné par l’écologie Que peut apporter d’abord le point de vue des Governmentality studies à l’étude de l’écologie politique ? Le point de vue des Governmentality studies sur l’écologie politique ne consiste ni dans la réflexion sur l’écologie comme concept et ensemble plus ou moins systématique de propositions philosophiques ni dans l’analyse sociologique des idées et des pratiques des élus ou des militants des partis écologistes, mais il consiste à s’intéresser à la manière dont l’écologie comme forme rationnelle de pensée contribue à transformer les formes de gouvernement des sociétés contemporaines, et à travers elles aux techniques de gouvernement écologistes, dans leur double dimension de techniques objectives de gouvernement des populations et de techniques de soi, suivant la définition de la gouvernementalité chez Foucault comme articulation des techniques de gouvernement des autres et des techniques de soi. L’écologie devient « politique » dès lors que la considération qualitative des rapports entre l’homme et son environnement devient l’index de référence des techniques suivant lesquels les hommes sont gouvernés en société. Ce point de vue s’intéresse au « rapport des écologistes à la politique » en un sens élargi, puisque les « écologistes » ne désignent pas tant les individus qui se revendiquent de l’écologie politique comme doctrine, mais tous les individus dont les conduites se rapportent à l’écologie comme référence pour l’action, y compris lorsque ces conduites ne sont pas réfléchies et revendiquées par soi mais conduites par d’autres. Les Governmentality studies ne forment cependant pas une école homogène et on peut distinguer plusieurs vagues associées à des orientations différenciées dans l’émergence de ce courant. Une première vague anglosaxonne a consisté à comprendre les études de gouvernementalité comme l’analyse des formes de gouvernement extra-étatiques à travers la volonté d’attirer l’attention sur le fait que les modes et les espaces de gouvernement des hommes, loin de se limiter à l’État, étaient en réalité multiples69 : le gouvernement ne se limite précisément pas au « gouvernement » au sens du pouvoir 70 Cf. Stephanie Rutherford, Governing the Wild. Ecotours of power, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011. 71 Cf. David Harvey, Géographie de la domination, tr. fr. N. Vieillescazes, Paris, Les prairies ordinaires, 2008. 72 Ce qui, comme le souligne l’appel à contribution de ce colloque, la place davantage du côté de l’environnementalisme comme protection de la nature que de l’écologisme comme transformation des causes de sa dégradation et de celle du monde vécu. 73 Cf. Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce !, tr. fr. D. Bismuth, Paris, Flammarion, 2010, p. 86-87. 69 Cf. Graham Burchell, Colin Gordon et Peter Miller (dir.), The Foucault Effect. Studies in governmentality, Chicago, University of Chicago Press, 1991. 37 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 l’intérieur duquel on choisit de se situer pour inscrire la question écologique dans un projet politique. vue, l’histoire de la crise de l’État de police qui a débouché à la fin du XVIII ème siècle sur l’émergence du libéralisme comme matrice du gouvernement des hommes est instructive pour comprendre les rapports qui lient aujourd’hui la crise de la gouvernementalité néolibérale à l’émergence d’un projet écologique de gouvernementalité étatique. A l’époque, le surcroît de réglementation qui entourait le marché s’avérant incapable de résoudre les crises répétées de famine associées à la mauvaise répartition des denrées a fait basculer le marché d’un lieu de justice distributive à un lieu de véridiction, au sens où les prix n’étaient plus ce que les pratiques gouvernementales devaient réguler, mais se sont constitués au contraire sous l’effet de la problématisation libérale comme l’étalon de vérité sur lequel les pratiques gouvernementales devaient à présent se réguler78. « Révolution copernicienne » en quelque sorte dans les rapports entre l’économie et les pratiques de gouvernement. Or c’est bien le même type de révolution copernicienne qu’il faut aujourd’hui accomplir mais en renversant non plus les rapports entre l’administration gouvernementale et le marché comme objet de réglementation indéfinie, mais à l’inverse entre le marché comme lieu de véridiction et de sollicitude du gouvernement néolibéral – que Foucault qualifie de gouvernement « pour le marché » – et la nature comme objet d’économicisation indéfinie – de marchandisation ou de dé-marchandisation, car cette dernière relève encore de la logique économique, fût-ce négativement. De même que la crise économique des grains a permis à l’économie politique d’enfoncer un coin dans la gouvernementalité hyperadministrative de l’État de police en faisant émerger le marché comme lieu de véridiction du gouvernement des hommes, de même la crise écologique que nous vivons doit permettre à l’écologie politique d’enfoncer un coin dans la gouvernementalité hyperéconomique de l’État néolibéral en faisant émerger la nature comme lieu de véridiction du gouvernement des hommes. En somme, l’abord de l’écologie politique par les Governmentality studies implique d’une part de décaler la focale sur les contre-conduites tout en remettant l’État au centre du champ de la gouvernementalité. D’autre part, il est probable que l’avenir de l’écologie politique tienne dans la capacité de la réflexion et de la pratique politique à donner une réalisation concrète et viable à la problématisation écologique en cours dès lors que celle-ci consiste à faire de la nature un nouveau critère général de vérité pour les pratiques gouvernementales. Gouverner l’État par l’écologie Une deuxième vague du courant des Governmentality studies, davantage allemande, a cherché à remettre la question de l’État au centre des recherches sur les formes de gouvernementalité74, plus conformément à la démarche de Foucault qui réfléchissait l’État comme « l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples »75. L’État est moins un état qu’un procès qui consiste dans la convergence, l’articulation et la centralisation de gouvernementalités multiples. Si cela ne doit pas signifier pour autant que toute forme de gouvernementalité se résorbe dans l’État, celui-ci appartient pleinement au champ de la gouvernementalité qui consiste précisément à étudier, en relation avec une histoire contingente de la rationalité, les transformations contingentes, historiques mais aussi spatiales76, de l’articulation entre différentes formes de gouvernementalité à différents niveaux. De ce point de vue, la question qui mérite alors d’être posée est celle de la possibilité d’un art de gouverner l’État qui prendrait l’écologie pour index de vérité de ses pratiques gouvernementales. C’est là une question qui, nous semble-t-il, a été négligée par les travaux sur la « gouvernementalité verte » ou « l’écogouvernementalité » qui se sont surtout intéressé à la manière dont la problématique de l’écologie avait été intégrée comme une composante des politiques publiques77, mais non pas comme référence globale pour le gouvernement des hommes en société. En un sens, ces travaux ont adressé, du point de vue de la gouvernementalité, la question de l’écologie en politique mais pas celle de l’écologie politique à proprement parler, au sens d’un projet de gouvernement reposant sur une rationalité de type écologique. Cela tient aussi pour partie au fait qu’ils se sont focalisés sur les techniques de gouvernement en place en laissant dans l’ombre les contre-conduites cherchant à faire face à la gouvernementalité officielle. Or ce sont parmi ces contre-conduites que l’on peut trouver les réflexions et les pratiques associées à la référence à l’écologie comme critère général de vérité pour un nouvel art de gouverner. L’histoire des arts de gouverner – Foucault l’a souligné – fonctionne par crises successives : c’est lorsque les techniques objectives associées à une forme de rationalité gouvernementale cessent de pouvoir motiver les processus de subjectivation d’une partie de la population que la gouvernementalité officielle rentre en crise et que peuvent émerger sur le devant de la scène les formes de contreconduites qui la critiquaient dans l’ombre. De ce point de A la recherche d’une gouvernementalité éco-socialiste Il y a précisément dans l’émergence, à la lisière du champ académique et du champ politique, d’un ensemble de réflexions et de pratiques actuelles sur l’ « écosocialisme » de quoi satisfaire la volonté de déplacer les « Ecogovernmentality studies » sur le terrain des contre-conduites tout en remettant l’État au centre. Mentionner le rapport entre les Governmentality studies et l’écosocialisme doit être l’occasion de rappeler que Foucault, devant le besoin de combattre le néolibéralisme et sous le constat des échecs des politiques inspirés du marxisme, a pointé, sans la développer plus avant, la nécessité de l’invention d’une « gouvernementalité socialiste ». Invention car si le socialisme dispose d’une 74 Cf. Bob Jessop, « Constituting Another Foucault Effect: Foucault on Statehood and Statecraft », in Ulrich Bröckling, Susanne Krassman et Thomas Lemke (dir.), Governmentality: current issues and future challenges, New York/Oxon, Routledge, 2011, p. 56-73. 75 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1979, Paris, Seuil/Gallimard/EHESS, p. 79. 76 Cf. James Ferguson et Akhil Gupta, « Spatializing States : toward an ethnography of neoliberal governmentality », American ethnologist, vol. 4, n°29, 2002, p. 981-1002. 77 Cf. Arun Agrawal, Environmentality : Technologies of government and the making of subjects, Durham, Duke University Press, 2005; Timothy Luke, « Environmentality as Green Governmentality », in Eric Darier, Discourses of Environment, Oxford, Blackwell, 1999. 78 Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 31-35. 38 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 rationalité historique et sociale – l’histoire de la lutte des classes –, d’une ou de plusieurs rationalité économique – l’économie planifiée, l’économie autogérée, etc. –, il ne dispose pas en revanche, souligne Foucault, d’une rationalité gouvernementale, d’un art de gouverner les hommes qui lui soit propre. L’histoire des formes de gouvernementalité socialistes est ainsi l’histoire des branchements de la gouvernementalité socialiste sur d’autres formes de gouvernementalité : soit en se branchant sur la gouvernementalité hyperadministrative de l’État de police, ce qui donne les États socialistes autoritaires voire totalitaires, soit en se branchant sur la gouvernementalité libérale, ce qui donne l’État social, soit en se branchant sur la gouvernementalité néolibérale, ce qui donne le sociallibéralisme contemporain. Ce que Foucault résume en disant qu’ « il n’y a pas de gouvernementalité socialiste autonome, il n’y a pas de rationalité gouvernementale du socialisme »79. Par conséquent, « ce qui manque au socialisme, […] c’est une raison gouvernementale, c’est la définition de ce que serait dans le socialisme une rationalité gouvernementale, c’est-à-dire une mesure raisonnable et calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de la raison gouvernementale »80. Ce que Foucault reproche en général à l’analyse marxiste et aux politiques se réclamant du socialisme, c’est d’être passé à côté de l’existence des relations de pouvoir. La lecture de la division de la société en classes et sa conséquence politique dans le projet de la formation d’une prise de conscience et d’une union de la classe dominée pour renverser la domination de la classe dominante ne prémunit pas contre la reproduction des relations de pouvoir entre les membres d’une même classe, comme l’a montré l’existence de l’Union soviétique. En sus de sa rationalité sociale, il est nécessaire que le socialisme se dote d’un système politique d’organisation et de codification des conduites, un dispositif général de gouvernementalité articulant des techniques calculables de gouvermement des populations à des techniques de soi désirables. Tout le problème est de savoir alors sur quelle vérité ce dispositif peut être indexé afin de réussir cette articulation. L’écologie pourrait-elle être alors la rationalité générale dont le socialisme se soutient pour élaborer une gouvernementalité socialiste autonome et inédite en l’espèce de la gouvernementalité éco-socialiste ? C’est en ces termes nous semble-t-il que la question doit être posée pour susciter et justifier l’intérêt des Governmentaliy studies pour l’écologie en général et pour l’écosocialisme en particulier. Il s’agit moins de voir dans la crise écologique la nouvelle contradiction qui va enfin conduire le capitalisme à sa perte que de faire de la problématisation écologique l’occasion d’un nouvel art de gouverner les hommes et la matrice de leur désir de s’associer librement. En quoi pourrait consister une gouvernementalité éco-socialiste ? L’écosocialisme, selon la définition qu’en propose Michael Löwy, est un « courant de pensée et d’action écologique qui fait sien les acquis fondamentaux du marxisme tout en le débarrassant de ses scories productivistes »81. Mathieu Agostini précise que le « mouvement écosocialiste se différencie de certains mouvements de l’écologie politique en ce qu’il analyse l’urgence écologique non comme une crise du rapport de l’Humain en général avec la Nature mais comme une crise du lien entre un mode de production historiquement déterminé, et son environnement »82. Löwy souligne, suivant un parallèle avec la position marxienne sur l’État, que la construction d’un mode de production écosocialiste ne nécessite pas seulement de s’emparer du mode de production capitaliste, mais aussi de le détruire, tout en transformant du même coup radicalement les modèles de consommation dominants. Le point de vue de la gouvernementalité implique cependant de se déplacer vis-à-vis de l’analyse du mode de production pour rechercher une « mesure raisonnable et calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de la raison gouvernementale ». Cette orientation, sans qu’il se réfère à Foucault, c’est chez Jean-Luc Mélenchon qu’on la trouve la plus clairement affirmée : « Qu’est-ce qu’il faut avoir comme objectif ? Un objectif raisonnable et raisonné »83. La mesure raisonnable de l’étendue et des objectifs des pratiques gouvernementales écosocialistes, il la trouve dans la « règle verte » – par opposition à la règle d’or du respect d l’équilibre budgétaire et du remboursement de la dette économique – qui consiste dans le remboursement de la « dette écologique » calculée à partir du retard pris à la reconstitution de ressources naturelles vis-à-vis de leur ponction : « Il y a une dette écologique à solder. Voilà ce que nous allons mettre aux postes de commande. Par bassins d’emplois, par bassins de vie, la planification écologique se donne pour objectif, par le moyen de la relocalisation, par le moyen de la modification des process de production, par le moyen de l’étude attentive de la façon avec laquelle les objets sont produits et échangés, de solder la dette écologique »84. Ce qui est ici conforme à notre point de vue, c’est que l’environnement ici n’est plus d’abord un lieu d’appropriation, de marchandisation ni même de juridiction, mais un lieu de véridiction fournissant le critère de la pratique gouvernementale. Cet objectif est en outre énoncé plus précisément encore dans les 18 thèses pour l’écosocialisme qui donnent le contenu du Premier Manifeste des Assises pour l’écosocialisme tenues en 2012: « Instaurer la règle verte comme boussole politique. La "règle verte" est notre indicateur central de pilotage de l’économie. […] Elle vise à assurer notre responsabilité devant l'humanité et son écosystème en supprimant la dette écologique. Elle associe la nécessaire réduction de certaines consommations matérielles et la nécessaire relance de certaines activités avec la prise en compte systématique de l'empreinte écologique générée. […] nous adoptons comme moyen d'évaluation des politiques publiques, de retarder chaque année le "jour du dépassement global". Il s'agit de la date où nous avons prélevé à l'échelle mondiale le volume de ressources renouvelables égal à ce que la planète est en mesure de régénérer et où nous avons produit les déchets qu'elle est capable de digérer. Notre objectif est de la repousser au 31 décembre, c'est-à-dire de neutraliser notre empreinte écologique »85. La « règle verte » est bien en ce 79 Ibid., p. 93. Ibid. 81 Michaël Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Paris, Mille et une nuits, 2011. Pour une brève histoire de l’écosocialisme, cf. aussi Michael Löwy, « Sources et ressources de l’écosocialisme », Ecorev’. Revue Critique d’Ecologie Politique, n°41, p. 14-16. 82 80 Mathieu Agostini, « Quel mode de production écosocialiste ? », Ecorev’, op. cit., p. 104. 83 Jean-Luc Mélenchon, La règle verte, Paris, Bruno Leprince, 2012, p. 124. 84 Ibid., p. 125-126. 85 Premier Manifeste des Assises pour l’écosocialisme, 18 thèses 39 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 sens un critère calculable d’évaluation de l’action publique qui définit l’étendue des modalités, les objectifs et les domaines que se donne la planification écologique. Pour définir une gouvernementalité écosocialiste, la planification écologique ne doit cependant pas seulement venir d’en haut et se limiter à un outil d’objectivation des techniques de gouvernement. Elle doit articuler ce « socialisme objectiviste » lié à des instruments d’objectivation scientifique à un « socialisme subjectiviste » associé à des « conduites socialistes de soi »86. A ce titre, Mathieu Agostini remarque que la planification écologique est aussi une planification démocratique consistant dans une intervention populaire, d’en bas, pour définir les besoins sociaux et les grandes orientations écologiques. Dans le cas de l’énergie par exemple, plutôt que produire de l’énergie et d’en chercher ensuite à tout prix les débouchés, un service public de l’énergie pourrait « produire des économies d’énergie autant que de l’énergie »87 en s’appuyant sur les savoirs techniques des salariés (et comme cela aurait pu être le cas du procédé ULCOS soutenu par les ouvriers de Florange pour la production d’acier, s’il n’avait été finalement rejeté). La planification écologique se définit finalement comme la rencontre entre des pratiques gouvernementales indexées à la règle verte et les conduites des gouvernés orientées par l’environnement comme horizon de socialisation de la production, de la consommation et de l’existence commune. La démarcation que doit accomplir l’écologie politique vis-à-vis de la conscience environnementale se situe entre une conception de la nature comme espace à préserver et une conception de l’environnement comme lieu de véridiction pour un processus socialiste de subjectivation collective. sur l’écosocialisme, http://ecosocialisme.com/. 86 Ce vocabulaire est celui de Laurent Jeanpierre, Séminaire sur « La gouvernementalité socialiste », 31 janvier 2012, http://savoirscommuns.org/tag/gouvernementalite-socialiste/. 87 Mathieu Agostini, « Quel mode de production écosocialiste ? », art. cit., p. 108. 40 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Bertina L. - Ecologistes mais pas verts : des catholiques aux prises avec la question politique. des groupes se constituent sous la houlette de diacres nommés à cet effet, tandis que sont organisés des ateliers au sein des différents ordres religieux. Si bien que les lieux de socialibilité pour les croyants préoccupés par la situation de la création ne manquent pas. Pourtant ce discours officiel doit être nuancé, l’engagement écologiste étant ressenti par ces derniers comme facteur de marginalisation au sein d’une communauté catholique moins portée sur les questions écologistes que le reste de la population92. Au quotidien, les catholiques écologistes se plaignent ainsi des moqueries qu’ils ont à subir de la part des équipes paroissiales qui n’hésitent pas à les taxer d’« écolos de service qui causent toujours » pour reprendre les mots de Giselle. Dans ce contexte, on ne s’étonnera donc pas que leurs multiples initiatives ne soient pas toujours relayées en interne. La faute peut-être à un fossé générationnel - les prêtres âgés étant souvent désigné par ces catholiques écologistes comme un facteur aggravant - mais également à une double crainte répandue à tous les échelons de l’Eglise. Ces écologistes doivent ainsi contourné le premier écueil du lobbying : pour ne pas être marginalisé, il est essentiel à tous groupes de ne pas devenir trop marqué politiquement93. Un atelier dénommé Chrétien Coresponsable de la Création fondé au sein de la Communauté Vie Chrétienne (CVX) d’obédience jésuite a ainsi pu pâtir d’une mauvaise réputation. Son accompagnateur, René, qui a été désigné par le comité nationale de CVX afin de « recrédibiliser l’atelier au sein de la Communauté » fixe ainsi la ligne de conduite à suivre pour l’Atelier : « Ça ne doit pas être un syndicat, une association qui milite en faveur de l'environnement. Car la Bonne Nouvelle de Jésus n'était pas dans l'atelier, c’était une association d’écologistes parmi d’autres. » Néanmoins cette crainte d’une action politique est couplée à une suspicion plus profonde de nature dogmatique. Préserver la nature ne doit pas aboutir sur sa sacralisation. Si ce point fait consensus parmi les catholiques rencontrés, qui rejettent donc les théories de l’écologie profonde, il traverse l’ensemble des textes officiels de l’Eglise consacrés à ces questions, structurant ainsi les relations entre ces derniers et le reste des pratiquants. Ludovic Bertina, doctorant en Sciences politiques, EPHEGSRL. Revendiquer une double appartenance comme catholique et comme écologiste induit dès les origines une ambigüité dans le positionnement politique de ces personnes. Cette ambivalence n’est bien sûr pas spécifique aux catholiques écologistes, puisqu’elle a pu s’exprimer chez nombre de catholiques qui investissent le monde au nom de leur foi. Dans les milieux de l’extrême droite française, la condamnation de l’Action française en 1926 a ainsi marquée une génération de penseurs qui voyaient dans les positions de Charles Maurras les ferments nécessaires à la recomposition d’une nouvelle chrétienté88. Les catholiques de gauche ont également eux à souffrir d’une suspicion analogue. « Sans domicile fixe » au sortir de la seconde guerre mondiale, ils firent le choix d’investir des structures parallèles fondées sur l’éducation populaire et l’apostolat social avant que Vatican II n’esquisse une brèche leur permettant de prendre part à la vie politique du pays89. Rien de tel chez les catholiques écologistes qui n’ont pas le même rapport avec la politique. Jean-Louis Schegel s’interrogeant sur l’héritage des chrétiens de gauche qu’il identifie dans la fédération des Réseaux du Parvis, fédération sensible aux problématiques écologistes, déplore le défaitisme politique de ceux-ci : « Ces chrétiens de gauche, constate-t-il, ne semblent plus compter sur la politique, mais plutôt tabler sur une parole ou des engagements individuels ou communautaires, qui réveilleraient les politiques… et les Eglises.90 » En nous appuyant sur une analyse de quarante entretiens effectués auprès de catholiques écologistes rencontrés dans des groupes revendiquant cette double appartenance, nous tenterons de comprendre les raisons qui poussent plus généralement les catholiques écologistes à se détourner de la politique partisane. Nous verrons ainsi que de cette difficile adaptation au système politique français émerge une nouvelle définition du politique. Reprenant à leur compte la valorisation de l’agir local propre aux principes de l’écologie politique, il leur sera ainsi possible d’édifier un espace où pourront se rencontrer tous citoyens, qu’ils soient croyants ou non, sensibilisés aux questions écologiques. En réponse à cette méfiance, les interviewés reconnaissent volontiers des phénomènes d’autocontrainte. Ils éviteront notamment de débattre de thèmes trop controversés. Monique, membre d’une équipe paroissienne en Loire Atlantique, avouera ainsi ne pas s’être encore intéressée au processus de fabrication des hosties : « Pour l’instant personne n’a dit : « J’en prends pas parce que c’est plein de pesticides ! » Non, on n’en parle pas, on parle de liturgie, de grosses choses.94 » Un milieu catholique suspicieux envers des écologistes Officiellement, l’Eglise encourage une prise de conscience écologique. La crise environnementale, révélatrice selon Jean-Paul II de la crise morale touchant nos sociétés, est de nombreuses fois mentionnée dans les textes solennels du Vatican et de l’Eglise de France91. Au niveau diocésain, 92 Selon un sondage Ifop sur le catholicisme en France en 2010, si 10,3% de la population française se disent proche des écologistes, ce pourcentage tombe à 8,3% parmi les catholiques, et à 5,3% chez les pratiquants (allant à la messe au moins pour les fêtes). 93 Cette méfiance à l’égard des groupes de catholiques écologistes s’assimile aux critiques historiques adressées par l’Eglise aux mouvements d’Action catholique se rapprochant trop des partis et syndicats institués. On pense notamment à la crise de la JEC, voir C. Prudhomme, Les Jeunesses chrétiennes en crise, dans D. Pelletier, J.-L. Schlegel, Op. cit., p.325-330. 94 On peut remarquer pourtant que l’Appel aux Evêques en faveur de l’écologie réclame, en premier point, l’utilisation de produit issu de l’agriculture biologique lors des célébrations. http://www.lavie.fr/actualite/ecologie/appel-aux-eveques-pour-l- 88 L’itinéraire de Jacques Maritain témoigne de ces difficultés. Il lui faudra insister sur la primauté du spirituel sur le temporel pour éviter une condamnation de la part de la hiérarchie catholique. P. Chénaux, Humanisme intégral de Jacques Maritain, Paris, Cerf, 2006. 89 Cf. l’introduction de Denis Pelletier dans D. Pelletier, J.-L. Schlegel (dir.), A la gauche du christ, les chrétiens de gauche en france de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 2012. 90 Ibidem, p.543. 91 Voir notamment Benoit XVI, Caritas in veritate, Paris, Salvator, 2009, p.155 ; Conférence des Evêques de France, Enjeux et défis pour l'avenir, Paris, Bayard, 2012, p.78. 41 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Lorsqu’on interroge prêtres et diacres sur leur pratique, la réserve est également de mise. Benjamin, diacre du diocèse de Nantes n’exposera pas ouvertement ses choix de vie : « Je suis souvent mal vu quand je dis que je fais parti (d’EELV), d’ailleurs, je me fais discret sur la question pour ne pas mélanger les genres. Quand je m’exprime comme diacre, en chaire ou au nom de l’évêque, je ne veux pas qu’on me dise : « oui, d’accord, mais c’est le relai d’un parti politique ! » ça serait très dangereux. » Tout membre du clergé sensible à la sauvegarde de la création, évêque compris, s’imposera donc une séparation entre ministère et conviction politique, afin de préserver une crédibilité auprès des catholiques non écologistes. Dans ce contexte, pour Thomas, diacre à Bar-Le-Duc, la seule présence physique devient alors une forme de témoignage : « C’est très difficile d’écrire ou de dire quelque chose, de s’en faire l’écho. Mais le seul fait que je célèbre à côté des célébrants, avec tout ce que je vis ici, c’est porteur de sens en soimême. » La sensibilité écologique ne va pas de soi dans le contexte catholique, et suppose, pour ne pas être marginalisée, une certaine retenue dans les actions entreprises au sein de l’Eglise. On est donc loin d’une mobilisation d’ampleur en faveur de l’écologie. Il n’existe pas de mouvements ou associations confessionnelles rattachés officiellement à la mouvance écologiste comme il put y en avoir pour accueillir les catholiques de gauche dans les années 1960 95. Pour expliquer ce manque, les contraintes externes que nous venons d’observer sont déterminantes sans pour autant être suffisantes. Il faut encore percevoir l’ambivalence du rapport entre ces catholiques et le milieu de l’écologie politique. de l’Eglise en faveur du développement technologique notamment dans l’après-guerre. Ce qui n’est pas sans soulever un certain malaise chez certains de ces catholiques. Malgré tout, une fois ces obstacles passés, ces derniers s’invitent régulièrement aux actions organisées par les associations écologistes autour de luttes concrètes. Ces enjeux locaux permettent aux différences de s’affiner tandis que s’affirment des points communs. Pour Ophélie, le contact est d’autant plus facile avec cette catégorie de noncroyants qu’ils sont naturellement plus ouverts aux questions spirituelles : « On se sent très proche de ceux qui luttent pour le monde, pour la nature, pour l’univers mais sans Dieu. On a jamais eu de points de frottement, parce qu’ils ont quand même cette dimension verticale. Nous, on appelle ça Dieu, et eux, ils appellent ça : Le grand tout ! » Proximité spirituelle qui s’explique également par une sociologie des trajectoires écologistes proposée par ces catholiques qui distinguent aisément dans la nébuleuse environnementaliste les personnalités et régions fortement marquées par le christianisme. Des lieux de socialisation et des terrains de lutte s’imposent alors plus naturellement du fait des valeurs communes partagées. Une fois rentrés de manifestations, les catholiques écologistes tiennent néanmoins à tenir un rapport distancé avec l’écologie politique représentée par l’écologie politique. Rarement encartés, ils considèrent nécessaire de conserver une liberté de parole afin de ne pas être les relayeurs d’un discours considéré comme trop radical pour être productif : « J’ai toujours un peu horreur des écologistes militants, nous avoue un évêque en pointe sur la question. Parce qu’ils manquent parfois un peu de distance. (…) Comme homme d’Eglise, je ne dois pas être récupéré par des gens de parti pris. C’est pour ça qu’en général, quand je suis en public, je ne me prononce jamais. Je ne dis pas, je suis pour, je suis contre. Jamais. Je dis : « Je me pose des questions. » Mon discours, les questions que je pose aboutissent au contre, mais je me refuse à ce qu’on dise : on est pour ou contre. » Ainsi si adhésion au parti, il y a, elle est de circonstance, car la crainte de voir l’écologie politique tomber dans l’idéologie persiste97. Finalement, les positions sociétales prises par EELV justifient le mieux cette marge de manœuvre réclamée par les catholiques écologistes. Incohérences pour les plus critiques, mauvaises définitions des priorités, pour les autres, les Verts oublient que la préservation de la nature et la dénonciation d’un système productiviste constituent leur fond de commerce. Benjamin témoigne en ce sens : « Alors j’avoue que moi-même comme catho, des fois des positions de mon parti politique m’agace. Quand je vois EELV mettre en priorité un certain nombre de problématiques d’ordre sociétale, même si je fais parti des cathos dont la critique est très modérée sur ces questions-là… Mais quand je vois qu’EELV avance en pointe là-dessus et que quelque fois se montre beaucoup plus discrète, ou pareil pas assez bagarreux à mon goût sur les problématiques écologiques et sociales, ça m’agace. » Etre écologiste tout en se démarquant d’Europe Ecologie les Verts : Bien que le contact soit, en règle générale, jugé plus aisé à établir avec le milieu écologiste, des règles de conduite sont ici prescrites par les catholiques écologistes qui entendent garder leur spécificité. Comme pour le milieu catholique, les catholiques écologistes doivent dans un premier temps surmonter un certain nombre d’a priori circulant dans les milieux écologistes. Comme nous le raconte Ana de Ménilmontant, une conférence organisée conjointement par un groupe de paroissiens parisiens et les Amis de la Terre ne sera pas relayée par le réseau environnementaliste : « car ça sentait l’eau bénite ». La présence de Marie-Françoise lors d’une chaine humaine à Notre-Dame des Landes étonnera de même ces voisins : « Par rapport aux responsabilités que je peux avoir dans l’Eglise, ils en déduisent que je ne pouvais pas être écolo. » Mais au-delà de ces a priori, toute conscience catholique écologiste se construit en réaction à un argumentaire écologiste antichrétien. Distinguer anthropocentrisme catholique et moderne pour sortir des accusations portées par Lynn White Jr, s’impose donc comme un second pas 96. Il faudra enfin écarter les charges portant sur les positions ecologie-02-11-2011-21493_8.php Consulté le 26/11/2013. 95 V. Soulage, « L’engagement politique des chrétiens de gauche », dans D. Pelletier, J.-L. Schlegel (dir.), Op. cit., p. 425-446. 96 I. Turina, « L'Eglise catholique et la cause de l'environnement », Terrain, L’imaginaire écologique, n°60, p.20-22 ; F. Euvé, « Ecologie et théologie : une alliance salutaire et universelle », dans E. Charmetant et al., Ecologie et christianisme : les chantiers de l’avenir, Médiasèvres, n°168, 2012, p.80-85. 97 A en croire Sylvie Ollitrault, ce trait n’est pas spécifique aux seuls catholiques, puisque les écologistes se montrent critiques envers ce parti censé incarner l’alternative dans la manière de faire la politique. Cf. S. Ollitrault, Militer pour la planète, sociologie, Paris, PUR, 2008, p.14. 42 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 L’identité des catholiques écologistes ne peut donc pleinement s’épanouir dans le cadre défini schématiquement par l’écologie politique. S’ils construisent au quotidien des relations avec les écologistes non-croyants qu’ils retrouvent sur le terrain des luttes concrètes, ils tendent à s’en démarquer dès lors qu’il s’agit de juger globalement la politique des Verts. « Sans domicile fixe » pour se réapproprier l’expression de Denis Pelletier, ils sont amenés à se détourner de la politique partisane pour valoriser l’action, entendu comme langage universel. qui ramènera un délicieux pain bio à un repas de famille fera certainement plus que tout discours culpabilisant sur l’agriculture conventionnelle. » Or ce que l’on reproche à la politique peut s’appliquer également à la religion. Elle ne doit pas être clivante, ce qui explique le scepticisme des catholiques écologistes progressistes à l’égard du « Courant pour une écologie humaine » qui se construit autour de l’opposition au « mariage pour tous ». Parallèlement, la prière n’aura pas de valeurs en soi, si elle n’est pas suivie d’une mise en pratique, nous explique Juliette, jeune militante au MRJC, qui constate qu’être croyant de nos jours : « c’est aussi savoir comment mettre en œuvre toutes ces belles paroles. » Pour ne pas perdre de fidèles, l’Eglise doit, de ce fait, prôner la cohérence entre la parole et les actes ; autrement dit devenir exemplaire99. Cette argumentation aboutit sur la principale critique adressée à la papauté qui ne doit plus s’arrêter aux discours de principes et actions symboliques, d’où l’espoir soulevé par le pape François, qui semble aux yeux de Louis capable : « de faire bouger les choses un peu, car il pose des actes dérangeants. » Des catholiques écologistes qui rejettent la parole partisane au profit de l’action Lorsque l’on interroge des catholiques écologistes, on peut s’étonner de la propension qu’ils ont à dissocier certains sujets très polémiques du thème général et englobant qu’est l’écologie. Un prêtre rencontré lors d’une réunion contre l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure m’affirma ainsi qu’il ne parlait jamais de ce thème avec ses fidèles. Mais lorsque je lui demandai s’il parlait d’écologie, il remarqua qu’il le faisait sans difficulté car celle-ci était acceptée de tous. Dans un autre contexte, alors que je visitais des membres de la Paroisse de Blain dans laquelle est inclus Notre-Dame des Landes, Jean-Michel déplorait l’absence de débat au sujet du projet d’aéroport : « Il faut savoir aborder le sujet de façon convenable : ce n’est pas un problème politique, mais écologique. Et dans ce cas-là, il a tout à fait sa place dans l’Eglise. Il faut savoir « l’aborder », le placer pour ne pas faire un débat politique, parce que c’est un peu la crainte. » Ces remarques illustrent les représentations de l’écologie à l’œuvre dans la population étudiée. Pour un sujet aussi complexe que celui de l’aéroport du Grand Ouest, il est possible de dissocier un aspect purement écologique, celui portant sur l’artificialisation des terres notamment, d’un aspect politique, plus englobant mais également plus conjoncturel, touchant à l’approbation ou au rejet du projet d’aéroport pour des raisons économiques, de développement des territoires, etc. Dans cette optique, « aborder » le sujet de Notre-Dame des Landes par le biais écologique serait légitime, car touchant à une thématique structurelle censée atténuer les passions. La portée universelle du message écologiste occupe donc une place importante dans la légitimation de l’action militante. Ce procédé vise évidemment à surmonter les réticences d’un milieu catholique réfractaire à toute politisation de son discours, mais enclin à se mobiliser sur des questions plus générales, de nature morale ou sociale (famille, sexualité, travail, immigration). Les catholiques écologistes se prennent ainsi à rêver d’une encyclique équivalente à Populorum progressio qui inviterait les catholiques à s’engager à tous les niveaux, individuel comme collectif, sur la voie de l’écologie en posant le principe d’une alliance avec les « hommes de bonne volonté »98. Etre écologiste, pour nos catholiques, implique donc de dépasser les clivages politiques attisés par des discours politiques d’intention sans effets réels, pour s’engouffrer dans le domaine de l’action perçue comme exemplaire et donc universalisable. « Les mots ça ne sert à rien, nous dit Pierre, l’action exemplaire vaut tous les mots car elle fait avancer. Mais cette action ne fait pas de bruit. Quelqu’un Si l’écologie ne doit pas être partisane, pour les catholiques écologistes, mais bien plutôt reposer sur l’action exemplaire et universalisable, doit-on conclure que cette écologie n’est plus un discours politique ? Nous allons voir que c’est justement parce que l’action est hautement politique quand elle est guidée par une conviction forte que nous pouvons espérer d’elle qu’elle rétablisse un espace de rencontre entre citoyens et plus particulièrement entre croyants et non-croyants. L’action écologiste constitutive d’une communauté spirituelle d’action. L’action relève de la plus haute importance pour tout écologiste car elle est le marqueur d’une véritable conversion, où la recherche de cohérence entre l’intention et l’acte devient essentielle100. En cela, l’acte exemplaire pourrait être rapproché de la catégorie de l’action proposée par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne. Fondée sur l’interrelation, elle est constitutive de la conscience de chacun et d’une communauté de vie pourvu qu’elle s’épanouisse dans un espace d’apparence, qui n’existe que « lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas, lorsque les mots ne servent pas à voiler des intentions mais à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire mais à établir des relations et créer des réalités nouvelles.101 » L’action exemplaire, toute fragile est-elle, occupe donc pour Arendt le cœur de la Cité puisqu’elle prélude à toute discussion politique et est moteur de l’Histoire, puisqu’elle conditionne l’avènement de l’inédit. Les chrétiens rencontrés ne seront pas d’un autre avis. Ana nous explique ainsi que l’écologie est « peut-être une occasion de rapprochement avec des personnes qui se posent la question du rapport à la société et au monde avec des présupposés éthiques qui sont partageables. Une façon 99 Conférence des Evêques de France, Op. cit., p.45-47. Cf. notamment S. Ollitrault, Op. cit., p.42-47 et E. Chiapello et A. Hurand, « Se détacher de la consommation : enquête auprès des objecteurs de croissance en France », in S. Barrey et E. Kessous (dir.), Consommer et protéger l’environnement : Opposition ou convergence ?, Paris, L’harmattan, 2011, p.118-119. 101 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, CalmannLevy, 1983 (1961), p.260 et suivante. 100 98 La publication d’une encyclique du pape François sur cette thématique est justement espérée pour dans deux ans. http://ecologyandchurches.wordpress.com/2013/11/25/mr-hulotnest-pas-en-vacances-au-vatican Consultée le 26/12/2013. 43 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 de voir le christ dans l’autre, même s’il n’est pas baptisé. On peut voir Jésus dans un prochain par son action, et son élévation d’esprit. » L’acte écologiste, en tant que révélateur d’une recherche de cohérence, est donc ce qui rend possible l’échange, l’imitation, le perfectionnement. Il permet, de ce fait, aux catholique écologistes de se rapprocher de la société écologiste, si bien qu’en se fondant sur le témoignage de Monique, on peut parler de communauté spirituelle d’action : « A l’ACIPA102, on rangeait tout le matériel ; et dieu sait qu’il y avait du boulot physique. Et je me suis dit : « Mais mince, je fais Eglise en fait ! » J’ai trouvé ça extraordinaire, parce que si ça se trouve, ils ne sont pas du tout dans l’Eglise, mais je vis avec eux ce que je peux vivre dans ma communauté, où ensemble parce qu’on a la même foi, on fait, on se rassemble et on est uni. Et là, j’ai eu ce sentiment pareil, quand on a débarrassé tout ce matériel. » . » Cette communauté spirituelle d’action a l’avantage de permettre à chacun de partir de sa propre vérité pour la confronter aux autres, comme en témoigne David : « Dans le débat écologiste, il faut savoir d’où on part et d’où on vient, mais en même temps, accepter le fait que l’on ait besoin des autres pour avancer. J’aime bien cette idée-là que dans le dialogue, l’important ce n’est pas de penser tous pareils, mais c’est de montrer comment être vrai, chacun dans sa tradition. Ça veut dire être capable de challenger l’autre, pour qu’il soit plus vrai dans sa propre tradition. » L’action devient donc centrale dans le rapport que les catholiques écologistes veulent établir avec le monde, car elle permet de ne pas dénaturer les convictions de chacun. L’antagonisme structurel entre les tenants de la modernité et ceux de la tradition thomiste autour de la subjectivité s’estompe dès lors que l’acte prime. L’engagement concret évite de poser la question de l’autonomie du sujet, et donc celle de la phénoménologie des valeurs, rendant de ce fait possible la coopération entre croyants et non-croyants. Ce dialogue prépolitique fondé sur l’acte plus que sur les valeurs sera néanmoins des plus fragiles. Il suppose en effet qu’une vision consensuelle de la techno-science croise les préceptes de la foi, d’où l’importance accordée à l’éthique par ces catholiques écologistes106. Si les inquiétudes environnementales remplissent ces conditions, les questions bioéthique ou démographique aboutissent nécessairement sur un débat normatif, dès lors qu’entre en jeu le consentement de l’être humain. Les catholiques écologistes se divisent donc à ce stade de l’argumentation entre partisans de l’identité et partisans du perfectionnement 107. Alors que les premiers insisteront sur l’émergence d’une communauté de valeurs rendue possible par le processus de conversion opérée par les actes même sur les individus. Les seconds s’enthousiasmeront de l’établissement d’une communauté des meilleurs, où la confiance régnant au sein de la communauté spirituelle d’action permettrait à chacun de renforcer ses convictions tout en se fondant sur un pluralisme idéologique. Si les catholiques interrogés sont attirés par l’écologie, c’est donc bien pour des raisons politiques. Dans un contexte de recul du catholicisme et de communautarisation de ses pratiquants103, l’écologie est clairement un des lieux où peut s’opérer une coexistence pacifique avec la modernité. Le travail des catholiques écologistes en interne comme en externe est donc de prouver au reste de la population que la tradition chrétienne a des ressources spécifiques pour répondre aux défis écologiques d’aujourd’hui. Ce défi rejoint les perspectives de l’intégralisme catholique104. En insistant sur l’acte plus que sur les valeurs, les catholiques écologistes parviennent pourtant à déconstruire la corrélation mise en évidence par les travaux d’Emile Poulat sur le catholicisme, entre l’intrégralisme catholique, qui entend répondre aux problèmes de ce monde à partir d’une grille de lecture unique, et l’intransigeantisme, qui entendait rejeter en bloc la modernité politique 105. De ce point de vue, il devient possible de proposer une vision du monde fondée sur l’hétéronomie sans pour autant rejeter le dialogue avec les partisans de l’autonomie. 102 106 Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. 103 Cf. 104 Cf. Eglise contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Berg, 2006 (1977). 105 Pour une présentation succincte de l’intransigeantisme, cf. P. Portier, La pensée de Jean-Paul II, la critique du monde moderne, Paris, L’Atelier, 2006, p.10-14. On est de ce fait loin de la démocratie dialogique prônée par Callon, Bourg ou Latour, qui repose sur la confrontation et la résolution des controverses. 107 Cette distinction recoupe celle proposée par P. Portier entre « catholiques d’ouverture » et « catholiques d’identité ». P. Portier, « Pluralité et unité dans le catholicisme français », dans C. Béraud et al. (dir.),Catholicisme en tensions, Editions Ehess, 2012, p.2528. 44 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Vecchione E. - Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas collective, et utile à la formation de jugements politiques en vue d’un futur qui n’existe pas et dont, cependant, la science du climat nous dit de nous préoccuper. Elisa Vecchione London School of Hygiene and Tropical Medicine (London, UK) et EHESS, Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive 2. La modélisation entre réduction de l’incertitude et quête de l’évidence Nous assistons aujourd’hui à une prolifération spectaculaire des modèles climatiques et notamment des Modèles d’Evaluation Intégrée (MEI) qui étudient la co-évolution du comportement du système socio-économique avec les mutations physiques liées au changement climatique. D’une part, cette prolifération est supportée par le caractère extrêmement ductile et puissant de ces modèles qui ont la capacité à mettre en relation plusieurs facteurs de manière simultanée et cohérente, jusqu’à calculer les conséquences de leurs interactions au moyen de simulations. 111 D’autre part, la prolifération des MEI répond à une attente politique très précise vers la capacité des sciences à produire des preuves ou des « évidences » quant à l’action à engager. Cette quête de l’évidence semble insatiable et conduit à une forme presque pathologique (car la frustration de certains scientifiques est palpables à cet égard) de tentative à réduire l’incertitude pour pouvoir « éclairer » les choix politiques. Cependant, les modèles ne sont pas voués à produire une convergence de vues ni de résultats112 et leur multiplications n’est pas censée créer une masse critique telle à accoucher, in fine, « le » modèle parfait. La modélisation vise à structurer l’incertitude plus qu’à la réduire. Cependant, cette course à l’ « évidence » se poursuit et semble dominer à la fois le monde scientifique et le monde politique, créant un mécanisme de renforcement mutuel et de production d’une impasse décisionnelle. Le moteur de ce mécanisme est justement l’incapacité à savoir traiter l’incertitude au-delà de la production de preuves. 1. Introduction Dans un article paru récemment dans le journal NewStatement, Naomi Klein108 explique que les modèles climatiques prévoient une seule chance pour la Terre de se sauver à l’égard du changement climatique : cette chance est que les résistances politiques à l’inaction globale se multiplient. Citant le travail de l’expert Brad Werner, les modèles climatiques annoncent majoritairement l’insoutenabilité de nos modes de consommation et de production, un processus qui semble inexorable à moins de ruptures majeures, y comprises celles crées par la contestation. L’idée que nos modes de vies sont insoutenables n’est certes pas nouvelle. Mais ce qui est intéressant de l’article cité est de mettre en valeur non pas la nécessité d’une action en tant que solution, mais la nécessité d’une action en tant que contestation du statu quo, en laissant totalement inexplorées ses possibles conséquences. L’utilisation que l’article de Naomi Klein fait de la modélisation climatique est différente du celui que je vais proposer. Les modèles n’ont pas à nous fournir des preuves sur la nécessité de contester, mais plutôt peuvent dégager des éléments de jugement politique tels à fournir des éléments organisateurs de la contestation. Cette capacité, d’ailleurs, est un engrainage principal du moteur démocratique.109 Dans le cadre du changement climatique, cette capacité semble être tragiquement absente au niveau des états, à moins qu’elle ne soit pas suscitée par des événements majeurs et/ou indirectement liés. Mais, faut-il avoir toujours des preuves pour juger, contester et agir ? Et la science des modèles climatique est-elle en capacité d’en fournir sur le changement climatique? La réponse au deux questions est non. La sciences des modèles et particulièrement la science des modèles économiques conduit alors à une réflexion politique et épistémologique sur l’utilité d’une science en contexte d’expertise qui est moins assurée que d’autres du point de vue de la production de preuves scientifiques. La question ci-posée n’est pas limitée au caractère « problem solving » du calcul économique, mais plus profondément elle porte sur la capacité du paradigme économique dominant à promouvoir un type de rationalité délibérative. La question est donc si les modèles peuvent être performatifs110 dans la création d’une rationalité partagée, Les sciences prédictives et le confort de la symétrie entre passé et futur De manière générale, les connaissances scientifiques sont censées appuyer l’élaboration des politiques grâce à un sentiment de contrôle sur la fonction. Ce sentiment provient d’une propriété spécifique que l’on attribue à la science notamment prédictive: sa capacité à construire des séquences d’événements en s’appuyant sur une logique de réplication, indépendamment de leur éventuelle occurrence113 et permettant de reconstruire le passé, Press, 2007). 111 Les modèles d’interactions climat-économie mettent en relation deux types d’informations, les unes liées aux comportements des systèmes naturels (l’océanographie, la dynamique atmosphérique, la volcanologie, la physique solaire, l’analyse du cycle du carbone, les calculs de rayonnement, la modélisation de la calotte glaciaire, la paléoclimatologie et la chimie atmosphérique), et les autres liées aux vecteurs socio-économiques des émissions de gaz à effet de serre (l’économie, l’ingénierie, l’énergie, l’agriculture, les sciences de la santé, l’épidémiologie, les écosystèmes, la gestion de l’eau, les processus côtiers, la pêche et l’écologie des récifs coralliens). Pour une introduction, voir Marcus C. Sarofim and John M. Reilly, "Applications of integrated assessment modeling to climate change," Wiley Interdisciplinary Reviews: Climate Change 2, no. 1 (2010). 112 Pour une introduction à la discussion, voir Uskali Mäki, Philosophy of economics. Handbook of the philosophy of science, vol. 13 (Great Britain: Elsevier, 2012). 113 Harry M. Collins, Changing order: replication and induction in scientific practice (USA: University of Chicago Press, 1992). 108 29 Octobre 2013, « How science is telling us to revolt » Comme Nadia Urbinati le met bien en avant, le processus de représentation démocratique est lié non seulement à la volonté du people de conférer le pouvoir au souverain, mais aussi à sa capacité de le juger et le contester. Nadia Urbinati, "Representative democracy and its critics " in The Future of Representative Democracy, ed. Sonia Alonso, John Keane, and Wolfgang Merkel (New York: Cambridge University Press, 2011). 110 Sur le caractère performatif des sciences et en particulier de la science économique, voir Donald MacKenzie, Fabian Muniesa, and Lucia Siu, Do Economists Make Markets? On the Performativity of Economics (Princeton: Princeton University 109 45 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 expliquer le présent et projeter ce dernier dans l’avenir. Cette propriété implique que la logique des séquençages est symétrique entre passé et futur. La conséquence politique de cette symétrie est une réflexivité parfaite entre l’explication fournie ex-ante et la justification produite ex-post d’un certain phénomène ou d’une décision. Ainsi se trouve assurée de façon préalable la rationalité d’une action politique donnée qui parait à la fois contrôlable par sa projection rassurante dans le futur et justifiable dans le sens juridique de s'acquitter d'une charge de la preuve, incombant à l'action politique, à travers une connaissance scientifique anticipative. L’effet politique est celui d’une surcroit de légitimité et de rassurance sur un avenir qui, supporté par un effet de vérification et contrôle assuré par les sciences, ne demande pas à être traité comme ontologiquement distinct du présent : normativement, il est donné comme extension du présent et, instrumentalement, il informe le présent. Le chevauchement de sources de légitimité entre science et politique dérive directement d’une épistémologie des sciences aussi simpliste que confortable. La légitimité d’une décision politique ne devrait pas reposer sur la logique de validation scientifique et de démonstration de l’atteinte de certains objectifs;114 au contraire, la légitimité devrait s’appuyer sur la capacité à démontrer l’engagement à poursuivre certains objectifs. Cependant, rendre compte d’un engagement est beaucoup plus facile lorsque nous disposons de preuves que l’objectif engagé sera finalement achevé, ce qu’une science prédictible est capable de fournir avant même que l’objectif soit atteint.115 Nous comprenons alors bien pourquoi l’incertitude pose un problème: quand une séquence d’événements n’est pas entièrement comprise ou est incorrecte, la symétrie est cassée et ainsi son effet confortable. Une science incertaine est une science qui met mal à l’aise dans la mesure où nous considérons que son utilité consiste à réduire l’incertitude quant à la façon dont va se dérouler l’avenir afin de savoir justifier les décisions dans le présent comme rationnelles.116 intérêt à instruire le processus d’allocation des ressources selon la logique optimisatrice d’égalisation des utilités marginales au revenus. Cette logique demande de disposer toujours d’un terme comparatif pour informer un changement de politique tel à savoir améliorer le bien-être et à restaurer une situation d’équilibre. L’extraction de ce terme comparatif est faite notamment en supposant la répétitivité de la logique du comportement individuel telle à « multiplier » l’individu en deux individus différent à deux moments différents de leur consommation (un plus riche et un moins riche). Dans le cadre de décisions publiques intertemporelles, le taux d’actualisation informe la comparaison entre présent et futur, en la déduisant, justement, de la même logique à peine citée. Le cœur du débat sur sa valeur est notamment lié à la manière dans laquelle ce paramètre permet d’ « arrêter » les générations futures comme terme comparatif afin d’instruire la comparaison et la mise en balance avec les générations présentes. En supposant la réplication des préférences dans le temps, le taux d’actualisation rend compte et prend en compte l’avenir en combinant deux opérations ontologiquement distinctes: celle de projeter le présent dans le futur pour « arrêter » un futur et celle de reporter le futur à l’instant présent pour faire une comparaison entre les deux. Cette opération de projection du présent et de retour au présent passe à travers la maitrise de l’incertitude. La détermination de la valeur « correcte » du taux d’actualisation devient alors fonctionnelle à la maitrise de la distance entre présent et futur (l’incertitude) pour appuyer la formation d’une rationalité politique qui soit à la fois justificative et instrumentale. Cette opération, toutefois, suppose un avenir pour traiter l’incertitude, quand l’incertitude porte justement sur l’avenir. La contradiction de devoir supposer un avenir pour traiter l’incertitude dérive directement de l’individualisme méthodologique du calcul économique qui porte à la collision de deux idées : non seulement nous ne connaissons pas l’avenir, mais aussi nous allouons les ressources selon un calcul du coût d’opportunité – parce que nous nous soucions de l’avenir.118 Aussi similaires soient-ils, les deux enjeux ne sont pas identiques. Cela d’autant plus dans le cadre du changement climatique, où il est très difficile de prétendre que nous nous soucions d’un avenir lointain, le cœur du problème étant incontestablement que nous ne connaissons pas l’avenir. La science économique est-elle confortable ? La science économique - la plus impérialiste des sciences 117 - ne peut certes pas mettre les politiques mal à aise. Son traitement de l’incertitude et son appréhension de l’avenir suivent la même perspective ci-évoquée en raison de son individualisme méthodologique qui est tenu à postuler la répétitivité des séquences temporelles pour faire le passage entre préférences individuel et préférences collectives, ces dernière étant la base de tout choix publique. C’est notamment le problème du choix social et de l’agrégation des utilités individuelles. Appliquée aux choix de long terme, tels que la réduction des gazes à effet de serre, la théorie du choix social n’arrive pas à appréhender la dimension du temps au delà de son 3. Pour une délibération au-delà de la preuve : le rôle de la modélisation Comme je le détail dans un autre article, 119 la relations entre présent, futur et incertitude ainsi faite par le calcul économique est la source de toute une série d’incohérences témoignées dans la littérature économique qui éclatent lorsque la logique optimisatrice est appliquée aux choix de long-terme et à la modélisation. L’individualisme méthodologique et la relation entre passé et futur conduit notamment à l’idée que nous nous préoccupons d’un futur qui n’existe pas. Ce résultat est à la fois un paradoxe et le défi précis du changement climatique. 114 Daniel Sarewitz and Roger Pielke, "Prediction in science and policy," Technology in Society 21, no. 2 (1999). 115 L’importance de l’acceptation et justification de l’autorité en termes de rationalité instrumentale dans la stabilisation d’un certain ordre social n’est d’ailleurs pas nouvelle, comme déjà souligné par Weber (Economie et société, Paris : Pocket, Agora, 1995 [1971]). 116 Sarewitz and Pielke, "Prediction in science and policy." 117 Lee Sigelman and Robert Goldfarb, "The influence of economics on political science: by what pathway?," Journal of Economic Methodology 19, no. 1 (2012); Uskali Mäki, "Economics Imperialism: Concept and Constraint," Philosophy of the Social Sciences 39, no. 3 (2009). 118 Tyler Cowen, "Caring about the Distant Future: Why It Matters and What It Means," The University of Chicago Law Review 74, no. 1 (2007). 119 Elisa Vecchione, "Deliberating beyond evidence: lessons from Integrated Assessment Modeling," Iddri working papers, no. 13 (2012). 46 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 En tant que paradoxe, il est tout simplement dépassé par la logique optimisatrice de l’économie du bien-être, dont la solution est justement de faire exister préalablement le futur. Mais dans le cadre d’un horizon temporel très étendu, il est très difficile de faire exister rationnellement un futur très lointain, quelque soit la puissance du taux d’actualisation. Surtout, la rationalité politique telle que décrite jusqu’à présent resterait compromise par la nécessité de justifier que ce futur ait une quelconque importance pour l’amélioration du statu quo. Le résultat est une impasse : d’une part il est difficile d’arrêter une vision fiable du futur, de l’autre part toute tentative de le faire semble vouée à produire une sorte d’ « irrationalité politique » quant à l’instrumentalisation du futur pour le présent. La conséquence est tant l’inaction politique justifiée sur la base d’un manque de preuves, que la perte de repères normatives partagés tels à susciter une action délibérative, à partir d’un résistance collective. Mais faut-il vraiment savoir justifier la prise en compte du futur dans la décision politique pour qu’elle soit rationnelle? N’est-elle pas, cette prise en compte, déjà inhérente à toute décision politique ? N’est-elle pas son moteur, permettant de positionner le présent par rapport à un avenir comme représentation d’une projection collective? Repenser la rationalité politique en ces termes est le point de départ pour regarder à l’incertitude scientifique à travers une nouvelle perspective : non pas comme mesure du futur, mais comme possibilité de choix. manière. Les hypothèses jouent alors un rôle de charnier entre controverse scientifique et délibération publique. Chaque scénario dépend du choix d’un certain nombre d’hypothèses qui ne sont pas à l’égard de controverse – comme le taux d’actualisation par exemple. 122 Et, comme il est évident, une hypothèse est une hypothèse et ne peut donc pas être sûre. Mais comme les modèles ont la fonction de savoir « isoler » et rendre théoriquement observables les « capacités » du système analysé afin d’en dégager des éléments de prédiction et contrôle,123 cette information pourrait être utilisé comme nouveau élément de jugement. Les scénarios ont en effet une propriété fondamentale : si non pas celle de la prévision, du moins celle de la « retrovision ». Leur propriété strictement scientifique à mettre en séquence et en cohérence les mécanismes intéressés permet toujours de retrouver, voire recomposer, une séquence explicative a posteriori du phénomène étudié. La « retrodictivité » des scénarios permettrait ainsi une sorte d’ « ingénierie inverse » :124 comme des miroirs posés dans le futur et vers le présent, les scénarios reflèteraient l’image du présent en tant qu’engagement vers l’avenir. Vu que les hypothèses ont justement la fonction d’engager une certaine possibilité du futur, celles dont la normativité est scientifiquement irréductible mais politiquement significative à l’évolution du système vers une certaine direction, fonctionneraient comme des anticipations du futur et au même temps comme épreuves d’engagement vers un certain avenir. A moins de croire que les anticipations sur les préférences collectives soient plus pertinentes quand elles reposent sur des calculs que non pas sur les valeurs politiques,125 les hypothèses – au contraire des preuves qui n’arriveront jamais - auraient la force d’ouvrir l’espace d’un jugement politique. L’élimination du contrefactuel Le premier pas est de se libérer du besoin du contrefactuel en cherchant à arrêter la « bonne » imagine du futur. La première raison est que le seul contrefactuel qui serait à portée de main est le statu quo. En le pensant comme un axe de comparaison, le statu quo aurait un rôle à jouer que si nous étions capables de le déplacer dans le futur sans devoir le modifier, c’est-à-dire si nous supposions sa répétitivité. La supposition contraire, de non-répétitivité, est certes plus plausible, mais dans toute exercice scientifique la supposition d’une différence demande à être détaillée dans sa déviation par rapport à une situation de confirmation. Les Modèles d’Evaluation Intégrée (MEI) ont un rôle à jouer dans ce cas, car ils fonctionnent exactement sur le principe de projeter un scénario de référence pour ensuite injecter des mesures qui le déforment.120 Le véritable défi consiste alors à produire des idées sur les futurs possibles qui soient rationnelles sans compter sur un contrefactuel scientifique de validation. … ou comment faire expérience d’une réalité virtuelle Ainsi, les MEI permettraient non pas de faire exister le futur, mais d’en faire expérience. 126 Plus précisément, ils permettraient de faire expérience de l’erreur : lorsqu’un scénario révèle la possibilité d’effets catastrophiques du changement climatique, une charge de l’incertitude – et non pas de preuve – émergerait et demanderait une épreuve pour être acquittée.127 Cette charge de l’incertitude consisterait à justifier l’engagement présent à poursuivre ce scénario.128 122 En dehors des lois orthodoxes de la nature, les hypothèses peuvent relever de convention, d’extrapolation historique, d’observations empiriques ou de jugements de valeur. 123 Nancy Cartwright, "If no capacities then no credible worlds. But can models reveal capacities?," Erkenntnis 70, no. 1 (2009). 124 Je remercie Claude Henry de m’avoir donné cette expression. Tout éventuel mauvais usage de celle-ci est bien sûr de ma responsabilité. 125 Comme l’explique bien Guillaume Hollard en citant Yves Crozet, les politiques peuvent jouer un rôle déterminant dans l’anticipation des données futures. Yves Crozet, "Calcul économique et démocratie : des certitudes technocratiques au tatonnement ̂ politique " Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy 2, no. 47 (2004); Guillaume Hollard, "Présentation," Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy 2, no. 47 (2004). 126 Berger, Phénoménologie du temps et prospective 127 Fournir une preuve de l’incertitude est impossible et ne peut passer que par de multiples épreuves. 128 Sur le concept de « charge de l’incertitude », voir Elisa Vecchione, "Science for the environment: examining the allocation of the burden of uncertainty," European Journal of Risk La délibération sur les hypothèses… La modélisation repose sur la transduction, c’est-à-dire sur la construction d’objets virtuels, ou, de même, d’existences multiples qui ne sont ne pas à confondre avec les réalités à vérifier.121 Le principe de la modélisation est en effet de donner un aperçu – et non pas la preuve – de la façon dont se déroulera l’avenir, en partant de l’hypothèse que certaines parties de celui-ci se dérouleront d’une certaine 120 Jean-Charles Hourcade, "Les modèles dans le débats de politique climatique: entre le Capitole et la Roche tarpéienne?," in Les modèles du futur. Changement climatique et scénarios économiques: enjeux scientifiques et politiques, ed. Amy Dahan Dalmedico (Paris: La Découverte, 2007). 121 Gaston Berger, Phénoménologie du temps et prospective (Paris: P.U.F., 1964). 47 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Si réinventer la légitimité démocratique mobilise la capacité de la soumettre à différentes épreuves de contrôle et de validation, 129 les modèles auraient la possibilité de soutenir ce processus de réinvention : au lieu de se réconforter du type de validation qui se fait dans les sciences positivistes à travers la production de « preuves » ou « évidences », les politiques bénéficieraient d’un type de validation plus instable quoique jugeable, basée sur des épreuves qui changeraient au fil de l’évolution des scénarios et des hypothèse connectées à ceux-ci. 4. Note conclusive: l’interdisciplinarité pour une science délibérative Ce type d’appréhension des modèles comporte enfin un changement de culture épistémique, notamment il engage à une définition plus rigoureuse de l’interdisciplinarité. L’appréhension de l’incertitude scientifique est notamment le point de départ de ce défi combinant jugement scientifique et politique. Si nous considérons l’incertitude comme élément de « porosité » des frontières disciplinaires – c’est-à-dire l’élément qui ouvre au doute et, ainsi, incite au dialogue – et si nous considérions l’identification des incertitudes scientifiques comme point de jonction normative entre disciplines, il serait alors intéressant de chercher à traduire les incertitudes en enjeux de choix collectives. Ces incertitudes sont notamment contenues dans les hypothèses qui engagent à la construction de scénarios. Vu que l’incertitude ouvre au choix bien plus que l’évidence, faudrait-il ouvrir le choix des hypothèses à des évaluations ne relevant pas seulement de la discipline économique. Pour ce qui est du jugement des hypothèses à partir de scénarios sélectionnés, faudrait-il penser à la composition des publiques appelés à juger. Regulation, no. 2 (2011). 129 Pierre Rosanvallon, Democratic Legitimacy: Impartiality, Reflexivity, Proximity (Woodstock, UK: Princeton University Press, 2011). 48 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Chansigaud V. - Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides (1880-1970) la connaissance ne conduit pas toujours à une bonne gestion du risque mais souvent à la poursuite d’un risque en toute connaissance de cause. Un autre élément d’analyse se trouve masqué par les questions d’impact sanitaire : le rôle des pesticides dans la mise en place d’un certain type d’agriculture (agriculture industrielle basée sur la recherche d’un profit sans cesse croissant) comme d’un certain rapport au monde naturel. Dès lors, on doit quitter les champs scientifiques traditionnellement sollicités (écotoxicologie, médecine, hygiène publique, science agricole, entomologie, chimie…) pour aborder la question des pesticides sous l’angle du choix d’une certaine forme de société dont l’agriculture industrielle est l’un des symboles. Valérie Chansigaud Historienne des sciences et de l’environnement Chercheuse associée à SPHERE (UMR 7219 CNRS-Paris 7) www.valerie-chansigaud.fr L’usage de substances diverses, chimiques ou naturelles, pour lutter contre les insectes nuisibles remonte à l’Antiquité. Il faut attendre le développement de l’agriculture industrielle aux États-Unis durant la deuxième moitié du XIXe siècle pour que l’utilisation d’armes chimiques contre les « nuisibles » entre dans son âge moderne. L’arsenal chimique est d’abord limité à des sulfates (notamment de cuivre) et à de l’arsenic puis, à partir de la Première Guerre mondiale et grâce à elle, l’éventail des molécules commence à se diversifier. C’est la Seconde Guerre mondiale qui va donner un élan à l’élaboration et à la diffusion de la chimie en agriculture avec la mise au point du DDT. Les succès foudroyants de ce produit, qualifié de « bombe atomique des insectes », bouleversent non seulement les recherches scientifiques (qui s’orientent dès lors avant tout vers la sélection de nouvelles molécules et la mise au point de protocoles d’application), mais joue un rôle essentiel dans la diffusion d’un certain modèle de société où dominent l’agriculture industrielle et les logiques productivistes. Dès le début, quelques voix s’élèvent contre les risques potentiels du DDT, soulignant notamment le fait qu’il tue de façon indifférenciée tous les insectes, suivant la formule choc de Roger Conant (1909-2003) No Joy in an Insect-Free World (1944). Durant les années suivantes, paraissent des textes de plus en plus nombreux sur les conséquences négatives de l’usage inconsidéré du DDT, d’autant que les quantités utilisées augmentent rapidement. Ces études, parues dans de bonnes revues scientifiques ne circulent pas en dehors des cercles spécialisés et n’ont aucune influence sur l’orientation des activités agricoles. Il faut attendre 1962 pour que Rachel Carson, une femme réputée pour ses livres sur la biologie marine, fasse connaître à un large public l’impact des pesticides et notamment celui du DDT. Elle se base justement sur cette vaste littérature scientifique déjà existante et, pour les domaines où sa formation scientifique s’avère insuffisante, n’hésite pas à solliciter des experts extérieurs. La réaction est violente, tant de la part des industriels, ce qui semble logiquement, que de la part de nombreux scientifiques qui voient leur légitimité et leur autorité contestée. Son livre contribue à briser le cercle formé par les scientifiques, les industries et l’État et permet à une quatrième voix de se faire entendre : le grand public. On cite souvent son livre comme l’un des éléments fondateurs de l’environnementalisme moderne. Si le public découvre en 1962 que les pesticides de synthèse posent de nombreux problèmes (accumulation dans la chaîne trophique, impact méconnu mais effrayant sur la santé humaine, désordre des « équilibres » naturels, etc.), ceux-ci ne sont pourtant pas nouveaux et l’on peut en retrouver la trace dès le milieu du XVIIIe siècle lorsque l’arsenic commence à être utilisé pour protéger récoltes ou semences (les autorités hésitant entre tolérance et réglementation en fonction des forces en présence). On se retrouve alors face à un paradoxe omniprésent dans tous les débats relatifs aux relations entre santé et environnement : 49 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Beaurain C. - Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des interactions entre l’économie et la nature interactions et des conflits entre acteurs portant sur l’environnement. En ce sens, l’analyse pragmatiste offre selon nous des perspectives intéressantes pour la construction d’une approche territoriale de l’écologie industrielle, qui s’écarte à la fois de l’écocentrisme et du réductionnisme économique. Nous développons tout d’abord une analyse critique du paradigme de l’écologie industrielle, puis nous évoquons quelques pistes de réflexion pour une approche pragmatiste de l’écologie industrielle. Cette réflexion s’appuie sur un travail d’enquête mené à propos de la démarche d’écologie industrielle au sein de l’agglomération de Dunkerque 130, que nous n’évoquons pas ici, faute de place. Christophe Beaurain Université de Limoges Géolab, UMR 6042 [email protected] Introduction Le développement de la ville comme espace de production s’est construit sur une mise à distance progressive de l’environnement, relégué au rang de fournisseur de ressources naturelles et d’espace de rejet des pollutions engendrées par les processus de production. La théorie économique, dans ses diverses composantes, a largement nourrit cette vision de l’environnement naturel. En réduisant le rapport à la nature à une rationalisation productive, réductible à l’expression de préférences individuelles, cette théorie a clairement entretenu l’idée d’une extériorité de la nature dans les rapports entre les hommes et leur environnement naturel. Le paradigme de l’écologie industrielle, développé depuis la fin des années 1980, s’est explicitement présenté comme porteur d’une rupture à l’égard de cette vision économiste de l’environnement, notamment par l’adhésion à une vision écocentrique des rapports économiques, qui replace les processus de production au sein de leurs milieux écologiques. L’écologie industrielle repose ainsi sur une approche globale du système industriel et met en avant l’importance des interactions dans la mise en place d’un fonctionnement circulaire de l’économie, moins gourmand en consommation de matières premières et d’énergie et moins producteur de déchets. Un peu partout dans le monde industrialisé se sont multipliées, avec plus ou moins de réussite, les démarches tendant à constituer des réseaux locaux de bouclage des flux de matières et d’énergie et de réutilisation des déchets et des coproduits. Analyse critique du paradigme de l’écologie industrielle L’écologie industrielle est présentée par la communauté de chercheurs qui la défendent comme porteuse d’un nouveau paradigme dans lequel l’économie serait désormais ré-encastrée dans la Nature et dans le système d’ensemble des relations entre les écosystèmes naturels qui fonde la communauté biotique131. Nous abordons l’analyse critique de ce paradigme à travers trois débats qui traversent cette communauté des chercheurs en écologie industrielle, pour en montrer les limites, notamment en ce qui concerne ses capacités à fournir une grille de lecture des expériences concrètes. 1.1. Au cœur de l’écologie industrielle : l’analogie entre les systèmes naturels et les systèmes industriels… et ses limites Si les premières applications d’écologie industrielle dans le monde datent de la fin du 19 ème siècle, c’est bien un article de R. Frosh et N. Gallopoulos 132 qui a relancé véritablement la proposition de développer l’écologie industrielle, sur la base d’une analogie possible entre les systèmes naturels et les systèmes industriels. Constatant les impacts négatifs de l’industrie sur l’environnement, l’écologie industrielle préconise d’appliquer le fonctionnement des écosystèmes naturels à notre activité industrielle, et de considérer celle-ci comme un écosystème parmi d’autres. Nos modes de production et de consommation pourraient ainsi fonctionner de manière cyclique comme le fait la Nature, où chaque déchet généré peut espérer trouver un débouché. D’une manière générale, les matières résiduelles pourraient ainsi servir de matières premières ou être utiles à une entreprise voisine. Les dimensions systémique et évolutionniste de l’écologie industrielle sont clairement posées par l’article de T. Graedel133, à travers la référence aux trois types d’écosystèmes identifiés par l’auteur et la conceptualisation d’un mouvement général de complexification des écosystèmes existants (écosystème de type I, II, III). Le modèle pour ce type de flux est représenté par un bouclage L’analyse du discours propre à l’écologie industrielle montre toutefois que ce paradigme peine à surmonter les échecs de l’économie orthodoxe sur quelques aspects essentiels de la relation entre l’économie et l’environnement : la prise en compte de l'intentionnalité humaine et des interactions qui composent la collectivité, l’intégration de l’influence du contexte socio-culturel, les conflits d’intérêts et de valeurs en jeu au sein de cette collectivité, ou encore la construction collective de l’objectif et des règles de fonctionnement de la communauté à partir d’une délibération collective. On peut déplorer ainsi l'absence complète de réflexion sur les rapports sociaux au sein des processus de production comme au sein de la société de manière plus générale. En définitive, la référence aux lois de fonctionnement de la communauté biotique accessibles par la raison humaine légitime l’imposition de règles qui limitent singulièrement la connaissance issue de l’expérimentation et la prise en compte des effets de l’action humaine. 130 VARLET D., Enjeux, potentialités, contraintes de l’écologie industrielle. Le cas de Dunkerque, Thèse de doctorat en sciences de gestion, Université du Littoral Côte d’Opale, décembre 2012. 131 INSENMAN, R., « Industrial ecology : shedding more ligtht on its perspective of understanding nature as model, Sustainable Development », vol.11, June, 2003, 143-158. 132 FROSH, R.A., GALLOPOULOS, N.E., « Strategies for Manufacturing », Scientific American, vol. 261, Special Issue « Managing Planet Earth », September, 1989, 144-152. 133 GRADAEL, T.E., « On the concept of industrial ecology ». Annual Review Energy Environment, 21, 1996, 69-98 Face à ces limites du paradigme écocentrique de l’écologie industrielle, nous faisons l’hypothèse qu’une approche pragmatiste semble à même d’intégrer la dimension humaine, en ce qu’elle associe une analyse des effets de l’action à une procédure de construction collective de l’objectif de la communauté et de prise en compte des 50 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 complet des flux (écosystème de type 3) : dans ce modèle, il n’y a plus aucun flux entrant ou sortant de « l’écosystème industriel », et tout est intégralement recyclé dans le cadre des flux internes. La notion de « symbiose industrielle » exprime précisément cette vision systémique et idéale des flux à caractère industriel, fondée sur le regroupement d’entreprises reliées entre elles par des échanges physiques de matières, d’énergie et de sous produits et développant des formes de coopération134. La réussite de cette démarche réside bien souvent dans la coopération et la proximité géographique et organisationnelle entre les acteurs135. D’autres principes, comme la dématérialisation et la décarbonisation de l’économie, ont également été mis en avant. Dans tous les cas, l’écologie industrielle met clairement l’accent sur l’analyse des flux de matières et d’énergie entre les acteurs Les notions essentielles de l’écologie industrielle, en particulier celle de bouclage des flux et de symbiose industrielle, sont fondées sur l’analogie affirmée entre les systèmes industriels et les écosystèmes naturels. Si cette analogie constitue de toute évidence un point de ralliement des différents auteurs136, elle ouvre néanmoins un large espace de débat à l’intérieur même de la communauté des chercheurs sur les limites et les risques qu’elle présente pour l’analyse des systèmes économiques et sociaux. Certains évoquent les risques qu’il y a de vouloir analyser l’évolution des sociétés humaines à partir d’une analogie fondée sur une mauvaise interprétation des principes des sciences naturelles. C. Bey va plus loin dans la critique à l’égard d’une mauvaise utilisation de l’analogie, en affirmant que la plupart de ceux qui la mobilisent conservent en définitive un point de vue « individualiste », et non systémique, en privilégiant l’analyse de la firme et en laissant à l’écart les autres acteurs du circuit économique (consommateurs, recycleurs)137 (Bey, 2001). Mais plusieurs auteurs soulignent également la nécessité d’articuler l’analogie biologique à la reconnaissance de la dimension humaine de l’écologie industrielle, et aux différences qui peuvent exister entre les écosystèmes et les systèmes industriels, sans que cela n’aboutisse à un rejet de la philosophie éco-centrique. Comparant les deux systèmes, S. Levine constate ainsi que les différences ne sont pas sans importance pour la conduite des démarches d’écologie industrielle. Plus généralement, la plupart des auteurs mettent l’accent sur la nécessité de tenir compte du contexte culturel et social dans lequel évoluent les acteurs de l’écologie industrielle car celui-ci influence leurs prises de décision et la nature des choix réalisés, et traduit donc fondamentalement la présence de l’intentionnalité humaine. De manière générale, on peut s’interroger sur les implications épistémologiques d’une posture écocentrique dans l’analyse des interactions entre les sociétés et leur environnement naturel. D’une part, la référence à l’ensemble et au tout conduit à mettre l’accent de manière prioritaire, sinon même exclusive, sur la connaissance des échanges internes à la communauté, c’est à dire sur les flux qui structurent l’ensemble. D’autre part, cette approche, résolument holiste, conduit à une représentation des individus fondée essentiellement sur la place qu’ils occupent dans la communauté plutôt que sur une valeur en eux-mêmes. Il en résulte effectivement une difficulté réelle à penser l’interaction et l’articulation des comportements individuels autrement que sous la forme d’une nécessité liée au fonctionnement de la communauté biotique 138 (Larrère, 2010). Ces quelques réflexions illustrent la difficulté de fonder les bases d’une analyse d’un système de flux industriels à partir d’une analogie avec le fonctionnement des écosystèmes. La posture éco-centrique revendiquée par l’écologie industrielle soulève notamment des difficultés en ce qui concerne la compréhension des intentionnalités individuelles et de leur appariement avec le contexte socioculturel, alors même que cette question est essentielle dans le développement de l’écologie industrielle. La multiplication des acteurs engagés et des valeurs auxquelles ceux-ci font référence constitue de ce point de vue une difficulté majeure pour une grille de lecture fondée sur l’analogie, dans laquelle les comportements des acteurs économiques sont censés pouvoir être analysés à partir des principes dégagés par l’écologie scientifique. Dénonçant les méfaits d’une approche anthropocentrique (économique) de la gestion des ressources naturelles, l’écologie industrielle montre alors, a contrario, une certaine incapacité à intégrer les valeurs attachées aux éléments du monde naturel par les acteurs sociaux. 134 CHERTOW, M., « Industrial symbiosis :litterature and taxonomy », Annual Review Energy Environment, n° 25,2000, 313-317 135 BEAURAIN, C., BRULLOT, C., « L’Écologie industrielle comme processus de développement territorial : une lecture par la proximité », Revue d’Economie Régionale et Urbaine, n° 2, 2011, 313-340. 136 Cette analogie renvoie à une posture que l’on peut qualifier d’écocentrée au regard de la typologie des « éthiques de l’environnement » existantes. On sait que les débats sur l’éthique environnementale se sont focalisés sur la question de l’attribution d’une valeur intrinsèque aux éléments composant les systèmes naturels. L’éthique individualiste biocentrique reconnaît à chaque entité vivante une telle valeur et interdit ainsi toute priorité attribuée à l’une d’entre elles. L’éthique écocentrique, d’inspiration holiste, se définit comme conséquentialiste et pose comme critère fondamental de la justice l’intégrité et la stabilité de la communauté biotique dans son ensemble (Afeissa, 2007). De manière générale, l’approche écocentrique développe ainsi une théorie objectiviste de la valeur intrinsèque des entités du monde naturel, à l’exception notable de la position de J. Baird Callicott, l’un de ses plus éminents représentants, qui plaide quant à lui pour une éthique des valeurs « anthropogénique », soulignant par là que toute valorisation a nécessairement une origine humaine, et repose par conséquent sur l’existence d’un sujet qui évalue. Pour cet auteur, il y a donc lieu de distinguer les propriétés des entités naturelles de la conscience évaluatrice qui va déterminer le caractère intrinsèque ou instrumental de la valeur associée à cette entité, sous le critère ultime du bien de la communauté biotique. 137 BEY, c., « Quo vadis industrial ecology ? Realigning the 1.2. L’écologie industrielle, « science de la durabilité » ? L’ambiguïté sur le caractère objectif ou normatif de l’écologie industrielle (Allenby, 2006) alimente un deuxième thème de réflexion au sein de la communauté des chercheurs, portant sur le rapport de l’EI à la durabilité. De manière générale, l’écologie industrielle est présentée par beaucoup d’auteurs comme jetant les bases d’une « science Discipline with its Roots », Greener Management International, GMI 34, Summer, 2001, 35-42. 138 LARRÈRE, C., « Les Éthiques environnementales », Natures, Sciences, Sociétés, vol.18, n°4, 2010, 405-413. 51 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 de la durabilité », dans la mesure où elle repose sur les principes de fonctionnement des écosystèmes, et parce qu’elle contribue au renouvellement en profondeur des pratiques industrielles requis par le changement de paradigme social (Allenby, 1994 ; Ehrenfeld, 1997). Pour autant, la position écocentrique des chercheurs en écologie industrielle les amène à développer une critique assez forte à l’égard de la définition de la durabilité issue du rapport Brundtland, trop associée selon eux à une vision anthropocentrique (Ehrenfeld, 2000). De fait, la notion de soutenabilité est centrale dans l’argumentaire des chercheurs en écologie industrielle, dans la mesure où elle sert de point d’appui à l’articulation entre les dimensions objective et normative de l’écologie industrielle. Si la soutenabilité est ainsi fondamentalement rattachée à l’ancrage du système industriel dans les règles de fonctionnement des écosystèmes, la reconnaissance de la dimension nécessairement normative de l’écologie industrielle amène certains d’entre eux à esquisser les traits d’une soutenabilité intégrant des objectifs d’amélioration de la société qui prennent en compte la dimension humaine de l’écologie industrielle (Ehrenfeld, 2007). Pour Ehrenfeld, la soutenabilité associe l’analyse des flux de matières et d’énergie à la définition d’une vision systémique de la société dans laquelle les dimensions humaines (justice, épanouissement individuel…) apparaissent comme des propriétés émergentes et sans cesse changeantes du système. En ce sens, selon Ehrenfeld, la soutenabilité ne peut se réduire ni à la définition individualiste du développement durable donnée par le rapport brundtland (en termes d’éco-efficience notamment), ni à l’analogie symbiotique et métabolique représentative de la dimension objective de l’écologie industrielle. Mais la position d’Ehrenfeld reste isolée au sein de cette communauté scientifique qui, dans sa grande majorité, demeure attachée à la dimension objective de l’écologie industrielle, issue du postulat de l’analogie. réalité. Beaucoup d’analyses soulignent ainsi l’importance des contextes territoriaux et la nature des interactions locales, l’extrême difficulté à impulser des synergies pérennes, le caractère très incomplet des synergies mises en place, voire la faible efficacité écologique. Selon Deutz et Gibbs139, il y aurait en définitive très peu d’exemples de sites fonctionnant réellement comme un système clos, et les interactions, lorsqu’elles existent, porteraient souvent sur autre chose que les flux de matières et d’énergie. En définitive, les études de cas mettent surtout en lumière la singularité des contextes territoriaux et l’impossibilité de généraliser à des échelles plus vastes les pratiques observées140. Pour Korhonen, cet écart entre la théorie et la pratique s’explique, au niveau de l’analyse des flux de matières et d’énergie, par les différences dans les flux d’information entre les écosystèmes et les systèmes culturels et économiques (rapidité, motivation, évaluation…). Il s’explique également, du point de vue des structures organisationnelles des écosystèmes industriels, par le fait que la caractéristique essentielle des écosystèmes naturels, la diversité, n’a pas les mêmes conséquences au sein des écosystèmes industriels : au sein des sociétés humaines, en effet, elle est source d’une fragmentation croissante de la société, et d’une régression de la confiance et de la coopération entre les acteurs. Parce qu’elle provoque la multiplicité des valeurs invoquées, des intérêts et des préférences, la diversité est potentiellement source d’une augmentation des conflits et rend plus difficile la réalisation d’un écosystème industriel141. En définitive, reconnaît ainsi l’auteur, la théorie de l’écologie industrielle ne paraît pas en capacité de nous indiquer comment agir en pratique. Au total, ces débats internes à la communauté des chercheurs en écologie industrielle mettent en exergue les limites de la grille de lecture proposée. Les références à l’analogie avec les écosystèmes et à la dimension objective de l’écologie industrielle ferment la porte à une compréhension des intentions humaines. La mise à l’écart du contexte socio-culturel dans lequel se développent les pratiques d’écologie industrielle au profit d’une vision écocentrique des relations amène alors logiquement ces auteurs à présenter les conflits et la diversité des acteurs comme un obstacle majeur, sinon insurmontable, pour la pérennité de ces pratiques, en faisant notamment l’hypothèse d’une augmentation des conflits et d’une régression inévitable de la confiance avec l’augmentation de la diversité des acteurs. Ces affirmations contredisent en outre les enseignements tirés de l’expérience dunkerquoise, dans laquelle, on l’a vu, l’écologie industrielle s’est nourrie d’un contexte territorial marqué par des conflits d’usage très importants, résultant des multiples valeurs en jeu, et par une réflexion sur les modalités d’interaction entre les différents participants aux flux, s’appuyant notamment sur une confiance renforcée entre les acteurs. En outre, dans le cas dunkerquois il faut également souligner la capacité des acteurs du territoire à faire converger les valeurs mobilisées, en s’attachant 1.3. Les difficultés d’une confrontation au réel La « symbiose de Kalundborg », mise en place dans les années 1960 au Danemark, a servi d’illustration empirique à la communauté des chercheurs en écologie industrielle pour justifier la faisabilité et l’efficacité des principes de l’écologie industrielle. Dans la continuité de ces exemples, les études de cas se sont multipliées. Cette association immédiate de la théorie à l’expérience de la pratique renvoie à la volonté des chercheurs de l’écologie industrielle d’ancrer celle-ci dans les sciences de l’ingénieur, et de justifier l’objectivité des principes issus des règles de fonctionnement des écosystèmes par la mise en valeur des expérimentations existantes. Pour autant, ce rapport de la théorie à la réalité ne va pas de soi, comme le montrent les débats au sein de la communauté des chercheurs en écologie industrielle. Depuis quelques années en effet, les argumentaires relativisant l’exemplarité du modèle de kalundborg se sont multipliés, en mettant l’accent notamment sur les limites de la symbiose danoise : l’absence d’intervention publique et de politique publique associée, l’absence d’innovations technologiques et le caractère figé des échanges, un fonctionnement d’ensemble de la symbiose peu compatible avec la soutenabilité exigée par l’écologie industriell. En outre, les études de cas menées sur les expériences d’écologie industrielle à travers le monde ont surtout mis en évidence les décalages existant entre les principes et la 139 GIBBS, D., DEUTZ, P., « Reflections on implementing industrial ecology through eco-industrial park development », Journal of Cleaner Production,vol 15, 2007, 1683-1695. 140 KORHONEN, J., « Industrial ecology in the strategic sustainable development model : strategic applications of industrial ecology », Journal of Cleaner Production, vol. 12, 2004, 809-823. 141 Ibid. 52 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 notamment aux conséquences attendues des actions entreprises. particulier chez ses auteurs fondateurs, va bien au-delà du seul pluralisme des valeurs : il faut considérer également le fait que le pragmatisme doit se comprendre comme une philosophie de l’expérience, qui tente d’associer la réflexion à la pratique, et comme une philosophie de la communication et de l’interaction 145. C’est précisément sur ces deux points, que nous considérons comme essentiels pour une lecture pragmatiste de l’écologie industrielle, que nous insistons maintenant dans notre présentation de la philosophie pragmatiste. Nous utilisons pour cela les travaux menés depuis quelques années par J.P. Cometti ou J. Zask, qui ont largement contribué à la diffusion en France des idées de John Dewey, et plus généralement de la philosophie pragmatiste. Les références à l’analogie et à l’objectivité du monde naturel auxquelles l’écologie industrielle se raccroche nous ramènent à la critique formulée par B. Latour à l’endroit des théories affirmant que le domaine de la nature et celui de la société relèvent de deux ordres distincts142. Rappelons en effet que, pour cet auteur, les théories écologiques ou socio-politiques se focalisent pour l’essentiel sur la définition des ontologies respectives des êtres peuplant le monde naturel et le monde humain, en laissant de côté la question pourtant cruciale à ses yeux de la connexion entre les acteurs humains et non humains, et des «collectifs » qui peuvent assurer la réalisation de ces connexions. L’écologie industrielle comme l’approche économique de la gestion des ressources naturelles peuvent ainsi se définir comme les deux faces d’une même volonté d’isoler la nature du monde socio-politique. Ramenant les décisions économiques à la conformité des comportements aux règles de fonctionnement de la nature, l’écologie industrielle fait de l’objectivité des lois de la nature le critère central du bon fonctionnement du système industriel et, par conséquent, de la science révélatrice de ces lois la seule force capable d’établir la priorité absolue de la nature dans l’ordre d’importance respective de la nature et de la société. Ce primat de l’incontestable point de vue de la nature dans le monde politique exclut toute forme de délibérations publiques sur les conditions de médiation entre l’environnement et la société et sur les objectifs d’amélioration de la société, ce que traduit précisément la crainte des conflits et de la diversité des valeurs exprimée par le paradigme de l’écologie industrielle. La philosophie pragmatiste se présente comme une philosophie de l’expérience qui tente de se démarquer à la fois de l’empirisme et du rationalisme, en s’appuyant sur une méthode scientifique fondée sur la logique de l’enquête. Cette logique est centrale dans l’approche pragmatiste, en tant qu’elle constitue la base d’une nouvelle conception de la rationalité. Pour les pragmatistes, l'enquête est un processus lié à la remise en cause d’une croyance existante et d'un problème à régler, à rebours donc d’une vérité transcendante qu’il convient de révéler. L'enquête installe la recherche et la pensée au coeur d'un contexte public de discussion et d'expérience, loin par conséquent d'un effort d'introspection individuel dont l'objectif serait d'arriver à la révélation d'une vérité transcendante. L'expérience se définit précisément comme un ensemble de transactions qui placent l'homme en relation avec son milieu, et ni la connaissance ni la morale n'échappent à ce processus d'expérimentation146. Comme méthode d’accès à la connaissance, mais aussi en tant que réflexion sur l’éthique, la philosophie pragmatiste associe délibérément la croyance à des modes et règles d’action, et réfute ainsi catégoriquement les philosophies qui, d’une manière ou d’une autre, séparent initialement l’idée de la réalité 147. Pour cette raison, la définition d'un concept ne peut être dissociée de ses effets observables. Il faut souligner les implications de cette posture épistémologique. En définitive, ce qui ressort assez nettement c’est incontestablement une incapacité de la théorie à fonder les bases d’une analyse des comportements et pratiques réellement observés. Ceci nous amène effectivement à considérer l’intérêt de mobiliser une autre grille de lecture, fondée en particulier sur une approche pragmatiste des rapports entre l’homme et la nature. Le « pragmatisme environnemental », comme le souligne H.S. Afeissa143, met en effet l’accent sur le pluralisme des valeurs associées à l’environnement, qui amène à considérer le caractère inévitablement anthropocentrique de toute valorisation, rejetant ainsi l’opposition entre les ontologies spécifiques aux mondes humain et naturel. En premier lieu, cela signifie, comme l’affirme Dewey, qu’une discussion rationnelle s'impose également sur les fins, et non simplement sur les moyens, car les fins doivent être examinées en fonction de leurs conséquences prévisibles ou imaginables. Dès lors que les valeurs, associées à ces multiples fins possibles, ont-elles aussi une dimension objective, elles peuvent être discutées et révisées en permanence, ce qui souligne, d’une part, l’existence inévitable des conflits portant sur les fins et les valeurs et, d’autre part, le rôle central de l’expérimentation et de la délibération collective, constitutives d’une intelligence sociale qui estime en permanence les possibilités d’une situation et l’action qui y est adaptée. Cette position à l’égard des valeurs explique pourquoi J. Dewey accorde 2. Éléments de réflexion pour une approche pragmatiste de l’écologie industrielle. 2.1. Quelques rappels sur la philosophie pragmatiste. La philosophie pragmatiste, apparue aux Etats-Unis à la fin du 19ème siècle, a développé tout au long du vingtième siècle une approche particulière des comportements humains144. Mais l’apport de la philosophie pragmatiste, en 142 LATOUR, B., Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999 143 AFEISSA, H.S (ed), Éthique DE l’environnement, Paris, Vrin, 2007 144 C.S Peirce, J. Dewey et W. James sont considérés comme les auteurs fondateurs de la philosophie pragmatiste à l’orée du vingtième siècle, aux Etats-Unis. Un peu oublié entre 1930 et 1960, ce courant réapparaît à travers de multiples orientations depuis une trentaine d’année. 145 LÉTOURNEAU, A., « Pour une éthique de l’environnement inspirée par le pragmatisme : l’exemple du développement durable », Vertigo, vol.10, n°1, http://vertigo.revues.org/9541. 146 COMETTI, J.P., Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Paris, Gallimard, 2010. 147 Ibid. 53 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 tant d’importance au processus de « valuation », définition pragmatiste de l’évaluation148. Ensuite, en affirmant ainsi que les choix doivent tout autant porter sur les valeurs que sur les moyens, et donc que dans ces deux domaines le futur est ouvert, la philosophie pragmatiste, et singulièrement l’argumentaire de J. Dewey, place l’expérimentation, et les interactions qui la composent, au cœur du processus évolutif. Très influencé par la biologie et l’analyse organiciste de la société, le pragmatisme définit l’homme comme un être biologique, inséré dans un milieu naturel et culturel, auquel il s’adapte et qu’il modifie lui-même, à rebours donc des conceptions mécanistes définissant l’individu comme un être isolé et mû simplement par des lois physiques. Selon J. Dewey, cet ajustement adaptatif, exprimé par les interactions permanentes de l'homme avec son milieu, s'inscrit dans l'environnement spécifiquement humain que constitue la culture149. Enfin, du fait du caractère pratique de la connaissance et de l'attention portée aux conséquences, l'accord recherché par les membres d'une société est un « accord dans les activités », celui-ci constituant, comme le souligne J. Zask, « les bases objectives de l'arbitrage des conflits sociaux, de la convergence des intérêts, et de la formation des convictions communes »150. Cet accord porte plus précisément sur les conséquences des activités et sur les conditions d'un retour à la continuité des expériences. Le pragmatisme de J. Dewey propose ainsi d'analyser les conflits à partir des conséquences attendues des activités de certains individus sur d'autres et la rupture dans la continuité des expériences individuelles et collectives qui s'en suit. L'enquête sociale, qui porte fondamentalement sur les interactions, permet alors de définir les conditions d'un retour à la continuité des expériences, qui assure à la fois l'épanouissement de l'individu et l'accord commun sur les conséquences des décisions prises. Ni l'individu, ni la société ne peuvent être pensés en dehors des interactions, et le pragmatisme affirme alors la priorité absolue du fait culturel pour analyser les comportements de l'homme et son intentionnalité151. interactions qui composent la dynamique sociale, de l’influence du contexte socio-culturel, et enfin des conflits d’intérêts et de valeurs en jeu au sein de la collectivité, pour la résolution desquels un accord sur les conséquences attendues des actions envisagées paraît essentiel, notamment pour rétablir la continuité des expériences. De la même manière, les comportements observés dans le cadre de la démarche dunkerquoise d’écologie industrielle semble pouvoir être interprétés à l’aune de ces principes de la philosophie pragmatiste. Nous avons souligné en effet l’importance des conflits dans l’émergence d’une action collective favorisant les tentatives de conciliation entre l’industrie et l’environnement, dans lesquelles s’inscrit en partie la démarche d’écologie industrielle. De même, avons-nous insisté également sur la confrontation des valeurs en jeu, en rappelant notamment que c’étaient tout autant des préoccupations sanitaires, écologiques et économiques qui ressortaient des actions entreprises pour le développement de l’écologie industrielle. On peut ajouter que cette action collective, à laquelle participe la démarche d’écologie industrielle, s’est stabilisée sur la base d’un accord au sujet des conséquences attendues des actions entreprises, notamment en termes de qualité environnementale du territoire mais aussi d’attractivité économique. Ces différentes observations conduisent en définitive au constat que la philosophie pragmatiste semble à même d’offrir une grille de lecture des différentes interactions en jeu dans les démarches d’écologie industrielle, alors que nous avions insisté au contraire sur l’incapacité du corpus de l’écologie industrielle à appréhender ces interactions. C’est précisément ce point que nous développons pour terminer notre réflexion sur l’intérêt de mobiliser la philosophie pragmatiste 2.2. Approche pragmatiste des interactions au sein des démarches d’écologie industrielle Compte tenu de ce que nous avons dit précédemment, il apparaît qu’une approche pragmatiste de l’écologie industrielle doit insister plus particulièrement sur deux points : le pluralisme des valeurs et l’analyse des interactions. Nous rejoignons ici la problématique essentielle du pragmatisme « environnemental » ou « écologique »152. Comme le souligne en effet H.S. Afeissa153, ce pragmatisme met clairement l’accent sur le pluralisme des valeurs associées à l’environnement, constitutif de la complexité de l’expérience humaine du rapport à la nature, et qui oblige à considérer la pluralité des choix possibles en matière de politique environnementale. Se démarquant à la fois de l'éthique écocentrique et de l'éthique biocentrique individualiste, le pragmatisme environnemental affirme au contraire que les multiples intérêts que la nature peut revêtir aux yeux de l'homme suffisent à légitimer des programmes de protection de la nature qui associent l'expression publique des différentes évaluations à des actions concrètes en faveur de l'environnement. B.G. Norton, l'un des représentants majeurs de ce courant, plaide ainsi pour la notion de « valeur transformative », renvoyant à l’idée que le processus de valorisation relève d’une transformation des préférences en accord avec l’idéal poursuivi et avec les Sur la base de ces quelques rappels à propos de la philosophie pragmatiste, il est possible alors de mettre en évidence les apports d’une lecture pragmatiste de l’écologie industrielle vis-à-vis du corpus théorique présenté dans le paragraphe précédent. Pour ce dernier, on l’a vu, la référence aux lois de fonctionnement de la communauté biotique accessibles par la raison humaine renvoie à l’imposition de règles qui limitent singulièrement la connaissance issue de l’expérimentation et la prise en compte des effets de l’action humaine. A l’inverse, la philosophie pragmatiste souligne le rôle central de l'intentionnalité humaine, du point de vue des fins poursuivies et des valeurs qui y sont associées, des 148 DEWEY, J., La formation des valeurs, Paris, La Découverte, 2011 149 ZASK, J., « Nature, donc culture. Remarques sur les liens de parenté entre l’anthropologie culturelle et la philosophie pragmatiste de John Dewey », Genèses, vol.1 n°50, 2003, 111125. 150 ZASK, J., « De quelle sorte d’accords l’union sociale dépendelle ? Le point de vue pragmatiste », Cynos, vol. 17, mis en ligne le 15 juillet 2008, http://revel.unice.fr/cycnos/index.htlm?id=1633 151 Ibid. 152 Pour une présentation de ce courant, voir LIGTHT, A., KATZ, E., Environmental Pragmatism, Londreset New York, Routledge, 1996. 153 AFEISSA, H.S., Qu’est-ce que l’écologie ?, Paris, Vrin, 2009 54 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 expériences de la nature vécues par les individus. Ce « pluralisme expérimental », selon Norton, repose alors sur trois fondements essentiels : une position initiale résolument pluraliste ; une discussion visant à protéger toutes les valeurs naturelles défendues, et la recherche de compromis lorsqu’aucune valeur ne peut s’imposer complètement aux autres154. Ainsi, parallèlement aux revendications en faveur d’une protection de l’environnement, l’engagement de relations économiques au sein de l’écologie industrielle invite à prendre en compte également les motivations purement économiques des acteurs. pas mentionné ici mais qui a servi de base à notre réflexion, illustre bien l’importance de ces deux dimensions : l’écologie industrielle s’est inscrite en effet dans les conflits-dialogues entre l’industrie et les revendications pour la qualité de l’environnement, amenant à une évolution des différentes préférences individuelles ; mais elle s’est construite en outre sur des partenariats entre les firmes dont on a dit qu’ils s’étaient bâtis et développés conjointement sur l’établissement de contrats et sur la confiance entre les partenaires. A l’inverse, la théorie de l’écologie industrielle, en postulant le caractère négatif de la diversité des intérêts et des valeurs et la régression de la confiance qui en découle entre les éléments du système paraît peu à même de fournir les bases d’une compréhension des motivations de l’écologie industrielle. Le caractère décisif des interactions renvoie à la question des modes de coordination entre les acteurs au sein des démarches d'écologie industrielle, notamment entre les entreprises et leur environnement industriel et territorial. Pour saisir la complexité des interactions développées dans le cadre des démarches d'écologie industrielle, il apparaît indispensable en effet de comprendre les procédures de négociation des buts et des finalités entre les différents acteurs engagés dans ces démarches. De ce point de vue, nous rejoignons les diverses analyses menées par M. Renault sur les apports d'une conception "transactionnelle" de la firme issue des approches pragmatistes, qui donne un fondement scientifique à la notion d'entreprise responsable évoquée de manière croissante155. A rebours des approches orthodoxes de la firme et de ses relations partenariales (théorie des droits de propriété...) qui postulent le caractère antérieur des préférences individuelles, l'approche pragmatiste fait de la transaction le coeur d'un processus communicationnel permanent par lequel chaque acteur, confronté au sein d'une situation à l'expérience des autres, est amené à reconnaître les multiples attentes qui composent cette situation et à définir les conditions d'une résolution des problèmes posés. Les espaces de conflits/dialogue constituent alors des lieux de reformulation des préférences en fonction de l'identification partagée de buts communs. Comme le souligne ainsi M. Renault, il ne s'agit plus tant pour les acteurs de se conformer à des normes préexistantes mais plutôt de déterminer des accords dans l'action, par le biais de ces processus communicationnels156. Cette approche transactionnelle de la firme ouvre une piste pour la compréhension de l’évolution des préférences individuelles des acteurs, économiques ou non, dans l’appariement de l’industrie à l’environnement. Mais elle ouvre également un espace de réflexion sur la question, également centrale dans l’écologie industrielle, des relations inter-entreprises. Plus précisément, cette approche pragmatiste semble à même de saisir le rôle central de la confiance dans les partenariats inter-firmes157. L’exemple dunkerquois, que nous n’avons Conclusion Porteuse de nouvelles représentations de l’environnement, la posture résolument écocentrique du paradigme de l’écologie industrielle constitue néanmoins un obstacle majeur pour l’intégration de la dimension humaine et culturelle de l’écologie industrielle et par conséquent pour l’analyse des interactions constitutives des démarches d’écologie industrielle. L’analyse critique des fondements de ce paradigme met en lumière les potentialités offertes par une approche pragmatiste de l’écologie industrielle. Celle-ci offre en effet un cadre pertinent pour l’intégration de la diversité des valeurs en jeu, pour l’appariement des comportements d’acteurs, et pour la formulation d’un accord collectif basé sur les conséquences attendues des actions entreprises. Elle offre en outre une clé de lecture pour la compréhension des multiples interactions constitutives des relations entre l’économie et la nature, qui se démarque à la fois de l’argumentaire mettant en avant le bio-mimétisme et du réductionnisme économiste, en considérant que ces relations ne peuvent se résumer à des interactions développées à l’intérieur d’une activité productive. 154 AFEISSA, H.S.,2007, op.cit. RENAULT M., RENOU Y., « 155 Une conception pragmatique de la firme partenariale », Economie Appliquée, tome LX, n°4, 2007, 51-80 ; RENAULT M., « Perspectivisme, moralité et communication. Une approche transactionnelle de la Responsabilité sociale des entreprises », Revue Française de Socio-Economie, n°4, 2009, 15-37. 156 Renault M., 2009, op.cit. 157 BROUSSEAUE., « Confiance ou contrat, confiance et contrat », in AUBERT F., SYLVESTRE J-P., Confiance et rationalité, Paris, INRA éditions, 2000 ; BRULART F., FAVOREU C., « Le lien contrôle – confiance – performance dans les relations de partenariat logistique inter-firmes », Finance, Contrôle, Stratégie, vol. 9, n°5, 2006, 59-96 ; PHILLIPART P ., « La dialogique contratconfiance dans la gestion des alliances interentreprises : une illustration de l’industrie automobile », Finance, Contrôle, Stratégie, vol. 8, n° 4, 2006, 177-203. 55 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Naranjo I. - Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire villes de façon théorique et pratique, aujourd’hui sont domaine s’élargie à l’organisation, au développement, a la rénovation et a l'évolution des activités humaines selon ses besoins et cela à diverses échelles. La géographie humaine culturelle est la science qui s’occupe de l’étude de la relation d’une société avec son territoire et explore les espaces de vie comme expression d’une culture. Elle affirme que la prise en compte des représentations est fondamentale pour la compréhension des espaces de vie. Le territoire est ainsi un produit social et culturel qui influe sur le mode de vie des personnes et ses diverses relations. Les représentations que l’homme se fait de son environnement sont indissociables de ses pratiques et inversement. Les sciences humaines et sociales permettent ainsi de prendre en compte la dimension immatérielle qui influe nos espaces de vie. Iballa NARANJO. Dr. en Géographie et en Urbanisme. L’écologie politique, l’idée de limites naturelles et physiques à ne pas dépasser, et la dimension immatérielle du territoire. L’écologie politique est pour certains un courant idéologique de l’écologisme qui se s'oppose aux systèmes productivistes (tant capitalistes que communistes), pour d’autres l'écologie politique s’occupe d’organiser la coexistence entre les êtres vivants et l’environnement. Pour d’autres encore il est l’ensemble des actions conduites pour qu’une société se développe durablement. Pour nous, l’écologie politique est une nouvelle manière de saisir le système de gestion et de projection158 des sociétés qui s'inscrit dans l’idée d’adaptation aux limites naturelles et physiques à ne pas dépasser afin de respecter la vie présente et future de leur territoire. Deux idées sont apportés par le Club de Rome en 1972, à travers du dossier commandé à l’Institute de Technologie Massachusetts (MIT, Massachusetts Institute of Technology) : la première est que les ressources dont la planète dispose sont limitées, et la deuxième est que le système mondial a des limites de croissance. A partir de ce moment, l’idée de limite de ressources de la planète est confrontée à celle de la croissance continue de la population et des activités humaines. Cette nouvelle manière de saisir le système de gouverner les sociétés à travers de l’idée d’adaptation aux limites naturelles et physiques à ne pas dépasser (pour respecter la vie sur terre, présente et future) touche touts les domaines et milieux humains et elle s’éloigne des approches exclusivement administratives, gestionnaires et/ou réformistes des problèmes sociaux et environnementaux. Nous allons traiter ce sujet en abordant le territoire et les modes d’occupation de l’espace, leur développement et évolution. Le territoire est composé de deux dimensions : l’une matérielle et l’autre immatérielle159. Par dimension matérielle nous comprenons ce qui concerne les pratiques sur l'espace physique et leur résultat sur l’espace visible ; par dimension immatérielle, ce qui concerne les représentations des ces pratiques, ainsi comment les représentations des ces résultats. Nous partons de l’idée que la prise en compte de la dimension immatérielle du territoire peut nous aider à définir les idées d’adaptation aux limites avec plus de précision (tant naturelles que physiques à ne pas dépasser) et ainsi contribuer à une gestion améliorée de notre cadre de vie (à divers échelles). Notre objectif est de montrer comment la prise en compte de la dimension immatérielle peut participer à la définition de l’écologie politique par l’étude du territoire. Le cadre à travers lequel ceci va être abordé est celui de l’urbanisme et de la géographie humaine culturelle. A ses origines l’urbanisme s’occupait de l’organisation des Écologie urbaine et éco-participation pour une approche durable du territoire. La considération de préceptes écologiques dans les méthodes et outils d’aménagement de l’espace et le développement et l’évolution du territoire commencent en occident à partir des années 80 160. En 1987, la notion de développement durable et née à échelle mondial (traduction de l’anglais : sustainable development) et les réflexions autour des villes durables commencent. En 1994 a lieu la première conférence européenne sur les villes durables et une charte est rédigé, la charte d’Aalborg 161. Un peu plus tard, en 1998, la conférence d’Arhuus promue la participation citoyenne dans les processus décisionnels concernant l’environnement. La première souligne l’importance de la dimension sociale des politiques de développement durable et du rôle de la planification 162, particulièrement à échelle local, et, la deuxième, l’importance de la participation des habitants pour l’établissement d’un climat de confiance envers les institutions et leur fonctionnement démocratique. Ainsi aujourd’hui nous trouvons un nombre considérable de mots faisant le lien entre l’urbanisme, la société et l’écologie : éco-urbanisme, écovillages, urbanisme durable, écodéveloppement urbain, ville durable, écoquartiers, écocitoyenneté, … En effet, depuis les années 90 les réflexions associant l’urbanisme et l’écologie augmentent et les exemples d’éco-urbanisme à divers échelles se multiplient. Les lois et les codes qui participent à la construction de notre cadre de vie prennent de plus en plus compte les idéales de respect de l’environnement. En France, le cadre actuel législatif de l’urbanisme reflète un engagement ferme pour l’environnement au niveau national, notamment au travers des lois Solidarité, Renouvellement Urbain (SRU) et Grenelle I et II163. Le Code de l’Urbanisme modifié par ces lois témoigne ainsi d’une volonté de prise en considération des soucis environnementaux. Pour aider a la réalisation des aménagements urbains adaptés a ce nouveau cadre législatif de nombreuses méthodologies pour un urbanisme « vert » 160 DAWSON, Jonathan. Les Écovillages. Laboratoires de modes de vie éco-responsables. Gap, Yves Michel, 2010 (2006). p.28. 161 La charte d’Aalborg a été signée lors de la 1ère Conférence européenne des villes durables tenue en 1994 à Aalborg, au Danemark. 162 Planification est comprise dans cet article comme l’élaboration des processus méthodiques afin de réguler les conditions de transformation du territoire et/ou sa conservation. 163 Lois portants sur la programmation et l’engagement national pour l'environnement. 158 Projection est comprise comme l’acte de s’anticiper sur l'avenir. 159 Vue depuis la différenciation d’Yves Luginbühl dissociant la dimension matérielle du paysage - dimension de l’appréhension d’ordre physique, quantifiable- de la dimension immatérielle du paysage - dimension de l’appréhension d’ordre psychique, nonquantifiable-. 56 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 se développent et évoluent. Parmi les diverses méthodologies crées ces dernières années nous avons : Haute Qualité Environnementale-Aménagement164 (HQEA), Haute Qualité Environnementale Renouvellement urbain165 (HQER), Approche environnementale de l'urbanisme (AEU crée par l'entité interministérielle : Agence de l'Environnement et de la Maitrise de l'Energie, ADEME), fiches CERTU (Centre d'études dur les Réseaux, les Transports, l'urbanisme et les constructions publiques), documents du Ministère de l'écologie, du développement durable et de l'Environnement (MEDDE), documents du Moniteur (maison d'édition des libres d'urbanisme, architecture et paysage). Si dans un premier temps ces méthodologies ne prenaient pas suffisamment en compte la complexité de la réalité territoriale, dans un deuxième temps elles ont été améliorés afin d’y inclure un plus grand nombre de paramètres d’études et des démarches d’évaluation. La recherche d’un meilleur contrôle sur les résultats afin de garantir la réussite des objectifs fixés a impliqué une rationalisation des méthodologies à travers la prise en compte d'indicateurs permettant une évaluation et un suivi. Rappelons que, tel que nous la concevons, l’écologie politique est une manière de saisir le système de gestion et projection de la société dans laquelle l’idée d’adaptation aux limites à ne pas dépasser afin de respecter la vie présente et future sur le territoire a une grande importance. Sur le plan de la dimension matérielle ces limites ont été largement étudiées. Des indicateurs ont été développes a travers diverses méthodologies établies sur divers critères. Ces indicateurs nous permettent d'évaluer, de comparer et de faire évoluer les points nécessaires à la mise en œuvre d'un développement durable dans le cadre de l’écologie urbaine. Voici à titre d'exemple certains de ces indicateurs : densité urbaine, taux de la surface d’espaces vertes par habitant, qualité de l’air, consommation d’eau potable par habitant, orientation des bâtiments,… D'une autre part, la participation des acteurs noninstitutionnels aux processus décisionnels a pris de l’ampleur ces dernières années. Dès 1980, le théoricien de l’urbanisme Christopher Alexander préconisait, depuis une approche culturaliste, une planification participative2. Un des vingt-sept principes de la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, élaboré en 1992 à échelle mondial, défend la participation citoyenne dans le développement durable. Cette convention propose aussi que, à échelle locale, un plan d’actions, « Agenda 21 », soit développé afin de faire participer activement la population aux processus décisionnels de leurs communes. Egalement, les villes qui signent la Charte Aalborg à échelle européenne s’engagent moralement à établir un « Agenda 21 ». Ainsi des mécanismes de consultation et de participation aux décisions en matière d’urbanisme durable se sont mise en place, notamment à travers des commissions locales composés par des habitants volontaire souhaitant améliorer leur cadre de vie et défendre l’environnement par la prise en compte des préceptes du développent durable. Plus tard, en juin 1998, une convention au niveau européen voit le jour : la convention d’Arhuus. Celle-ci défend le droit à toute personne d’être informée, de participer dans les décisions et d’exercer des recours en matière d’environnement. En France la concertation en matière d’urbanisme devient obligatoire en 2000 avec la loi Solidarité, Renouvellement Urbain, loi SRU. Depuis, des étude sur la participation citoyenne dans la planification ou opérations urbaines ont été réalisées en France, notamment par le ministère de la Ville et la Rénovation urbaine. Aussi la démarche HQER à amélioré la connaissance que l'on a de cette participation dans des projets de territoire et à distingué six niveaux d’intervention selon l'engagement des citoyens dans les processus : 1. coercition, 2. information, 3. sensibilisation, 4. consultation, 5. concertation et 6. coopération 2. Les citoyens soucieux de participer à l’amélioration du cadre de vie ou à la préservation de la nature deviennent alors écocitoyens. Cette participation a pour objectif la prise en compte des idées et des avis des citoyens aux processus décisionnels. Celle-ci se fait dans la projection des souhaits d’évolution du territoire des acteurs non-institutionnels volontairement investis. Ces actions permettent à ces acteurs d’augmenter la connaissance de leur territoire, a travers des donnés physiques et statistiques propres à leur territoire. Cette participation permet aussi aux citoyens de parfaire leur connaissance des différentes procédures des politiques urbaines. Celle-ci permet de rendre plus réaliste et plus efficace la participation des citoyens mieux conscients des enjeux de ces politiques. Ceci crée un dialogue vertueux entre acteurs institutionnels et noninstitutionnels, entre décideurs et citoyens communs. Cependant, l’étude de la dimension immatérielle fait par des acteurs institutionnels sur le mode dont les acteurs non-institutionnels voient, sentent, représentent leur territoire, peut encore et sous un autre angle, enrichir les processus décisionnels autour du territoire. Cette étude de la dimension immatérielle permet de dégager les éléments constitutifs d’un territoire, leur signification et importance relative donnée par les habitants d’un lieu. La prise en compte des méthodologies d'analyse et de projection de la dimension immatérielle dans l'urbanisme durable ne guère développée. La prise en compte de la dimension immatérielle dans les processus de planification : pour quelles limites, pour quelles adaptations ? Les limites à ne pas dépasser sur le cadre vital des animaux et des plantes, de la faune et de la flore, sont bien définies par diverses disciplines : la biologie, la éthologie, la zoologie,… participants aux sciences de l'écologie, dont les principes peuvent nourrir l'écologie politique. En ce qui concerne le cadre vital de l'homme les sciences comme la médecine, la biologie, l’économie permettent de définir les limites matérielles à ne pas dépasser. Elles permettent de déterminer quels sont les conditions de vie de l'homme en bonne santé, écartant la pollution, garantissant la gestion des déchets, l'emploi équilibré des ressources, etc. Cependant en ce qui concerne la dimension immatérielle, qui parfois supplante cette dimension matérielle et quantifiable de la vie humaine, il est difficile 164 HQE-A est un outil de gestion de projet destiné aux opérations d’aménagement avec une visée de développement durable que définit un cadre pour la réalisation d’opérations d’aménagement intégrées dans un territoire concret. 165 Démarche pour intégrer le développement durable dans les projets d'aménagement et de renouvellement urbain. 2 ALEXANDER, Christopher, ISHIKAWA, Sara et SILVERSTEIN, Murray. A pattern language : un lenguaje de patrones. Ciudades, Edificios Construcciones. Barcelona, Gustavo Gil, 1980. 2 CHARLOT-VALDIEU, Catherine et OUTREQUIN, Philippe. Urbanisme Durable. Concevoir un écoquartier. Deuxième édition. Paris, Le Moniteur, 2011 (2009), p. 165. 57 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 de circonscrire les limites à ne pas dépasser. Ne pas tenir compte de ces limites dans la gestion et projection d’une société sur son territoire peut perturber les représentations fondamentales parfois vitales que celles-ci a d’elle-même. La dimension immatérielle latente à tout territoire est d’autant plus importante que celle-ci prend, dans les représentations que se font les habitants de ce dernier, le dessus sur les réalités physiques. Un décalage substantiel entre les dimensions matérielles et immatérielles est alors présent. Comment approcher les limites immatérielles d’un territoire à ne pas dépasser? La géographie humaine et culturelle propose pour cela un cadre théorique ou les idées et les représentations des acteurs non-institutionnels peuvent s'étudier. Nous concevons l'étude de la dimension immatérielle du territoire dans le cadre de l'approche développé par divers enseignants166 de l'ancien Diplôme d'Etudes Avancées "Jardins, Paysages, Territoires" où le paysage, et le territoire par extension (en y rajoutant sa dimension politique et social), elle se présente comme une notion complexe, alliant des dimensions matérielles et immatérielles. Pour dessiner les limites immatérielles nous proposons l'approche développée par l'auteur de cet article dans le cadre de l'élaboration de sa thèse doctorale. L'étude de la dimension immatérielle du territoire de l’île de Grande Canarie (Iles Canaries, Espagne) était abordée par la réalisation d’entretiens semi-directifs des acteurs institutionnels et d’enquêtes semi-directives d'une partie représentative des habitants du territoire étudié167. Puis, des analyses on été réalisées afin de déterminer la façon dont les habitants se représentent les transformations et les diverses actions menées sur leur territoire. Ces enquêtes et entretiens ont permis de récolter de nombreux récits reflétant la perception immatérielle que se font les personnes interrogées. Le recueil de ces récits permet de dessiner des cartes des représentations et de laisser apparaitre un récit collectif faisant consensus. Le cadre défini par ce consensus nous donne les limites et le sens que doivent prendre les interventions futures sur le territoire dans le respect des représentations pour éviter de créer des ruptures entre dimensions immatérielles et matérielles. Les enquêtes et entretiens ont posé 6 catégories des questions : la première, une série des questions personnelles afin d’appréhender leur pratique du territoire ; la deuxième des questions directes par rapport à certains indicateurs physiques du territoire ; la troisième, cinq questions autour de diverses transformations concrètes contemporaines du territoire physique de Grande Canarie ; la quatrième, des questions sur les sentiments que ces transformations ont provoqué chez eux ; la cinquième sur les relations entre les acteurs et les jugements qu’ils ont les uns des autres ; enfin, la sixième catégorie de questions porte sur ce que le terme «l’épuisement du territoire » leur inspire. Lors de ma thèse doctorale168 j’ai peut constater également de nombreux décalages entre la réalité physique et les représentations des acteurs non-institutionnels. Par exemple, la zone la plus à l’ouest de l’île de Grande Canarie, territoire de l’étude de thèse, présentait un décalage considérable entre la pensée de ses habitants qui considérait que l’occupation du sol n’était pas dispersée et déséquilibrée et l’étude matériel qui montrait que dans cette zone de l’ile il y avait une occupation du sol très dispersée et déséquilibrée. Suite à l’étude de la dynamique urbaine sur le territoire (évolution de la population et des constructions) c’est la zone la plus à l’ouest de l’île de Grande Canarie qui montrait le plus grand décalage entre la réalité et sa représentation. La dynamique étant élevé et la représentation était faible. J’ai pu constater que lorsque cet écart est trop important et que cette réalité matérielle vient à la conscience des habitants contredire les représentations que se font ces derniers de leur territoire, la notion d’ « épuisement du territoire » (objet de ma thèse) trouvait métaphoriquement son sens. Cela montre pourquoi l’étude de la dimension immatérielle du territoire est important pour une écologie politique. En France, à titre d’exemple, une étude menée récemment par un cabinet de paysagisme dans la commune de Saint Sauvant en Charente-Maritime montre que les habitants perçoivent leur territoire lié historiquement à une activité viticole importante (dimension immatérielle) alors qu’aujourd’hui cette activité est réduite et a un impact marginal sur le territoire physique. Nous pouvons observer que les représentations des espaces de vie par leurs habitants ne suivent pas toujours les transformations de leur territoire. Ceci montre l’existence d’un décalage entre réalité physique et représentation immatérielle. L'ensemble des idées ressorties selon que l'importance qui leurs est donnée permet de saisir la manière de sentir et de vouloir le territoire de ses habitants. Une hiérarchisation des divers problèmes touchant le territoire a été établi. Elle permet, sur certaines questions, de placer des limites d’intervention à la politique territoriale. A titre d'exemple citons les trois phénomènes, les plus évoquées par les acteurs institutionnels et noninstitutionnels interrogées, facteurs d’ «épuisement du territoire» dont les limites soutenables ont pour eux été dépasses : densités de population et de construction trop élevés, trop faible participation citoyenne et impression générale de dégradation169 des paysages. De l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire Les divers facteurs mis en avance par l’étude immatérielle du territoire sont à privilégier dans les réflexions menant à une planification du territoire d’ordre réglementaire ou opérationnel. Ces réflexions doivent se faire dans la recherche d’un consensus entre les divers acteurs du territoire afin d’assurer la réussite des planifications, c’est-a-dire, faire en sorte que celles-ci répondent aux questions d’ordre immatériel les plus représentatives. Ceci éviterait les solutions toutes faites souvent critiquables des divers outils méthodologiques développés pour répondre aux exigences juridiques des lois SRU et Grenelle (I et II). La standardisation des réponses étant ainsi évitée, celles-ci sont mieux adaptées aux enjeux environnementaux locaux tant dans leur dimension 166 Principalement par Yves Luginbulh, Augustin Berque, Jean Marc Besse et Pierre Donadieu. 167 Les annexes (Tomo II. 260 pages) de la thèse sont constituées la transcription des enquêtes et entretiens semi-directives des 8 acteurs institutionnels et 52 acteurs non-institutionnels, respectivement. 168 Thèse intitulé : ”Agotamiento del Territorio. El caso de Gran Canaria”. Soutenue en 2010 à l’Université Polytechnique de Catalogne. Réalisé en cotutelle : à l’Université Polytechnique de Catalogne (Département d’Urbanisme et à l’Université de Paris 1Panthéon-Sorbonne (École doctorale de Géographie). 169 Dégradation associé principalement à une forte présence d’ordures ménagères dans des espaces urbains, agricoles et/ou naturels. 58 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 matérielle comme immatérielle. Les limites immatérielles sont le fruit de l’histoire collective vue par chaque personne, de l’expérience de chacun, elles peuvent aussi être le produit d’un projet collectif tourné vers l’avenir. Nous pouvons ainsi mesurer comment la prise en compte de la dimension immatérielle dans la méthodologie d’aménagements du territoire contribue à dessiner les limites à ne pas dépasser afin d’assurer le respect de la vie, présente et future sur terre, et participe ainsi à la définition de l’écologie politique (telle que nous la concevons). 59 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Feger C. & A. Rambaud - Apports et rapports mutuels de la gestion et de l’écologie politique : essai d’articulation par la comptabilité FEGER Clément* Discipline : Gestion (de l’Environnement) AgroParisTech/Muséum National d’Histoire Naturelle CESCO [email protected] RAMBAUD Alexandre* Discipline : Sciences de Gestion (Comptabilité) Université Paris Dauphine DRM-MOST [email protected] − I. Penser l’entreprise à la lumière de l’écologie politique: quelles perspectives ? mettre au pas : cette idée n'est pas éloignée de la perception actuelle de l'entreprise comme un simple atome juridico-économique ontologiquement clos qui conduit inévitablement à n'envisager une coordination sociétale avec elle que par le biais d'incitations économiques et de régulations légales (à l'origine des fameux « command-and-control » au cœur des politiques environnementales actuelles notamment). Le dépassement de ces outils macro-économiques n'est éventuellement pensé qu'à travers l'auto-régulation qui peut se révéler n'être qu'une tentative de légitimation du modèle capitaliste; ou ajuster à la marge le modèle actuel de l'entreprise, voire créer des sortes de « réserves naturelles » d'entreprises « responsables » coupées du monde174. A titre d'exemple, la présence de l'entreprise dans le manifeste électoral des Verts britanniques175 se décline à travers une insistance sur la question de l'impôt sur les sociétés, puis des mentions au contrôle du lobbying, la priorisation des entreprises locales (à ce sujet l'entreprise est différenciée de la ferme176) et une certaine impuissance des entreprises (« Private enterprise can’t bring the jobs » (p.6)). L'entreprise apparaît donc à la fois sous un jour négatif (impuissance ou lobbying), à l’horizon duquel seules les entités locales pourraient avoir un rôle positif (sans autres explications), et comme une entité dont la relation est dominée par une approche externe macroéconomique (impôt sur les sociétés). Se posent donc les questions suivantes : l'écologie politique a-t-elle envie de penser l'entreprise et si oui, que peut apporter l'entreprise ainsi que son univers à l'écologie politique ? Et finalement, pourquoi l'entreprise existe-t-elle ? A l'approche maintenant traditionnelle reposant sur la notion de coût de transaction et aboutissant à l'entreprise telle que décrite en introduction, s'oppose une vision beaucoup plus globale et historique. L'entreprise, dans ces conditions, doit être envisagée comme une solution sociale à des problématiques individuelles de survie 177 . La stabilité de cette forme d'organisation est expliquée par le fait que « the evolutionary process led to the human ability to sustain cooperation among non-kin, and because the interaction between genetic and cultural mechanisms led to a subsequent historical trajectory that gave rise to a form of socio-economic organization characterized by voluntary and temporary membership. »178. L'entreprise est donc à la I.a L’entreprise et l’écologie politique : une relation traditionnellement conflictuelle Le modèle dominant actuel de l'entreprise a conduit une large part des écologistes à adopter une certaine méfiance vis-à-vis de la notion même d'entreprise. Celle-ci est en effet devenue progressivement un simple nœud de contrats, une entité fictive définie uniquement comme alternative au marché, faisant de ce mode de relations le seul tolérable. Sa réalité repose sur un agrégat d'individus170 cherchant à maximiser leurs intérêts personnels171, et dont la finalité consiste à maximiser le profit des propriétaires/actionnaires. Cette vision de l'entreprise contemporaine, désespérément isolée de la société et de son environnement, atomisant les individus et se campant dans une sorte de repli autistique, ne peut que susciter un rejet de la plupart des écologistes. Mais même une conceptualisation de l'entreprise plus ancienne, telle que celle des économistes classiques du XIXe siècle qui insistait sur l'importance de la production notamment, et s'inscrivait dans une idée d'économie stationnaire à terme172, ne permet pas de réconcilier même partiellement l'écologie et le monde de l'entreprise 173. En effet, l'entreprise Moderne reste un élément central du capitalisme et de la marche irrésistible du progrès ainsi que de la déconnexion de l'Homme et de son environnement. Cette entité est donc comprise par l'écologie plus comme une cause de la crise environnementale voire sociétale qu'une solution ou un agent de changement possible. Plusieurs approches ont été ainsi proposées jusqu’à présent pour traiter de la question de l'entreprise au niveau de l'écologie politique : − ignorer peu ou prou cette entité ; − ne l'aborder que par le « haut », comme un point institué dans le monde économique et qu'il faudrait 174 A ce propos, par exemple, « la promotion de l'économie sociale et solidaire ne doit pas s'inscrire dans la recherche d'une économie de rattrapage et de réparation des effets d'une économie libérale » (P. Houée (2001) Le Développement Local au défi de la mondialisation, L'Harmattan). L'ESS n'est pas à concevoir comme une simple alternative au modèle économique dominant où seraient isolées de « bonnes entreprises ». « Il ne faut pas rêver créer des entreprises-sociétés où le vivre-ensemble fonctionne bien [...] L'entreprise ne peut pas être la société. » (Gérard Desmedt (2012) L'entreprise réinventée, Editions de l'Atelier) 175 Disponible en ligne à l'adresse: http://greenparty.org.uk/assets/files/resources/Manifesto_web_file. pdf 176 « give priority to local firms and farms » (p. 40) 177 J. W. Stoelhorst (2008) Generalized Darwinism From the Bottom Up: An Evolutionary View of Socio-Economic Behavior and Organization. In W. Elsner & H. Hanappi (Eds.), Advances in Evolutionary Institutional Economics: Evolutionary Mechanisms, Non-Knowledge, and Strategy. Edward Elgar Publishers, 35-58 178 J. W. Stoelhorst (2005) Why Do Firms Exist? Towards an Evolutionary Theory of the Firm, Wartensee Workshop on * Membres du Groupe de Réflexion sur l'Ecologie Politique et son Institutionnalisaiton (GREPI) 170 M. J. Phillips (1992) Corporate moral personhood and three conceptions of the corporation, Business Ethics Quarterly, 2, 435459 171 M. P. Koza & J.-C. Thoenig (2003) Rethinking the Firm: Organizational Approaches, Organization Studies, 24, 1219–1229 172 A. Smith (1776) An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, W. Strahan & T. Cadell 173 Même si la notion d'économie stationnaire a été reprise comme l’une des bases possibles de l'économie écologique (c.f. H. E. Daly (1977) Steady-State Economics, W. H. Freeman et H.E Daly & J. Farley (2003) Ecological Economics: Principles And Applications, Island Press) 60 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 fois une possibilité de réorganiser, recomposer notre monde pour nous permettre d'y survivre et d'y vivre, ainsi qu’un élément essentiel de l'évolution humaine. Dans cette perspective, l'entreprise dépasse son rôle d'agent économique en étant intégrée dans les conditions écologiques d'existence de l'humanité. L'entreprise en tant que telle, de manière intime, et non uniquement par le biais d'outils macro-économiques l'encadrant, doit donc être pensée par l'écologie politique en tant que système politique visant à une redéfinition culturelle et institutionnelle de notre société. Pour cela, comme l'affirme S. B. Banerjee, « a different ontology is needed to imagine a radically different role for corporations to enable them to become agents for positive social change »179, et notamment pour constituer de véritables acteurs d'une société « politicoécologique ». Redéfinir ce qu'est l'entreprise dans cette finalité nécessite de répondre à deux questions : qu'est-ce que l'écologie politique ? Car il est impossible d'orienter l'ontologie de l'entreprise sans connaître la direction voulue. Et par quels moyens peut-on redéfinir l'entreprise dans son intimité ? of being human is tied up with our constructions of « nature » »184. En fait, partir de la recherche d'un centre moral pour définir un système politique écologiste ne peut conduire qu'à des impasses. D'un côté, l'anthropocentrisme peut mener à une soutenabilité dite faible bien en-dessous des exigences écologistes, et même l'incorporation de principes déontologiques augmentant le niveau de soutenabilité 185 peut rester largement incompatible avec les attentes « minimales » de l'écologie. Par exemple, dans cette dernière vision, la pollution peut être pensée comme « mauvaise » parce qu'elle viole les droits de sujets humains innocents186. Maintenant « if we believe that pollution in the future will not violate the rights of human beings, the chances are that we will continue to pollute. »187 D'un autre côté, la réponse « centriste » à ce type de dilemme revient à attribuer un statut moral à des entités non-humaines. Cependant cette approche pose de grandes difficultés dès lors que l’on s'intéresse à la place de l'entreprise. Comme le soulignent en effet Gladwin et al. 188, l'écocentrisme ne permet pas de résoudre les conflits d'intérêts entre humains et non-humains et peut éventuellement « completely paralyze pragmatic action of any sort »189, à commencer par l'activité de l'entreprise. L'écocentrisme n'offre d'ailleurs pas de solutions concernant des problématiques sociétales telles que le chômage ou les inégalités de revenus. De manière générale, cette approche échoue à prendre en compte pleinement la complexité de l'Humanité. Au final, l' « ecocentrism does not ensure sustainable livelihoods »190 pour l'Homme191. En fait, même les travaux sur l'entreprise écocentriste de P. Shrivastava 192 correspondent à une simple amélioration du paradigme industriel contemporain et non à une intégration à sa pleine mesure de l'écocentrisme193. A une séparation de la réalité entre deux pôles absolus et fictifs, peut s'opposer une redéfinition de la réalité à partir de l'ontologie relationnelle194 : les relations deviennent premières et conditionnent ce que sont les entités. Toute chose devient un nœud hybride dans un réseau de relations enchevêtrées où il devient impossible de dissocier ce qui relève de manière pure de l’humain ou du non-humain, du sujet ou de l’objet. Les non-humains (que ce soit une forêt ou une entreprise) apparaissent ainsi comme des éléments I.b Quelles ressources de l’écologie politique peut-on mobiliser pour proposer une nouvelle approche de l’entreprise ? Un des points communs aux penseurs de l'écologie politique peut être trouvé dans une critique radicale de la pensée Moderne, qui rallie et relie des auteurs engagés dans l'écologie (soit éthiquement soit politiquement) allant d'I. Illich à B. Latour, de A. Naess à J. B. Callicott, en passant par S. Moscovici ou S. Latouche. Là où la Modernité divise le monde en un dualisme fondamental Objet/Sujet décliné à l'envie (Corps/Esprit, Technique/Ethique, Fait/Valeur, Ontologie Individualiste/Holiste, etc.) et linéarisant le temps pour en faire une autoroute sur laquelle le pouvoir des sujets progresserait sur le macadam des objets, l'écologie politique proposerait quant à elle de (re-)penser la complexité de nos attachements au monde et des « lively and responsive explorations of whatever surprises people and things have to offer us »180. Une différence centrale entre l'approche majoritaire de l'écologie en France et celle des pays anglo-saxons repose sur la recherche ou non d'un centre moral181. Alors que l'écologie anglo-saxonne va opposer anthropocentrisme et écocentrisme notamment, l'approche française se focalise plutôt sur la relation entre l'Humanité et son environnement. Tandis que les penseurs écologistes anglo-saxons recherchent généralement une sorte de conception substantielle a priori de la Nature et de notre rapport à elle (retombant éventuellement dans le dualisme Moderne qu'ils critiquent182), les penseurs français « maintain that what « nature » is shifts in relation to epistemological, social, and political-ethical changes »183. Pour eux, la Nature est multiforme et « inextricably confounded with humanity's projects and selfunderstandings. They are attentive to how the very meaning 184 Ibid. H. R. Nilsen (2010) From Weak to Strong Sustainable Development. An analysis of Norwegian economic policy tools in mitigating climate change, Thèse, Bodø Graduate School of Business (Norvège) 186 J. R. DesJardins (2006), Environmental ethics: an introduction to environmental philosophy, Thomson Wadsworth 187 H. R. Nilsen (2010) Op. Cit. 188 T. N. Gladwin, J. J. Kennelly & T.-S. Krause (1995) Shifting Paradigms for Sustainable Development: Implications for Management Theory and Research, Academy of Management Review, 20, 874–907 189 Ibid. 190 Ibid. 191 On pourra aussi consulter J. Barry (1999) Rethinking Green Politics: Nature, Virtue and Progress, SAGE 192 P. Shrivastava (1995) Ecocentric management for a risk society, Academy of Management Review, 20, 118-137 193 M. P. E. Cunha, A. Rego & J. Vieira da Cunha (2007) Ecocentric Management: An Update, FEUNL Working Paper No. 516, Nova School of Business & Economics (Portugal) 194 B. D. Slife (2004) Taking Practice Seriously: Toward a Relational Ontology, Journal of Theoretical and Philosophical Psychology, 24, 157-178 185 Evolutionary Economics. University of St. Gallen (Switzerland)) 179 S. B. Banerjee (2007) Corporate Social Responsibility – The Good, the Bad and the Ugly -, Edward Elgar Publishing 180 A. Pickering (2009) Journal of Cultural Economy, 2, 197-212 181 K. H. Whiteside (2002) Divided Nature – French Contribution to Political Ecology-, MIT Press 182 B. Norton (1992) Epistemology and Environmental Value, Monist, 75, 208-226 183 K. H. Whiteside (2002) Op. Cit. 61 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 essentiels de la perspective ontologique relationnelle puisque seules priment les relations : il n'est donc plus question de différencier ontologiquement a priori un être humain, une entreprise ou une forêt, ce sont les modalités des relations tissées entre ces entités qui vont être pertinentes. En outre, ces hybrides sont à comprendre dans une dimension temporelle : « la communauté d’identité et d’intérêts se reconstruit sans cesse »195 dans de tels réseaux. Les entités apparaissent donc comme des processus dans lesquels se stabilisent et se déstabilisent certaines relations : ce qui va être au cœur de l’ontologie relationnelle, c’est le trajet que suivent qualitativement et quantitativement l’ensemble des relations concernées. Les choses cessent ainsi d'être de simples objets pré-déterminés isolés les uns des autres et que nous pourrions manipuler sans avoir à penser la complexité des implications de nos actions : toutes les entités, y compris humaines, sont reliées en permanence avec d'autres et ces liaisons définissent et redéfinissent de façon interactive et dynamique ce que sont ces entités. Autrement dit, toute chose est progressivement modelée par les ré-actions à ces interrelations constantes. La question centrale devient donc : comment articuler et comment sont articulées les entités entre elles ? Sachant que le fait de les articuler d'une manière ou d'une autre va nécessairement modifier ce qu'elles sont. D'un point de vue politique, ce questionnement va notamment imposer de réfléchir à comment représenter, choisir et faire co-exister ces relations collectivement. L'écologie politique consisterait donc en une (cosmo-)politique196 des articulations multiples et de leur devenir ; son activité serait orientée vers l'institution de processus de compositions d'un monde commun, monde commun incluant notamment l'entreprise. Cette approche de l'écologie politique, dont l'intérêt et les enjeux ont été largement discutés dans la littérature197 198 199, permet donc de re-questionner la notion d'entreprise200 201 dans une perspective sociétale et écologique202 : l'entreprise renoue avec sa dimension écologique (dans le sens indiqué dans la partie II.a) dans l'évolution de l'Humanité; elle (re-)« devient » une entité relationnelle en lien avec les autres éléments composant notre monde commun et apparaît comme un constituant à part entière de la vie publique et politique ; dès lors, la question des (dé-)stabilisations des différentes relations qu'elle noue avec son environnement devient centrale, tout autant que les dispositifs permettant d'appréhender et de reconfigurer ses relations. C'est donc dans cette perspective de co-construction entre l'entreprise et ce type d'écologie politique que nous allons nous intéresser plus précisément à ces dispositifs. II. La comptabilité comme levier de transformation des entreprises ? II.a. Articuler les entreprises avec leur environnement Si l’on suit cette voie et que l’on s’efforce de sortir d’une vision fonctionnaliste de l’entreprise, que l’on rouvre ainsi des possibilités importantes de repenser les rôles qu’elle peut prendre dans cet exercice de recomposition du monde qu’appelle avec force la crise écologique, alors se pose la question des changements concrets à opérer pour rendre cette participation possible. Par où peut-on entrer au cœur de l’entreprise et où peut-on y loger les apports théoriques et pratiques de l’écologie politique ? En effet, il ne s’agit pas uniquement de changer de perspective sur l’entreprise, mais de proposer des transformations subtiles et « minutieuses »203, précisément là où ces nouvelles perspectives peuvent être accueillies, s’inscrire et produire des effets réels. Depuis les années 1980, les recherches se sont multipliées sur l’instrumentation de gestion204 205 206. Celles-ci ont mis au centre de leur analyse les outils de gestion pris dans leurs dynamiques organisationnelles et sociales. Le dénominateur commun de ces approches est de montrer que ceux-ci ne sont pas neutres et qu’ils ne peuvent se réduire à des modèles de rationalité instrumentale. A l’inverse, ils doivent être compris comme « une technologie normative invisible »207, qui constitue « un élément décisif de la structuration des situations et de leur évolution [qui] engendrent souvent mécaniquement des choix et des comportements échappant aux prises des volontés des hommes, parfois même à leur conscience » 208 créant ainsi d’importantes dépendances au sentier mais restant indispensables à l’action formalisée. Les instruments portent en effet non seulement des normes et une certaine idée de la performance, mais répartissent aussi des ressources, et s’articulent avec des discours et des représentations particulières de ce qu’est une bonne action organisée, à laquelle ils donnent des prises. Les entreprises, comme toutes les autres organisations, prennent corps autour de tout un ensemble d’outils qui instituent des routines sur lesquelles s’appuient les actions managériales en interne209, et stabilisent la manière dont elles envisagent leurs relations avec le reste du monde. 195 D. Kahane (2002) Délibération démocratique et ontologie sociale, Philosophiques, 29, 251-286 196 I. Stengers (2007) La Proposition Cosmopolitique, in J. Lolive & O. Soubeyran, L'émergence des cosmopolitiques, La Découverte 197 B. Latour (1999) Politiques de la Nature, La Découverte 198 T. Forsyth (2002) Critical Political Ecology: The Politics of Environmental Science, Routledge 199 R. Eckersley (2004) The Green State: Rethinking Democracy and Sovereignty, MIT Press 200 Cette approche a été préalablement exploitée en sciences de gestion notamment dans l'Actor-Network Theory. Le lecteur intéressé pourra consulter par exemple J. Law & J. Hassard (Eds) (1999) Actor network theory and after, Wiley 201 J. Ornaf & A. Rambaud (2012) From CSR to a genuine Political CSR: Corporations and global governance rethought through a reflexive, dialectical and dynamic model. 7e Colloque du Réseau International de recherche sur les Organisations et le Développement Durable (RIODD). Nantes 202 C. Berrier-Lucas & A. Rambaud (2013) Ontological approach of corporate sustainability: Proposal for a shift. 29th European Group for Organizational Studies (EGOS) Colloquium. Montréal 203 B. Latour (2007). L’avenir de la Terre impose un changement des mentalités. Le Monde, 5 mai in A. Debourdeau (2013). Les Grands Textes fondateurs de l’écologie, Flammarion 204 M. Berry (1983) Une Technologie Invisible? L’impact Des Instruments De Gestion Sur L'évolution Des Systèmes Humains, Centre De Recherche En Gestion De L’école Polytechnique 205 J.-C. Moisdon (1997) Du Mode D’existence Des Outils De Gestion, Seli Arsla 206 E. Chiapello & P. Gilbert (2013) Sociologie Des Outils De Gestion, La Découverte 207 M. Berry (1983) Op. Cit. 208 Ibid. 209 Comme le rappellent E. Chiapello et P. Gilbert (p34), l’institution de routines organisationnelles a été mise en évidence par la théorie comportementaliste de la firme (c.f. Richard M. Cyert & J. G. March (1963) A Behavioral Theory of the Firm, Blackwell Publishers) 62 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Les outils comptables occupent une place toute particulière au sein des entreprises par l’articulation qu’ils permettent entre une organisation et son environnement. La comptabilité permet ainsi non seulement une communication avec de nombreux acteurs210 211 (actionnaires, employés, Etat, ONG, etc…) mais elle évolue et est organisée en fonction de principes et normes socialement décidés212, plus ou moins liés à des contraintes politiques, sociales, économiques, etc. La comptabilité reflète donc en partie le système politique et culturel dans lequel elle vit et est d’ailleurs « un d’étude central des débuts de la sociologie »213. Ainsi, même si dès le début de la période Moderne, celle-ci a joué un rôle important dans l’établissement de la rationalité capitaliste214, la réflexion comptable ne peut se réduire à la forme qu’elle a prise pour structurer cette pensée. Il existe une grande variété de techniques comptables, et selon que l’on utilise l’une ou l’autre, ou que l’on choisisse des classifications et des modes d’interprétation des résultats différents, ou que l’on se dote de normes comptables européennes ou américaines, c’est à dire en réalité que l’on change les conventions sur lesquelles reposent la manière dont une firme tient et rend des comptes, c’est toute la définition de la firme en action dans son monde socio-économique que l’on transforme215. On préfèrera donc ici une définition plus large de la comptabilité comme « ensemble de systèmes d'information subjectifs ayant pour objet la mesure de la valeur des moyens et des résultats d'une entité »216. Ainsi, lorsque nous pensons « comptabilité », nous avons surtout en tête les développements comptables correspondant au capitalisme libéral actuel, mais il existe (et a existé) en réalité une variété de systèmes comptables correspondant à des définitions historiquement et politiquement situées des firmes marchandes, et à des contextes institutionnels, sociaux et même religieux variés: la comptabilité autogestionnaire Yougoslave217 est en effet fort différente de la comptabilité indigène utilisée en Thaïlande au 19e siècle, largement influencée par la cosmologie Bouddhiste218. Loin de n’être que le simple miroir passif de ces différents systèmes politicoéconomiques, et en premier lieu le notre, les systèmes comptables et leur utilisation jouent un rôle important dans leurs performations219 et leurs institutionnalisation. Les systèmes comptables remplissent des fonctions de quantification, classification et communication de l’information220. Ils imposent des modes d’analyse et des métriques spécifiques ; ils choisissent les entités dont l’existence mérite d’être prise en compte et suivie dans le temps ainsi que la manière dont elles doivent être représentées, créant ainsi différentes sortes de visibilités et d’invisibilités221 ; ils construisent des régimes de responsabilités (qui doit être comptable de ses actes et auprès de qui222) et organisent la communication et la discussion autour de ces informations. En somme, ils sont un phénomène organisationnel et institutionnel clé dont les effets et évolutions doivent être étudiés dans leurs relations avec le monde économique, politique et social plus large 223. Plus encore, ils posent des questions fondamentalement politiques : quelles places ont telle ou telle entité dans le monde socio-économique ? Quelle visibilité leur donne-ton ? De leurs différentes actions, lesquelles comptent ou ne comptent pas pour la composition du monde commun ? Comment les comptabilités peuvent contribuer au renouvellement du contrôle démocratique des citoyens sur les entreprises ?224 II.b. La comptabilité renouvelée par l’écologie politique La comptabilité apparaît à cet égard comme une porte d’entrée particulièrement pertinente pour mener une réflexion sur les articulations à imaginer entre l’écologie politique et l’entreprise, et ce de manière bidirectionnelle : premièrement, quels types de transformations comptables l’écologie politique et tous les êtres actuellement en défaut de représentation dont elle se fait l’écho, appelle-t-elle au niveau organisationnel? Réciproquement, comment la comptabilité peut-elle contribuer à l’institutionnalisation progressive d’économies satisfaisant aux principes clés de l’écologie politique ? Une partie de la réponse peut être trouvée dans les réflexions qui animent les approches comptables dites socio-environnementales 225 développées depuis le début des années 1990 (1970 pour les premières expérimentations) et qui cherchent de diverses manières, à rendre visibles des articulations de l’entreprise à son environnement social et environnemental, offrant parfois des prises pour l’action. J. Richard propose dans son 210 S. Schaltegger & R. Burritt (2000) Contemporary Environmental Accounting, Greenleaf Publishing 211 H. Stolowy, M. J. Lebas, Y. Ding & G. Langlois (2010) Comptabilité et Analyse Financière, De Boeck 212 La comptabilité est ainsi régie par des normes dont l’élaboration en France est confiée actuellement à l’Autorité des Normes Comptables. Sur ce sujet, le lecteur intéressé pourra consulter C. Hoarau (2003) Place et rôle de la normalisation comptable en France, Revue française de gestion, 147, 33-47 213 N. Berland & A. Pezet (2009) Quand la comptabilité colonise l’économie et la société. In I. Huault, D. Golsorkhi & B. Leca (Eds.), Les études critiques en management, Presses de l'Université de Laval 214 B. G. Carruthers & W. N. Espeland (1991) Accounting for Rationality: Double-Entry Bookkeeping and the Rhetoric of Economic Rationality, The American Journal of Sociology, 97, 31–69 215 E. Chiapello (2008) La construction comptable de l’économie. Observatoire du management alternatif, Cahier de recherche HEC Paris 216 J. Richard, C. Collette, D. Bensadon & N. Jaudet (2011) Comptabilité Financière, Dunod 217 Ibid. 218 N. Kuasirikun & P. Constable (2010) The Cosmology of Accounting in Mid 19th-century Thailand, Accounting, Organizations and Society, 35, 596–627 219 M. Ezzamel (2009) Order and Accounting as a Performative Ritual: Evidence from Ancient Egypt, Accounting, Organizations and Society, 34, 348–380 220 J.-G. Degos (2010) Introduction à la pratique de la comptabilité fondamentale, E-theque 221 P. Miller & T. O’Leary (1987) Accounting and the Construction of the Governable Person. Accounting, Auditing & Accountability Journal, 12, 235–265 222 Notons que le terme accounting correspondant au mot comptabilité en anglais est associé au terme accountability, désignant la notion de responsabilité dans un sens plus fort que le mot responsibility. 223 C. S. Chapman, D. J. Cooper & P. B. Miller (2009) Linking Accounting, Organizations, and Institutions. In Accounting, Organizations, and Institutions. Essays in Honour of Anthony Hopwood, 1–29. Oxford Uni. 224 J. Brown (2009) Democracy, Sustainability and Dialogic Accounting Technologies: Taking Pluralism Seriously, Critical Perspectives on Accounting, 20, 313–342 225 Alternativement dénommées « comptabilités de développement durable », « comptabilités vertes » ou « comptabilités écologiques » 63 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 ouvrage une typologie des comptabilités environnementales existantes, et distingue ainsi les comptabilités en coût classique inspirées des théories néo-classiques et cherchant à mesurer les dommages causées à l’environnement (Genuine Savings, Triple Bottom Line, etc.) de celles inspirées des théories écologiques plutôt centrées sur les coûts de restauration ou de conservation du capital naturel (programme IDEA, empreinte écologique, méthode Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement (CARE)226 systématisée par la Triple Depreciation Line227). Il fait également la distinction entre les comptabilités qui s’intéressent à l’impact de l’organisation sur l’environnement, de celles mesurant l’impact de l’environnement sur l’organisation. Ces dernières sont communément appelées comptabilités de gestion environnementales, et visent à rendre visible dans les systèmes comptables conventionnels les coûts associés ou causés par des actions environnementales (par exemple sous la contrainte de normes)228. Toutefois, ces développements ont été accompagnés de nombreuses critiques portant sur l’incapacité de ces innovations en pratique à changer les entreprises et leurs représentations et actions sur l’environnement 229 ou encore sur le danger d’appropriation et de réduction de la complexité des problématiques écologiques et des entités concernées à des langages et des catégories incapables d’en rentre compte fidèlement, sans en affecter la richesse intrinsèque230, et qui ne feraient in fine que maquiller l’absence réelle de changement231. N’utilise-t-elle pas l’unité monétaire comme métrique principale ? Les obligations envers les entités socio-environnementales ne sont-elles pas finalement qu’une obligation de préserver le bien-être (la fonction d’utilité) de sujets humains ? Le langage comptable en partie double ne reproduit-il pas par exemple les dichotomies Objet/Sujet, Culture/Nature232 dont l’écologie politique cherche à s’émanciper ? C’est bien parce que le défi ne consiste pas seulement à changer à la marge les outils et le langage existant pour espérer produire des actions de nature corrective utiles à la réduction des impacts des entreprises. Il n’est pas suffisant d’étendre les conventions comptables actuelles à des standards comptables « verts »233, sans s’efforcer de penser jusqu’au bout les questions de nature politique qui se trouvent derrière la comptabilité. Celles-ci invitent en effet à imaginer et à redéfinir consubstantiellement, dans un même mouvement l’entreprise, l’environnement socioéconomique et écologique dont elle participe à la recomposition, et les comptabilités originales qui permettraient de les articuler. De nouvelles comptabilités, comprises comme dispositifs de ré-articulation des relations entre l’entreprise et le monde partout où les arrangements actuels sont devenus intenables pour ceux qui y sont tenus, pourraient ainsi offrir un levier de poids pour engager une transformation de fond de la notion d’entreprise et de son rôle, et offrir des voies fructueuses de dialogue entre ceux qui cherchent à penser l’écologie politique et ceux qui ne sont plus satisfaits des modèles politico-économiques dominant actuels. S’engager, partout où l’on peut, dans ce travail d’imagination et de reconfigurations minutieuses de nos équipements conceptuels et pratiques, n’est-ce pas aussi une forme nouvelle d’engagement politique ? 226 J. Richard (2012) Comptabilité et Développement Durable, Economica 227 A. Rambaud & J. Richard (2013) The Triple Depreciation Line (TDL) against the Triple Bottom Line (TBL): Towards a genuine integrated reporting. 8e Colloque du Réseau International de recherche sur les Organisations et le Développement Durable (RIODD) / 10 th International Conference of the European Society for Ecological Economics (ESEE). Lille 228 C. Jasch (2003) The use of Environmental Management Accounting (EMA) for identifying environmental costs, Journal of Cleaner Production, 11, 667-676 229 J. Bebbington & R. Gray (2001) An Account of Sustainability: Failure, Success and a Reconceptualization, Critical Perspectives on Accounting, 12, 557–588 230 C. Cooper (1992) The Non and Nom of Accounting for ( M ) Other Nature, Accounting, Auditing & Accountability Journal, 5, 16–39 231 S. Hrasky (2012) Visual Disclosure Strategies Adopted by More and Less Sustainability-driven Companies, Accounting Forum, 36, 154–165 232 J. Everett (2004) Exploring (false) Dualisms for Environmental Accounting Praxis, Critical Perspectives on Accounting, 15 233 W. Kaghan (2004) Accounting Practices and Networks of Accountancy: a Comment on ‘What Is Measured Counts’ by Kala Saravanamuthu, Critical Perspectives on Accounting, 15, 325–329 64 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Ribeiro M. - Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne promouvoir des réseaux de relations où, selon les mots de l'entreprise, «tout le monde gagne». Donc, l'idée plus véhiculée dans cette perspective est que cette stratégie offre des avantages importants à toutes les communautés participants, en plus de contribuer à la préservation de l'environnement. Magda dos Santos Ribeiro234 Département d'anthropologie Université de São Paulo L'article vise à discuter plus en détail particulièrement cette perspective qui a guidé les relations entre les entreprises et les populations amazoniennes. Le but, donc, est approfondir la discussion: si tout le monde, en large mesure, peut gagner, on demande ce que chaque partie gagne et quelles sont les conséquences et les effets de ce type de relation? Introduction: Les affaires dans la Forêt Cette communication propose de présenter et de discuter les principales motivations qui conduisent les entreprises nationales et transnationales, à rechercher des partenariats avec les populations amazoniennes. La combinaison d'autres cas ethnographiques rapportés par les anthropologues avec mes données de terrain, nous permettront d'observer certains des principaux dilemmes posés par ce type de liaison. En effet, l'utilisation et l'exposition de l'image des populations qui ont signé un contrat avec les entreprises apparaît comme un important sujet de discussion dans ce domaine. Par la suite, je résumerai brièvement certains aspects de la relation entre le entreprise de cosmétiques Brésilien Natura, situé a Cajamar, São Paulo et les collecteurs de noix du Brésil (castanheiros), qui habitent dans les environs de la Réserve de Développement Durable de Iratapuru (RDS Iratapuru), dans l'état d'Amapa, en Amazonie orientale. Le but de cet article est de présenter certaines des controverses dans les relations entre les peuples de la forêt 235 et des entreprises privées et de réfléchir sur les différentes logiques de pensée et d'action des populations amazoniennes et les entrepreneurs dans le firmament des accords commerciaux. Marché vert et Écologisme Les problèmes soulevés par la crise de l'environnement ont reconfiguré des stratégies d'affaires depuis la fin des années 80, quand la préoccupation de proposer des produits plus respectueux de l'environnement s'est imposée de manière plus catégorique. Dés lors, les entreprises ont commencé à envisager à l'intérieur des partenariats avec des populations amazoniennes la possibilité de mettre en place de nouvelles stratégies qui incluent le changement des pratiques commerciales et de création de nouveaux produits, avec l'intention d'offrir des solutions aux problèmes soulevés par l'environnementalisme. Dans ce contexte, différentes cadres nationaux e internationaux cherchent sans cesse à déterminer les paramètres de cette rencontre pour établir les bases réglementaires pour les contrats commerciaux entre des entreprises et les peuples de l'Amazonie236. La logique du marché vert et la vente de produits portant comme principe le respect de la nature accompagne un mouvement beaucoup plus large. Le volume organisé par Kay Milton237 propose d'examiner les liens entre l'écologie et l'anthropologie et, surtout, comme la perspective anthropologique peut comprendre l'idée de l'écologie comme un engagement social qui a commencé à faire partie des conventions occidentales dans les années 60. L'auteur soutient que l'anthropologie doit faire partie des discussions sur l'écologie, soit par le biais de participation directe dans l'établissement de lignes directrices pour les causes environnementales, soit pour fournir une analyse critique qui vise à comprendre ce mouvement comme un phénomène social. De cette façon, la rhétorique de l'environnementaliste configure non seulement comme un type de communication qui traite de l'environnement et de leurs problèmes, mais se présente plutôt comme un La société de cosmétiques Natura est la plus grande industrie des cosmétiques du Brésil. Elle a commencé ses activités en 1969 avec une petite magasin dans le centreville de São Paulo. Au milieu des années 2000, l'entreprise a réalisé un grand changement dans sa stratégie commerciale. Une de ses principales actions a concerné la mise en place d'accords commerciaux avec les peuples amazoniens afin d'obtenir directement de ces populations les matières premières tirées directement de la biodiversité brésilienne pour la création de ses nouveaux produits. Déterminée à contribuer à la durabilité de l'environnement, Natura pense que les contrats profitent aux populations amazoniennes, car ils offriraient la possibilité d'augmenter leurs revenus et de leur donner une visibilité mondiale. L'entreprise s'appuie également sur le fait qu'il s'agit d'un moyen de contribuer à la préservation de l'environnement en aidant à maintenir les pratiques traditionnelles des peuples de la forêt tout en utilisant la biodiversité brésilienne pour créer des cosmétiques de qualité et sans affecter l'environnement naturel. C'est aussi une façon d'enrichir l'entreprise en associant leurs produits avec les valeurs de l'écologie et de se différencier vis-à-vis de ses concurrents. En s'engageant dans cette voie, la Natura met l'accent sur ses capacités créatives et novatrices pour 236 Différents cadres réglementaires visent à établir les paramètres de la relation entre les entreprises et les peuples traditionnels ou indigènes, l'une des plus importantes a été la CDB - Convention sur la diversité biologique, signée en 1992 - à la fois de réglementer l'accès aux ressources génétiques et des connaissances traditionnelles associées, et le partage des avantages découlant de leur utilisation. Il convient d'ajouter que cela est également configuré comme une question qui n'est pas abordée dans ce texte. Pour une description ethnographique de CGEN - Conseil de gestion de patrimoine génétique, la principale agence brésilienne d'approbation de ces contrats, voir:: Soares, Diego. Conselho de Gestão do Patrimônio genético: hibridismo, tradução e agência compósita. In: Conhecimento e Cultura: Práticas de Transformação no mundo indígena. Marcela Coelho de Souza e Edilene Coffaci de Lima (orgs), Brasília: Capes (2010). 237 Milton, Kay. Environmentalism: the view from Anthropology, ASA Monography 32, London: Routledge (1993) 234 Doctorante avec la soutenance de la FAPESP (Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo) dans le programme d'études supérieures en Anthropologie Sociale (PPGAS-USP), Université de São Paulo, Brésil. 235 Les peuples de la forêt est le nom utilisé par Manuela Carneiro da Cunha et Mauro Almeida dans Enciclopédia da Floresta: o Alto Juruá: práticas e conhecimentos das populações, São Paulo: Cia. das Letras (2002) J'ai l'intention de distinguer ces populations seulement quand il ya un besoin de les nommer afin de décrire plus en détail. 65 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 processus dont la compréhension de l'environnement est faite238. pas être replantées et cultivées d'une manière contrôlée, il serait difficile de le prendre à d'autres endroits dans le monde - comme cela s'est produit avec le caoutchouc (seringa)242 - donc, la noix apparaît comme un ingrédient plutôt intéressant aux entreprises, soit en raison de ses fonctions multiples organoleptique, soit en raison de sa grande exploitabilité en termes d'image et de marketing. La langage contemporain de l'écologisme pour penser le monde de manière totalisante - à travers l'image d'un globe - est réductrice car elle ne tient pas compte des autres façons de vivre et de penser à l'environnement239. En d'autres termes, ce que nous appelons global peut nous dire quelque chose d'important sur la conception moderne de l'environnement, qui, loin de faire des références à l'environnement dans lequel nous habitons, se réfère à l'environnement que nous nous représentons. En bref, l'auteur suggère que l'idée de l'environnement global, contrairement à la réintégration de l'humanité avec le monde montre l'aboutissement d'un processus de séparation. Bientôt, l'idée de penser le monde comme un globe, contraste fortement avec l'idée de penser qu'il s'agit d'un espace de vie. De nombreuses critiques ont été dirigées sur l'accord entre Body Shop et Kayapó, et même si c'était un cas controversé et largement discuté dans les milieux académique 243, il continue à être traité par les entreprises comme un exemple classique de réussite. En conséquence, plusieurs autres entreprises, en particulier dans l'industrie des cosmétiques, se sont intéressées à la possibilité d'utiliser de matériaux obtenus directement auprès des populations amazoniennes et, plus particulièrement par les avantages produit de l'exploitation de cette stratégie en termes de marketing et d'image. La façon dont l'environnementaliste pense et représente le monde est important car il offre aux entreprises un modèle du monde dans lequel ils doivent agir et intervenir. Cette perception a guidé des stratégies d'affaires contemporaines intéressées à offrir des produits écologiquement durables. Autrement dit, la crise environnementale non seulement lance un nouveau dilemme pour la culture de marché néolibérale, mais, surtout, offre une vision du monde particulière. C'est précisément sur cette vision des choses que les entreprises peuvent penser un monde sans frontières pour l'extension de leurs produits. En 1993, un autre accord a été formalisé dans l'état brésilien de l'Acre entre l'entreprise nord-américaine de cosmétiques Aveda Corporation et la population indigène Yawanawa. La compagnie a versé plus de cinquante mille dollars pour la plantation du « rocou », plus tard acheté et utilisé comme un colorant naturel dans leur maquillage. L'entreprise Aveda a envisagé d'utiliser l'image de Yawanawa comme retour évident aux investissements réalisé, sans consulter la population indigène sur l'utilisation de ces images. La population à son tour, a changé ses activités quotidiennes pour prendre soin de la plantation, considérant qu'ils seraient récompensés par cette tâche, en plus de l'investissement initial qu'ils avaient reçu244. Un monde sans frontières Au début des années 1990 au Brésil, le Body Shop, entreprise transnationale britannique du secteur des cosmétiques, a été responsable du premier partenariat consistant entre une population amazonienne et une entreprise privée, engendrant un grand impact médiatique de sa stratégie. La promotion élaborée par l'entreprise, intitulé Trade, not Aid240, expose l'idéologie développementaliste qui a marqué l'activité dans cet époque, en disant: «The Body Shop estime que le commerce plutôt que l'aide, offre une solution positive à la situation économique difficile dans le monde en développement.» 241. L'entreprise a proclamé donc un idéal qui estime que les pays sous-développés doivent travailler comme des partenaires d'affaires des pays les plus développés sans qu'ils ne reçoivent leur aide. Autrement dit, les pays considérés comme pauvres ont besoin de subventions pour se développer par eux-mêmes et non à l'aide désintéressée qui les maintiennent dans une position d'infériorité. 242 Les graines de l'Amazonie ont été amenés par les Britanniques en Malaisie, Ceylan et l'Afrique pour la production de caoutchouc avec une plus grande efficacité et la productivité par rapport à son exploitation en Amazonie. 243 Voir: Kaplan, Caren. A World without Boundaries: The Body Shop's Trans/National Geographics. Social Text No. 43 (1995), pp. 45-66; Posey, Darrell. Intellectual Property Rights: And Just Compensation for Indigenous Knowledge. Anthropology Today. Vol. 6, No. 4 (Aug., 1990), pp. 13-16; Posey, Darrell. Traditional knowledge conservation and “The Rain Forest Harvest” in Sustentable harvest and market in rain Forest products. Mark Plotkin and Lisa Famolare (orgs.). Conservation International, (1992); Morsello, Carla. Company-Comunity non-timber Forest product deals in the brasilian amazon: A review of opportunities and problems. Forest Policy and Economics 8 pp.485-494, (2006); Ribeiro, Fabio Augusto Nogueira. Sociedades Indígenas e o Mercado de Produtos Florestais Não Madeireiros na Amazônia: o caso dos Asuriní do Xingu. III Encontro da ANPPAS 23 a 26 de maio de 2006, Brasília, Anais de Congresso, (2006); Ribeiro, Fabio Augusto Nogueira. Etnodesenvolvimento e o mercado verde na Amazônia indígena: Os Asuriní no Médio Xingu. (2009). Dissertação (Mestrado em Ciência Ambiental) - Ciência Ambiental, Universidade de São Paulo, São Paulo; Turner, Terence. Neoliberal Ecopolitics and Indigenous Peoples: The Kayapo, The “Rainforest Harvest,” and The Body Shop. Yale E&ES Bulletin, (1998). 244 Waddington, May. Incorporação de uma nova atividade comercial em uma comunidade indígena Yawanawá. In: Clay, Jason; Anthony Anderson (orgs). Esverdeando a Amazônia: Comunidades e empresas em busca de práticas para negócios sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002). Body Shop a commencé sa relation avec une partie de la population indigène Kayapó (Kayapó A'ukre) en 1990 par des accords commerciaux prévoyant l'achat de l'huile de noix du Brésil. Dans ce contexte, la noix du Brésil a attiré l'attention en raison de son authenticité et originalité. Contrairement à d'autres plantes, la noix du Brésil ne peut 238 Ibid, p. 08 Ingold, Tim. Globes and Sphers: the topology of environmentalism. In: Milton, Kay (org.), Environmentalism, the view from anthropology. Routledge (1993) p. 32. 240 En Français: commerce, pas l'aide 241 Clay, Jason. Os Kayapó e a Body Shop – Parceria de comércio com ajuda. In: Clay, Jason; Anthony Anderson (orgs). Esverdeando a Amazônia: Comunidades e empresas em busca de práticas para negócios sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002), p.34. 239 66 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Jason Clay 245, entrepreneur en faveur des relations entre les entreprises et les peuples de la forêt, a été l'un des personnages les plus connus et les plus emblématiques du mouvement qui prend en charge ce type d'accord commercial. Il a nommé ce mouvement Rainforest Harvest. Son approche, vivement critiqué par Turner 246 se concentre sur un libéralisme de marché avec des activités pour la défense de l'environnement et la survie des cultures autochtones et des peuples de la forêt. Son principal argument concerne la viabilité des écosystèmes forestiers comme économiquement productive, en favorisant la participation des habitants des forêts à la logique productive. Clay soutient que c'est le seul moyen réaliste de sauver ces populations d'une économie tirée par la destruction, historiquement favorisée par des exploitants forestiers. Ainsi, du point de vue de Clay, c'est aussi un moyen de faire de l'écosystème d'une source de revenu qui permettrait à ces gens la libération de l'aide venue de l’État247. communautés amazoniennes vivent, ainsi que les entreprises, avec la perspective de « faire des affaires », ensuite parce qu'il ne pouvait pas être plus explicite en attribuant à l'autre sa propre logique: ce sont précisément les entreprises qui actuellement « rêve d'avoir un partenaire en Amazonie pour les aider à développer leur activité ». Les attentes des entreprises à obtenir de bons partenaires et les attentes des peuples de la forêt à la recherche d'autres sources de revenus ou avantages qui amélioreront leurs conditions de vie, apparaissent en décalage. Les entrepreneurs ont exprimé leur indignation en déclarant que les « kayapó n'arrive pas à comprendre le sens d'un prêt, ils ne réalisent pas qu'ils ont besoin d'investir de l'argent afin de gagner plus d'argent, ils doivent apprendre à travailler avec des systèmes de comptabilité »251. Dans la logique du monde des entreprises, les contradictions semblent évidentes: «comment peut-on faire des affaires sans connaître le système de comptabilité». Les entreprises se plaignent de « toute sorte de subventions et des annulations de dettes qui ont été apportées à certains indigènes, qui confondent les relations d'affaires avec les relations personnelles et ne voient pas la différence entre l'investissement et les dons. »252. Le contexte dans lequel ce mouvement est basé est une image générique d'un monde sans frontières 248. C'était l'une des principales ambitions de Anita Roddick, fondatrice de la société Body Shop. La femme d'affaires possède son désir «d'aller aux petites villes du Mexique, du Guatemala et du Népal et voir ce qu'ils ont sur le marche»249. L'idée d'un monde sans frontières est exprimé dans l'articulation d'un nouvel ordre économique. Pour les entrepreneurs inspirés par la figure d'Anita Roddick, cela signifie la liberté d'imaginer des connexions d'affaires partout sur la planète, puis les zones de libre-échange sans médiateurs proliférer en vertu de la prérogative du commerce équitable. Le monde sans frontières est alors un monde complètement accessible aux partenariats d'affaires, un monde où il n'existe qu'une seule rationalité: la rationalité économique. C'est à partir de cette logique de pensée et d'action que les entreprises vont à la recherche de nouveaux partenaires. D'autre part, les populations amazoniennes se sentent généralement très motivées avec la possibilité d'établir des accords commerciaux avec les grandes entreprises, ce qui ne signifie pas que les attentes suscitées sont pleinement satisfaites. Le paradoxe - entre les entreprises et les populations amazoniennes - subsiste dans la recherche d'exotisme attribuée aux populations amazoniennes, confondus par des différences socioculturelles trop marquées avec le monde des entreprises. Toutefois, les entreprises se plaignent souvent de «manque de professionnalisme» des peuples d'Amazonie. Il serait vraiment intéressant pour les entreprises, si ces populations se comportent comme véritables partenaires d'affaires, partageant les mêmes valeurs de l'entreprise? C'est pourquoi, les relations entre les entreprises et les peuples de la forêt doivent être comprise comme un arrangement complexe, dont la force est dans la capacité à mettre en évidence différents ordres d'action et de pensée. Les plus fréquents problèmes dans ces accords commerciaux se retrouvent précisément dans la manière dont l'un traite l'autre. Selon Clay « presque toutes les communautés amazoniennes rêve d'avoir un partenaire international pour les aider à financer une projet ». La déclaration mettre en place l'endroit d'où les entrepreneurs peuvent parler et penser250. D'abord, il suppose que les Partenaires ou fournisseurs? En avril 2006, les Kisêdjê (Suyá) ont été invités par la compagnie brésilienne Grendene, fabriquant de chaussures,pour participer à une campagne de publicité afin de lancer sa nouvelle gamme de claquettes Ipanema. Les Kisêdjê, à leur tour, devraient fournir les motifs graphiques, peintures et accessoires pour être utilisés par la star brésilienne Giselle Bündchen, protagoniste de la campagne. Le contrat signé entre la population indigène et l'entreprise prévoit la cession des motifs graphiques et la réalisation d'un commercial par la top-modèle et par les indiens, à être filmé dans le village indigène253. 245 Clay discute dans Esverdeando a Amazônia: Comunidades e empresas em busca de práticas para negócios sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002), les relations entre les entreprises et les communautés, en plus, il travaille comme consultant en affaires pour ce type de stratégies et est vice-président du marketing chez WWF – World Wildlife Fund. 246 Voir Neoliberal Ecopolitics and Indigenous Peoples: The Kayapo, The “Rainforest Harvest,” and The Body Shop. Yale E&ES Bulletin, (1998) p. 113 247 Voir Clay (2002) Op.Cit. 248 Voir Kaplan (1995) Op.Cit. 249 Considérant par conséquent, que tout le monde a quelque chose à vendre. Dans le livre, elle fait une sorte d'autobiographie en insistant sur son comportement innovateur et audacieux dans le monde des affaires. Le volume est devenu un classique pour les entreprises: Roddick, Anita, Meu jeito de fazer negócios, (2002) p.134. 250 Voir Clay (2002) p.34 Op.Cit L'un des grands dilemmes rapporté par l'anthropologue Coelho de Souza, est précisément la difficulté d'établir les paramètres de l'accord entre deux logiques distinctes de pensée qui conduisent à des différentes attentes. 251 Voir Clay (2002) p.41-42 Op.Cit Ibid. p.44 253 Plusieurs autres aspects sont problématisé par l'anthropologue Coelho de Souza, telles que les relations entre Kisêdjê et ses voisins du Xingú, aussi la notion de propriété des dessins, cependant, je ne discute que certains aspects de cette relation, pour savoir plus, voir: Coelho de Souza, Marcela. A pintura esquecida e o desenho roubado: contrato, troca e criatividade entre os Kïsêdjê. Anais de Congresso, 27 RBA – Reunião Brasileira de Antropologia, Belém (2010) p.02 252 67 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 L'entreprise est venue dans le village avec un scénario déjà préparé qui comprenait l'utilisation d'accessoires indigènes largement connu: bracelets, colliers, et coiffures de plumes (cocar). Toutefois, l'espoir des indiens était autre: ils ont compris qu'ils recevraient de l'argent pour leur capacité unique à proposer, définir et prêter des accessoires. L'exigence de l'entreprise configuré par les Kisêdjê un problème, car ils ne pensent pas qu'il c'était approprié que le star utilise les accessoires prises comme masculin, souvent plus beau que les des femmes. De nombreuses discussions et réunions ont eu lieu jusqu'à ce qu'ils parviennent à un consensus sur les accessoires qui devraient être utilisés dans la publicité. Le point le plus critique de cet accord a eu lieu une année après le premier contact. La Grendene reproduit (avec quelques modifications mineures), les motifs indigènes en sandales Ipanema sans l'autorisation de Kisêdjê et sans effectuer un nouveau contrat, en réutilisant les motifs graphiques. Cet acte a été considéré comme une rupture de contrat du point de vue de Kisêdjê, qui en ont exigé une « compensation ». années 90, à un projet de recherche impliquant une anthropologue, un chercheur spécialisé sur l'extraction des huiles de plantes et le CPI (Centre de Recherche Indigène Centro de Pesquisa Indígena en portugais). La controverse a commencé en 1996, lorsque l'anthropologue et le chercheur se sont réunis pour la fondation d'une société appelée Tawaya. La société a été créée pour la production des savons en utilisant des huiles et des graisses à partir de produits d'extraction de la région, visant à la viabilité commerciale de certains des résultats obtenus au cours des travaux des chercheurs. Ainsi, l'entreprise se présente sur le marché comme « spécialisée dans la fabrication de produits cosmétiques naturels à base de l'extraction des fruits de l'Amazonie et pionnier dans la fabrication de savons murmuru de la forêt » 258. Cependant, le murmuru (Astrocaryum Murumuru) a déjà été examiné par le Ashaninka comme une plante avec des propriétés émollientes, la cicatrisation et de nombreuses autres fonctionnalités qui permettent des utilisations les plus diverses. Le murmuru était également la cible de la recherche et, surtout, de connaissances des chercheurs dans la période où ils habitaient le village Ashaninka. Cet exemple met en évidence une posture récurrente adoptée par les entreprises, à savoir de représenter sa propre imagination dans les stratégies de marketing avec les peuples amazoniens. En d'autres termes, quand une entreprise va à la recherche d'une population amazonienne pour leur proposer un accord, elle a déjà produit une sorte de relation abstraite, elle a pour point de départ un imaginaire qui oriente la manière dont ces accords doivent être menés. Contrairement aux populations amazoniennes, qui formulent leurs attentes dans les termes établis et combinés. Le thème le plus visible autour de cette controverse est le différend relatif à la répartition des avantages découlant du processus de commercialisation de savon murmuru. Même si les Indiens n'ont pas investi le capital financier les Ashaninka comprennent qu'ils ont investi leurs connaissances, ce qui est essentiel pour permettre la production et la commercialisation de savon murmuru. De ce point de vue, ils considèrent que l'entreprise Tawaya est fruit de tous les chercheurs et le travail Ashaninka et veulent donc être considérés comme des partenaires à part entière, avec la participation aux résultats économiques de la politique de l'entreprise et ils refusent d'être traités comme de simples fournisseurs de matières premières 259. Le Kisêdjê voudraient utiliser l'argent reçu par la compagnie pour acheter une grande voiture, toutefois, l'entreprise a établi dans le contrat que l'argent devrait être utilisé pour les « projets de développement communautaire avec des garanties de durabilité »254. Une telle exigence est récurrent de la part des entreprises. Craignant que les ressources transférées par celle-ci soient mal utilisées – comme des chats de boissons alcoolisées, des cigarettes, des biens de consommation, des voitures, des moteurs de bateau, etc. Les entreprises finissent par imposer l'utilisation des montants d'argent, qui sont souvent en contradiction avec les besoins réels des groupes. Ainsi, contrairement aux populations amazoniennes qui envisagent dans ces accords la possibilité d'un réel changement dans leur mode de vie ou à résoudre des problèmes pratiques concernant leurs demandes quotidiennes, les entreprises voient de nouvelles stratégies de marketing et de création de nouveaux produits pour le marché vert, où les peuples de la forêt, qui ne veulent pas être des fournisseurs de matières premières, mais souhaitent devenir une source inépuisable d'inspiration et de création symbolique. Les Kayapó A'Ukre, par exemple, à propos du contrat avec The Body Shop, voulait construire une route qui faciliterait le transport au centre ville, en utilisent l'argent reçu de la vente de l'huile de noix du Brésil. L'entreprise s'est positionné contre, affirmant que les Indiens pourraient causer la perte de leur culture causée par l'accès facilité à la vie urbaine255. Pour les Yawanawa la situation était aussi critique, comme Aveda a financé la plantation de rocou, l'entreprise a refusé de payer le travail effectué sur la plantation et l'entretien de leurs jardins.256 Le cas emblématique de The Body Shop a été la source d'inspiration de nombreuses autres entreprises. Les Kayapó se sont à leur tour impliqués dans une scène contemporaine où ils acceptent de jouer à l'intérieur du scénario : écologie, marché et peuples de l'Amazonie, une formule qui a été répété par d'autres organisations dans la recherche de marketing commercial efficace pour les produits des forêts tropicales du Brésil et connecté à la fois à ses habitants indigènes et à la protection de l'environnement. Terence Turner260 a examiné en détail les impasses de cette relation d'affaires. Sa critique la plus dure, cependant, est concernent les problèmes d'utilisation de l'image et des Un autre cas controversé a impliqué trois entreprises brésiliennes du secteur cosmétique et la population indigène Ashaninka. La question plus évidente concerne l'utilisation - surtout comment gagner – les savoirs des populations amazoniennes257. Les Ashaninka ont participé dans les Conhecimento e Cultura: práticas de transformação no mundo indígena. Marcela Coelho de Souza; Edilene Coffaci de Lima, CAPES, 2010 p.63-93. 258 Ibid. p.71 259 Ibid. p.72 260 Turner (1998) Op.Cit. 254 Voir: Coelho de Souza, Marcela (2010) p. 20 Op. Cit. 255 Voir: Clay (2002) p.44 Op.Cit. 256 Voir: Waddington (2002) p.193 Op.Cit. 257 Voir: Pimenta, José. O sabonete da Discórdia: Uma controvérsia sobre conhecimentos tradicionais indígenas. In: 68 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 gains réalisés par The Body Shop en raison de la «publicité gratuite« que sa stratégie a générée. Bien que l'entreprise ait payé une valeur de marché supérieure de l'huile de noix extraite et les bracelets faits par les Kayapó qui ont été revendu dans les magasins au monde entier, The Body Shop n'a pas à payer les partenaires amazoniens pour ce qui a été sans aucun doute le plus grand bénéfice de l'entreprise: le retentissement médiatique de sa stratégie innovatrice dans l'Amazonie et toute la retombée symbolique en termes de prestige et d'image que l'entreprise a gagné sur le marché. heures, les résidents peuvent conserver le poisson, la viande et les boissons réfrigérer. C'est aussi durant cette période que les habitants se rassemblent pour regarder la télévision. Les exemples ethnographiques présentées visent à informer les différentes logiques à partir desquelles les entreprises interagissent avec les populations amazoniennes. Dans ce sens, on observe que les comportements des entreprises sont conforment à une logique du développement durable et des problèmes environnementaux. Ainsi, les intentions de participer au marche vert, appuyées par le nouvel ordre économique du capitalisme, font que les entreprises cherchent de nouvelles solutions dans lesquelles les relations avec les populations amazoniennes sont une réelle possibilité d'associer l'image associée à la protection de la nature. En d'autres termes, la mise en place d'un accord commercial avec les peuples de l'Amazonie permet aux entreprises, leur entrée dans le monde de la durabilité sur le thème de l'environnement. L'exploration de l'image de ces populations n'est pas seulement nécessaire, mais elle est devenue obligatoire. La connexion de l'entreprise avec l'image de l'écologie, à travers des relations commerciales avec les peuples de la forêt, apparaît comme un avantage majeur pour les entreprises. La source d'inspiration symbolique devient alors inépuisable et se déroule à l'intérieur de nouvelles stratégies. Dans la section suivante, je propose de discuter certains aspects concernant l'utilisation de l'image et de son effet sur l'observation de la relation entre les castanheiros d'Iratapuru et l'entreprise Natura. En regardent la publicité à la télévision, les collecteurs de noix observent leurs propres images et non celles de lieux éloignés ou des habituels biens de consommation. Ils sont particulièrement attentifs à la publicité de l'entreprise Natura et s'expriment dans une humeur euphorique et facétieuse à son sujet. La lumière et la fumée blanches jaillissent de l'intérieur vert foncé de la forêt. Au loin, on entend les tambours tonitruants, les bruits et les grognements d'animaux qui se cachent. L'arbre de la noix du Brésil s'impose dans le paysage, le feuillage est dense, on observe du haut du ciel son majestueux tronc. La terra preta d'amazonie, bordée de noix et ouriços, abrite également les castanheiros - les résidents de la communauté São Francisco do Iratapuru - se transforment quelques secondes en «artistes de la télévision,« comme ils se définissent eux-même. Dans la scène suivante, les mains des femmes frottent les noix, ce qui forme un lait blanc crémeux et somptueux et le narrateur annonce: «La forêt détient ses secrets. Les secrets que la Natura Ekos apporte pour les cheveux avec le valeur nutritive des noix, pour créer une nouvelle gamme de produits pour le corps qui apporte des avantages précieux (...)»263 Paiement partiel, rentabilité totale La Village São Francisco do Iratapuru est situe sur la frontière de les États de l'Amapá et du Pará, dans l'Amazonie orientale brésilienne. Ses habitants n'ont pas accès à l'électricité. La petite communauté, en raison de l'isolement et les conditions géographiques, ils ne sont pas encore obtenu l'installation de câblage électrique qui’ils demande depuis des années261. Pour l'instant, le gouvernement de l'État et de la municipalité à fournir à la communauté une quantité limitée de huile, qui permet l'accès à l'électricité à travers le fonctionnement d'un générateur pour quelques heures dans la soirée 262. En ces 261 Il est à noter qu'une centrale hydroélectrique a été construite près du village Iratapuru. Le hydroélectrique de Santo Antônio da Cachoeira, cependant, n'est pas destiné à fournir de l'électricité aux résidents, qui deviennent l'objet de d'indignation de la part de la communauté. La possibilité d'offrir l'énergie était en cours de négociation au cours des travaux menés en Décembre 2011, la question a été discutée lors d'une réunion entre les techniciens de l'IBAMA, les ingénieurs d'usine et les résidents de la communauté. 262 L'huile fournie par le gouvernement de l'Etat est également utilisé pour assurer le bon fonctionnement de la coopérative (COMARU), dont l'activité principale est l'extraction de l'huile de noix pour vendre a Natura. Certains résidents ne sont pas d'accord Cependant, tous les castanheiros ne sont pas les protagonistes de ses belles images qui font référence à un ensemble romantique de la vie a la forêt et au travail de collecte de la noix. Si dans certains endroits, le avec cette utilisation, en faisant valoir que l'huile doit être utilisé uniquement pour lês besoins de la communauté, et, pour les bénéficier de plus d'heures d'énergie chaque jour. 263 Selon propagande commerciale de l'entreprise Natura pour la divulgation des produits cosmétique Ekos. 69 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 castanheiros «célèbres« se sentent fiers de voir leur image à l'écran, diffusée partout au Brésil, chez d'autres ces images sont soumises à l'inconfort et à l'embarras. Une des familles qui vit dans la communauté depuis plusieurs années, évoque le fait que la réalité à Iratapuru est nettement différente de ce qui apparaît à la télévision. Trois de leurs enfants sont malades et sa famille dépend des programmes d'aides du gouvernement fédéral (bolsa família) et ils ne peuvent pas vivre avec le revenu insuffisant de la collecte des noix, qui a concerné uniquement deux mois de l'année 2011. La famille travaille avec d'autres castanheiros pour huit euros par jour. Ils ont aussi la possibilité de travailler dans l'usine de la coopérative, où dans ce cas ils reçoivent 1 euro pour chaque kilo de noix du brésil retiré de l'écorce264. partir de ces nouvelles lignes directrices, la Natura s'efforce de créer des nouvelles produits et de fournir aux consommateurs des cosmétiques naturels obtenus selon des principes écologiques et responsables. Avec cet objectif elle a lancé en 2000 une nouvelle ligne de cosmétiques appelée Ekos, sur la base de ce que l'entreprise appelle la technologie verte. La ligne de produits Ekos représente un changement important pour la Natura. Son principe de base est l'utilisation de matières premières brésiliennes, achetées dans le cadre de «développement durable», un concept qui offre de nombreuses ambiguïtés mais considéré comme l'un de ses principaux objectifs.268. Le lancement de Ekos permet la première rencontre de la Natura avec une population amazonienne – les castanheiros d'Iratapuru. Actuellement, l'entreprise a conclu des accords avec 25 autres communautés dans différentes régions du Brésil, en vertu de l'argument selon lequel « Natura Ekos soutient le développement social, le renforcement de l'économie, l'inclusion sociale et la durabilité environnementale de toutes les communautés concernées , la construction d'une réseau dans lequel tout le monde gagne » 269. Tout le monde gagne, du point de vue de l'entreprise, donc c'est précisément elle qui détient la possibilité de tenir compte de ces gains et les rendre publics - son groupe d'investisseurs , les consommateurs et le grand public. Pour les castanheiros, tous ne reçoivent pas de la même façon leurs salaires. L'organisation actuelle de la coopérative COMARU 270 - coopérative mixte de producteurs et de extraction de noix du Brésil de la fleuve Iratapuru – qui aujourd'hui, ne vend que par l'entreprise Natura, ne soutient pas toutes les familles de la communauté, et beaucoup d'entre eux préfèrent encore vendre leurs noix à des intermédiaires, en partie grâce à une La relation entre l'entreprise Natura et les castanheiros d'Iratapuru, maintenue au cours des 10 dernières années, a connu plusieurs transformations et changements. Les résidents sont conscients de la relation avec l'entreprise audelà de la formalité institutionnelle. Bien que tous ne font pas partie de la coopérative beaucoup de familles sont impliqués dans la fourniture de l'huile pour la entreprise de cosmétiques. Les résidents de la communauté ont garanti le droit de demeurer sur le territoire de la réserve en 1997. Depuis, ils ont la possibilité de maintenir leur mode de vie dans les milieux forestiers265, la préservation de ses pratiques de collecte et de commercialisation de la noix du Brésil. Durant les années 90, la Natura a pour but d'améliorer leur entreprise et son expansion au Brésil, a procédé à une profonde restructuration, dont l'objectif principal était de développer des formules qui contiennent des ingrédients naturels. L'ECO 92266 a été essentiel dont la préoccupation avec la nature être établis plus intensément dans les stratégies de l'entreprise: «Ce point de vue a imprégné la Natura, Il existait en tant que principe, comme la croyance, mais ce n'est que cette fois que ces questions ont commencé à matérialiser en termes de développement durable«267. A 268 Plusieurs études montrent comment obscure, ambiguë et contradictoire est la notion de «développement durable», un concept qui est apparu fortement en 1987 lors d'une réunion de la Commission mondiale sur l'environnement et le développement (CMED), également connu sous le nom de Commission Brundtland, est la définition proposée qui guide plusieurs entreprises y compris Natura. Pour un point de vue critique de cette notion voir: Smyth, Luke. Anthropological Critiques of sustainable development. Cross-Section V. VII, (2001); Redclift, Michaell. Sustainable Development and the market: a framework for analysis. Futures, 1998; Le Tourneau, François-Michel; Greissing, Anna. A quest for sustainability: Brazil nut gatherers of São Francisco do Iratapuru and the Natura Corporation. The Geographical Journal 176, 4, pp.334-349, (2010); Le Tourneau, François-Michel; Kohler, Florent. Meu coração não mudou. Desenvolvimento sustentável pragmatismo e estratégia em contexto amazônico tradicional. Revista Ambiente & Sociedade, Campinas v. XIV, n. 2 p. 179 -199 jul.-dez. (2011); Kattel, Shambhu Prasad. Sustainability or sustainable development: na anthropological perspective. Occasional papers in Sociology and Anthropology, V. 9, pp.258-277, (2005) 269 Voir: http://www.naturaekos.com.br/rede-ekos/conheca-nossascomunidades-fornecedoras/ 270 Pour une approche géographique et anthropologique sur la création de la Réserve et de la Coopérative (COMARU) voir: Greissing, Anna. L’enjeu de La Biodiversité: l’exemple de l’entreprise brésilienne Natura em Amazonie. In: François Bost et Sylvie Daviet (org). Entreprise et Environnement, quels enjeux pour le development durable?. Press Universitaire de Paris Oest, (2011) et aussi Le Tourneau, François-Michel; Greissing, Anna; Kohler, Florent; Picanço, José Reinaldo Alves. Iratapuru et la noix du Brésil : une expérience de durabilité en Amazonie brésilienne. Cybergeo – Revue Européenne de Geographie, (2008). 264 Posséder une castanhal c'est avoir le droit d'explorer une zone spécifique définie par les castanheiros. En dépit d'être une règle «informel» est rigoureusement suivie par les familles. Le processus de délimitation des espaces de collecte de noix du brésil par la communauté est complexe et ne sera pas l'objet d'une description dans ce texte. 265 La période de collecte est longue (compris entre 1 et 3 mois) et loin de la communauté. Il est maintenu dans la forêt amazonienne dans des espaces appelés colocações florestais. Ainsi, chaque membre de la famille est consacré à des tâches spécifiques: la chasse, la pêche, la préparation des aliments, la fabrication de paniers, etc. Cette dynamique crée un processus d'apprentissage et de transfert des connaissances et des pratiques aux membres de la famille plus jeunes. Pour une discussion centrée sur le système de colocações dans la forêt amazonienne voir: Almeida, Mauro William Barbosa. As Colocações: Forma social, sistema tecnológico, unidade de recursos naturais. Dossiê – Amazônia: Sociedade e Natureza. Revista mediações, Londrina, V.17, n1, p.121-152, Jan/Jun, (2012). 266 La Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement (CNUED) également connu comme ECO-92. A eu lieu du 3 au 14 Juin de 1992 à Rio de Janeiro et a rencontré des centaines chefs d'Etat qui étaient à la recherche de moyens pour concilier le développement socio-économique avec la conservation et la protection de l'environnement. Cette conférence a été en grande partie responsable de la mise en place de la notion de développement durable. 267 Selon le directeur de Natura, responsable des relations avec les communautés traditionnelles, dans une conférence tenue le 4 Septembre 2011, à Porto Alegre, Brésil. 70 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 meilleure prix de vente271, en raison de désaccords ou de conflits entre les membres de la communauté. référence à la collectivité et jamais à l'individu. En d'autres termes, il paie pour l'utilisation individuelle de l'image d'un castanheiro, mais l'entreprise se sert de la représentation collective, c'est à dire de tout un ensemble de familles vivant dans la même région et qui est également engagée dans la collecte de noix. Les castanheiros reçoivent leurs payements de différentes manières par les accords commerciaux qu'ils ont avec Natura: a) en raison de l'achat de l'huile de noix du Brésil négocié dans le contrat avec le coopérative COMARU, b) sous la forme de la restitution pour l'utilisation / accès aux connaissances traditionnelles (pratiques traditionnelles de cueillette de noix) et c) en raison de la cession des droits à leurs images. Chacun de ces accords contient sa propre complexité et le paiement est négocié et effectué différemment272. Dans cette rubrique, je propose une réflexion sur le mode par rapport à l'utilisation, la propriété et les paiements effectués au titre de droits d'utilisation de l'image de certains membres de la communauté, il est avant tout, le droit à la représentation des castanheiros a partir du paiement de droits individuels pour l'utilisation de leurs images. En outre, il est possible de penser les gains provenant de l'utilisation de ces images par l'entreprise en termes d'augmentation de leur valeur sur le marché des cosmétiques. Bien que cette action puisse être comprise comme un moyen intéressant de générer des revenus pour les collecteurs, et aider à la diffusion de l'entreprise des cosmétiques, à l'échelle microscopique, même si les deux parties semblent satisfaits avec des accords relatifs à l'utilisation de l'image, cependant, d'élargir la échelle, nous pouvons nous demander quels sont les effets et les conséquences de l'utilisation et de l'appropriation en termes de gains, à la fois pour l'entreprise et pour certains membres de la communauté. Les castanheiros élus représentent finalement l'ensemble du groupe et de l'activité collective dans le territoire qu'ils habitent. Les « élus » se montrent au lieux d'autres. Ils représentent la totalité d'une pratique collective (la collecte de noix) et d'un espace partagé collectivement (RDS - Réserve de Développement Durable Iratapuru). C'est bien de noter que les termes de ces accords, bien que négociés entre les deux parties, sont formulés à partir de la logique Euro-américain de contrats et de droits. Autrement dit, les contrats sont rédigés par des avocats de l'entreprise, les paiements sont effectués à partir des éléments de l'organisation en termes d'entités juridiques (institutions, coopératives, associations) et le fonctionnement de tous les accords repose sur la rubrique de le modèle occidental de la propriété. Au début, ces accords nous font voir ce qui pourrait être considéré comme les plus grandes asymétries de ce genre de relation. La rationalité de ces accords sont nécessairement la rationalité des affaires économique. La circulation des images peut être considérée comme le plus important attrait commercial et de marketing pour les entreprises. Dans les images qui circulent, ils vendent la nature sous forme de produits de beauté, où l'image des peuples de la forêt, ainsi que les matières premières qu'ils offrent, est devenu indispensable. Bien que leurs revenus soient comptabilisés en termes d'augmentation des ventes, nous devons attirer l'attention sur la grande avantage pour les entreprises: leur marque et leur image au marché. La marque Natura, évaluée à plus de 7 millions de dollars en 2011274, a construit son prestige, sa stabilité et sa reconnaissance nationale et internationale grâce à cet ensemble complexe de stratégies démarrage. Pour qu'elle soit autant distinguée la relation avec les populations amazoniennes apparaît comme un élément essentiel. Dans la célèbre fable de Mandeville273, ce sont les intérêts individuels qui agissent de manière non intentionnelle pour la promotion du bien-être collectif ou l'intérêt public. Dans la relation entre l'entreprise Natura et la population d'Iratapuru, c'est exactement le contraire qu'il se produit. L'attribution des contrats d'utilisation de l'image et le paiement attribué à la personne qui offre son portrait peut être considérée comme l'une des grandes asymétries d'accords impliquant l'utilisation d'images entre les entreprises et les populations d'Amazonie. Le paiement se fait par l'attribution individuelle de droits, versé directement à celui qui donne son image à l'entreprise. La difficulté est liée précisément au fait que ce type de représentation fait Cette discussion ne dévoile qu'une infime partie d'un problème plus complexe. L'entreprise vend – et gagne - un idéal qu'elle construit et dans lequel la représentation imaginaire des populations vivant dans la région de la forêt amazonienne apparaît comme essentiel. Cela nous amène à un problème anthropologique déjà connu: l'exploitation de l'image et le droit de représentation des peuples autochtones. Infligées par les contradictions ou radicalement représenté comme plus faible dans un passé pas si lointain, maintenant ces peuple sont présentés comme les «gardiens de la forêt» au service d'une économie de marché axée par la logique environnementale. La primauté de l'un, face a l'autre, est identique, en dépit de nombreux efforts pour garantir les droits et la dignité de ces personnes, leur marchandisation matériel et symbolique continue de recevoir de nouveaux avatars. 271 En 2011, par exemple, la Coopérative a payé par hectolitre de noix du Brésil (environ 45 kilos) de la valeur de 75,00 reais, alors que dans les intermédiaires ou marché de Laranjal do Jari, un castanheiro pourrait atteindre jusqu'à 160,00 reais par la même quantité. 272 Juste pour donner un bref aperçu de cette dynamique, le paiement pour l'achat de l'huile de noix, par exemple, se fait par BASF. Dans le cas d'un paiement pour l'accès aux connaissances traditionnelles, le dépôt est effectué à la communauté Iratapuru traves de l'association et aussi au fonds Natura Iratapuru (gérée et contrôlée par Natura). 273 Publié en 1723, la Fable des abeilles de Bernard Mandeville, argumente que les intérêts individuels peuvent spontanément générer des bénéfices publics. Cette idée a été très influente dans la naissance de l'économie. Adam Smith, a trouvé comme un élément explicatif de l'idée qu'une «main invisible» donnerait un ordre naturel des relations impersonnelles du marché. Cette formulation peut être considérée comme fortement influencé par les propositions précédentes de Mandeville. Alcida Rita Ramos est sévère en analysent les peuples d'Amazonie et les intérêts des marchés axés sur la logique de la durabilité de l'environnement 275. Comme nous l'avons 274 Évaluation annuelle par l'entreprise Interbrand et publié dans www.rankingmarcas.com.br. Natura a été considérée comme la sixième marque la plus importante au Brésil. 275 Voir: Ramos, Alcida Rita. The commodification of the Indian. In: Human Impacts on Amazonia: the role of tradicional Ecological Knowledge in Conservation and Development. Daniel Addison Posey and Michel J. Balick (orgs.) Columbia University 71 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 vu, la marchandisation de leur art, leur image (Indiens, castanheiros etc.) et de leurs produits (noix, le rocou, murmuru, etc.), finissent par servir un large éventail d'intérêts de différents parti. Ainsi, ces populations continuent d'être traitées comme des marchandises et elles doivent se confronter à l'emprise élaborée par des entrepreneurs, des scientifiques, des ingénieurs, des environnementalistes. Les populations amazoniennes, contraintes de justifier la défense de leurs terres et de la sécurisation de leurs territoires, répondent malgré eux par des manœuvres en marketing qui révèlent la fragilité de leur statut. difficultés, des malentendus et des frustrations. Si nous ne pouvons pas nier que les deux parties gagnent quelque chose en signant ces accords, nous ne pouvons ignorer l'inégalité des gains obtenus pour les uns et les autres. Ces discussions font partie d'un débat beaucoup plus épineux et qui sont loin d'apparaître comme un consensus dans la littérature anthropologique. Il s'agit de controverses concernant le droit à la propriété intellectuelle et à la commercialisation de «produits culturels». Bien qu'il s'agisse d'une controverse au sein de la discipline, Il existe un accommodement où les anthropologues semblent d'accord: la sensibilité du travail anthropologique ainsi que sa lutte acharnée pour les droits des personnes qui ont toujours vécu en marge, ont conquis à la possibilité que ces peuples conquis le minimum de dignité et de reconnaissance. En ce sens, il est prévu que l'anthropologie ne peut jamais abandonner la volonté de comprendre ces rencontres complexes entre la rationalité occidentale et des peuples qui préservent d'autres formes de vie et de pensée. Conclusion: L'exotisme professionnel Nous avons tenté de discuter dans ce texte les controverses qui émergent dans les relations entre les entreprises et les populations amazoniennes. Les attentes distinctes générées par ces accords commerciaux et les différents paramètres à partir desquels chaque partie gère l'autre, posent quelques problèmes. Les exemples ethnographiques des autres chercheurs, alliés à mes données de terrain, permettent d'atteindre les problèmes les plus fréquents de ces accords commerciaux. Les entreprises guidées par la rationalité économique sont imperméables à l'altérité des autres modes de pensée, contrôlant ainsi tous les aspects de la relation, en particulier, l'utilisation des ressources financières allouées aux peuples amazoniens. Ce fait explique l'embarras des entreprises à traiter avec d'autres formes de vies et de pensées. Paradoxalement, les entreprises se plaignent de difficultés techniques et pratiques pour traiter commercialement avec les peuples de la forêt. Les différences, comprises et soulignées telles que les différences culturelles, sont essentielles dans les stratégies de diffusion des innovations par les entreprises. Le paradoxe réside dans la difficulté qu'ils ont de traiter l'exotisme qu'ils recherchent depuis le départ, avec le professionnalisme exigé de leur statut d'entreprise. Nous sommes confrontés aux autres dilemmes lorsque nous réfléchissons sur les moyens d'utiliser les images et le droit de représentations de ces populations. Les formes d'organisation juridiques, peu préparées à faire face à des relations qui impliquent les populations d'Amazonie, fait accentuer les asymétries de ces accords pour permettre à une entreprise de payer individuellement l'image des personnes, mais, en retour, obtiennent l'ensemble du groupe qui représenté. Par conséquent, bien que nous puissions tenir compte des gains de l'entreprise en termes de ventes de produits, il est difficile de compter leur gains en termes de valeur de marque, prestige et réputation au marche, des aspects très appréciés par les gens des affaires. D'une part, les populations amazoniennes, en raison des accords avec les entreprises, envisagent un moyen d'améliorer leur vie et d'augmenter les ressources limitées dont ils disposent. De l'autre, les entreprises recherchent avec ces populations la possibilité de créer de nouvelles formes d'activités et d'assurer leur participation dans les marchés où elles opèrent, à travers ce type de stratégie elle peut réussir à produire une image de l'entreprise socialement et écologiquement responsable. En surface, on voit des acteurs distincts qui se rencontrent et s'entendent sur la mise en place de ces partenariats commerciaux, mais au fond de ces relations il demeure un grand nombre de Press, (2006). 72 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Hurand B. - Les déchets : une question d’intégration Faisons d’abord l’état des lieux du traitement des déchets municipaux dans l’UE27283. Le recyclage et le compostage – internalisation – sont des pratiques de pays riches (Allemagne et Autriche : 62%) ; plus un pays est pauvre, plus les déchets municipaux sont mis en décharge (Serbie et Bosnie : 100%). L’incinération elle aussi est corrélée à la richesse du pays (Norvège : 57%). Mais le volume des déchets entre également en compte : si la Bulgarie met en décharge 94% de ses déchets et le Danemark 4%, le premier pays n’en produit que 375 kg/hab. contre 718 kg/hab. pour le second. L’incinération est donc un choix industriel coûteux pour résoudre un problème de gros volume de déchets : c’est clairement une alternative à la mise en décharge, mais il ne s’agit pas d’internalisation pour autant. Ainsi, si on veut dégager une tendance, elle ne sera pas en faveur d’une plus grande internalisation, mais d’une externalisation diversifiée. Par ailleurs, on peut se demander si le gros volume des déchets est la cause ou l’effet de ce traitement industriel. Est-ce le niveau de consommation qui fait produire des déchets, ou bien l’existence d’infrastructures permettant leur traitement ? A cet égard, le recyclage industriel est-il une alternative crédible pour réduire la production (Allemagne : 597 kg/hab) ? Il est donc permis de se demander si l’internalisation dans les circuits industriels, si on arrive à la développer, est une bonne méthode pour la réintégration politique des déchets dans le collectif. Car cette dernière tient surtout au changement de la représentation sociale du déchet. Or on voit mal ce que pourrait apporter, de ce point de vue, le recyclage ou le compostage, par rapport à l’élimination. Bien sûr, il faut encourager le tri des ordures. Mais on a jeté, on jette toujours, avec bonne conscience encore ! Redéfinissons : l’internalisation est le mouvement inverse de l’externalisation, c'est-à-dire de l’abandon. Sans abandon, pas de déchets, pas de multiplication des déchets. Or mon hypothèse est que, parce que nous avons laissé l’industrie gérer le flux des déchets et, récemment, leur internalisation, nous sommes engagés durablement dans une impasse politique qui nous empêche encore d’endiguer l’abandon, et d’intégrer les déchets dans le collectif. Bérengère HURAND, Professeur agrégée de philosophie, Académie de Paris « Les crises écologiques se traduisent le plus souvent par la disparition de tout extérieur au monde humain, de toute réserve pour l’action humaine, de toute décharge où l’on pouvait jusqu’ici, selon le délicieux euphémisme inventé par les économistes, externaliser les actions. On a plus d’une fois remarqué ce paradoxe : le souci de l’environnement commence au moment où il n’y a justement plus d’environnement, cette zone de la réalité où l’on pourrait sans souci se débarrasser des conséquences de la vie politique, industrielle et économique des humains. » Bruno Latour, Politiques de la nature276. Etat des lieux, questionnement, perspectives. Les déchets, c’est d’abord une masse considérable. France 2010 : 355 millions de tonnes277 = 5,5 t/habitant = 15 kg/j/habitant. Une masse dont on ne peut désormais plus se débarrasser par la mise en décharge ou l’incinération systématiques : si le code de l’environnement de 1975 définissait comme déchet « tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon », la loi du 13 juillet 1992 introduit une différence entre « déchet » et « déchet ultime », dont on ne peut rien faire, qui n’est pas valorisable278. L’abandon n’est plus le fait de l’arbitraire du propriétaire du déchet : il est décidé par défaut de solution technique. La qualification de déchet ne le renvoie donc plus dans un lieu extérieur à la politique, dans le vide juridique de l’abandon : le déchet est une matière gérable qui a un « devenir économique »279. Il y a 15 ans, McDonough et Braungart mettaient au point le concept industriel du Cradle to cradle280 ; dans l’esprit du C2C, on parle aujourd’hui d’« économie circulaire », « système de production et d’échanges prenant en compte dès leur conception la durabilité et le recyclage des produits ou de leurs composants281. » Réduction à la source et valorisation optimale des déchets deviennent les objectifs de la politique européenne282 : ainsi, dans l’internalisation industrielle, semble prendre corps la formidable dynamique de la loi de 1992, qui clôt un siècle d’externalisation. Est-ce là la première étape d’une intégration des déchets, objets et matières abandonnés, dans le collectif ? Sommesnous en train de leur donner une voix politique ? Nous avons là un sujet de réflexion à la fois urgent et profond pour l’écologie politique, telle que la définit Bruno Latour. Contexte historique de l’industrialisation du traitement des déchets Barles284 montre que c’est au tournant des XIXe et XXes. que s’opère la transition entre un traitement artisanal des déchets urbains par les chiffonniers, dont l’exploitation fournit de nombreuses matières à la première révolution industrielle285, et un traitement rationalisé à grande échelle. C’est surtout à la dévalorisation économique des déchets et à leur abandon (les citadins veulent qu’on les en débarrasse) que l’on doit cette mutation. D’où le retrait progressif des acteurs traditionnels du traitement des déchets, la « crise du chiffonnage »286. 276 Latour, Politiques de la nature,1999, p. 93. 2013, CGDD, MEDDE. 278 Loi du 13 juillet 1992, art. 1er : « Est ultime au sens de la présente loi un déchet, résultant ou non du traitement d’un déchet, qui n’est plus susceptible d’être traité dans les conditions techniques et économiques du moment, notamment par extraction de la part valorisable ou par réduction de son caractère polluant ou dangereux. » 279 La Responsabilité Elargie du Producteur par exemple (élaborée sur le principe du « pollueur payeur »), imaginée par l’OCDE dans les années 70 et élargie dans les années 90 à de nombreuses filières industrielles, vise à internaliser les coûts de collecte, de recyclage et de traitement de certains produits tout au long de leur cycle de vie. 280 William McDonough et Michael Braungart, Cradle to cradle, 2002, p. 92. 281 Définition du Conseil National des Déchets. 282 COM(2011). 277 283 2013, Eurostat. Sabine Barles, L’invention des déchets urbains. France 17901970, 2005. 285 « La valorisation des sous-produits est une des caractéristiques essentielles de la première industrie chimique », id, p. 233. 286 Barles (op. cit., p. 212 sq.) : le vrai recul de la profession date en fait du début des années 30 : la crise économique qui fait baisser le coût des matières premières, certaines mutations industrielles, les nouvelles poubelles parisiennes mises en service en 1925 et les nouvelles bennes-tasseuses de 1936, tous ces facteurs entravent l’activité. La première conséquence de son recul est une augmentation du volume des ordures, qui rend d’autant 284 73 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Quant à l’hygiénisme, il pousse sur les ruines de la valorisation économique. Les déchets ne deviennent sales et dangereux que quand ils ne sont plus utilisés : de déchets transitoires, ils deviennent « absolus » ou « ultimes ». Au XVIIIe, rappellent Barles et Harpet 287, le mot « déchet » contient seulement l’idée de perte, de diminution. Au XIXe, on lui ajoute le sens de dépréciation ; mais jamais il ne renvoie à quelque chose qu’on abandonne288. Bien sûr, il y a du déchet inutile ; mais « les termes déchet, résidu, voire débris, ne sont pas attachés à cette inutilité 289 ». C’est seulement à la fin du XIXe que le déchet « tend à englober tous les excreta urbains : boue, immondices, ordures, balayures etc.290 » ; on ne parle alors plus d’utilisation mais de traitement, plus de réutilisation mais d’élimination, de destruction, de désintégration. « D’état transitoire, le déchet, comme l’eau usée, devient un état final, une externalité urbaine, qui traduit un abandon291 ». La fin de l’épandage des gadoues par exemple, s’explique par la concurrence avec l’industrie chimique et l’importation du guano, qui rendent les engrais naturels moins rentables et leur recours plus difficile ; et par le fait qu’on cesse de penser que les intérêts de l’agriculture convergent avec ceux de l’épuration. Devant le flux incessant des eaux usées qui continue de menacer la salubrité, le discours hygiéniste prône alors la désinfection, et l’épuration biologique artificielle se généralise dans les années 1930. L’élimination industrielle succède au recyclage industriel, accueillie par le même enthousiasme de la croyance au progrès. Ce façonnement des esprits n’a rien d’étonnant : culturellement, le terrain était tout préparé, et c’est un heureux hasard que les circonstances historiques aient permis aux innovations techniques de faire écho à la dimension symbolique archaïque du feu purificateur, désinfectant, neutralisant l’immondice295. Dans la maîtrise du feu, il y a quelque chose de prométhéen, de démiurgique, qui fascine depuis longtemps ; l’incinérateur promet de simplifier les matières, dépolluer en neutralisant ce qui contamine, rendre la matière vierge de toute transformation : « la gamme étendue des milliers de formules chimiques différentes, des combinaisons multiples, est ramenée à deux types de molécules simples, l’eau et le dioxyde de carbone296. » Enfin, c’est de manière autrement plus efficace que l’incinération répond au principe d’occultation de l’enfouissement. Effets sanitaires, sociaux et politiques du traitement industriel des déchets En France, l’option de l’incinération est confirmée par les chiffres les plus récents (2008 : 32%, 2011 : 35%), et par le fait que ce traitement est encore très épargné par la TGAP : seuls 3% des tonnages incinérés sont soumis au taux plein, avec un niveau moyen de taxation de 2,8€/t.297. En 2010, le parc français d’UIOM était le plus grand d’Europe : 129 usines, dont 114 avec récupération d’énergie. La plus vieille usine en activité date de 1968, révélatrice d’un équipement massif des années 70-80 : 103 UIOM en 1975, 310 en 1989. L’incinération apporte une solution à grande échelle au problème des déchets – solution optimale, radicale. − Réduction du volume de 90% et de la masse de 70%. − Réduction de la nocivité des déchets ; stérilisation. − Production d’énergie de récupération (chauffage urbain et électricité), donc réduction de l’utilisation des ressources fossiles298. Mais cette solution n’est pas sans inconvénients. − Emission de polluants atmosphériques (dioxine, métaux lourds, gaz acides, poussières). La combustion fait apparaître de nouvelles combinaisons chimiques ; ainsi la dioxine, dérivé du chlore résultant de la combustion incomplète des PCB. Ce problème concerne surtout les vieilles installations ; entre 1995 et 2006, les émissions de dioxines ont été divisées par 100. − Problème des sous-produits : la disparition n’est pas totale. Reste 10% du volume, 30% de la masse : cendres et résidus d’épuration des fumées (30 kg/tonne de déchets), mâchefers (250 kg/tonne), métaux ferreux et non ferreux, résidus liquides pour certaines installations. Ces deux premiers problèmes sont techniques, des solutions existent. Le regard élargi nous montre en revanche un Dans ce contexte, l’incinération apparaît comme une solution miracle. « L’incinération officielle débute pour Paris, à Saint-Ouen, en 1907292 ». Selon les médecins, l’incinération présente peu d’inconvénients, fumées et odeurs sont négligeables ; et dans les années 1910, on développe ce qui deviendra son débouché principal : la récupération d’énergie293. Convergent alors trois intérêts : intérêt public (hygiène), intérêt économique (le service se paie, la valorisation est possible), et intérêt industriel (celui du corps des Ponts et Chaussées). L’élimination des déchets par voie industrielle devient ainsi une véritable obsession pendant une trentaine d’années294. plus nécessaire la prise en charge publique. 287 Cyrille Harpet, Du déchet : philosophie des immondices, corps, ville, industrie, 1998, p. 47 sq. 288 « Ces déchets […] sont certes la chute d’une industrie, mais souvent la matière première ou accessoire d’une autre, ou de l’agriculture », Barles, op. cit., p. 233. 289 Barles, op. cit., p. 234. 290 Barles, op. cit., p. 244-245. 291 Barles, op. cit., p. 246. 292 Barles, op. cit., p. 186. 293 Sont ainsi construites des usines multifonctionnelles qui assurent à la fois le broyage des ordures, la production de « poudreau », le tri des matières valorisables, et l’incinération du reste, produisant de l’énergie. A Nice en 1923, « un élevage de porcs, poules et canards est adjoint à l’usine, les animaux étant nourris par les résidus alimentaires » (Barles, op.cit., p. 188). A Belfort en 1937, « l’installation est voisine d’une station d’épuration, d’un abattoir et d’une piscine », (p. 222). 294 Dans les années 60, la question des déchets « se posait surtout en termes d’élimination. Il fallait que le déchet disparaisse le plus vite possible, en sentant le moins mauvais possible », Christian Mettelet (ancien directeur de l’Agence Nationale pour la Récupération et l’Elimination des Déchets, fusionnée dans l’ADEME en 1991), 2013. 295 Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, p. 151. Le feu fascine au point que les fumées industrielles mettront très longtemps à inspirer de la méfiance : au XVIIIe, « le feu de l’industrie implantée au cœur de la ville pourrait, au dire de certains, corriger les émanations de la foule putride, les vapeurs de l’immondice », p. 100. 296 Harpet, op. cit., p. 429. 297 CGDD, 2013. Le Plan d’action national déchets (2009-2012) prévoyait la création d’une TGAP sur les incinérateurs de l’ordre de 6,4€/t en 2012. 298 Les déchets issus de 7 familles assurent le chauffage et l’eau chaude d’une famille. En 2010 : 0,6% de la consommation nationale d’électricité. 74 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 problème politique plus complexe, parce que lié au système qu’on a progressivement élaboré pour les régler. électriques et électroniques) le Relais (textiles), ou les Ressourceries300. 3/ Fabrique de la société émétique 301. Depuis sa généralisation dans les années 60, l’incinération a façonné le comportement des usagers. Tout est jetable, et puisque l’incinérateur nous « assure » de sa disparition, cela évite le questionnement. Bon débarras ! La pratique de l’incinération semble avoir exacerbé une espèce d’obsession sociale de l’élimination, qui pourrait avoir ses racines dans la fonction sociale archaïque de la consumation des richesses analysée par Mauss. Mais à rapporter les pratiques de l’usager à cette dimension anthropologique, on risque d’en manquer les causes politiques ; d’autant que la tendance à l’élimination n’a jamais été complètement séparée de la volonté de valoriser. Si on veut parler du profil anal de la société moderne, ce sera donc sous les deux aspects de la personnalité décrite par Freud, fascinée par l’expulsion comme par le pouvoir de la rétention. Grâce à la loi de 1992, la gestion des années 90 pourrait apparaître comme l’image inversée de celle des Trente Glorieuses. Reste à savoir si elle inverse vraiment la tendance à l’élimination, ou si elle en explore une autre face. Rémi Barbier décrit les circonstances qui ont vu naître le tri sélectif des emballages ménagers : la société EcoEmballages est chargée par les industries concernées par la loi d’organiser et de financer la collecte et le tri dans les municipalités. Selon la REP, le producteur, c’est l’industriel ; mais « ce n’est que tardivement qu’une inflexion vers la réduction à la source sera effectivement engagée302 ». C’est l’usager lui-même qui est d’abord responsabilisé. Ses pratiques quotidiennes sont analysées, encadrées, normalisées. Mais il ne s’agit pas d’affiner son jugement critique ; il s’agit surtout d’assurer un gisement de déchets prévisible et facile à exploiter. La sensibilisation a pour but d’aider l’usager à se repérer dans ses propres déchets comme un apprenti industriel : « au traditionnel usager sans qualités […], l’impératif de recyclage substitue un producteur-trieur inséré dans une filière industrielle, dont il faut construire et maintenir la performance 303 » évaluée en kg/hab./an. « A l’issue du processus […], le déchet d’emballage s’est écarté de sa définition traditionnelle de "chose abandonnée" pour accéder au statut de "chose qu’on transmet"304 ». « Des entités singulières accèdent à une "vie publique", elles sont saisies en rapport avec des exigences générales305. » Victoire sur l’abandon, socialisation d’un ensemble d’objets : n’est-ce pas là l’introduction des déchets dans le collectif que nous appelions de nos vœux ? Non ; en s’aidant de la société pour internaliser les déchets-matières dans le processus industriel, on a oublié de les faire entrer dans le champ du politique. L’usager reste indifférent à leur sort, dont les ressorts lui restent étrangers ou abstraits. Il lui faudrait prendre conscience de l’hybridité des objets, à la fois utiles et inutiles, que les mécanismes de traitement effacent. La frontière est encore trop étanche, la répartition encore trop rigide, entre le monde des objets dits utiles (hors de la poubelle) et celui des matières que deviennent 1/ Restriction du choix. Pour rentabiliser une UIOM, il faut la faire fonctionner au maximum de ses capacités. Le choix de l’incinération ne fait-il pas oublier les autres (recyclage, compostage) ? N’y a-t-il pas là une situation de monopole dans le sens où parce qu’une option technique satisfait globalement les besoins et qu’on s’accommode de ses inconvénients, aucune autre solution n’est sérieusement envisagée ? L’ADEME et la CGDD ne voient pas le problème. L’incinération reste un traitement « complémentaire » qui, s’il est ajusté aux besoins, n’empêche pas de développer, entre autres, le compostage aérobie ou anaérobie (méthanisation) avec un digesteur industriel, l’isolation par le TBM des ordures à fort pouvoir calorifique et leur valorisation en Combustible Solide de Récupération à utiliser dans d’autres industries (cimenteries) en substitution aux énergies fossiles, etc. Mais ces solutions restent industrielles et confortent le système : il s’agit toujours de valoriser les produits de l’industrie, d’en augmenter le rendement, plutôt que d’inventer autre chose ; et pour tout cela, le gisement de déchets ne doit pas faire défaut 299. Illich disait déjà il y a 40 ans qu’un système technique monopolistique, même et surtout s’il est efficace, structure la société en fonction de ses propres exigences. Il y a un effet de seuil au-delà duquel la gestion efficace crée davantage de problèmes qu’elle n’en règle ; pas seulement des dégâts collatéraux, mais aussi ceux-là mêmes qu’on veut régler. Ainsi, la gestion par des processus industriels du volume grandissant des déchets risque d’enclencher, si ce n’est déjà fait, une sorte de cercle vicieux à double entrée. Soit l’incinération, par la magie de la disparition, incite à produire plus. Soit on valorise les déchets par le moyen d’autres types d’infrastructures industrielles de traitement, du type du TBM ou des usines de recyclage ; cela augmente les matières ou l’énergie réintégrés dans le processus, et donc les déchets – même recyclés. Dans La notion de dépense, Bataille comparait l’économie naturelle du gaspillage (la dépense improductive) à l’économie humaine qui ne veut rien perdre (la dépense productive). C’est peut-être, en effet, le fait de ne rien vouloir perdre qui nous fait produire trop. Si l’intuition de Bataille est juste, nous pourrions arriver à endiguer le gaspillage productif en cassant la filière de la réutilisation efficace et rentable, et en développant les filières non industrielles de l’artisanat, de la réparation, du réemploi, qui pourraient jouer le rôle de fuites dans le système, propres à enrayer la machine. 2/ Dépossession économique. Le choix de l’incinération semble avoir confisqué ce bien, cette « matière première urbaine », dont parle Barles, à tout un pan économique : la chiffonnerie a été interdite à Paris en 1946. C’est d’un métier qu’il s’agit : l’industrie est incapable d’assurer la valorisation fine des déchets, ou la réparation en vue du réemploi. Heureusement, le réseau associatif se reforme petit à petit autour d’Emmaüs, Envie (équipements 300 Voir http://dvo.hypotheses.org/, La deuxième vie des objets. Harpet, « Le mot et la matière : soubassements philosophiques du traitement des déchets par l’incinération », 2005. 302 Rémi Barbier, « La fabrique de l’usager », p. 39. 303 Id., p. 39. 304 Id., p. 43. 305 Barbier et Trepos : « Humains et non-humains : un bilan d’étape de la sociologie des collectifs », p. 52. 301 299 Il faut signaler la contradiction entre la volonté d’ajuster la dimension des UIOM aux stricts besoins (Grenelle de l’Environnement) afin d’éviter la tentation de maximiser des rendements, et le projet « d’augmenter le rendement des installations d’incinération » par le tri effectué par les TBM de ce qui autrement partirait à la décharge (ADEME, 2012). 75 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 les objets dits inutiles (dans la poubelle). Cet objet qui a perdu son utilité, qu’a-t-il encore à dire, que peut-il encore apporter ? Car les déchets ne sont pas tous aussi répugnants ni dangereux ; ce ne sont pas tous, à proprement parler, des ordures. Il est vrai que dès qu’on emploie le terme « déchet », s’opère une homogénéisation sémantique qui rend le jugement dissociatif difficile : « nous plongeons dans l’univers du désordre, de l’informe, de l’indifférencié, du pêle-mêle, du scabreux et du corrompu-corrupteur306 ». Mais ce trait culturel est accentué par les dispositifs techniques d’élimination et de recyclage, même s’ils correspondent à des exigences sociales légitimes. Jeté, inutile et sale se confondent désormais dans la poubelle qui déborde. Il faudrait opérer de nouvelles distinctions et de nouvelles correspondances entre le jeté et l’inutile, l’inutile et le sale, le sale et le jeté. L’intérêt du paradigme C2C, c’est qu’il pense le cycle industriel à l’image du cycle naturel. Il pourrait devenir le modèle des pratiques du citoyen producteur de déchets, qui ne penserait plus son activité en fonction des exigences de l’industrie, mais en fonction de son inscription dans le cycle biochimique des matières. Ainsi le compostage (étranger à nos pratiques bien que facile à mettre en œuvre) ne serait pas pensé comme une technique de traitement des déchets, mais comme la réintégration féconde du produit de la culture dans la nature. Conclusion La question des déchets est paradoxale de bien des points de vue ; notamment la volonté d’élimination ou de réduction des déchets par le moyen d’un système technique qui les fait se multiplier, et les plie à son mode de fonctionnement. Leur intégration dans le collectif suppose une réappropriation, un retour dans la catégorie des objets. Parler d’économie circulaire, encourager l’internalisation des déchets dans le circuit industriel : non seulement ça ne suffit pas, mais ça risque d’aggraver le problème. Cela fait quarante ans que nous ne savons plus réparer, réutiliser, donner, composter – et que nous avons pris l’habitude de considérer les objets comme des déchets en puissance, ce qui amoindrit leur valeur et fait dépendre notre confort, non plus de notre prudence, de notre habileté ou de notre savoirfaire, mais d’une industrie toujours d’accord pour remplacer ce que notre grande poubelle accueille généreusement. Pour aller à contre-courant, il faut réapprendre à jeter. 306 Harpet, « Le mot et la matière », op. cit., p. 167. 76 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 • Kazic D. - La bistronomie versus slow food : les solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où on les attendait… Quels sont les points de ressemblance de ces deux mouvements mais aussi quels sont les points divergents ? • Que nous apprend l’échec du mouvement Slow Food en France ? Quelles leçons tirer du succès de la bistonomie ? • Je finirais en me demandant si finalement la naissance de la bistronomie n’est pas la création d’un nouveau mouvement écologique alimentaire français mais que n’a pas encore son nom ? Avant d’entrer dans le vif dans le sujet, il me semble nécessaire de faire un bref rappel historique des relations qu’entretient l’écologie politique avec les plaisirs de la bouche ainsi que de souligner certaines évolutions sur ce sujet. Le milieu écologiste, comme le rappelle Florence Faucher (1998) dans son article, entretient des relations ambiguës à l’alimentation. Il s’intéresse aux aliments eux-mêmes, à leur sélection, leur variété, mais beaucoup moins à la façon dont on prépare les mets ou encore aux manières de table (dressage d’un plat par exemple). Les écologistes s’intéressent généralement à des questions plus abstraites comme celle de savoir s’il est moral ou non de manger les animaux ou dans quelle quantité, et la dimension liée aux plaisirs de la table comme de la gourmandise suscite toujours des réticences. Si l’on replonge par exemple dans un des textes fondateurs de l’écologie politique, La convivialité d’Ivan Illich, on remarque cette même gêne envers la nourriture, ce qui est d’autant plus surprenant pour un auteur qui accordait tant attentions au bons vins, à la bonne nourriture et à la manière de dresser la table pour ces convives (voir son long entretien, La corruption du meilleur engendre le pire 2007). Mais plus qu’un attachement privé à la cuisine, Ivan Illich a emprunté son concept majeur de convivialité à BrillatSavarin dans sa Physiologie du goût (1982), désignant ici « le plaisir d’un partage alimentaire », pour le redéfinir comme « des relations à autrui par les outils qu’il utilise ». Ce qu’il appelle la société conviviale est une société « où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes » ; une société dans laquelle « c’est l’outil qui est convivial et non l’homme » (Illich, 2003). Ce faisant, ce texte très important, tant discuté par ailleurs dans le milieu écologiste, pose un problème concernant sa portée/pertinence politique : peut-on dissocier la notion de convivialité de celle de nourriture ? Quelle est la pertinence d’utiliser le terme de convivialité sans l’associer au plaisir de la bouche ? Est-ce que l’outil peut-il être convivial au même titre que peut l’être la cuisine comme l’affirme Ivan Illich? Nous ne parlons toujours pas « d’outil convivial », en revanche nous parlons bien « d’un plat ou d’un repas convivial ». Et plus généralement, peut-on construire une société conviviale en évacuant toute dimension alimentaire ? Plusieurs chercheurs en sociologie de l’alimentation ont depuis montré que le fait de manger ensemble est un puissant vecteur de convivialité (Fischler, 2001 ; Poulin, 2004). C’est ce qui fait sans doute dire à Roland Barthes, en 1961, que « pour les chercheurs, la nourriture est un sujet futilisé ou culpabilisé » (Barthes, 1961). Cette brève critique n’a pas pour but de faire un réquisitoire contre Illich, mais de souligner le paradoxe qu’entretien celui-ci (et l’écologie politique plus généralement) avec le plaisir de la bouche, alors qu’on sait combien le concept de Dusan Kazic Introduction Mon travail de recherche porte sur l’analyse de la restauration dite « bistronomique ». Plus précisément, je m’intéresse à rendre compte des nouveaux goûts en train de se faire dans cette nouvelle restauration associés avec de nouvelles pratiques écologiques. Le terme de bistronomie a été inventé en 2004 par le journaliste Sébastien Demorand pour désigner les restaurants dont la qualité de la cuisine est égale aux restaurants gastronomiques, le service en moins, permettant une différence significative de prix. Une nourriture de qualité et de saison est servie dans un cadre de bistro rendant accessible à un plus grand nombre la gastronomie française. Ce sont en quelques sortes « des hybrides » entre des bistros et des grands restaurants. Ce faisant, c’est un renouvèlement de la restauration française en marge du système Michelin, qui accorde ses étoiles en fonction de ce qui est servi dans l’assiette mais aussi du cadre et du service qui accompagnent cette dernière. Mon travail de recherche porte sur ce qu’on pourrait appeler une approche pragmatique du « goût » des acteurs de la bistronomie (cuisiniers comme amateurs de cuisine), prenant en compte cette dimension écologique. Toutefois, cette communication ne portera pas sur le goût en train de se construire dans la bistronomie, mais sur une comparaison entre ce mouvement et le mouvement Slow Food. Le mouvement Slow Food est né en 1986, une petite vingtaine d’années avant l’invention d’un nouveau mot pour désigner le mouvement auquel je m’intéresse, et à peine six ans avant l’ouverture de premier restaurant bistronomique en 1992. Ce terme désigne et revendique une restauration lente par opposition à une restauration rapide, à l’occasion d’une protestation contre l’ouverture d’un Mac Donald en plein centre de Rome. Le mouvement Slow Food milite « pour la défense et le droit au plaisir d’alimentation » et « contre l’érosion culinaire » (Petrini, 2006). C’est un mouvement présent aujourd’hui à travers 150 pays et comptant environ 100 000 adhérents. En France, comme certains le savent peut-être, le mouvement a eu beaucoup de mal à s’implanter, et finalement, la structure nationale a été dissoute fin 2011 au profit d’organisations locales appelées « des conviviums » avec des statuts indépendants. J’ai choisi de faire cette comparaison en raison de nombreux points de ressemblances entre ces deux mouvements concernant la dimension écologique de leurs pratiques respectives, et parce que le mouvement Slow Food, à la différence du néo-mouvement bistronomique, est considéré comme un mouvement d’écologie politique alors que le second ne l’est pas (encore ?). Ce colloque me parait adéquat pour réfléchir à la question de savoir pourquoi l’un est pensé dans une matrice écologique et pas l’autre. Je souhaite discuter à cette fin les questions suivantes : • est-ce que notre rapport à la nourriture pourrait faire partie ou pourrait-elle aussi être pensée dans un cadre d’écologie politique ? 77 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 convivialité est important pour les écrits dit « écologiques », mais aussi de souligner que les choses commencent timidement à évoluer. fait pas partie des espèces en voie de disparition, accompagné de tranches de courges crues et d’herbes sauvages. D’autre part, le décor comme le service de ces restaurants sont minimalistes expliquant en grande partie la possibilité pour ces derniers de diviser par 2 voire par 3 l’addition. Il n’y a pas de nappe ni de vaisselle chère, le nombre de serveurs est divisé par 2 ou 3 et l’espace est beaucoup plus petit que dans les restaurants gastronomiques. Les prix des menus varient en fonction des restaurants : en moyenne il faudra débourser pour un déjeuner entre 22 et 37 euros pour une entrée, un plat et un dessert, et le soir, entre 34 et 60 euros pour cinq plats. Les prix sont relativement abordables comparés à 90% des restaurants qui font du surgelé en France, et où l’on risque de payer plus au moins le même prix pour des plats industriels réchauffés au micro-onde ou au bain-marie. Enfin, si les menus changent très souvent en fonction de l’arrivage des produits et de la saison, à la différence des restaurants gastronomiques, ce sont souvent des menus uniques. Cela signifie que les clients n’ont pas le choix des plats (les restaurateurs peuvent faire des changements au cas d’allergie ou si la personne ne mange pas tel ou tel aliments), évitant ainsi un gaspillage énorme de nourriture et diminuant fortement les risques d’intoxication en comparaison des restaurants classiques en raison de la fraicheur des assiettes. Deux choses me font dire cela : d’une part, bien sûr, la naissance du mouvement Slow Food qui a jeté un pavé dans la marre dans le milieu écologiste en se proclament mouvement gastronomique dans le sens de la définition qu’en donne Brillat-Savarin (à savoir « la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme), et en affirmant plus encore que l’écologie devrait être gastronome, « sinon la vie sera bien triste » selon les dires de son fondateur Carlo Petrini (2004). D’autre part, le fait qu’un auteur comme Paul Ariès, un des représentants du mouvement décroissant, publie un ouvrage en 2012 au titre engagé, Le socialisme gourmand, insistant sur l’importance pour l’écologie politique de prendre au sérieux la question du plaisir pour penser un modèle alternatif à la société capitaliste ; et pointant aussi l’importance de nouvelles pratiques et politiques alimentaires. Si l’écologie politique ne s’est donc pas beaucoup intéressée jusqu’à présent à la cuisine, il semblerait que ce soit en train de changer, et cela passe principalement par les mouvements auxquels je m’intéresse ici. Abordons donc à présent 3 points de convergences entre les deux. Le premier point de convergence entre ces deux mouvements est la volonté d’une forme de démocratisation de la gastronomie. C’est-à-dire que celle-ci n’est plus réservée à des personnes très riches. Il y a une volonté partagée de sortir la gastronomie de son élitisme. Comme le rappelle le journaliste gastronomique François Simon (2013), « la gastronomie était rigide, poussiéreuse, de copinage, pétrie de certitude et excluante ». La gastronomie, selon les dires de Carlo Petrini, « remet la nourriture au centre de l’intérêt de tous ». On trouve un argument très semblable chez le chef cuisinier Yves Camborde, initiateur du mouvement bistronomique avec l’ouverture de son restaurant la Reglade en 1992, affirmant « qu’on a démocratisé la cuisine auprès du grand public. On n’est plus obligé d’être grand bourgeois ou très aisé pour bien manger ». Il faut relativiser la notion d’ « intérêt de tous » de Carlo Petrini et d’Yves Camborde : plutôt que ‘tous’, il faudrait plutôt dire que ces mouvements rendent la nourriture de qualité accessible à un plus grand nombre. Ces deux mouvements ne rejettent pas l’économie libérale. Pour autant, le changement est significatif : jusque-là réservée à une élite, c’est-à-dire à un très petite partie de la population, la restauration de qualité, gustative et en partie écologique, est aujourd’hui, en France et en Italie notamment, accessible à l’ensemble de la classe moyenne. Cette démocratisation se traduit par plusieurs choix très concrets : D’une part, dans les établissements qui se réclament du Slow Food ou de la bistronomie, on ne trouve pas de produits chers comme la truffe ou le caviar par exemple. L’exigence de goût est recherchée à partir de produits moins « nobles » et de saison. « On y mange à gauche » pour reprendre la belle expression de Paul Aron (1989) : en Italie, vous allez par exemple manger une bonne mozzarella de « bufala », assaisonnée d’une très bonne huile d’olive et accompagnée de courgettes crus, et en France il y a de fortes chances que vous mangiez en ce moment dans un restaurant bistronomique un macro (cru), c’est-à-dire un poisson pas cher, riche en oméga 3, qui ne 2ème point de convergence, déjà croisé plus haut, les restaurants Slow Food et bistronomiques s’opposent clairement à la nourriture industrialisée aux goûts uniformisés. Tous les produits sont servis frais et cuisinés sur place. En cela, la bistronomie rentre dans la thématique Slow Food du bon, propre et juste. Le « bon » est ce qui plaît du point de vue sensoriel, « le propre » exige que le produit soit durable d’un point de vue écologique et le « juste » renvoie à une création de richesse qui établit un ordre plus équitable. La convivialité et la proximité avec les clients sont recherchées chez les deux types de restaurateurs. Un fait important à souligner dans cette comparaison est la place centrale que les légumes et les herbes sauvages prennent dans les assiettes des restaurateurs de ces deux mouvements. Avant les années 1970 rappelle le sociologue Claude Fischler, « les légumes brillaient par leur absence. L’ancien régime culinaire les passait sous silence : pas une mention depuis 1935 » sur les cartes des restaurants gastronomique » (Fischler 2001). En France, lorsque les premières assiettes légumières parsemées d’herbes sauvages sont apparues chez le chef Michel Bras, cette démarche iconoclaste a provoqué des critiques virulentes de la part de la presse gastronomique. Un journaliste de l’époque demanda « qui (était) donc ce cuisinier qui propose de manger les herbes des chemins, comme n’importe quelle vache ? (Baugé 2013). La bistronomie ainsi que le Slow Food sont héritiers de ce changement, accordant une très grande attention aux légumes pendant leur cuisson. Plus que cela, les légumes commencent à remplacer la viande dans certaines assiettes, et cela se fait par des techniques de cuisson. Auparavant, les légumes étaient simplement utilisés pour accompagner la viande, comme c’est encore le cas aujourd’hui dans la restauration classique. Mais ce n’est plus le cas dans les mouvements auxquels je m’intéresse : ici, on accorde beaucoup de temps à la préparation des légumes, et les techniques de cuisson utilisées pour cuire la viande sont appliquées aux légumes. 78 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Par exemple, il y a quelques semaines, un plat m’a été servi dans un restaurant bistronomique, composé de tranches de bœufs et de betteraves brulées et fumées au foin. Ce qui a retenu mon attention, ce n’est pas le bœuf mais le travail et l’attention qui a été accordé à cette betterave brulée et fumée qui avait le goût d’une viande – et qui était excellente. Attention donc lorsque les cuisiniers vous disent qu’ils respectent le produit, qu’il ne faut pas « dénaturer » ce dernier : c’est un contresens de penser qu’il est servi dans son état brut, « naturel », sans aucune préparation préalable. Je précise enfin que ce ne sont pas des assiettes végétariennes : le végétarisme ne fait pas partie de la démarche du slow food ni des restaurateurs bistronomiques. C’est une transition lente mais qui semble durable. Il sera intéressant de suivre sur un temps relativement long cette évolution, et de voir si l’on reviendra un jour - et dans quel contexte le cas échéant -, à des assiettes plus lourdes composées de plats en sauce souvent indigestes en réalité. d’une grande qualité gustative, situés à quelques centaines de km de leur restaurant. Les maraichers avec lesquels ils travaillent remettent en question un savoir-faire ancien comme le dit Olivier Durand, un maraicher situé dans la banlieue de Nantes et fournisseur des légumes des restaurateurs bistronomiques : « A l’école, j’avais appris que le goût, c’était la variété. C’était faux. On peut jouer sur le goût du légume en fonction de la conduite des cultures, du coup de main du producteur, de son analyse du climat, du sol » (Omnivore n° 6). Autrement dit, Ils défendent un « savoir paysan contemporain » selon la belle formule d’une carte d’un restaurant bistronomique, courtcircuitant ici toute idée d’un retour au passé. Vu le nombre de plus en plus important d’installations de nouveaux maraichers pour satisfaire la demande de ces chefs cuisiniers très exigeants sur la qualité des aliments, je suis sérieusement en train de me demander si ce mouvement pourrait impulser à court terme une nouvelle agriculture biologique proposant une meilleure qualité gustative en France. *** De manière générale, au vue de ce que l’on vient de voir, est-ce que l’on peut qualifier la bistronomie d’écogastronomie ? Je rappelle que le terme a été inventé par le Slow Food dans le but de « concilier les intérêts, identifiés comme souvent antagonistes, du gastronome et de l’écologiste » ( Siniscalchi 2013). Je défendrais que oui, mais en précisant qu’il s’agit d’une autre forme d’écogastronomie, car s’il existe comme nous l’avons vu de nombreux points communs entre ces deux mouvements, il existe également des points divergents par lesquels je terminerais cette communication. La première différence concerne la taille de ces deux mouvements et l’état du discours porté sur (et par) ces derniers. Slow food est d’abord une association internationale qui regroupe des personnalités de bords divers, composée de producteurs, de restaurateurs, de grossistes, de politiques, d’intellectuels, de militants, de cuisiniers, de lobbyistes, dont les buts peuvent être assez divergents sur les actions et des décisions à prendre. Ils n’ont pas tous la même approche concernant l’alimentation même si l’acte de bien manger est une chose importante eu sein de l’association. Ce mouvement bénéficie d’un discours construit, porté par des voix d’intellectuels dont le plus représentatif est Carlo Petrini, et fait l’objet de recherches académiques en France et en Italie, principalement en sociologie et en anthropologie. Le mouvement de la bistronomie dont je vous parle peut paraître dérisoire et insignifiant en comparaison. Le fait même de parler d’un mouvement à proprement parler fait partie des hypothèses à étudier et consolider. Il ne bénéficie d’aucune structure juridique ni de représentants ‘officiels’. Depuis sa création par Yves Camborde, beaucoup d’autres cuisiniers s’y sont mis, mais ce mouvement est concentré exclusivement sur sa pratique. Il n’existe pas de discours structurés et approfondis de leur part. D’abord, ils n’ont pas le temps en travaillent plus de 12 heures par jours dans leur cuisine, et ensuite, ce n’est pas leur métier. Pour cerner leur pratique écologique, il vaut mieux se concentrer sur leurs assiettes et questionner les chefs, les fournisseurs, et les producteurs. Il n’y a aucun support écrit pour le moment qui permette de prendre sérieusement en compte ce mouvement et encore moins pour l’analyser sous un angle écologique. Un 3ème et dernier point commun que je souhaite souligner ici porte sur leur rapport à l’agriculture. Le Slow Food se présente comme un mouvement qui respecte l’environnement. Il soutient une production d’aliments de qualité et défend les droits de petits producteurs. De même, il soutient une agriculture biologique de proximité et s’oppose à l’agriculture intensive d’où résultent des produits standardisés sans goût, et prétend même être le « seul mouvement capable d’intervenir sur l’ensemble de la filière alimentaire » (Siniscalchi 2013). Concernant la bistronomie, l’enquête que je suis en train de mener montre que la naissance de cette dernière est le résultat direct des circuits-courts en France réapparus dans les années 1970. Les circuits-courts, selon la définition qu’en donne le Ministère de l’agriculture de l’alimentation et de la pêche, est « un mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire » (Ministère de l’alimentation, 2009). Ces restaurateurs, pour des questions d’ordre économiques et écologiques, ne pouvaient et ne peuvent pas proposer, à la différence des tables gastronomiques, du homard breton et de la langouste d’une part, et d’autre part, ils voulaient retrouver les produits de saison avec leurs saveurs. En raison donc de l’exigence de la part de ces restaurateurs pour la qualité des produits, ils ont été de facto obligé de privilégier des petites productions artisanales, l’agriculture intensive ne pouvant leur fournir des produits de qualité. Des chefs cuisiniers, comme Sven Chartier du restaurant Saturne à Paris qui fait partie de mon terrain d’enquête, poussent cette démarche écologique jusqu’à refuser toute épice et sauce exotique, pour se concentrer sur la cuisine de produits locaux provenant de circuits-courts. Je cite ce dernier s’exprimant sur sa cuisine dans un entretien : « Je ne travaille que des produits de saison, le plus proche possible de Paris, le plus respectueux de l'environnement, Le yuzu (citron japonais) et les épices, ce n'est pas pour moi. (…) Je n'ai pas envie de trop les manipuler (les produits), je veux les restituer dans leur intégrité » (Chartier, Omnivore n°3) Cela donne des assiettes que l’on pourrait qualifier pour cette raison d’écologiques : un pigeon très bien cuit, quelques racines de persil, une petit purée de courge, parsemé de feuilles de moutardes. Ces chefs soutiennent de fait un nouveau modèle d’agriculture moins intensive, et travaillent tous avec des maraichers pour la plupart bio 79 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 La deuxième différence entre ces deux mouvements est leur rapport à l’écologie. Ce que j’avancerai ici est comme le reste à l’état d’hypothèse, je suis en train de travailler sur ce point qui doit être approfondi et démontré. Pour autant, leurs différentes approches écologiques me semblent contenir l’explication principale de l’échec de l’implantation du mouvement Slow Food en France et à l’inverse, du succès de la bistronomie. Tout d’abord, les premiers posent le problème en termes d’éducation au goût. La démarche du Slow food se présente comme une démarche d’éducation au « (bon) goût », considérant qu’il faudrait être éduqué pour savoir bien manger. Le Slow food aurait échoué en France parce les français ne seraient pas assez éduqués gustativement parlant, malgré ou plutôt à cause du fait que, selon les mots de l’ex-président de Slow Food, Jean L’Héritier, « les gens en France sont convaincus qu’ils sont dans le pays du goût de la gastronomie » rendant très difficile de la remplacer par autre chose, comme toute approche critique. En raison donc de leur forte réflexivité sur leur pratique, les acteurs du Slow food ont posé cette question de l’éducation au (bon) goût, absente pour les raisons inverses dans le mouvement de la bistronomie (pour le moment du moins). Pour autant, la complexité de cette question rend délicate sa façon de l’aborder, et l’échec du Slow food en France peut en partie s’expliquer (c’est mon hypothèse) par la façon sinon élitiste, du moins maladroite de le faire, donnant l’impression de juger les gens et d’imputer à leur manque d’éducation gustatif leur propre difficulté à changer les choses. La bistronomie, on l’a dit, ne pose pas cette question, ceci pouvant s’expliquer en partie par le fait qu’elle compte parmi ses cuisiniers beaucoup d’autodidactes qui ne sont pas passés par des écoles de cuisine et qui ne connaissent pas les « codes » de haute gastronomie Française, comme par le fait, rappelons-le, qu’elle est née de la volonté de se détacher de l’institution gastronomique et, ainsi, d’offrir au plus grand nombre la possibilité de goûter à une cuisine de qualité. On pourrait considérer qu’ainsi, elle a réussi là où n’a pas réussi le Slow food. Reste qu’il s’agit de ne pas confondre capital financier et capital culturel… D’autre part, concernant leur engagement à proprement parler ‘écologique’, nous retrouvons dans une première observation, le même type d’écart : les premiers revendiquent explicitement un engagement écologique, on pourrait dire une affiliation à l’écologie politique, mais le font sur un mode excluant, au sens où, d’après plusieurs témoignages recueillis auprès de personnes appartenant à ce mouvement, ceux qui étaient intéressés par ce qui s’y faisait mais ne présentaient pas la même sensibilité écologique étaient parfois découragés de travailler avec l’association. C’est-à-dire que ce mouvement procéderait comme si, en matière culinaire notamment, il savait ce que c’est que l’écologie politique, et tout ce qu’il y a à savoir. Face à cela, le mouvement bistronomique ne revendique pas de manière explicite ou engagé de sensibilité écologique, mais les différentes pratiques qui le constituent, qu’il s’agisse de celles des maraichers comme des fournisseurs, en passant par le travail des cuisiniers, me semblent pouvoir très largement être qualifiées d’écologique. Le rapport pour le coup explicitement expérimental à leur propre pratique, et revendiqué comme tel, engage un autre rapport au savoir, se construisant par tâtonnements, expérimentations, ratages, etc. S’il ne faut pas idéaliser et souligner que ce sont d’abord des entrepreneurs avec des stratégies économiques bien précises, pour autant, on pourrait considérer qu’ils sont proches d’un autre rapport à l’écologie politique, revendiquant, qu’en matière culinaire comme en d’autres, « nous ne savons pas ce que c’est que l’écologie ». Enfin, la dernière différence entre les deux mouvements est le rapport à la critique de l’industrie agro-alimentaire , plus particulièrement, le rapport qu’elles entretiennent avec le fast food. Paradoxe français connu, si les Français sont très fiers d’être le pays de la gastronomie, ils sont dans le même temps « très perméables au fast food » (la France est le premier marché européen pour Mac Donald). On peut distinguer ici deux types de réponses divergentes, l’une située dans le registre de la critique et de la dénonciation ; l’autre dans le registre de la proposition alternative. Concernant le mouvement Slow food s’inscrivant dans le premier registre, on peut tout d’abord noter que leur critique en la matière a échouée, si l’on regarde le développement spectaculaire des restaurants de fast food et les chiffres d’affaires en constante progression de l’industrie agroalimentaire, et ce malgré les scandales sanitaires. Par ailleurs, il me parait important d’éviter les accusations trop faciles, et de se rappeler, avec Jack Goody que le développement de l’industrie alimentaire « a énormément amélioré l’ordinaire, et généralement la cuisine des populations ouvrières urbaines du monde occidental, en quantité en qualité et en variété »(Goody, 1984). L’absence d’approche historique peut avoir tendance à nous faire penser aujourd’hui que l’on mangeait mieux avant le développement de l’industrie alimentaire. Quelle est alors la réponse des cuisiniers et des restaurants bistronomiques concernant l’industrie alimentaire et le fast food ? Si elle est muette concernant la première (pour nombreuses raisons que je n’ai pas le temps d’énumérer ici), elle est en revanche très pragmatique concernant la deuxième : depuis très récemment en effet, ce mouvement s’intéresse à créer ce que les journalistes ont qualifié de « fast good », par exemple, certains ont créé de bon hamburgers avec des produits de très bonne qualité plus au moins pour le même prix, de même, certains proposent aujourd’hui des sandwichs composés de très bons produits. Le succès est tel que vous êtes obligé de faire la queue pendant plus d’une demi-heure devant certains restaurateurs de rue. On pourrait considérer qu’il s’agit là d’une réponse non moraliste et moins étriquée d’écologie politique. Pour conclure, je résumerai ce que je vous ai présenté en posant la question suivante : est-ce que la France a manqué le rendez-vous écologique concernant les pratiques alimentaires à la différence d’Italie, ou bien est-ce que les cuisiniers français sont en train d’inventer un autre mouvement alimentaire écologique qui ne dit pas encore son nom ? Ce qui est sûr en tout cas, c’est que ce mouvement nous oblige à être vigilant sur les formes que peut prendre l’écologie politique et que les solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où on les attendait… 80 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 nombreuses publications312. Mais les effets sur ces cellules en culture in vivo sont à distinguer des effets sur les corps. Nous proposons d'explorer la problématique de l'électrosensibilité à partir d'un corpus de textes assez réduits, pour nous concentrer sur la question de la qualification récente de cette pathologie comme relevant de l'effet « nocebo », à partir d'une perspective philosophique qui s'inscrit dans la lignée de ce que Félix Guattari appelait une ecosophie313, pensée articulant une écologie environnementale (nature), une écologie sociale (socius), et une écologie mentale (psyché - mental). Cette triple lentille devait selon Guattari permettre une réarticulation pragmatique des situations écologiques, en ouvrant à des questions interdisciplinaires. Elle m'intéresse pour des raisons à la fois conceptuelles et pragmatiques, car les outils que Guattari développe pour la pensée permettent de rendre de l'épaisseur à des situations qui en sont privées. La pensée de Guattari offre la possibilité d'un travail de philosophe sur la pensée elle-même, mais s'ouvre sur le dehors, se présentant avant tout comme une boîte à outils. Ces trois catégories demandent redéfinitions : l'écologie mentale ne concerne pas un moi fermé sur lui même et affublé d'une série de fonctionnements psychiques, mais un moi ouvert sur le monde et traversé de part en part par l'histoire, le social, les technique, en connexion avec la technique : un moi qui peut bien être modifié radicalement par l'arrivée des technologies telles que le téléphone portable. De même pour le socius, qui reste pour Guattari une « matière à options », terrain d'expérimentation de manières de vivre ensemble, d'expérimenter des « éros de groupes » ouverts sur le monde, dont le modèle est donné par les scientifiques regroupés autour d'un objet, ce qui permet de faire de Guattari un des pionniers de ce qu'on est en droit d’appeler une sociologie des attachements. Pour la nature enfin, « tout y est possible, le pire comme le meilleur » : la nature n'est pas non plus un réceptacle, mais est un devenir qui ne s'intéresse pas particulièrement aux humains. Pour parler de la nature, il faut suspendre tout jugement ontologique et se pencher sur la manière dont les mondes sont produits. Ces trois domaines sont machiniques : ce qualificatif qualifie la manière d'être des connections. Une machine, c'est un assemblage d'hétérogènes (non solubles l'un dans l'autre, et pas de la même nature) qui produit, fonctionne en se détraquant, et sa crée sa propre temporalité et son propre univers. Penser des situations comme assemblage productif d'hétérogène nécessite et permet de donner à chaque situation l'ontologie qui lui convient. La controverses sur les ondes est terriblement mélangée. Il s'agit bien de réseaux, données, ondes, humains, centre de recherches divers, bactéries, financements, fabricants d'appareils, machine législatives et de normalisation, publicitaires, forums internets, autodidactes, maladies et désirs, etc. Tout cela fonctionne ensemble en se détraquant en permanence et produisant aussi des modes de subjectivités. Guattari propose de penser la langue et les discours, comme produits d'agencements collectifs d'énonciation : production de la langue par des groupessujets. Les énoncés, c'est la langue dans ce qu'elle a de plus Prignot N. - L'écosophie de Félix Guattari : sur les ondes électromagnétiques Nicolas Prignot Doctorant au Groupe d'études constructivistes, GECo, Université Libre de Bruxelles. Professeur de philosophie à L'école de recherche graphique de Bruxelles, ERG, et ESA Saint-Luc, Bruxelles. Chargé de mission chez Interenvironnement Bruxelles, IEB. Version de travail Cela fait maintenant plus d'une vingtaine d'années que la téléphonie mobile s'est installée en Europe, amenant avec elle son lot de controverses. Celles-ci furent particulièrement vive dans les années 2000307, mais n'ont jamais véritablement cessé : autour de l'implantation de nouvelles antennes-relais nécessaires à la téléphonie, de nombreux groupes d'habitants se mobilisent aujourd'hui encore, inquiets bien souvent des risques pour leur santé. Ils trouvent des associations déjà anciennes308 qui regroupent électrosensibles309, citoyens inquiets, militants écologistes, et relaient de nombreuses préoccupations tournant autour de la question de savoir si il faut craindre pour la santé publique à proximité des antennes. Autre point consécutif310 : les personnes se plaignant des ondes, se disant électro-sensibles, sont-elles de « vrais » malades ou des personnes souffrant de troubles psychiques ? Le débat est extrêmement polarisé311. Cette question sanitaire se décline en fait sur trois modes : épidémiologie générale, électrosensibilité et biologie. Le premier est le danger pour l'entièreté de la population : l'exposition aux ondes est-elle un problème de santé publique ? Le second mode est celui des personnes souffrant d'une série de symptômes et attribuant leur origine à l'installation d'une antenne proche de chez eux, à une exposition prolongée à du Wi-Fi, ou simplement à l'usage d'un portable. La maladie n'a pas à ce jour de cause physique certaine, bien que des pistes soient proposées dans la littérature médicale pour explorer le phénomène. Le troisième est celui du terrain proprement biologique : les effets biologiques des ondes sont confirmés par de 307 Pour une chronologie du débat en France, on consultera : Borraz O., Devigne M., Salomon D.Controverses et mobilisations autour des antennes relais de téléphonie mobile, CSO, 2004. 308 Les principales associations françaises sont : Robin des toits, Priartem, electrosensibles.org, Une terre pour les EHS, Next-Up, Criirem. En Belgique : Démobilisation, Beperkdestraling, Teslabel. 309 La définition de l'électrosensibilité (ou Electrohypersensibilité, abrégé EHS) est en soi un enjeu. Sur le site des « Robins des toits » elle est définie comme : « pathologie handicapante dont le développement est en accélération rapide et dont le principal contributeur est le groupe de technologies du type Téléphonie Mobile, dont font partie l’UMTS, le WIFI, le WIMAX, le BLUETOOTH, etc… », tandis que l'OMS insiste dasn sa définition sur le fait que les personnes se déclarant elles-mêmes souffrir de cetet pathologie attribuent leurs symptômes à la présence d'ondes (« EHS is characterized by a variety of nonspecific symptoms, which afflicted individuals attribute to exposure to EMF. » ) 310 À cette époque, l'electrosensibilité a été reconnue comme un handicap par la suède. 311 Borraz O., Devigne M., Salomon D, op cit. 312 Comme le signale par exemple le rapport de l'ANSES, Radiofréquences et santé, Mise à jour de l'expertise, ANSES, 2013 313 Terme mis au cœur de Guattari F., Les trois écologies, Galilée, 1989, mais aussi dans le dernier chapitre de Guattari F., Chaosmose, Galilée, 1992. 81 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 pragmatique, la langue qui se structure elle-même autour des énoncés qui y sont produits. Il ne s'agit pas d'idéologie, car les énoncés ne suivent aucune logique si ce n'est celle de leur agencement, et tout peut toujours basculer, muter. Dans quels agencements les énoncés sur l'électrosensibilité sont-ils produits ? Il y en a au moins deux qui s'affrontent : ce sont les mêmes réseaux, articles scientifiques, mais pas les mêmes attentions. D'un côté une machine à produire des énoncés rassurants, à vendre des appareils, à couvrir le territoire d'antennes. De l'autre une machine à produire de la crainte pour soi, pour les autres, un peu de paranoïa, mais une recherche effective de connaissances à propos de la santé, et bien souvent une réorganisation de la vie. Ainsi deux énoncés s'affrontent, « c'est une vraie maladie » d'un côté, c'est « l'effet nocebo » de l'autre. Une étude du phénomène ne peut plus se passer d'une interrogation sur le régime de savoir qui est en jeu314. La source de financement est devenu aujourd'hui un critère d'évaluation des études, et que les collectifs militants sont devenus des experts en sociologie critique. Chaque étude et ses auteurs seront passé au crible, sur les financements, la méthodologie de recherche, etc. Les collectifs ne sont pas passifs et ne cessent d'interroger les savoirs et d'en produire eux-mêmes, si bien qu'on est en droit de se demander ce que ces collectifs font aux pratiques scientifiques, tout autant que l'inverse. Dans ce débat, tout le monde ayant intégré le fait que « une étude seule ne prouve rien », il s'agit alors de promouvoir des rapports, faisant état de la littérature et compilant de nombreuses études, afin d'en tirer une conclusion. C'est dans cette logique que peuvent être classés les rapports bioinitiative, de l'OMS, de l'ANSES, etc. Deux articles de Rubin315 peuvent également être considéré comme tels : ils font état de multiples tests de provocation en double aveugle afin de déterminer « ce qu'on peut dire » de l'électrosensibilité. La plupart des études qui y sont reprises sont des versions un peu modifiées des tests que l'on fait passer aux parapsychologues dans les laboratoires visant à prouver que les résultats ne sont dus qu'au hasard ou à la chance. Il s'agit de tester la capacité d'un électrosensible à détecter si un appareil est en train d'émettre ou pas. Cette situation peut être répétée en double aveugle, pendant des périodes brèves ou longues, en série ou lors de tests uniques, avec ou sans groupe témoin, etc. Il s'agit de ce qu'on appelle des études « de provocation » : on provoque le patient pour tester sa réaction. Parfois, des marqueurs biologiques tels que les pulsations cardiaques sont mesurés316. Les expériences sont imaginées non pas avec les patients pour comprendre ce qui leur arrive, mais sont des tests à l'aveugle supposés tester si oui ou non la personne peut repérer des ondes. On est dans un cas où ce qui est mis en question dans ces études est le patient lui-même, et l'attribution de ses symptômes à des champs électromagnétiques. Les deux articles de Rubin concluent qu'il n'y pas de corrélation stable entre le fait de se déclarer électrosensible et la réussite du test de provocation. Il franchit néanmoins un pas supplémentaire, qui nous intéresse ici, qui est d'affirmer que cette absence de lien permet d'affirmer qu'il faille attribuer la souffrance des patients à un effet nocebo, c'est à dire l’apparition d'une réaction négative suite à l'ingestion d'une substance inactive, mais annoncé comme étant nocive. La conclusion de l'article est sans appel : « [...]when faced with someone who describes subjective symptoms that are apparently associated with exposure to an electrical device, it would be wise for clinicians and policymakers to begin with the assumption that an alternative explanation for these symptoms may be present, either in the form of a conventional organic or psychiatric disorder, or in terms of the more subtle psychological processes associated with the nocebo response. In the latter case, treatment based on cognitive behaviour therapy may be helpful for some patients317 ». Cette conclusion est celle qui est la moins défendu dans le texte. Le lien y est presque fait de manière évidente, avec une simplicité désarmante, tant l'évidence est grande. Le lien est quasi automatique entre le fait de ne pas pouvoir consciemment discriminer un signal mieux que la moyenne et l'effet nocebo. Suivant ses recommandations, au mieux, on recommandera le cas échéant un suivi psychologique, en reconnaissant que « la souffrance est réelle ». On reléguera ainsi l'électrosensibilité à un « facteur psychologique » qu'il s'agit de prendre au sérieux par humanisme, tolérance. L'usage du terme « nocebo » est caractéristique : on désignera la souffrance comme étant causée par des facteurs psychologiques capables d'influencer sur les corps, mais dont on ne peut rien dire. Cet effet nocebo est ce contre quoi le malade doit maintenant se justifier, et non un effet qu'il s'agit d'explorer pour en comprendre le mécanisme physiologique. Il s'agit très précisément de ce contre quoi il faut penser, mais jamais de ce qu'il s'agit de penser. Dire à un patient que sa souffrance est due à un effet nocebo, c'est une manière automatique de disqualifier le problème de l'attribution des symptômes à une cause extérieure comme n'étant pas digne d'intérêt. Pour savoir ce que recouvre l'expression « placebo », faisons le détour par ce qu'Isabelle Stegers appelle une « scène inaugurale de la médecine moderne » : les tests que l'on fait passer en 1784 à Paris au Baquet de Mesmer. La question de Stengers est de savoir ce que ça signifie pour un médecin de pratiquer une médecine devenue rationnelle. Pour y répondre, elle procède en travaillant sur ce à quoi la médecine moderne s'oppose, à savoir la figure du charlatan. Le médecin autrichien Mesmer prétend guérir par un fluide magnétique invisible les patients qui se réunissent autour de lui. Le baquet aurait pu constituer un dispositif thérapeutique et démonstratif, « son pouvoir curatif constituant en même temps la démonstration de l'existence du fluide qui explique ses effets ». Néanmoins, une commission de scientifiques inventa une manière de prouver que le fluide en tant que 314 Anke Huss, Matthias Egger, Kerstin Hug, Karin HuwilerMüntener, Martin Röösli : Source of Funding and Results of Studies of Health Effects of Mobile Phone Use: Systematic Review of Experimental Studies, Environmental Health Perspectives, 115(1): 1–4, 2007 ; Published online 2006 September 15 315 Ce sont les deux articles que nous avons le plus rencontré dans ce débat, souvent considérés comme des preuves que l'électrosensibilité n'est pas liée aux ondes, ce que nous mettons ici en doute : G. James Rubin, Jayati Das Munshi and Simon Wessely,Electromagnetic Hypersensitivity: A Systematic Review of Provocation Studies, Psychosomatic Medicine, March 1, 2005 vol. 67 no. 2 224-232 et G. James Rubin, Rosa Nieto-Hernandez, and Simon Wessely : Idiopathic Environmental Intolerance Attributed to Electromagnetic Fields (Formerly‘ElectromagneticHypersensitivity’): An Updated Systematic Review of Provocation Studies, Bioelectromagnetics 31:1–11, 2010. 316 McCarty DE, Carrubba S, Chesson AL, Frilot C, GonzalezToledo E, Marino AA, Electromagnetic hypersensitivity: evidence for a novel neurological syndrome, International Journal of Neurosciences, 121(12), 2011 317 G. James Rubin, Jayati Das Munshi and Simon Wessely, op cit. 82 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 définit par ses effets, n'existe pas. En effet, une personne magnétisée à son insu ne présente aucun signe de guérison, tandis qu'une personne magnétisée à un endroit alors qu'on lui annonce être magnétisée à un autre ressent des effets dans cet autre endroit. La commission en déduit alors que c'est le pouvoir de l'imagination qui agit, et non un fluide. Isabelle Stengers en conclut une première facette de la médecine moderne : pour elle, « la guérison ne prouve rien ». Corrélat : le charlatan sera celui qui revendique ses guérisons pour preuve, et ce même si en se réclamant ainsi de la preuve scientifique, il est lui-même moderne318. Parmi les autres causes que la commission invoque, il y a les guérisons naturelles et la confiance des patients dans le traitement de Mesmer. Stengers rapproche cette « foi qui sauve » de l'effet placebo, qui incarne cette puissance de guérir, mais contre laquelle la médecine moderne se définit. Ainsi, le placebo a un sens technique dans le test en double aveugle auquel doivent faire face les médicaments : ni le patient ni le médecin ne savent si le produit donné à un groupe de patient ou à un autre est la substance active qu'il s'agit de tester ou un placebo, une substance inactive. Le médicament qui passera le test de mise sur le marché sera celui qui guérit statistiquement mieux que le placebo. Celuici parasite la relation entre la guérison et une substance. La médecine moderne se définit alors contre le charlatan tout autant contre le patient qui guérit pour de « mauvaises raisons ». Pour Stengers, il n'y a pas en médecine de « Voie Royale », permettant de faire la distinction entre une guérison de l'imagination ou une guérison de la substance, et cela est valable aussi pour la psychanalyse et la psychiatrie. Ni le corps ni l'âme n'ont le pouvoir de faire cette distinction de manière stable. A la différence du baquet de Mesmer, ici on a bien un « fluide » ou son équivalent : personne ne niera l'existence des ondes. Ce qu'on nie c'est l'attribution aux ondes de leur pouvoir causal sur les symptômes, cause pour laquelle on n'a pas de mots, si ce n'est que c'est le pouvoir de l'imagination, traduit ici en effet nocebo. Il importe peu de savoir de quoi souffraient les patients guéris par Mesmer, car leur guérison n'est ni le corrélat d'une fausse maladie de ses patients guéris. La guérison n'est pas le critère, comme le relève Stengers. Avec l'histoire de l'électrosensibilité, c'est la maladie et la souffrance qui ne prouvent rien. Si la guérison ne peut pas à elle seule rien prouver, sous peine de voir celui qui s'en réclamerait devenir un charlatan, l'existence de la maladie n'est pas non plus gage de quoi que ce soit. Pour produire une médecine moderne, il faut ajouter à la guérison un test, qui est celui du double aveugle, face au placebo. Dans le cas des tests de provocations, ce qui est testé n'est même pas à strictement parler le nocebo, mais bien la capacité de verbaliser et ou de ressentir la différence entre un faux et un vrai signal (sham). Ce test est présenté sur ce mode de la voie royale, mais définit très précisément une scène, qui doit pouvoir « faire taire » le patient ou ce qui peut compter pour lui. Si le baquet de Mesmer met en jeu la guérison, on va ici encore un peu plus loin, n'ayant pas d'idée sur une guérison possible, mais on teste l'attribution du symptôme à travers une capacité de détecter une source, et de la verbaliser. Le passage au nocebo nous semble là tout à fait inapproprié. En dehors du laboratoire du double aveugle le placebo n'a pas de sens technique319 , et si on l'utilise c'est pour se donner un pouvoir qu'on ne mérite pas, qui n'est en rien autorisé par ce laboratoire et à fortiori le nocebo sert à disqualifier de manière totalement non justifiée, sans même servir d'échelle contre laquelle on peut le mesurer. Si le placebo peut bien être définit techniquement dans un dispositif de double aveugle, le nocebo lui n'est ici définit que comme repoussoir. Il existe bien des articles scientifiques tentant de produire des situations de mise en variation de l'imagination, qui teste par exemple un groupe d'étudiants après la vision d'un film alarmiste sur les ondes ou un groupe d'étudiants n'ayant pas vu ce film, puis prétend les mettre en présence d'ondes et tester si ils ressentent quelque chose de négatif : les étudiants ayant vu le film auront plus tendance que les autres à décrire des symptômes négatifs. Mais c'est de la pure production d'artefact, d'une mise en variation qui ne relève de rien de ce qui peut se passer en dehors du laboratoire, et qui ne veut rien tester de ce que peux l'imagination. A fortiori, elle ne teste rien de ce que peut un corps ou une onde, mais les auteurs (dont le même Rubin) considère que cela est suffisant pour disqualifier les malades des ondes. Revenons sur la déclaration de pouvoir qui se joue dans le dernier paragraphe de cet article de Rubin. Il s'agit là d'une terrible déclaration de guerre, déclaration politique dans un article scientifique tout à fait loin des précautions qui caractérisent la majorité des publications à ce sujet. Ici aussi, le problème est décrit comme de « faire face à des individus », et non face à des groupes constitués de patients capables d'énoncer une parole articulée, construite autour de leur situation de vie. Que le médecin puisse avoir à coconstruire un savoir en tant que médecin sur l'électrosensibilité en travaillant avec des groupes de patients ne fait pas partie de ses hypothèses de travail 320. Nous sommes bien en présence d'un rapport tout à fait dissymétrique autorisé au nom de « La Science »321. On notera enfin que ce « savoir » produit par le laboratoire du test de provocation, ne produit presque aucun effet sur le patient lorsqu'on le lui fournit. L'article « can evidence change belief ?322 » montre qu'un patient, apprenant qu'il a été incapable de reconnaître un signal ondulatoire ne change rien à l'attribution causale de ses symptômes. Pris comme un simple rapport entre un savoir en général et une croyance en général, il s'agit d'un savoir triste, qui n'active pas, mais est sensé produire cette différence entre ceux qui savent et ceux qui croient. Peut-être un jour trouvera-t-on un lien entre symptômes et exposition, une molécule active permettant de guérir, un marqueur physique, biologique ou chimique qui permettra de qualifier l'EHS de manière stabilisée. Si cela a lieu, ce sera ce que Stengers définit comme un événement. Mais aujourd'hui, la non-présence de cet événement ne signifie en soi pas qu'il n'y a pas de « maladie », car l'événement n'est pas en droit. L'absence de compréhension d'un phénomène ne fait pas disparaître le phénomène. Finalement, c'est la machine de production, son régime, qui doit être qualifié : il s'agit d'un véritable espace d'affrontement, et non d'un espace de négociation. Le régime de savoir ici mis en place est encore au travail. 320 Stengers I., Cosmopolitiques II, La découverte, 2003, p312. Stengers I., Cosmopolitiques II, La découverte, 2003, p292 322 Nieto-Hernandez R, Rubin GJ, Cleare AJ, Weinman JA, Wessely S., Can evidence change belief? Reported mobile phone sensitivity following individual feedback of an inability to discriminate active from sham signals, Journal of Psychosomatic Research, 65(5), 2008 321 318 Stengers I., NathanT., Médecins et sorciers, Empêcheurs de penser en rond, seuil, 2004, p133 319 Pignarre P., Puissance des psychotropes, pouvoir des patients, PUF, 1999, p76 83 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Cette situation est bien transversale, au sens des trois écologies, aucune de ses dimensions ne peut se réduire à une autre. Ces trois domaines ne cessent ici de s’interpénétrer, et de se co-définir. Ils ne cessent de co-devenir, formant un bloc dans une situation qui peut sembler inextricable. Ni le psychologique, ni le somatique, ni l'ondulatoire, ni l'économique, ni la rumeur n'épuisent le sujet. L'invention de la catégorie « nocebo » n'est pas un simple jeu d'acteurs ou de langage, il fonctionne comme un énoncé : réorganise la langue, les expériences, les discours, les douleurs et les postures. Qualifier de « electrosensible » ou de « syndrome idiopathique associé à la présence de champs électromagnétiques » est un enjeu politique, économique et physique. Pour les personnes électrosensibles, il y va réellement d'une réorganisation de la subjectivité et de la vie. La presse a relayé à de nombreuses reprises323 le cas de ces personnes prêtes à aller vivre loin de tout, dans une grotte ou un village de la Drome déclaré « zone refuge ». Les délires y côtoient craintes et souffrances, paranoïa et tentatives de reconstruire un autre « vivre ensemble ». L'eros de groupe s'organise autour de l'énoncé « nous sommes des victimes des ondes », et tourne parfois à vide. On y va mieux, même si pour cela on a sacrifié une bonne partie de sa vie sociale. Une des choses que ces collectifs on réussi à stabiliser, c'est aussi un autre rapport à la maladie. Guattari écrivait que les mouvements écologistes ne savaient « même pas » que faire des fous, des clochards324, trop empressés à se préoccuper de la « nature ». Mais les mouvements militants autour des ondes et de l'electrosensibilité ont aujourd'hui fait preuve de leur capacité à reposer cette question autrement. La folie fait partie du problème, et il n'est plus question d'exclure les fous, de recréer un microfascisme de groupe autour de la normalité. 323 Par exemple l'édition en ligne du monde du 30/08/2013 ; http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/08/30/leselectrohypersensibles-a-la-recherche-d-une-terre-vierge-de-touteonde_3468950_3244.html 324 Guattari F., Chaosmose, 1992 84 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 construit et coordonne des activités organisées. Ainsi, dès lors que les acteurs écologiques se sont organisés et ont coordonné des actions stratégiques, les pouvoirs publics ont réellement pris conscience des problèmes environnementaux. Bien que cet aspect ait déjà été mentionné en 1972 lors du premier Sommet de la Terre à Stockholm328, le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992329 marque cette prise de conscience de l'Etat. Suite à ce Sommet de la Terre, les Etats se sont rendus compte de la nécessité de mener une politique de gestion durable de la Nature330 afin de répondre aux attentes sociales. Dès lors, les pouvoirs publiques, tant au niveau international que national, ont mis en place des instruments règlementaires (interdictions et normes) et économiques (écotaxes) pour parvenir à une gestion durable de l’environnement 331. La majorité des mesures concernent le milieu terrestre mais, le milieu marin est de plus en plus considéré. Tessier A. & al. - « Faire de la science » interdisciplinaire : une complication nécessaire ou superflue ? Exemple d’un cas d’étude avec les Récifs Artificiels en Languedoc-Roussillon Anne Tessier1,2, Emine Asan3, Nicolas Dalias1 et Philippe Lenfant2,4 1 SEANEO, 7 rue de Turenne, 66100, Perpignan, France, [email protected], [email protected] 2 Université Perpignan Via Domitia, Centre de Formation et de Recherche sur les Environnements Méditerranéens, UMR 5110, 52 avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan, France 3 ICRESS, Université de Perpignan Via Domitia / Laboratoire développement culturel Université d’Oran, 52 avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan, [email protected] 4 CNRS, Centre de Formation et de Recherche sur les Environnements Méditerranéens, UMR 5110, 52 avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan, France, [email protected] Les écosystèmes côtiers et l’écologie politique Les politiques publiques environnementales relatives au milieu marin portent essentiellement sur les écosystèmes côtiers car ils revêtent des importances environnementales et socio-économiques prépondérantes. Face à l’érosion de la biodiversité, les pouvoirs publics internationaux encouragent la protection de la biodiversité marine et côtière au travers notamment de la Convention pour la biodiversité issue du Sommet de la Terre 332, conduisant en 2010 à des engagements forts appelés « les objectifs d’Aïchi »333. Par leurs fonctions multiples, les Aires Marines Protégées sont des instruments majeurs assurant l’atteinte de l’objectif d’Aïchi n°14, en permettant de valoriser les bénéfices de la biodiversité et des services écosystémiques334. Cette stratégie de création et de gestion des Aires Marines Protégées est en théorie très suivie par la politique nationale. Elle apparaît comme l’une des priorités de la décennie qui vient335. Toutefois, cette mesure, est bien souvent considérée par certains groupes comme une zone où toute activité humaine est prohibée et, elle est donc perçue négativement par d’autres groupes d’usagers de la mer. La décennie dernière (2001-2011), l’Etat français a donc également eu recours à une mesure complémentaire, l’immersion de Récifs Artificiels. Cette mesure est aussi De la prise de conscience des problèmes environnementaux à une écologie politique L’Homme est un être vivant en perpétuelle interaction avec son environnement. Cet environnement peut être social, c’est-à-dire une interaction d’individu à individu, tel que le définit Erwin Goffman dans sa sociologie de l’interactionnisme325. Il peut aussi être naturel, tel que le définissent les chercheurs en écologie 326. D’ailleurs, la définition même du concept « écologie » met en avant cette interaction de l’Homme avec la Nature. En effet, le terme « écologie » apparu pour la première fois en 1866 dans les écrits du biologiste allemand Ernst Haeckel est défini par ce dernier comme la totalité de la science de l'organisme avec l'environnement, comprenant, au sens large, toutes les conditions d'existences327. Aujourd'hui, l'écologie est définie comme étant la science qui étudie les relations des êtres vivants entre eux, ainsi que leurs relations avec le milieu. En effet, l’Homme interagit directement avec la Nature par différentes actions. Il intervient en la prélevant (pêche, cueillette, etc.), en y évoluant afin d'exercer certaines activités professionnelles ou de loisirs (agriculture, randonnées pédestres, plongée sous-marine), en la modifiant (OGM, clonage, etc.), en la détruisant (déforestation, urbanisation du littoral). L’Homme agit aussi sur la Nature de manière indirecte notamment par ses rejets dans l’atmosphère et l’hydrosphère. A terme, l’Homme tend à perdre les services éco-socio-systémiques de la Nature ainsi que la Nature elle-même. Toutefois, la multiplication et la diversification des études écologiques, le dévouement des militants, les mesures prises par les politiques, l’intégration du « faire écologie » dans l'opinion sociale par le biais des grands médias, la prise de conscience de faits écologiques s’installent dans les normes sociales. De nature organisateur, l’Homme, acteur, 328 PNUE (1972), « Déclaration finale de la conférence de Stockholm », PNUE. 329 Jollivet M., Legay J-M. (2005), « Canevas pour une réflexion sur une interdisciplinarité entre sciences de la nature et sciences sociales ». Natures Sciences Sociétés 13: 184-188. 330 Leroy P. (2004), « Sciences environnementales et interdisciplinarité: une réflexion partant des débats aux PaysBas », Natures Sciences Sociétés, 12: 274-284. 331 Lipietz A. (2012), « Qu'est-ce que l'écologie politique? La grande transformation du XXIe siècle », Les Petits Matins, Paris 332 Nation Unies (1992), « Convention sur la biodiversité ». Nation Unies, 32 p. 333 Convention sur la diversité biologique (2010), « Plan stratégique pour la diversité biologique 2011 2020 et les objectifs d'Aichi, "Vivre en harmonie avec la nature" », Convention sur la diversité biologique, 2 p. 334 Ibid. 335 Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement (2012), Stratégie nationale pour la création et la gestion des aires marines protégées, Paris : Les Éditions du Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, 89 p. 325 Goffman E. (2003), Les rites d’interaction, Paris : Les Éditions de minuit, 225 p. 326 Fischesser B. et Dupuis-Tate M-F. (1996), Le guide illustré de l’écologie, paris : Les Éditions de la martinière, 319p. 327 Haeckel E. (1866), Morphologie générale des organismes (Generelle Morphologie der Organismen), http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/ %C3%A9cologie/45580. 85 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 adoptée dans d’autres pays depuis 20 ans 336 et souffre assez peu d’une vision négative. Les Récifs Artificiels sont des structures constituées d’un ou plusieurs éléments d’origine humaine et/ou naturelle, déployés délibérément sur le fond marin dans le but d’influer sur les processus physiques, biologiques et/ou socio-économiques liés aux ressources marines vivantes337. En France, l’immersion des Récifs Artificiels est surtout une politique locale (Récifs Artificiels du Prado, Ville de Marseille) ou régionale (Récifs Artificiels du Languedoc-Roussillon, avec plusieurs acteurs, comme les communes, les Conseils Généraux et Régionaux, les pêcheurs professionnels et de plaisance, etc.) mais, leur politique de suivi (notamment des objectifs et des attentes sociales) et de gestion est devenue nationale, avec notamment la doctrine de l’Etat338. l’objectif est atteint d’un point de vue écologique. Mais, qu’en est-il du point de vue social ? L'Etat est actuellement en attente de cet aspect et a souligné cette carence dans sa doctrine lancée sur les Récifs Artificiels en 201014. Cet aspect, la perception et l’utilisation des Récifs Artificiels par les usagers de la mer, est en effet quasiment inexistant des suivis. Lorsqu’il est intégré, il est focalisé sur l’usage « pêche artisanale » et extrêmement restreint en information. Cette carence de l’étude des usagers vient probablement du fait que pendant longtemps l’expertise collective (expertise des usagers) apparaissait moins pertinente devant celle d’experts professionnels (scientifiques). Or, une expertise collective, venant des personnes les plus concernées, est pertinente et, tout aussi essentielle que des évaluations d’experts réalisées par des experts professionnels342. Le recours à une approche démocratique, avec l’accumulation des expériences des diverses parties, permet d’obtenir une meilleure appréciation343 , et une vision globale plus juste. Actuellement, le secteur de la recherche est trop souvent sectoriel, desservant les études environnementales, l’évaluation de l’efficacité des outils de gestion lancés par les politiques et induisant un problème de gouvernance de ces outils. Afin de fournir un premier apport aux pouvoirs publics concernant les Récifs Artificiels, une partie faisant appelle aux Sciences Humaines et Sociales a été intégrée aux présents travaux de recherches écologiques sur la caractérisation des Récifs Artificiels du Golfe du Lion (Agde, Valras-Plage, Leucate et Le Barcarès). Pour cela, une étude sociologique a été réalisée à travers la combinaison de deux méthodes de terrain, le questionnaire et l’entretien semi-directif. Des analyses de terrain ont été développées à partir de la sociologie des organisations 344 et de l’action, d’Erving Goffman (chercheur de l’école de Chicago345). La sociologie des organisations a permis d’étudier et d’analyser le processus de gestion et d’organisation des outils écologiques concernant les Récifs Artificiels. Les enquêtes ont porté sur les usagers les plus fréquents des Récifs Artificiels. Chaque type d’usager avait sa propre grille d’entretien, avec toutefois, pour certaines parties des questions communes permettant de réaliser des comparaisons. La grille d’entretien était composée des parties suivantes : information personnelle, conditions générales de l’activité professionnelle ou de loisir, connaissance des Récifs, utilisation des Récifs, conséquences professionnelle ou de loisir des Récifs, perceptions des Récifs et information relatives aux vacanciers. La réalisation de ces enquêtes a permis Les Récifs Artificiels et l’écologie politique En France, les Récifs Artificiels sont avant tout un outil à but socioéconomique et concernent essentiellement le secteur de la pêche professionnelle. Ils ont pour objectif de permettre le maintien de la pêche dite artisanale, corps de métier en crise avec la diminution de la ressource halieutique339. Les Récifs Artificiels sont aussi employés afin de restituer aux pêcheurs artisanaux leur espace de travail face à l’incursion illégale des chalutiers, en action de pêche dans la bande côtière des 3 milles nautiques. En limitant l’accès des chalutiers dans cette zone, les Récifs Artificiels sont aussi un outil de préservation des fonds marins340. Les objectifs des Récifs Artificiels tendent à évoluer. Par exemple, à La Réunion, des Récifs Artificiels ont été immergés dans le but de favoriser le développement d’activités récréatives comme la plongée sous-marine et la pêche récréative341. Ainsi, les Récifs Artificiels sont présentés par l'Etat comme un outil de gestion durable des écosystèmes côtiers. Les Récifs Artificiels français, ayant bénéficié de fonds européens depuis les années 2000 pour leurs immersions, font l’objet d’un suivi scientifique obligatoire pendant au moins 5 ans. Ainsi, la majorité des Récifs Artificiels sont actuellement suivis d’un point de vue écologique. Les pouvoirs publics bénéficient donc d’une évaluation de l’efficacité de cet outil de gestion par l'étude des peuplements de poissons. Il ne faut cependant pas oublier que les Récifs Artificiels sont immergés pour répondre à un problème environnemental d’un point de vue social. Les pouvoirs publics ont donc besoin de s’assurer que l’outil de gestion utilisé a rempli son attente sociale. Or, les suivis actuels permettent seulement d’identifier si 336 Baine M. (2001), Artificial reefs: a review of their design, application, management and performance 2009, Ocean and Coastal Management, p. 241-259. 337 Seaman W. (2000), Artificial reef evaluation with application to natural marine habitats, New York: CRC Press. 338 Affaires Maritimes (2012), Document stratégique sur l'implantation des récifs artificiels. Régions Languedoc Roussillon et Alpes Côte d'Azur, 102 p. 339 Barnabé G., Charbonnel E., Marinaro J-Y., Ody D., Francour P. (2000), « Artificial reefs in France: analysis, assessments and prospects. In: Jensen A.C CKJ, Lockoowd A.M.P », Dans Artificial Reefs in European Seas, The Netherlands, Dordrecht: Éditions Klumer Academics Publishers, , p. 167-184. 340 Ibid. 341 Pareto A. (2010), « Suivi de la faune ichtyologique et de l’intégrité structurelle des Récifs Artificiels », Rapport annuel 2009 de suivi scientifique des Récifs Artificiels de la Possession, Le Port et St-Leu, Mars 2010, 64 p. 342 Hache E. (2012), Ecologie politique: Communautés, cosmos, milieux, Paris : Les Éditions Amsterdam, 408 p. 343 Ibid. 344 La sociologie des organisations est un courant fondé par Michel Crosier qui a étudié comment les acteurs construisent et coordonnent des activités organisées. Elle peut aussi se définir comme une science sociale qui étudie des entités particulières nommées organisations, ainsi que leurs modes de gouvernance et interactions avec leur environnement et, qui applique les méthodes sociologiques à l'étude de ces entités. 345 L'École de Chicago est un courant de pensée sociologique américain apparu au début du XXe siècle dans le département de sociologie de l'Université de Chicago. Erving Goffman, appartient à la deuxième génération. Il se consacre à l'étude des institutions et des milieux professionnels. Les sociologues de cette école ont utilisé de nombreuses méthodes quantitatives et qualitatives, historiques et biographiques. 86 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 d’accéder à une partie du comportement des usagers vis-àvis des Récifs Artificiels. Ainsi, des pistes de réflexions ont été mises en avant pour faire évoluer leur politique de création et surtout de gestion, actuellement inexistante, élément paradoxal pour un outil, implanté par l’Etat, garant d’une gestion durable des écosystèmes côtiers. celles qui seraient le mieux acceptées et celles qui seraient totalement rejetées. Ainsi, la présente étude permet d’apporter aux pouvoirs publics, des clés pour faire évoluer sa politique de création mais surtout de gestion des Récifs Artificiels. L’apport de l’interdisciplinarité, Sciences Naturelles et Sciences Humaines et Sociales, pour l’écologie politique La présente étude basée sur un cas concret montre que la combinaison des Sciences Naturelles et des Sciences Humaines et Sociales est nécessaire et fournit un apport aux pouvoirs publics. L’interdisciplinarité, malgré des difficultés de compréhension entre les personnes des divers champs disciplinaires, liées à des définitions de termes et de méthodes de travail différentes, est nécessaire et pertinente. Elle apporte une réponse sur l’efficacité de l’outil de gestion durable mis en place, tant d’un point de vue écologique que social. A partir de la production de cette évaluation globale, les pouvoirs publics possèdent des clés pour juger si l’outil fonctionne et s’il est nécessaire de le repenser en partie. L’interdisciplinarité, en associant les usagers aux études environnementales, intègre certains objectifs de la Convention d’Aarhus (1998) 346 qui sollicite la participation du public au processus décisionnels relatifs à l’exercice d’activités particulières (Article 6), aux plans, programmes et politiques relatives à l’environnement (Article 7) et à sa participation lors de la phase d’élaboration de dispositions règlementaires et/ou d’instruments normatifs juridiquement contraignant (Article 8). Cette intégration des usagers aux études environnementales permet à ces derniers d’être acteurs, ce qui les sensibilise d’autant plus sur le sujet. Les mesures de gestion prises, pour leur activité et l’environnement où ils la pratiquent, seront alors mieux comprises. En participant à la réflexion de gouvernance, les usagers auront moins l’impression de subir les mesures. Le système tendra à être perçu de la population comme plus juste, plus démocratique. L'étude de cas des Récifs Artificiels permet également de montrer qu’il est possible d’allier la protection de l’environnement avec le développement socio-économique, en œuvrant ainsi pour le développement durable. Mais pour cela, l'Etat doit impérativement mener des réflexions sur la gouvernance de cet outil de gestion prometteur. Sinon, en l’état actuel, les Récifs Artificiels risquent de tendre vers un système non durable. Une gouvernance est possible mais, les moyens financiers au niveau local sont absents pour l’instaurer. Les pouvoirs publics doivent s’intéresser aux Récifs Artificiels pour débloquer cette situation. En effet, les Récifs Artificiels apparaissent comme l’un des outils de gestion des écosystèmes côtiers permettant d’associer économie et nature, et ainsi de ne plus opposer ces deux notions. L’apport de la pluridisciplinarité pour les Récifs Artificiels L’apport de l’approche pluridisciplinaire est très important dans les études écologiques car son objectif est d'utiliser la complémentarité intrinsèque des différentes disciplines pour une analyse écologique complète des Récifs Artificiels. La présente étude pluridisciplinaire, d’un point de vue écologique, a montré que les Récifs Artificiels permettaient l'installation des poissons sur la zone d'immersion, notamment des espèces de poissons d’intérêt économique. Les Récifs Artificiels permettent également aux pêcheurs locaux de réaliser des captures similaires, voire supérieures, à des pêches réalisées sur des zones naturelles rocheuses, jusqu’à environ 300 m des Récifs Artificiels. D’un point de vue sociologique, les entretiens semi-directifs réalisés auprès des patrons pêcheurs artisanaux ont confirmé que les Récifs Artificiels sont un outil d’aide aux pêcheurs artisanaux, face à la raréfaction de la ressource marine. La majorité des pêcheurs artisanaux a intégré les sites de Récifs Artificiels à leurs sites de pêches et les fréquentent régulièrement, principalement pour capturer des espèces particulières. La majorité des pêcheurs déclare que ces immersions ont permis d’apporter du poisson sur la zone. Cette vision est également partagée par les pêcheurs récréatifs utilisant les Récifs Artificiels. De plus, l'étude a permis d’identifier que ces Récifs Artificiels étaient également utilisés par les chasseurs et les plongeurs sous-marins, mais plus ponctuellement que les pêcheurs professionnels et récréatifs. Ces usagers ont intégré les Récifs Artificiels à leurs sites de pratique de leur activité. Cependant, les usagers déclarent les fréquenter assez peu, car les Récifs Artificiels n'ont pas été spécifiquement conçus pour leurs activités. Ainsi, si ces immersions étaient repensées en intégrant leur pratique, les usagers y auraient recours plus souvent, car la majorité des enquêtés considère les Récifs Artificiels comme un moyen de répartir leur effort de pêche ou de fréquentation sur la localité. Les zones naturelles pourraient ainsi être délestées de leur pression. La constatation de cette perception des Récifs Artificiels par les usagers a permis de montrer que les objectifs des immersions sont amenés à évoluer dans un futur proche. Ainsi, les Récifs Artificiels pourraient également être immergés dans une perspective de délestage des sites naturels, où certaines activités récréatives y seraient fortement représentées. Une majorité des usagers pense que l’instauration d’une gestion le plus tôt possible sur ces zones est nécessaire. En premier lieu, il leur apparait important de définir un gestionnaire approprié. Un regroupement d’acteurs serait ainsi le plus judicieux afin que chacun puisse s'y retrouver et ne pas se sentir lésé. Concernant les mesures de gestion, les usagers percevraient très mal une mise en réserve intégrale des Récifs Artificiels. Cependant, ils ne sont pas réfractaires à des mesures restrictives notamment vis-à-vis de leur activité. Lors des entrevues, de nombreux usagers ont ainsi formulé des propositions de gestion. En fonction des mesures de gestion des Récifs Artificiels susceptibles d'être prises par les politiques publiques, il est ainsi possible de mettre en avant 346 87 (1998) Convention Aarhus Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Dans l’article fondateur de HG 348, Lovelock et Margulis d’une part soulignent l’influence massive que les êtres vivants pourraient avoir sur leur environnement planétaire la composition des océans, de l’atmosphère, le climat, etc. – et d’autre part font remarquer que la Terre est restée habitable (les conditions environnementales sont restées dans des limites qui permettent à la vie de persister) depuis plus de 3 milliards d’années et ce en dépit de perturbations externes (comme l’augmentation de la luminosité solaire). Ce sont ces deux éléments qui invitent les auteurs à se demander si : « l’ensemble des organismes vivants qui constituent la biosphère peut agir comme une seule entité pour réguler la composition chimique, le pH en surface et possiblement le climat. » L’idée que la vie pourrait, par son activité, réguler des variables environnementales à grande échelle, c’est-à-dire contribuer à une forme de régulation ou d’homéostasie à l’échelle de la planète, a été ensuite exprimée par la métaphore comparant la Terre à un organisme dans l’ouvrage de Lovelock (1979). Cette comparaison, prise au sérieux, a suscité des critiques de la part des biologistes. Dawkins (1982) et Doolitle (1981) ont ainsi fait remarquer que la Terre, ne se reproduisant pas, ne peut être soumise à sélection naturelle. Or la sélection naturelle est la meilleure explication de l’existence d’homéostasie, de régulation, de finalité apparente chez les organismes. Dès lors, en l’absence de mécanisme rendant compte d’une homéostasie planétaire, HG n’est pas une hypothèse scientifique mais ne serait que l’expression de bons sentiments sur la nature à propos d’un délicat et harmonieux agencement du monde auquel contribuerait chaque organisme vivant. Cette critique a pendant longtemps discrédité HG aux yeux de la majorité des biologistes et des philosophes de la biologie. Ces critiques du début des années 1980 n’épuisent en revanche ni le contenu initial de HG, ni les développements ultérieurs qui ont pris en compte les remarques des évolutionnistes. Les contorsions multiples de Lovelock rendent difficile l’appréciation du contenu de HG : c’est la critique principale qui a été adressée ultérieurement par Kirchner. Je voudrais ici proposer une clarification des éléments importants de HG telle qu’on la discute dans la littérature scientifique349, clarification qui est cruciale si l’on souhaite comprendre l’intérêt qu’HG a suscité pour des projets d’écologie politique. Je suggère de comprendre HG non pas comme une simple hypothèse à tester mais comme un cadre de recherche comprenant : (i) des questions scientifiques structurant de nouvelles recherches, (ii) des remarques méthodologiques, (iii) une proposition ontologique centrale (l’entité que Lovelock et Margulis appellent Gaïa). (i) Les trois questions soulevées par HG sont les suivantes : 1. La vie a-t-elle une influence quantitativement importante sur des processus géologiques ? 2. Cette influence a-t-elle pu contribuer au maintien de conditions habitables sur Terre ? 3. Cette influence peut-elle contribuer à l’optimisation de certains paramètres ? Dutreuil S. - Pourquoi des écologies politiques font-elles appel à Gaïa ? Sébastien Dutreuil, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (IHPST) [email protected] Issu d’une formation initiale en sciences de la Terre et en biologie, je suis actuellement en thèse en philosophie des sciences sur une clarification conceptuelle de l’hypothèse Gaïa. Le présent exposé s’interroge sur le genre de relations que les sciences de la nature entretiennent et pourraient entretenir avec un projet d’écologie politique. La réflexion est centrée sur un cas d’étude, l’hypothèse Gaïa (désormais HG), lequel a pour principal intérêt premièrement l’originalité des relations qu’il fait voir entre écologie politique et sciences de la nature, deuxièmement la diversité des projets d’écologie politique qui s’y sont intéressés. Gaïa, nom de la déesse de la Terre dans la mythologie grecque, a été utilisé par James Lovelock, alors chimiste de l’atmosphère, et Lynn Margulis, microbiologiste, pour nommer une hypothèse scientifique qu’ils proposent au début des années 1970, hypothèse selon laquelle les êtres vivants pourraient contribuer, par leur action sur l’environnement, à maintenir la planète dans des conditions qui permettent à la vie de subsister sur Terre. Depuis la publication originale, HG a connu un destin tumultueux : reçue avec enthousiasme par des théologiens, des penseurs de l’environnement, avec scepticisme par la plupart des biologistes et philosophes des sciences, accueillie avec intérêt par certains chercheurs en sciences de la Terre. Ce qui m’intéresse ici, ce sont les différents auteurs d’horizons très divers qui font aujourd’hui « appel à Gaïa » pour servir un projet d’écologie politique. Edward Goldsmith, écrivain, militant, fondateur de la revue The Ecologist, penseur controversé de l’écologie profonde, Baird Callicott, philosophe américain particulièrement actif dans le champ de l’éthique environnementale, Bruno Latour anthropologue et philosophe347. Chez tous ces auteurs, il n’y a aucune ambigüité sur le fait que « Gaïa » fait référence à l’hypothèse proposée par Lovelock et Margulis : les deux scientifiques sont systématiquement mentionnés au moment de l’introduction du terme. La diversité même de ces projets m’invite à avoir une acception assez large de « l’écologie politique » : j’y regroupe l’écologie profonde, l’éthique environnementale, l’anthropologie des modernes et de la nature. La question que je voudrais examiner ici est la suivante : pourquoi des écologies politiques font-elles appel à HG ? Il ne s’agit en aucun cas de « faire la police » pour savoir si les usages de Gaïa sont des « bons » usages, fidèles aux écrits de Lovelock et Margulis, mais de comprendre les éléments de HG qui ont intéressé des projets d’écologie politique aussi divers, et de préciser la relation, originale, que cette hypothèse scientifique noue avec des écologies politiques. Après une clarification du contenu de HG, j’examine successivement les « écologies politiques » de Lovelock, Goldsmith, Callicott et Latour et j’en tire des conclusions. L’hypothèse Gaïa 348 Atmospheric homeostasis by and for the biosphere: the gaia hypothesis, Tellus, 1974. 349 Je reprends ici des éléments d’un travail publié dans « L’hypothèse Gaïa : pourquoi s’y intéresser même si l’on pense que la Terre n’est pas un organisme ?», bulletin de la SHESVIE, 2012. 347 Faute de place, faute de temps, d’autres auteurs sur ces questions ne seront pas abordés ici: Mary Midgley, Stephan Harding, Emilie Hache, etc. 88 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 La première question met l’accent sur le rôle actif qu’ont les vivants vis-à-vis de leur environnement, un aspect que d’autres disciplines mettront en avant dans les années 1990 et 2000 : la construction de niche en biologie évolutive 350, l’idée que les organismes sont des ingénieurs des écosystèmes en écologie fonctionnelle351. Les exemples paradigmatiques de ces disciplines biologiques vont de la modification du sol par les vers de terre à la construction de barrages par les castors. Soulignons la singularité de HG : elle s’intéresse aux conséquences planétaires (et non locales, écosystèmiques) de l’influence de la vie. L’histoire de la Terre ne peut plus jouer comme arrière-fond, comme contrainte, comme invariant vis-à-vis de l’histoire de la vie, mais les deux histoires, de la vie et de la Terre, doivent être réécrites ensemble. L’influence des vivants sur leur environnement constituait le point de départ de Lovelock pour l’élaboration de HG. L’importance de ce point nous a mené à défendre ailleurs l’idée qu’il fallait comprendre HG davantage comme une « théorie de la vie » (ce qui est en jeu ce sont les conséquences environnementales de la vie, les frontières de ses interactions) que comme une théorie de la Terre. La deuxième question, celle de l’habitabilité, est la question centrale de HG. C’est sur elle que se concentrera l’essentiel des recherches menées par des géologues (Lenton, Watson, Kleidon), des écologues (Wilkinson), des chercheurs en intelligence artificielle (Dyke), etc. La publication du modèle Daisyworld par Watson et Lovelock (1983) – répondant à Dawkins sur l’absence de « mécanisme » pouvant expliquer le maintien de l’habitabilité - sera un point de départ important de cette littérature. La troisième question, précisément parce qu’elle concerne l’optimisation de certaines variables, apparaît plus problématique et est tantôt délaissée par la communauté scientifique, tantôt reprise sous de nouvelles formes comme celle consistant à se demander si « la vie » peut retirer un certain « bénéfice » de son action sur l’environnement, s’il est possible de définir un « bien commun » pour l’ensemble des vivants. C’est avec cette question que surgit une difficulté importante soulevée par Kirchner. Ce dernier fait remarquer dans un article de 1989352, que, de toute évidence, l’état de la planète n’est pas favorable aux pingouins. A un colloque sur HG, on lui répondit que les pingouins étaient des animaux excentriques, exotiques, une espèce à la marge. Ainsi la difficulté à définir un « bien commun » auquel l’ensemble des vivants participeraient est liée aux différences de préférence environnementale entre les différents êtres vivants ; regrouper l’ensemble des vivants (« la vie ») serait en somme un coup de force difficilement justifiable. Les espèces qui ont un impact important sur leur environnement ont peut-être contribué à le façonner et à le rendre habitable pour les espèces actuelles (e.g. la photosynthèse oxygénique a ainsi contribué à l’évolution des espèces actuelles dont le métabolisme repose sur la respiration), mais comment ne pas voir qu’elles ont aussi contribué à faire disparaître énormément d’autres espèces (e.g. les bactéries qui ne toléraient pas l’oxygène)353 ? (ii) Au-delà de simples « hypothèses à tester » ou de questions structurant les recherches à venir, Lovelock et Margulis portent des revendications méthodologiques et déplorent certaines caractéristiques de la science contemporaine. Ils regrettent premièrement le cloisonnement disciplinaire et en appellent à une plus grande interdisciplinarité entre biologie et sciences de la Terre, disciplines qui auraient divorcé l’une de l’autre à la fin de l’histoire naturelle du 18 e siècle. Ils prennent ensuite position dans un débat plus large qui oppose le « réductionnisme » (qui consiste à décomposer un système en ses parties et à analyser ces parties pour comprendre le système), caractéristique de l’essentiel de la science moderne, à une position « holiste » qu’il conviendrait d’adopter (ici on regarde le système « dans son ensemble » pour comprendre son fonctionnement). Enfin, Lovelock insistera sur le rôle heuristique et structurant que joue la métaphore comparant la Terre à un organisme. A la fin des années 1990 certains des thèmes développés par HG sont étudiés par des disciplines naissantes, les « sciences du système Terre ». Ces disciplines héritent de HG d’une part une méthodologie systémique – lorsqu’elles considèrent les compartiments superficiels de la Terre (océan, atmosphère, biosphère, etc.) comme formant un système interconnecté – d’autre part la prise en compte de l’influence de la vie sur des processus atmosphériques, géologiques, etc. Lovelock se réjouit de leur création et y voit la continuité de HG ; symétriquement, les auteurs des sciences du système Terre rendent explicitement hommage à Lovelock. (iii) Dès le début, Gaïa est aussi bien le nom de l’ « hypothèse scientifique » que Lovelock et Margulis proposent, que le nom d’une nouvelle entité: « la biosphère et toutes les parties de la Terre avec laquelle elle interagit activement pour former cette hypothétique nouvelle entité dont les propriétés ne peuvent être prédites de la somme des parties » Lovelock et Margulis 1974, p.3 Dans cette perspective d’individuation fonctionnelle les frontières de Gaïa ne coïncident pas avec celles de la Terre, ni avec celles des frontières matérielles des organismes vivants, mais s’arrêtent là où l’influence de la vie s’arrête, là où l’environnement n’interagit plus avec les organismes qui peuplent la Terre. Il me paraît tout à fait remarquable qu’une discussion aboutie sur la manière dont on individue Gaïa intéresse au fond assez peu les auteurs impliqués dans la littérature « scientifique » sur HG : quelques remarques introductives et éparses sur le sujet, et l’auteur qui a le plus contribué à cette question, Scott Turner 354, est rarement cité. Cela me paraît remarquable à deux titres. Premièrement parce que c’est précisément sur ce pan de HG, sur l’entité, que se concentreront les écologies politiques. Deuxièmement parce que cette faible prise en considération de la question constitue une lacune réelle dans HG. En l’état actuel il est non seulement assez loin d’être évident que Gaïa, telle que définie plus haut, forme bien un organisme355 (ce qui ne manque pas de soulever 350 Odling Smee, J., Laland, K., Feldman, M. Niche construction: the neglected process in evolution. 2003. Princeton University Press. 351 Jones, C. et al. “Organisms as ecosystem engineers”, Oikos, 69, 3, 1994. 352 Kirchner, J. The gaia hypothesis : can it be tested ?, Review of geophysics, 27, 2, 1989. 353 Pour des exemples détaillés, voir Ward, P. The medea hypothesis, Princeton University press, 2009. 354 En particulier dans The extended organism, Harvard University press, 2000. 355 Et ce quelle que soit la définition d’organisme que l’on veut bien adopter. Sur ces questions d’organismalité et d’individualité, 89 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 des problèmes normatifs dans le cadre de certaines propositions que l’on peut trouver dans HG ou en écologie politique chez Lovelock ou Goldsmith par exemple), mais il n’est également pas évident de savoir en quel sens elle serait « vivante », ni évident qu’elle forme bien un individu, et ce même à se donner des critères d’individualité appropriés aux entités en jeu356. Voilà pour ce que l’on peut retenir de HG : un discrédit massif pour une part importante de la communauté scientifique, trois questions différentes, des remarques méthodologiques (interdisciplinarité, holisme, rôle heuristique de la métaphore), la création de nouvelles disciplines (sciences du système Terre), une entité (« Gaïa »), un rôle central accordé à la vie (cf. son rôle « actif » vis-à-vis de l’environnement, la place qu’elle occupe dans la définition de l’entité), des difficultés sur la définition des normes (cf. la question de la régulation/optimisation et l’organismalité de Gaïa). ingénierie, domaine dans lequel il fera plusieurs suggestions (Lovelock et Rapley 2007, Lovelock 2008). La démesure des solutions techniques semble contrebalancée par une vision médicale tendance médecine non conventionnelle : l’ingénieur ne guérit pas la Terre, il aide ponctuellement Gaïa à se guérir elle-même. Lovelock déplore ainsi le rapport technique à Gaïa comme un rapport pathologique mais nécessaire compte tenu de l’urgence actuelle. On peine en revanche à imaginer la solution technique qui viendrait servir un contrôle démographique « volontaire », sans « tomber pour autant dans les odieux travers de l’eugénisme » car il serait « sage d’opter pour une population stabilisée d’environ un demi-milliard d’individus »: « en fin de compte, c’est Gaïa, comme toujours, qui opérera la réduction de population et éliminera ceux qui enfreignent les règles » (Ibid ., p.197). Nous voilà rassurés : Gaïa reconnaîtra les siens. Voilà donc la métaphore de l’organisme (et l’invocation de la déesse mère) qui revient (reviennent). Lovelock pouvait toujours jouer avec son lecteur et éluder le problème quand il s’agissait de discussions « scientifiques », mettant en avant le rôle purement heuristique de la métaphore quand on lui montrait son absence de pertinence théorique 358. Le jeu prend une autre tournure ici quand la métaphore vient masquer un gouffre abyssal quant au fondement normatif qui autoriserait les positions éthiques et les pratiques suggérées par Lovelock. Comme souvent, on ne sait pas trop à quoi s’en tenir avec Lovelock, dont les positions alternent entre points de vue éco-centrés et anthropocentrisme « éclairé ». En plus des positions mentionnées, on trouvera chez Lovelock certains passages sur la vie en harmonie avec la nature, la marche en forêt et l’écoute des oiseaux, ainsi que la valorisation d’une connaissance instinctive, ineffable, qui rappelle davantage certains thèmes de l’écologie profonde qu’une littérature classique des sciences de la nature. L’écologie politique de Lovelock Après avoir proposé une clarification du contenu de HG, et avant de chercher à comprendre ce que différents projets d’écologie politique ont pu en retirer, intéressons-nous à « l’écologie politique » de Lovelock. Lovelock ne dissocie pas ses travaux scientifiques, ses productions d’ingénieurs et ses positions environnementalistes : « Le concept de Gaïa, une planète vivante, constitue pour moi la base essentielle d’un environnementalisme cohérent et pratique ; il contredit la ferme conviction selon laquelle la Terre est notre propriété, un domaine destiné à l’exploitation au bénéfice de l’humanité », 2007, p.189 Lovelock est un ingénieur : il construit des machines. C’est pour ses talents d’ingénieurs qu’il est recruté à la NASA, c’est grâce à ceux-là qu’il invente un appareil qui jouera un rôle fondamental dans la mise en cause des CFC pour la découverte du trou dans la couche d’ozone. Par ailleurs, Lovelock revendique un héritage « médical » (secteur dans lequel il a longtemps travaillé en début de carrière). A la fin des années 1970, Lovelock relativise l’importance du trou dans la couche d’ozone et nous avertit du danger qui consiste à sur-réagir en interdisant une fois pour toute les CFC. Cette attitude, qui consiste dans un premier temps à saluer l’importance de travaux scientifiques et de lanceurs d’alerte sur certaines menaces environnementales, et, dans un deuxième temps, à tempérer le « puissant moteur émotionnel des environnementalistes radicaux» et à rappeler les bienfaits de la technique, apparaît à plusieurs reprises dans l’ensemble des écrits de Lovelock. C’est celle qu’il adopte vis-à-vis du DDT dans le paragraphe qui précède celui sur le trou dans la couche d’ozone. Plus récemment, l’ingénieur-médecin s’imagine chirurgienurgentiste du globe en proposant deux mesures d’urgence : un engagement dans le nucléaire pour réduire les émissions de CO2 (pour le stockage des déchets, voyez avec son jardinier et son chauffagiste357), une utilisation de la géo- Goldsmith – une vision téléologique de l’ordre naturel et social Edward Goldsmith, penseur controversé de l’écologie profonde, accorde une place centrale à Gaïa dans The Way : toward an ecological worldview. Lovelock et Goldsmith habitent dans la même région de l’Angleterre (Cornouaille, Devon) et se sont souvent rencontrés. Goldsmith utilise Gaïa comme une entité qui vient intégrer hiérarchiquement l’ensemble de la biosphère. Comme chez Lovelock les références à la cybernétique, la théorie des systèmes et des positions holistes sur le plan méthodologique sont nombreuses. Là où Lovelock était hésitant, changeant, fuyant, contradictoire entre ce qu’il disait (holisme et émergence) et ce qu’il faisait (des modèles typiquement réductionnistes à la Daisyworld 359), publiquement d’accueillir, sur ma petite parcelle de terrain, tous les déchets à haut niveau de radioactivité produits en un an par une centrale nucléaire ; ils occuperaient un espace d’un mètre cube et tiendraient facilement dans une fosse en béton ; j’en profiterais pour chauffer ma maison avec la chaleur fournie par la désintégration des éléments radioactifs. » 358 En ce qui concerne l’usage heuristique de la métaphore dans le cadre des discussions scientifiques je défendais une position similaire à celle de Lovelock en 2012 dans L’hypothèse Gaïa, quelle analogie de la Terre avec un organisme ?, in Analogia e mediação, Quaresma (Ed.). 359 Sur ce point, voir Bergandi, D. « Eco-cybernetics : the ecology and cybernetics of missing emergences », Kybernetes 2000. voir Bouchard, F. et Huneman, P. 2013, From groups to individuals. MIT Press, ainsi que Mossio, M. et Moreno, A., 2010 « Organisational closure in biological organisms », Hist. Phil. Life, Sci. 356 Par exemple ceux développés par Huneman, P. « About the conceptual foundations of ecological engineering : stability, individuality and values », Procedia Environmental Sciences. 357 La revanche de Gaïa, Flammarion, 2007, p.132. « J’ai proposé 90 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Goldsmith est beaucoup plus tranché. Pour ce dernier, les processus naturels, l’action des êtres vivants au premier chef, ainsi que les rapports que les « sociétés traditionnelles » entretiennent avec leur environnement, sont fondamentalement orientés vers le maintien d’un « bon » ordre naturel, vers la préservation du tout dont ils font partie, vers la stabilité et l’absence de changement, à l’inverse des rapports pathologiques que les modernes entretiendraient avec leur environnement. Gaïa vient intégrer de manière hiérarchique l’ensemble des « bons » ordres locaux. La vision qui ressort ressemble à un mélange entre un néo-animisme et un culte des sociétés « traditionnelles » et de leur mode de vie harmonieux avec l’environnement. Le tout vient servir une vision pour le moins réactionnaire du monde : l’ordre naturel des écosystèmes et l’ordre social des sociétés traditionnelles sont des « bons » ordres (« ordres critiques ») qui préservent la « hiérarchie » et la « stabilité » des processus de Gaïa, ordres qu’il s’agit de préserver, fût-ce au prix d’une conservation de structures sociales foncièrement inégalitaires. La critique du progrès (progrès qui vient briser la « stabilité » et l’ « ordre critique ») mène Goldsmith à adopter une philosophie de la technique radicalement opposée à celle de Lovelock: toute technique qui n’est pas enchâssée dans une société traditionnelle et intégrée dans son contexte environnemental, toute technique qui ne vient pas servir l’ « ordre critique » d’une société vernaculaire donnée est néfaste. Précisons maintenant le rapport (ambivalent) entre les sciences de la nature et l’écologie politique dans l’œuvre de Goldsmith. A un premier niveau Goldsmith rejette l’ensemble des piliers de la science moderne : il joue une connaissance « intuitive », « créative », « ineffable », « holiste », « qualitative », « subjective », « reposant sur la foi », orientée vers le maintien de l’ordre critique, contre une science objective, quantitative, rationaliste, etc. Cela fait écho (mais un écho assez lointain) à la valorisation d’une connaissance intuitive et émotionnelle aux dépens d’une connaissance objective, présente chez d’autres auteurs de l’écologie profonde et parfois chez Lovelock. A un second niveau, Goldsmith semble utiliser certains résultats scientifiques contre d’autres: il joue les disciplines écosystémiques et holistes (dont Gaia) contre le réductionnisme de la biologie moléculaire et évolutive, la coopération et l’altruisme contre les « gènes égoïstes », la cybernétique contre la causalité linéaire, l’orientation et la finalité des processus naturels (HG, canalisation développementale, successions écologiques déterminées, etc.) contre le hasard des « néo-darwinistes ». Bref on joue ici un cortège de connaissances scientifiques, interprétées de manière assez libre par ailleurs, présentées comme « hétérodoxes » (mais néanmoins comme scientifiques), contre une science moderne, orthodoxe. Retenons que Gaia vient unifier certains thèmes de Goldsmith (connaissance intuitive, cybernétique et holisme, critique de la science orthodoxe) mais que son rôle le plus important est de donner un cadre - « scientifique », ce qui ne gâche rien - à la vision du cosmos que se fait Goldsmith, vision hiérarchique et orientée vers le maintien d’un ordre critique naturel (et social). Baird Callicott, un des pionniers de l’éthique environnementale mobilise Gaïa à la fin des années 2000360. Convaincu de l’intérêt de l’éthique de la terre de Leopold, Callicott remarque certaines insuffisances dans cette dernière. Outre le fait que l’éthique de la terre oublie les communautés biologiques marines, le principal problème réside dans ses échelles spatiale et temporelle. Les échelles des enjeux environnementaux des années 1970 se sont considérablement agrandies, passant d’enjeux locaux, régionaux, écosystémiques sur des petites échelles de temps (quelques décennies au plus) à des enjeux globaux dont les échelles de temps pertinentes sont le siècle, le millénaire. C’est précisément cette modification des échelles qui pousse Callicott à passer d’une éthique de la terre (land) s’appuyant sur les résultats de l’écologie des communautés et l’écologie des écosystèmes à une éthique de la Terre (Earth) s’appuyant sur le cadre que fournit HG. L’éthique de la terre s’appuyait sur l’écologie scientifique la biologie des communautés, l’écologie des écosystèmes – et sur l’idée que l’Homme fait partie de communautés morales qui vont du clan à la communauté biologique en passant par la tribu, la nation, etc. Dans ce cadre, Callicott rappelle une difficulté à laquelle est confrontée l’éthique de la terre dont le slogan était « une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste si ce n’est pas le cas ». La difficulté réside dans la stabilité des communautés écologiques : le « changement de paradigme » en écologie nous montre que les écosystèmes que l’on pensait fermés, auto-régulés, avec des successions déterminées et stables, n’incluant pas l’homme comme facteur écologique normal doivent en fait être considérés comme ouverts, avec des facteurs régulateurs internes et externes, des changements sans direction, etc. Le passage en écologie à cette ontologie floue, cette ontologie de flux, nous force à nous interroger sur l’ « intégrité » et la « stabilité » qu’il resterait à préserver. Callicott suggère ainsi que le passage à Gaïa nous redonne un statut ontologique plus stable : une entité fermée, auto-régulée avec des points d’équilibres uniques. Le passage d’écosystèmes locaux à Gaïa fait donc d’une pierre deux coups chez Callicott: en s’intéressant à une échelle plus vaste on s’assure de pouvoir prendre en compte les enjeux environnementaux contemporains mais on redonne par là même un statut ontologique plus ferme à la communauté dont on fait partie. Latour – Gaïa : un substitut à la Nature des modernes Quel meilleur exemple Bruno Latour pouvait-il espérer que Gaïa quand, dans Nous n’avons jamais été modernes, il faisait l’inventaire de ces hybrides qui brouillent les frontières entre la nature et la culture (ordinateurs et puces contrôlées par les Japonais, embryons congelés, forêts qui brûlent, baleines équipées de radio balises, etc.) ? Après s’être débarrassé de la Nature des modernes et de leur écologie politique, sur quelle meilleure entité, sur quel meilleur substitut à la Nature, Latour pouvait-il s’appuyer pour faire des Politiques de la nature361 ? 360 « From the land ethic to the Earth ethics : Aldo Leopold and the Gaia hypothesis », in Gaia in turnoil, Crist & Rinker, MIT press, 2010. 361 Les remarques qui suivent sont une interprétation de différentes interventions de Latour sur Gaïa ou l’anthropocène : dans Callicott : un changement d’échelle dans l’éthique environnementale 91 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 L’ontologie de Gaïa, ce mélange d’humains et de non humains (industries, vaches, forêt tropicale, récifs coralliens, méthane, …), liés par des réseaux d’interaction (e.g. les grands cycles de la matière) va comme un gant à l’ontologie de Latour. A la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’écologie des écosystèmes, l’écologie des paysages, la climatologie, la chimie de l’atmosphère et les sciences du système Terre s’unissent pour montrer que l’humain a un impact quantitatif majeur sur la distribution des espèces, l’extinction de celles-ci, la composition de l’atmosphère en certains gaz, l’évolution du climat. Des chercheurs des « sciences du système terre » en prennent acte et suggèrent l’idée d’une nouvelle ère géologique: l’anthropocène. L’anthropocène devient le nom de la période durant laquelle le poids de l’Homme dans les réseaux d’interactions de Gaïa augmente significativement. Ce faisant, les frontières de l’entité en jeu se modifient : plus l’influence d’un acteur sur les autres entités du monde augmente, plus la quantité de non-humains sur lesquels les humains ont une influence augmente, et plus l’étendue de « Gaïa », comprise comme un collectif, s’étend, gommant davantage encore les frontières entre nature et culture, grignotant les derniers résidus de wilderness. En braquant le projecteur sur les humains dans Gaïa (et les non-humains avec qui ces derniers interagissent), Latour fait de Gaïa l’entité qui permettrait de brouiller à nouveau les frontières entre sciences « de la Nature » et sciences sociales en mettant en lumière le fait que la « Nature » n’est plus un cadre invariant dans lequel le monde social s’insère mais est sensible aux actions humaines et leur répond (par le réchauffement climatique, entre autres). On se tromperait en interprétant l’usage qui est ici fait de Gaïa et de l’anthropocène comme une naturalisation de l’humain ; il faut au contraire y voir une mise en société (en collectif) d’un maximum de non-humains. Pour Latour, Gaïa n’est pas seulement un nouvel hybride, c’est également un substitut formidable à l’idée même que la modernité se faisait de la Nature, comme l’annonce le parallèle dramatique dressé entre Galilée et Lovelock, le premier nous faisant entrer dans la modernité en supprimant la distinction entre le monde sublunaire et supralunaire, le second nous en faisant sortir en montrant la singularité, la contingence et l’historicité du monde sublunaire. « Dieu merci, la nature va mourir » en 1999. Latour dirait sans doute aujourd’hui, pris dans Gaïa et à l’époque de l’anthropocène : Dieu merci, la Nature est morte! « La Nature » était ce dont (l’ancienne) « écologie politique » croyait parler, Gaïa viendrait la remplacer pour faire « enfin, de l’écologie politique ». Gaïa n’aurait aucune des propriétés problématiques de la Nature des modernes. Quand celle-ci se prétendait extérieure (ou indépendante) aux scientifiques qui l’observent, unifiée par les lois universelles de la Nature, inanimée, scellant ainsi le partage entre humains et non humains, et indiscutable, car constituée de « faits » objectifs, celle-là serait tout le contraire : « discutable », « intérieure », parce que nous en faisons partie, « multiple » et « animée », parce qu’il n’y a pas une providence, une intentionnalité mais une multitude d’agentivités (chacun des êtres vivants). Par un renversement intéressant, qui surprendra peut-être ceux qui ont vu dans Gaïa une nouvelle figure mythique ou religieuse, Latour fait de Gaïa une entité éminemment séculière, plus séculière que la Nature des modernes, parce que débarrassée de toute extériorité, de toute transcendance, parce que non déjà unifiée ou non unifiée pour de bon. En tirant la couverture du côté des actions des agents individuels (bactérie, castors, etc.) et des réseaux d’interaction qui en découlent plutôt que du holisme (Gaïa comme « multiple »), en tordant quelques peu les cadres du darwinisme pour redistribuer de l’agentivité ici et là (Gaïa « animée »), en s’appuyant sur les résultats des trente dernières années des Science Studies (Gaïa « discutable »), et en se félicitant de n’avoir jamais été moderne, Latour élève Gaïa en substitut à l’idée moderne de « Nature ». Conclusion Quelles leçons tirer de ces usages de Gaïa ? Signalons d’abord le fait que Gaïa occupe une position intéressante dans la mesure où elle semble se retrouver au croisement des deux problèmes à la racine de l’écologie politique identifiés par Catherine Larrère : la question de la Nature, celle de la technique362. Signalons également une difficulté qui me semble traverser l’ensemble de ces projets, difficulté qui existe dès les débuts de HG. Derrière la devanture sympathique d’une coopération globale entre les vivants, HG cache une absence de prise en compte (ou une prise en compte éminemment discutable) des conflits aussi bien que des rapports de force qui leurs sont associés. Si l’on adopte la perspective holiste ou organiciste de HG, ou bien les conflits n’existent pas, parce que la contribution des parties tendrait harmonieusement à la préservation du tout – la coopération de l’ensemble des vivants serait orientée vers le maintien de l’habitabilité (mais quid des « pingouins » et des espèces disparues ?) -, ou bien, quand ils existent, il est « facile » de reconnaître le « bon » côté (Gaïa reconnaîtra les siens chez Lovelock, les perturbateurs de l’ordre critique chez Goldsmith). Avec Latour, regardons désormais Gaïa non plus par le haut, avec un point de vue holiste, mais de l’intérieur, avec une perspective centrée sur les réseaux d’interactions. Contrairement à la perspective organiciste, cette perspective est à même de faire voir les conflits qui peuvent surgir entre deux réseaux (la communauté liant la photosynthèse oxygénique et la respiration cellulaire d’un côté, les bactéries qui ne tolèrent pas l’oxygène de l’autre) entre deux collectifs (le collectif qui se réclamerait de Gaïa vs. un autre collectif). Mieux, elle semble développée précisément pour faire voir ces conflits, pour les mettre à jour, les expliciter et les mettre en scène. Mais de la même manière que dans les années 1980 et 1990 on a reproché aux auteurs de HG de ne pas voir les rapports de force qui existaient entre les vivants – médiés par leurs influences sur l’environnement -, on pourrait reprocher à Latour que la mise en scène procédurale de conflits entre collectifs (se réclamant de Gaïa ou d’autres entités) semble assez peu entrevoir la possibilité que le conflit se règle davantage par un rapport de force que par une discussion à l’amiable. Le holisme de Goldsmith, et celui que Lovelock adopte par endroits, ou bien masquaient les conflits ou bien fournissaient une solution dont les Politiques de la nature, aux Gifford Lectures de 2013, lors d’un entretien disponible sur le portail des humanités environnementales (http://vimeo.com/79171553), au cours du colloque « Thinking the anthropocene » (Paris, 13-14-15 novembre 2013), à la conférence de clôture de l’Agora des savoirs, Juin 2013 et dans la conférence de 2011 à l’institut français de Londres (« Waiting for Gaïa … »). 362 “Two philosophies of the environmental crisis” in The structural links between ecology, evolution and ethics, Bergandi, D. (ed.), Springer 2013. 92 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 fondements normatifs sont discutables ; l’ontologie opposée de Gaïa, la version réseaux d’interactions et collectifs, met en scène ces conflits mais fait l’impasse sur les rapports de force associés. élaborer son écologie politique (Callicott, Lovelock), que l’on préfère à cela une connaissance intuitivo-émotionnelle (Goldmisth, Lovelock) ou que l’on souhaite, après avoir ouvert les boites noires de la rationalité moderne, réenchevêtrer sciences et politiques (Latour). On peut enfin utiliser Gaïa que l’on souhaite naturaliser le social à outrance (Goldsmith) ou socialiser, politiser, « collectiviser » la nature pour mieux s’en débarrasser (Latour). Je voudrais ensuite et surtout faire remarquer la singularité de la relation entre les sciences de la nature et l’écologie politique à laquelle on assiste. La situation ici n’est pas du tout une situation standard (ou typiquement moderne, ou souhaitable pour le bon déroulement des choses, ou naïvement positiviste, chacun choisira) dans laquelle les scientifiques informent ou alertent l’écologie politique en mettant à jour une relation causale entre certains produits de l’action humaine et des problèmes environnementaux (les chimistes, les CFC et le trou dans la couche d’ozone, les climatologues, le CO2 et le réchauffement climatique, les écologues, l’anthropisation des milieux et l’érosion de la biodiversité). Non seulement parce que le statut scientifique de Gaïa (et donc sa légitimité) n’est pas du tout assuré aux yeux de la communauté, mais avant tout parce que HG ne joue pas ici le rôle de fournisseur de « faits », « d’informations », « d’explications ». HG a pour fonction essentielle de proposer un cadre ontologique en nous forçant à considérer une entité (Gaïa, ce réseau d’interaction vie/environnement). Que l’on prête attention au fait que l’essentiel de ce qui a intéressé Goldsmith, Callicott, Latour (et d’autres), parmi les différents éléments de HG rappelés dans la première section, ce n’est pas tellement les travaux théoriques ou empiriques publiés ces trente dernières années dans la littérature scientifique sur les questions d’habitabilité, de régulation, d’influence de la vie, etc., mais c’est Gaïa comme entité. Chez Goldsmith parce que, comme un tout, elle intègre hiérarchiquement les ordres naturels, chez Callicott parce qu’elle autorise un déplacement d’échelle qui permet à l’éthique environnementale de prendre en charge les problèmes (globaux) contemporains, chez Latour parce qu’elle vient avantageusement, pour les sciences et la politique, remplacer la Nature des modernes. Je voudrais enfin attirer l’attention sur la diversité, sur l’hétérogénéité des projets philosophiques qui ont absorbé Gaïa. On pourrait certes mettre en avant non pas l’hétérogénéité mais un élément intéressant qui semble unifier l’ensemble de ces auteurs : une vision critique de la « Nature moderne ». Cette critique, c’est tout le projet de Latour. Mais elle est également présente chez Callicott – l’auteur de « La nature est morte, vive la nature 363 ! » - et chez Goldsmith (plus sensible à l’absence de finalité dans la Nature moderne). En mettant l’accent sur ce qui serait un front unifié contre la Nature des modernes, on manque en revanche de voir que ces auteurs ne sont pas sensibles aux mêmes propriétés de la Nature et on manque de voir la diversité importante des voies de sortie qui sont proposées. Ainsi Gaïa accommode aussi bien une technophilie sans borne (Lovelock) - et une plus modérée (Latour) - que des positions doutant de toute technique moderne (Goldsmith). Gaïa accommode aussi bien un holisme radical au sein duquel chaque agent vient servir l’ordre du tout (Goldsmith) qu’une position diamétralement opposée, centrée sur les acteurs et les réseaux (Latour), en passant par des positions intermédiaires (Lovelock, Callicott). On peut utiliser Gaïa que l’on souhaite s’appuyer sur les résultats des sciences écologiques et géologiques pour 363 1992, Hasting Center Report. 93 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Acker A. - Penser l'écologie politique dans un pays en « développement »: le Brésil à la recherche de ses racines écologistes364 prestigieux institut Ibope, l'environnement est une préoccupation majeure pour 94% des Brésiliens, 44% d'entre eux le considérant même comme prioritaire par rapport au développement économique. 367 Le Brésil est également l'un des premiers États au monde, et le seul d'une telle dimension, à avoir intégré dans sa constitution, en 1988, un chapitre entièrement dédié à la protection de la nature. Enfin, quel autre pays d'une taille comparable oblige depuis 1965 les propriétaires terriens à maintenir 50% de leur bien foncier sous la forme de réserve forestière ?368 Au vu de tels éléments, il semble difficile de considérer « l'ambientalismo » brésilien comme une pensée déracinée. Quelle légitimité locale trouve, alors, l'écologie politique ? Comment penser la protection environnementale dans un pays obsédé par le développement ? Comment expliquer, aussi, le succès croissant du projet politique écologiste au Brésil ? Cette contribution devait résulter d'un séjour de recherche dans le pays concerné, qui a dû malheureusement être reporté. Plutôt que d'esquisser les premières conclusions d'une enquête en archives, elle se bornera donc à proposer quelques hypothèses ainsi que des pistes d'analyse historique pour comprendre le climat sociopolitique actuel, marqué par un conflit de grande ampleur autour du projet de barrage amazonien de Belo Monte et par la pré-campagne de la présidentielle de 2014, dans laquelle le débat environnemental semble être promis à revêtir une importance sans précédent. Antoine Acker – Doctorant en Histoire Institut Universitaire Européen (IUE) de Florence – Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3) version de travail Introduction: quel enracinement ? Le Brésil, un pays en développement ? Si la question peut se discuter au vu d’indices d’occupation industrielle, d’alphabétisation ou d’urbanisation de plus en plus proches de ceux des pays de l’OCDE, force est de constater que la notion de développement, érigée en objectif national par le pouvoir exécutif, reste structurante dans les débats politiques locaux. C’est sans doute pour cela qu’il est difficile au Brésil de penser sans autocensure l’écologie politique, régulièrement accusée d’être une idéologie importée et déconnectée des préoccupations nationales, lorsqu’elle n’est pas présentée comme le produit d’un complot cherchant à empêcher le pays de se développer. Les propos avertissant qu'une « conspiration environnementaliste et indigéniste » se cacherait derrière les revendications contre la déforestation ou la consommation de gaz carbonique sont légion.365 Ils démontrent combien il demeure délicat de souligner l’intérêt de protéger l’équilibre environnemental sur un territoire où seize millions d’individus vivent encore avec moins d’un dollar par jour. Que dire, alors, de ce mois d'octobre 2010 où la candidate du Parti Vert Marina Silva obtient près de vingt millions de voix à la présidentielle malgré un espace d'exposition médiatique minimal ? S'agit-il d'un vote des classes moyennes internationalisées en faveur d'une candidate méprisée par les nationalistes, qui voient d'un mauvais œil l'accumulation de récompenses honorifiques perçues par la ministre de l'environnement du premier gouvernement Lula lors de ses voyages répétés à l'étranger? Cette hypothèse est insuffisante au vu de l'amplitude des performances électorales de « Marina »366 et de son appartenance à l'Assemblée de Dieu, une Église évangélique moquée par les fractions les plus instruites de la population brésilienne pour ses rites considérés simplistes, ses positions ultra-conservatrices et la manipulation de ses fidèles par certains pasteurs corrompus. De plus, d'autres signes semblent témoigner d'un engouement brésilien pour les thématiques environnementales. D'après un récent sondage mené par le 1 Le mouvement écologiste brésilien en quête d'histoire La référence à une continuité historique est présente depuis l'émergence de revendications structurées pour la protection de la nature au Brésil. En 1934 à Rio de Janeiro, la première conférence du genre, qui rassemble pour l'essentiel des biologistes et fonctionnaires réclamant une intervention coordonnée de l'État en faveur de la préservation des ressources, se référe explicitement au discours de l'ancien régent José Bonifácio de Andrade. 369 Principal artisan de l'indépendance du Brésil en 1822, ce dernier dénonçait déjà avec vigueur l'absurdité de la déforestation à des fins agricoles. De la même façon, les premiers activistes brésiliens à se réclamer sans ambiguïté de « l'écologie politique », fédérés dès le début des années 1970 à Porto Alegre autour du chimiste José Lutzenberger, font d'une figure locale, le prêtre jésuite Henrique L. Roessler, leur principale référence. 370 Botaniste et fonctionnaire, il était connu pour avoir appliqué, en tant que délégué des autorités forestières, une politique de stricte limitation du déboisement ainsi que de la chasse et de la pêche prédatrices. Alors que son zèle lui avait valu d'être éloigné des responsabilités par ses supérieurs hiérarchiques, il avait répliqué en fondant une association de protection de 364 Le terme “environnementaliste” est utilisé ici dans son acception lusophone (“ambientalista”) ou anglophone (“environmentalist”), c’est-à-dire comme synonyme de la notion d’écologiste, englobant diverses formes de (re-)penser la relation entre humanité et nature. 365 Gélio Fregapani, A Amazônia no Grande Jogo Geopolítico – Um Desafio Mundial (Brasilia: Thesaurus, 2011); Rosineide Bentes, “A Intervenção do Ambientalismo Internacional na Amazônia”, Estudos Avançados 19, no. 54 (2005); Lorenzo Carrasco, ed. Máfia Verde: o Ambientalismo a Serviço do Governo Mundial (Rio de Janeiro: Capax Dei, 2008); Lorenzo Carrasco, ed. Máfia Verde 2: Ambientalismo, Novo Colonialismo (Rio de Janeiro: Capax Dei, 2005). 366 Au Brésil, les femmes et hommes politiques sont souvent désignés par leur prénom. 367 O Estado de São Paulo, 4 Mai 2012. Kathryn Hochstetler et Margaret E. Keck, Greening Brazil, Environmental Activism in State and Society (Durham, London: Duke University Press, 2007): 149. 369 Franco et Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (I): Nation and Nature in Brazil from the 1920s to the 1940s. Environmental History", Environmental History 13, no. 4 (2008); José Luiz De Andrade Franco et José Augusto Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (II): The First Brazilian Conference on Nature Protection", Environmental History 14, no. 1 (2009). 370 Elmar Bones et Geraldo Hasse, Pioneiros da Ecologia : Breve História do Movimento Ambientalista no Rio Grande do Sul (Porto Alegre: Já, 2007): 31. 368 94 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 la nature et en devenant, dans les années 1950, chroniqueur environnemental du Correio do Povo, principal quotidien du Sud du pays. Dans des textes passionnés, touchant une audience inédite pour un défenseur de l'environnement au Brésil, il invitait chaque semaine ses compatriotes à redécouvrir les espaces naturels locaux, établissant un lien fondamental entre équilibre environnemental et sentiment national, à travers des déclarations telles que: mouvement ouvrier aujourd’hui révolus. et écologie politique semblent 2 La contribution des historiens Ce n'est pas seulement au travers des tentatives stratégiques des écologistes eux-mêmes que s'est construite l'idée d'un environnementalisme proprement brésilien: les historiens ont également pris leur part dans ce processus, en donnant à l'histoire du Brésil une interprétation « conservationniste » auparavant méconnue. Dès 1984, Roberta M. Delson rappelle, dans un article co-écrit avec l'américain John Dickenson, le souci conservationniste qui existe dans le pays depuis les réglementations coloniales sur l'exploitation du bois précieux au XVIIIe siècle. 375 Les deux auteurs soulignent aussi que l'histoire du Brésil est parsemée d'initiatives notables de protection de la nature. Ce faisant, ils démentent, pour la première fois dans une publication scientifique, le préjugé international qui, notamment en raison de l'intransigeance du gouvernement de dictature militaire brésilien lors du sommet des Nations Unies pour l'environnement en 1972, dépeint le pays comme une terre de brutale déforestation. Il se crée alors un dialogue à deux temps entre les historiens environnementaux nord-américains et brésiliens. Les premiers, comme John McNeill (1986) et Warren Dean (1995), assimilent l'histoire du Brésil à un processus linéaire de destruction environnementale. 376 Les seconds, qui émergent surtout à la fin des années 1990, cherchent à briser cette image négative en soulignant l'importance culturelle et historique d'initiatives locales de protection environnementale. C'est ainsi qu'en 1996, José Augusto Drummond réhabilite l'ingénierie et l'effort humains qui ont conduit à la reproduction de la forêt de la Tijuca à Rio de Janeiro à partir du XIXe siècle. 377 Cet espace presque entièrement reboisé est aujourd'hui la plus grande forêt urbaine du monde. Dans une démarche similaire, Regina Horte Duarte met au jour en 2006 un mouvement de défense des oiseaux brésilien, très actif au début du XXe siècle et tombé depuis dans l'oubli. 378 Mais c'est José Augusto Pádua qui, dans une thèse explorant la « pensée politique et [la] critique environnementale dans le Brésil esclavagiste » (éditée comme monographie en 2002), sert le plus amplement l'idée d'une écologie politique « enracinée ». Il y démontre l'importance de la préservation de la nature dans la logique physiocrate des pères fondateurs de la nation brésilienne avant l'indépendance. 379 Pour eux, l'élaboration d'un rapport soutenable à l'environnement est une nécessité dans la perspective de la création d'une nation autonome, amenée à vivre de ses Juro solenemente, como filho do Brasil, orgulhoso de suas belezas e riquezas naturais, zelar pelas suas florestas, sítios e campos, protegendo-os contra o fogo e a devastação, fomentar o reflorestamento, conservar a fertilidade do solo, a pureza das águas e a perenidade das fontes e impedir o extermínio dos animais silvestres, aves e peixes.371 Une nouvelle référence historique s'installe à la fin des années 1980 après le meurtre de Chico Mendes, leader des petits extracteurs de caoutchouc (les seringueiros) de l'ouest amazonien, souvent dépeint comme le premier « martyre » écologiste du monde.372 L'histoire de Mendes, qui comprend dès les années 1970 le lien entre la surexploitation de l'environnement et une gestion monopolistique des ressources positionnant les travailleurs ruraux à la merci des grands propriétaires terriens, permet aux activistes brésiliens de proposer une écologie politique de l'hémisphère sud. L'idée qui s'impose alors est celle d'une écologie ancrée dans une communauté d'intérêt entre la préservation du travail et celle de l'environnement, dont le ciment est le principe du partage des ressources. Le mouvement écologiste brésilien cherche ainsi à s'émanciper du soupçon d'influence européenne qu'il traîne notamment à cause de l'image d'illustres exilés de la dictature militaire comme Fernando Gabeira, Alfredo Sirkis ou Carlos Minc. Ces derniers, revenus des pays industrialisés de l'hémisphère nord et du marxisme révolutionnaire, fondent en 1986 le Parti Vert sur le modèle de leurs homologues écologistes allemands et français. L'heure est au « socio-ambientalismo », qui se profile au début des années 1990 en héritier de la lutte syndicale des « peuples de la forêt » jadis portée par Mendes. A Rio de Janeiro, les « Verts », en marge du Parti des Travailleurs de Lula avec lequel existe une grande porosité, reprennent à leur compte cette écologie fortement imprégnée de marxisme, axée sur une guerre déclarée aux multinationales et une obsession pour la réforme agraire. 373 Pour les politologues Margret E. Keck et Kathryn Hochstetler, le « socio-ambientalismo » est avant tout une déclinaison spécifiquement brésilienne de l'écologie politique, prenant en compte le haut niveau d'inégalités sociales régnant dans le pays. 374 Au vu des récentes campagnes écologistes, notamment celle de Gabeira qui échoue de quelques milliers de voix à devenir maire de Rio en 2010 à la tête d'une plateforme très modérée, il semblerait que le « socio-environnementalisme » ait surtout été une orientation conjoncturelle. Les aller-retour entre 375 Roberta M. Delson et John Dickenson, "Conservation Tendencies in Colonial and Imperial Brazil: An Alternative Perspective on Human Relationships to the Land," Environmental Review 8, no. 3 (1984). 376 John McNeill, "Agriculture, Forests, and Ecological History: Brazil, 1500-1983," Environmental Review 10(1986); Warren Dean, With Broadax and Firebrand: The Destruction of the Brazilian Atlantic Forest (Berkeley: University of California Press, 1995). 377 José Augusto Drummond, “The Garden in the Machine: An Environmental History of Brazil's Tijuca Forest”, Environmental History 1, no. 1 (1996). 378 Regina Horta Duarte, "Pássaros e Cientistas no Brasil: Em Busca de Proteção, 1894-1938", Latin American Research Review 41, no. 1 (2006). 379 José Augusto Pádua, Um Sopro de Destruição. Pensamento Político e Crítica Ambiental no Brasil Escravagista (1786–1888) (Rio de Janeiro: Jorge Zahar, 2002). 371 Id: 32. Mary Helena Allegretti, “A Construção Social de Políticas Ambientais - Chico Mendes e o Movimento dos Seringueiros” (Universidade de Brasília, 2002). 373 Alfredo Sirkis, “L’Amazônie peut encore être sauvée”, Le Monde Diplomatique, Nov. 1989. 374 Hochstetler et Keck, op. cit. 372 95 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 propres ressources. Le principe d'une préservation des richesses naturelles en faveur des générations futures est déjà explicitement énoncé dans le discours de ces premiers patriotes. Surtout, Pádua analyse également des textes conservationnistes produits à la fin du XIXe siècle par de grandes figures abolitionnistes telles qu'André Rebouças, homme politique métisse partisan notamment de la création de grands parcs naturels, ou Joaquim Nabuco, fondateur de la société brésilienne pour l'abolition de l'esclavage. Ces penseurs, dans la continuité des réflexions de José Bonifácio, considèrent l'esclavage comme un système destructeur pour la nature dans la mesure où il produit des acteurs qui n'ont pas d'intérêt à prendre soin des ressources naturelles. Les grands propriétaires terriens, dotés d'immenses possessions foncières, privilégient la déforestation par rapport à une stratégie de conservation des sols. Les esclaves n'ont pas de motivation pour favoriser la préservation d'une terre dont ils ne peuvent profiter économiquement. Dans cette perspective, seule une répartition égalitaire des surfaces agraires, exploitées par des hommes libres vivant de leur propre travail, peut garantir la durabilité des sols déjà cultivés et donc prévenir la déforestation. Le discours actuel des écologistes brésiliens, notamment associatifs, est dans la droite ligne d'un tel raisonnement, dont il s'inspire pour proposer, dans des régions à forte densité forestière comme l'Amazonie, la généralisation d'une agriculture à petite échelle, coopérative et confiée à des paysans sans terre. Le lien historique ainsi construit, tracé par les travaux de Pádua, est fondamental car il place l'écologie dans la continuité d'un combat fondateur de l'émancipation du peuple brésilien: l'abolition de l'esclavage. A plusieurs moments, les chemins des historiens environnementaux et ceux de l'écologie militante se croisent. Drummond, dans un texte de 1999, se définit comme un chercheur « sympathisant » du mouvement conservationniste.380 Duarte considère, dans un article publié en 2005, que les historiens doivent contribuer à la production d'une « pensée environnementale » ancrée dans la société brésilienne.381 Mais l'historien environnemental le plus engagé est Pádua, activiste écologiste depuis sa jeunesse à l'époque du régime militaire et organisateur, en 1987, d'un ouvrage collectif hybride réunissant des penseurs militants de l'écologie politique (comme Minc, qui est aussi économiste, Gabeira et Liszt Vieira) et des chercheurs en sciences humaines (dont Pádua lui-même et le politologue Eduardo Viola).382 L'ouvrage critique les excès de la société industrielle et souligne la convergence entre émancipation de l'homme et généralisation d'une relation soutenable avec la nature. En mêlant considérations analytiques et programme politique, il dévoile la porosité qui existe entre écologie politisée et acteurs académiques. Cette porosité est confirmée par les récentes prises de position de Pádua, qui semble avoir évolué au même rythme que la tendance dominante du mouvement écologiste brésilien. Ainsi révélait-il en 2009 à l'un des principaux quotidiens nationaux l'espoir qu'il plaçait dans la candidature présidentielle de Marina Silva.383 3 Une écologie bâtie sur le sentiment national Dans ses études consacrées à la « pensée environnementale » de grandes figures historiques brésiliennes à partir de la fin du XVIIIe siècle, Pádua s'attache surtout à mettre en valeur les thèses qu'un lecteur contemporain associerait le plus directement au mouvement de l'écologie politique: agriculture durable, lien entre préservation de la nature et bien-être social, lutte contre le gaspillage des ressources et souci des générations à venir. Il souligne en outre une idée qui apparaît en filigrane, en particulier dans les écrits de Bonifácio: un attachement identitaire de ce dernier à la diversité des espèces et à la beauté des paysages de sa terre natale, d'autant plus vif qu'il a expérimenté, lors de longues études au Portugal, un environnement perçu comme inférieur car moins sauvage et plus dévasté.384 Cette vision de la nature tropicale comme source de fierté patriotique est une constante dans la littérature brésilienne. Elle est réaffirmée en 1908 par l'ouvrage d'Afonso Celso « Porque me Ufano do meu Pais », dont l'impact donne à cette tendance une appellation précise, « l'ufanisme ».385 Dérivé d'un adjectif castillan désignant la satisfaction de soi, l'ufanisme est resté dans l'histoire brésilienne comme un concept de référence se rapportant à l'exultation des sentiments nationaux et à la célébration de la patrie. Or, pour Celso, les trois premières sources de fierté nationale sont la grandeur territoriale du pays, la beauté de sa nature et la richesse de ses ressources organiques, soit autant de motivations qui évoquent le rapport des Brésiliens avec leur environnement naturel. Bien sûr, en tant qu'interprétation apologétique du potentiel national, l'ufanisme s'est souvent apparenté à une croyance dans l'infinité des ressources et donc une invitation à surexploiter les richesses naturelles afin de donner toute sa portée à la « grandeur » de la « patrie brésilienne ». C'est ainsi que l'on peut interpréter la propagande du régime militaire qui, à la fin des années 1960, invite les Brésiliens à entamer une véritable « guerre » contre la forêt pour intégrer l'espace amazonien aux circuits économiques du reste du pays. 386 Mais l'ufanisme a aussi un autre pendant: celui de la fierté de la nature tropicale, présentée dès les années 1930 par les participants de la première conférence pour la protection de la nature comme une source de spécificité culturelle. 387 Dans une telle perspective, la nature locale, perçue comme exubérante, indomptée et riche de diversité, apparaît comme un élément de différenciation historique de la société brésilienne, notamment par rapport à l'Europe. De cette fierté « tropicale » peut naître un réflexe « conservationniste » visant à protéger la nature, dès lors que cette dernière est érigée en élément fondateur de l'identité nationale. 383 A Folha de São Paulo, 13 septembre 2009. José Augusto Pádua, "A Profecia dos Desertos Da Líbia: Conservação da Natureza e Construção Nacional no Pensamento de José Bonifácio," Revista Brasileira de Ciências Sociais 15, no. 44 (2000). 385 Afonso Celso, Porque Me Ufano do Meu País (Laemert & C. Livreiros - Editores, 1908). 386 Sue Branford, The Last Frontier: Fighting over Land in the Amazon (London: Zed Books, 1985). 387 Franco et Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (I)", op. cit; "Wilderness and the Brazilian Mind (II)", op. cit. 384 380 José Augusto Drummond, "A Legislação Ambiental Brasileira de 1934 a 1988 : Comentários de um Cientista Ambiental Simpático ao Conservacionismo," Ambiente & Sociedade 2, no. 4. 381 Regina Horta Duarte, "Por um pensamento ambiental historico: O caso do Brasil " Luso-Brazilian review 41, no. 2 (2005). 382 Ecologia & Política no Brasil, ed. José Augusto Pádua (Rio de Janeiro: Espaço e Tempo - IUPERJ, 1987). 96 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Alors que le concept ufaniste est issu de la littérature, c'est dans les arts que sa déclinaison protoécologiste s'exprime le plus nettement. On peut le constater dès les années 1930 avec les débuts de l'architecte paysagiste Roberto Burle Marx, qui devient une célébrité nationale en dessinant les parcs, jardins et autres places des grandes métropolitaines brésiliennes. Dans la deuxième moitié des années 1950, il est d'ailleurs l'un des artisans de la nouvelle capitale Brasilia. Au cœur de son projet artistique réside l'idée d'une fusion entre nature et nation, notamment au travers du recours systématique à des plantes natives. En généralisant la transposition de végétation tropicale en milieu urbain, Burle Marx a deux objectifs. Le premier est de rapprocher ses compatriotes de « leur » milieu environnemental et de créer un paysage urbain authentiquement brésilien, qui doit s'exprimer à travers l'entrelacement de l'œuvre de l'homme et de celle de la nature. Le second est de rompre avec l'imitation de l'esthétique des villes et jardins d'Europe privilégiée jusqu'alors.388 Dans les années 1970, Burle Marx, convaincu d'une proximité indéfectible entre le peuple brésilien et ses paysages naturels, se rapproche de l'activisme écologiste de Porto Alegre et devient une figure de proue du mouvement contre la déforestation.389 De fait, l'héritage ufaniste s'exprime aussi à travers une référence constante à la forêt, faisant du déboisement une problématique incontournable, non seulement dans « l'ambientalismo » militant mais aussi dans la population brésilienne. D'après le sondage Ibope mentionné plus haut, la déforestation est le risque environnemental qui préoccupe le plus les Brésiliens, loin devant la pollution des eaux et le réchauffement climatique. Les deux grands combats contemporains de l'écologie politique brésilienne, qui mobilisent actuellement les ONG et s'expriment à travers des pétitions drainant des millions de signatures, sont d'ailleurs directement liés à la forêt. D'une part la protestation monte contre la construction du barrage hydroélectrique de Belo Monte, qui menace d'altérer gravement le cycle écologique de la région amazonienne. D'autre part, les environnementalistes se fédèrent pour tenter de sauver les mesures conservationnistes du code forestier brésilien, menacées par une récente réforme qui propose de les assouplir. La préservation de la forêt est le fil rouge de l'histoire de l'écologie politique brésilienne et son thème fédérateur. Elle domine déjà les écrits de Bonifácio et de la génération d'auteurs nationalistes et physiocrates qui se profilent autour de lui.390 Elle réapparaît chez les abolitionnistes ainsi qu'en 1913 dans le projet de constitution nationale du politicien Alberto Torres, autre référence historique des écologistes brésiliens. 391 On la retrouve dans les années 1980 avec la sacralisation du combat des seringueiros au cœur de la forêt amazonienne et aujourd'hui encore derrière le symbole incarné par Marina Silva. Cette dernière, régulièrement qualifiée de « Menina da Mata » (« fille de la forêt »), a grandi en Amazonie dans une famille pauvre de seringueiros et accompagné Chico Mendes dans son combat contre le déboisement. Ancienne analphabète devenue professeure d'histoire puis sénatrice, contaminée dans sa jeunesse au mercure, elle rencontre à partir de 2010 un succès populaire s'expliquant en grande partie par une biographie qui évoque à la fois « l'empowerment » des habitants de la forêt et leur exposition aux dangers de la modernisation agricole et industrielle. L'inquiétude face à la déforestation occupe une position hégémonique dans le discours écologiste brésilien et son esthétique. Les autres symptômes de la dégradation environnementale n'apparaissent que comme des progénitures de la thématique mère: par exemple, la déforestation est une cause majeure du réchauffement climatique et la désertification des sols est la conséquence de l'amenuisement des réserves d'eau fournies par une Amazonie en pleine dévastation. Derrière cette canalisation des efforts écologistes vers la lutte contre le déboisement se profile la nécessité, pour les défenseurs brésiliens de la nature, de produire un discours nationalement enraciné. La forêt brésilienne est palpable: symbole de l'exubérance, de la diversité et de la « tropicalité » du Brésil, elle est depuis longtemps un objet du combat nationaliste. Déjà dans les années 1970, des hommes politiques de tous bords font front contre les projets d'exploitation amazoniens nourris par des capitaux étrangers. Leurs motivations premières sont certes rarement écologistes. Elles naissent plutôt d'une logique de méfiance vis-à-vis d’une possible « invasion » du territoire brésilien par des acteurs « impérialistes ». Pourtant, c'est bien vers 1975-1976 qu'autour de la dénonciation de grands projets financés par des multinationales, tels le « méga-ranch » bovin de Volkswagen dans le Sud-Est de l'Amazonie, les termes « meio ambiente » (« environnement ») et « ecologia » deviennent récurrents au congrès national et au sénat.392 Perspectives: du « développementalisme » au « sustentabilisme »? Si l'inquiétude face au déboisement n'a pas toujours fait l'unanimité au Brésil, elle existe depuis la fin de l'époque coloniale chez une fraction des élites et touche aujourd'hui une partie grandissante de la population. On ne peut donc pas parler d'une écologie politique déracinée, d'autant que le travail récent des historiens environnementaux a permis de retracer une tradition de la conservation au Brésil, dans laquelle les militants écologistes contemporains peuvent puiser. Se rattacher à une histoire nationale, à un schéma narratif évoquant la grandeur du pays et la fierté de ses richesses, est d'ailleurs une obsession de « l'ambientalismo » brésilien. C'est aussi une manière de contrer la critique encore vive qui le voit comme une idéologie importée depuis les sociétés de l'hémisphère nord. Au vu de cette conclusion, on peut poser l'hypothèse suivante: si Marina Silva rencontre depuis plusieurs années le succès lui valant d'être considérée comme la principale concurrente de la présidente Dilma 392 Diário do Congresso Nacional. 11 de Setembro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 8854-5. 16 de Setembro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 9128. 15 de Outubro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 10431. 29 de Outubro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 19 de Setembro de 1978 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1978). 8146-7. Evandro Carreira, Recado Amazônico, vol. 4 (Brasilia: Senado Federal, 1977); Paulo Brossart, O Ballet Proibido (Porto Alegre: L&PM, 1976). 388 Valerie Fraser, "Cannibalizing Le Corbusier: The MES Gardens of Roberto Burle Marx," Journal of the Society of Architectural Historians 59, no. 2 (2000); Arte e Paisagem. A Estética de Roberto Burle Marx, ed. Lisbeth Rebollo Gonçalves (Sao Paulo: USP/MAC, 1997). 389 Id. 390 Pádua, "A Profecia Dos Desertos Da Líbia", op. cit. 391 Dean, op. cit: 244. 97 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Rousseff pour la présidentielle de 2014, c'est qu'elle a su mieux que d'autres s'installer dans une stratégie de continuité historique. Elle s’est notamment assuré une légitimité électorale dans un espace politique où le mot « développement » fait consensus et est arboré avec fierté depuis les années 1950 par tous les gouvernements du Brésil. Cet engouement historique explique sans doute le succès, chez les intellectuels écologistes brésiliens, du concept de « développement soutenable », là où d'autres penseurs latino-américains comme Gustavo Esteva (Mexique) ou Arturo Escobar (Colombie) n'y voient rien d'autre que les habits neufs de l'impérialisme colonial et la volonté de rendre durable le développement industriel plutôt que la nature.393 Une telle approche critique n’a que peu d’écho au Brésil. Ainsi, le principal parti écologiste du pays, fondé en 2013 par Marina Silva, a pris le nom de « Réseau Sustentabilidade (durabilité) ». Il s'agit là d'une référence claire au concept de « développement soutenable » autour duquel la potentielle candidate articule toutes ses interventions publiques. De fait, le « sustentabilisme » – un néologisme de plus en plus utilisé par les médias pour qualifier le projet de « Marina » – du nouveau « partiréseau » ne relève pas d'un credo révolutionnaire mais d'une feuille de route proposant de se substituer à pas feutrés à la tradition développementaliste du pays. Il est épuré de tout discours anti-industriel et de toute attaque au principe de progrès économique. Dans cette perspective, le « réseau soutenable » décline des positions qui surprendraient plus d'un écologiste de l'hémisphère nord, en croyant par exemple pouvoir montrer le chemin d'une production des agro-carburants respectueuse de la forêt et des petits paysans.394 C'est que les agro-carburants sont un symbole de la capacité d'innovation technologique du Brésil et de son récent redressement industriel: le « sustentabilisme » se refuse à dénigrer les icônes du mythe développementaliste. Contrairement à certains partis Verts européens qui ne cessent de marteler l'idée d'un changement de société et d'une conversion des modes de production, le discours politique de « Marina » prend soin de ne jamais se situer en rupture nette avec le passé. Au contraire, il reprend pleinement à son compte l'idée d'un pays en marche vers l'accroissement de ses richesses et l'amélioration de son niveau de vie. La fondatrice du « Réseau Sustentabilidade » répète inlassablement qu'elle veut poursuivre le travail de consolidation économique accompli durant les mandats présidentiels de Fernando Henrique Cardoso et Lula.395 Lors de la campagne de 2010, elle est allée jusqu'à comparer son projet à celui de Juscelino Kubitschek, populaire président de la république entre 1956 et 1961. 396 Chantre de la planification et de l'expansion du réseau autoroutier, initiateur du projet de nouvelle capitale au cœur des territoires intérieurs du Brésil, ce dernier est resté dans les livres d'histoire brésiliens comme une figure mythique, ayant accéléré la conversion du pays à un système industriel de masse. A ce titre, il est accusé en 1976 par un sénateur écologiste d'avoir été « l'un des grands criminels en relation à l'Amazonie ».397 Pour Marina Silva, c'est la référence incarnée par Kubitschek qui prévaut: la tendance dominante de l'écologie politique dans le Brésil du XXIe siècle est celle d'un discours balisé de gages d'enracinement historique, de figures patriotiques, de grandes narrations de progrès et d'exaltation de la forêt comme espace à la fois naturel et culturel, en ce qu'il est présenté comme constitutif de l'identité nationale. Le succès de cette stratégie doit cependant être analysé avec recul dans la mesure où il est amplifié par la popularité personnelle de Marina Silva qui a su s'approprier les codes d'un système médiatique friand « d'hyperprésidentialisme ». Il n'en reste pas moins que cette tentative de construction d'une écologie identitaire dérivée de la narration désormais classique du « développement national » parvient à toucher un potentiel électoral dont l'écologie politique européenne est encore très éloignée. 393 Gustavo Esteva, "Development," in The development dictionary: a guide to knowledge as power, ed. Wolfgang Sachs (London ; Atlantic Highlands, N.J. : Zed Books, 1992); Arturo Escobar, Encountering Development : the Making and Unmaking of the Third World (Princeton: Princeton University press, 1995). 394 A Folha de São Paulo, 24 novembre 2008. 395 Terra, 28 octobre 2013. 396 O Estado de São Paulo, 2 octobre 2009. 397 98 Carreira, op. cit : 285. Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 P. Corcuff - Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire Ici la galaxie de la décroissance, en tant que courant intellectuel et mouvement social récent, apparaît utile afin d’aider la gauche écosocialiste à affiner ses perspectives, en bousculant davantage certaines évidences portées par l’histoire des gauches sur le plan de l’écologie politique. Il s’agit ici de « la décroissance » comme outil pour « décoloniser l’imaginaire », selon l’inspiration de Serge Latouche, ou comme « mot-obus », selon l’expression de Paul Ariès, ou encore afin de nourrir un « dissensus », si l’on suit Vincent Cheynet. Mais pas de « la décroissance » comme l’axe principal d’un programme alternatif ou d’une société radicalement différente. Je voudrais avancer une série de questionnements associant une critique anticapitaliste du productivisme, des problèmes posés par les objecteurs de croissance et le thème du pluralisme anthropologique. J’entendrai « anthropologique » au sens philosophique de présupposés quant aux conceptions de la condition humaine. Je m’intéresserai donc à des implicites anthropologiques travaillant les analyses critiques du productivisme et du capitalisme, comme les alternatives qui leur sont opposées. J’en tirerai des conséquences du point de vue d’une réflexivité épistémologique des sciences sociales, puis sur le plan de la philosophie politique dans une logique libertaire d’inspiration proudhonienne. Cette exploration participe d’un cadre plus général de dialogues transfrontaliers entre sociologie et philosophie politique (voir P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, 2012). 2 – Sur des implicites anthropologiques travaillant l’écologie politique et la décroissance En se posant la question des rapports entre les humains et la nature l’écologie politique en général et la décroissance en particulier portent des questions anthropologiques au sens philosophique indiqué précédemment, tant dans l’analyse du monde tel qu’il est que dans le dessin d’alternatives. Cependant leurs présupposés sont souvent implicites. Ici la mise en parallèle d’un pôle anthropologique exprimé par Marx et d’un pôle anthropologique exprimé par Durkheim va faciliter notre explicitation des référents anthropologiques portés par les critiques écologistes et décroissantes du monde, comme des alternatives sur lesquelles elles peuvent déboucher. Une des anthropologies philosophiques alimentant la critique marxienne du capitalisme, depuis les Manuscrits de 1844 jusqu’au livre 1 du Capital, est celle de « l’homme total » ou « individu complet », selon l’expression de Marx lui-même. Dans cette anthropologie, les humains seraient dotés de désirs et de passions infinis. Ces désirs et ces passions sont considérés comme des potentialités créatrices. Le désir et la passion apparaissent souvent chez Marx comme intrinsèquement positifs et émancipateurs. Le capitalisme (comme ce qu’il appelle « communisme vulgaire » dans les Manuscrits de 1844) constitue un cadre social entravant, étouffant, amenuisant ces capacités humaines. Pour Marx, une société émancipée devait libérer les désirs humains créateurs de leurs entraves, comme la marchandisation et la spécialisation capitaliste du travail. On pourrait parler chez Marx d’une anthropologie philosophique des désirs humains créateurs, associée à une philosophie politique émancipatrice. Quand les écologistes veulent réorienter les humains de « l’avoir » vers « l’être », on présuppose souvent de telles propriétés créatrices chez les humains. Un des fondateurs de la sociologie universitaire française, Durkheim, partait, dans sa critique du monde moderne, d’un point de départ proche : « la nature humaine » (expression utilisée par lui) serait caractérisée par des « besoins » potentiellement « illimités » (dans Le Suicide, 1897). Mais cette illimitation relèverait de l’« insatiable ». Le caractère insatiable des désirs humains les rendrait alors frustrants. « Une soif inextinguible est un supplice perpétuel », écrit-il. D’où une certaine philosophie politique d’inspiration républicaine accrochée à sa sociologie : il faudrait, au moyen notamment de l’éducation, mettre des bornes – des normes sociales et des contraintes sociales – sur lesquelles viendrait buter le caractère destructeur et auto-destructeur des désirs humains. On pourrait donc repérer chez Durkheim une anthropologie philosophique des désirs frustrants, associée à une philosophie politique républicaine. Ce type d’hypothèse anthropologique est 1 – Critique du productivisme capitaliste et questions de la décroissance J’associe critique du capitalisme et critique du productivisme à l’intérieur d’une sociologie critique de monde existant. On doit d’abord noter le caractère productiviste du capitalisme, au sens où ce dernier porte une logique de la production pour la production. Le capitalisme prend appui sur une dynamique illimitée d’accumulation du capital, associée à la propriété privée des grands moyens de production et d’échange, alimentée par le profit marchand à court terme. Or, il se révèle incapable de prendre en compte le temps long de la biosphère ou des générations à venir. André Gorz, demeuré anticapitaliste jusqu’à la fin de sa vie, avait bien saisi que la marchandisation de l’humanité et de la nature portée par la logique capitaliste se heurtait tout à la fois à la justice sociale, à la qualité existentielle de la vie des individus et à la préservation des univers naturels. Ses analyses rejoignent, ce faisant, les courants écolomarxistes, dits écosocialistes, qui ont mis l’accent sur la contradiction capital/nature propre au capitalisme, et pas seulement sur la contradiction capital/travail privilégiée traditionnellement par les marxistes. Qu’est-ce à dire ? La nature serait elle aussi exploitée dans la dynamique d’accumulation du capital. Or, dans l’épuisement des ressources naturelles comme dans les risques technoscientifiques associés à la logique contemporaine du profit, le capitalisme mettrait en danger ses propres bases naturelles et humaines d’existence. Cependant, si capitalisme et productivismes apparaissent associés, anticapitalisme et antiproductivisme ne l’ont pas toujours été historiquement. Les sociétés staliniennes en ont été un exemple historique marquant. Mais déjà chez Marx, les choses apparaissent ambivalentes. On trouve chez lui tout à la fois une fascination pour l’essor industriel propre au XIXe siècle, et ses illusions technologistes, ainsi que des prémisses écosocialistes. Plus largement, on doit noter que nombre de courants de la galaxie socialiste née au XIX e siècle, comme de la gauche républicaine qui l’a précédée, ont souvent été profondément marqués par la vision non critique d’un « Progrès » scientifique et technique supposé intrinsèquement positif. 99 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 souvent plus ou moins implicite dans les critiques écologistes de « la société de consommation », ou quand des objecteurs de croissance comme Paul Ariès insistent sur les frustrations marchandes des désirs humains et leur opposent « le sens des limites ». figures de « la nature humaine », dans leurs outillages. Qu’est-ce à dire ? Ces présupposés ne seraient pas considérés comme des prises de position substantielles, mais fonctionneraient selon le mode d’un « comme si » analogique à faire tourner dans un modèle ; d’autres « comme si » anthropologiques permettant de faire tourner d’autres modèles. Si l’on revient à la polarisation anthropologique Marx/Durkheim, on pourrait faire tourner des modèles de désirs créateurs et des modèles de désirs frustrants dans la critique sociale du monde existant. On pourrait aussi envisager un modèle prenant appui sur une ambivalence des désirs humains, mettant en tension Marx et Durkheim. 3 – Comment traiter la condition humaine en sciences sociales ? Je m’intéresserai d’abord au volant critique de l’approche écologiste et décroissante du monde existant, renvoyant dans le cadre que je me suis donné aux outils des sciences sociales. Or les sciences sociales ont un problème particulier avec les notions anthropologiques de « condition humaine » et, encore plus, de « nature humaine ». Notons d’abord un premier problème : le scientisme. Il est facile à évacuer épistémologiquement, car ses arguments sont peu étayés. Mais, par contre, il est fort d’un point de vue académique : c’est l’illusion d’une totale indépendance des sciences sociales à l’égard de présupposés philosophiques (dont les présupposés anthropologiques) confondue avec leur légitime autonomie scientifique. Le second et principal problème est plus ardu épistémologiquement. Il prend la forme d’un paradoxe : les « jeux de connaissance » (pour emprunter une notion au biologiste Henri Atlan dérivé de Wittgenstein) des sciences sociales tendent aujourd’hui dans nombre de ses secteurs à récuser la notion de « nature humaine » au profit d’une vision socio-historique de la condition humaine. Mais, en même temps, les concepts des sciences sociales sont travaillés le plus souvent par des présupposés quant aux caractéristiques des humains et même par des « natures humaines » implicites. Songeons aux connotations de certains termes de base de leur vocabulaire : « intérêts », « calcul », « stratégies », « dispositions », « habitudes », « désirs », « passions », « plaisirs », « identités », « compétences », « imaginaire », « amour », etc. Une piste pour se déplacer par rapport à ce paradoxe ? Le caractère socio-historique de « la condition humaine » et le refus corrélatif de la notion de « nature humaine » ne renverraient pas à une propriété en soi des réalités observées par les social scientists, mais plutôt à une propriété attachée aux « jeux de connaissance » des sciences sociales quand ils rendent compte de ces réalités, et même dès qu’ils les découpent. Cela participerait d’une des formes d’intelligibilité de ces réalités, non exclusive d’autres formes d’intelligibilité, comme celles proposées par les « jeux de connaissance » de la biologie ou de l’écologie, par exemple. On pourrait alors dire que, pour des pans importants des « jeux de connaissance » des sciences sociales (la grande diversité des conceptualisations ne permettant pas de toutes les inclure), les réalités observées sont appréhendées sous l’angle socio-historique. Cela ne se présenterait pas comme une prétention hégémonique vis-à-vis des dimensions biologiques et naturelles, mais comme une façon d’appréhender leurs objets tendanciellement propre à ces « jeux de connaissance ». Cela laisse ouverts aussi des dialogues transfrontaliers possibles entre « jeux de connaissance ». Ce déplacement du problème par son épistémologisation peut alors déboucher sur une méthodologisation de la tension entre la critique de la notion de « nature humaine » associée à une grande part des « jeux de connaissance » des sciences sociales et le fait d’admettre la présence de présupposés anthropologiques, semblant dessiner des 4 – Vers une philosophie politique pragmatique, pluraliste et libertaire Et maintenant que faire de ces questions anthropologiques sur le plan d’une philosophie politique alternative au capitalisme et au productivisme ? Les visions écologistes sont parfois tentées de proposer un certain partage anthropologique : l’hypothèse de Durkheim pour l’analyse de l’existant et l’hypothèse de Marx pour « l’homme nouveau » écologiste de demain. Ce point de vue risque de rester prisonnier d’un monisme anthropologique, où le « vrai » désir succèderait au désir « dévoyé », dans une sorte d’« harmonie », qui relèverait un peu trop du conte de Noël. Le thème de « l’harmonie », repris des corpus religieux et/ou de la littérature romantique, revient d’ailleurs souvent dans la littérature écologiste : par exemple, un des premiers livres importants de la décroissance en France, Objectif décroissance de 2003 sous la direction de Michel Bernard, Vincent Cheynet et Bruno Clémentin (Parangon/Vs), est sous-titré « Vers une société harmonieuse ». Je propose une autre voie : pragmatique, pluraliste et libertaire. Pragmatique ? En choisissant le chemin d’une prudence anthropologique, s’efforçant de ne pas mettre tous ses œufs alternatifs dans le même panier anthropologique ; une prudence anthropologique tenant compte des risques totalitaires de la thématique de « l’homme nouveau », tels qu’une série d’expériences historiques l’ont manifesté au XXe siècle. Pluraliste ? Si on veut penser l’émancipation humaine et l’écologie politique ensembles, peut-on se priver de la part d’optimisme de Marx, et de son attention aux potentialités créatrices des désirs humains ? Mais, dans le même temps, ne doit-on pas colorer cette attention par une inquiétude plus durkheimienne quant à la possibilité de dynamiques frustrantes dans les désirs humains et sur leurs effets destructeurs sur la nature ? On serait ainsi poussé à plutôt engager comme présupposé de notre approche d’une cité alternative une vision des ambivalences des désirs humains, dans un pluralisme anthropologique, ouvert sur le travail socio-historique de re-définition des désirs humains, plutôt que sur l’émergence magique d’un « homme nouveau ». Libertaire ? Parce que plutôt que la thématique de « l’harmonie » (dans une inspiration religieuse) ou de « la synthèse » (inspiré de la philosophie dialectique hegelienne), on aurait besoin ici de la vision de « l’équilibration des contraires » avancée par l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon. C’est d’ailleurs ce qui a conduit Proudhon à envisager « le principe fédératif » comme un outil politique ne visant pas à faire disparaître les contradictions et à créer une harmonie, mais s’efforçant de faire vivre les tensions dans un même espace. Dans notre cas, il s’agit de mettre en tension dans un même cadre les 100 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 désirs créateurs de Marx et les désirs frustrants de Durkheim, l’ouverture à l’illimité du mouvement de la création et les limites concernant les aspects destructeurs des désirs humains. Les quelques pistes présentées ici sont limitées (elles n’abordent pas de larges pans des questions posées par l’écologie politique aux sciences sociales et à la philosophie politique), exploratoires et condensées. 101 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Issa, Yokadjim Mandigui401, Sambo Armel402, etc. l’accent dans cette zone doit être porter sur les rapports entre les Etats, notamment en matière de gestion des eaux transfrontalières et des ressources disponibles, et sur aussi sur l’étude de la politique de gestion des eaux du lac Tchad comme occasion d’améliorer les connaissances en matière de gouvernance/gestion de l'eau pour un développement durable des sociétés. La problématique centrale de cette communication est de montrer que l’eau, étant objet d’étude en histoire, peut permettre la compréhension de la politique de gestion intégrée et durable des ressources du lac Tchad. Autrement dit, en combinant la spécificité de son approche avec les contributions de la géographie, de l’hydrologie, de la climatologie, de la sociologie, etc., l’histoire de l’eau peut servir de cadre d’étude et contribuer à une bonne gestion de ressources en eau pour l’écologie politique. A ce titre, l’eau est un objet d’étude pour la compréhension des comportements, des actes des individus, des communautés et des Etats. Cette étude vise donc à montrer que l’histoire de l’eau est à la fois un objet et une méthode, au service de la compréhension de la gestion de la ressource, de l’hydropolitique sous-régionale et, plus généralement, d’un développement plus durable – et plus serein – du bassin tchadien. Ainsi, la régression des eaux du lac Tchad a entraîné un inquiétude auprès de certains chercheurs autour de la gestion durable du lac Tchad. Les travaux des chercheurs sont alarmistes quant à l’avenir du lac Tchad 403. L’évolution hydrologique des ressources en eau a conduit plusieurs auteurs à prédire la disparition pure et simple de ce lac à échéance 2050 et une multiplication des conflits 404. De ce fait, quoique certains auteurs y décèlent un « déterminisme environnemental superficiel », l’analyse développée dans le présent article tend plutôt à s'orienter vers un « quasi déterminisme environnemental ». Dans tous les cas, la tendance converge vers une dynamique de coopération et des conflits. Il y a donc lieu de démontrer la pertinence à intégrer, de manière plus forte, l’Histoire (comme dimension et comme discipline scientifique), dans l’étude de la ressource en eau sur le bassin du lac Tchad etc. Cette communication s’appuie sur les sources écrites qui ont été collectées dans plusieurs centres de Documentation et dans plusieurs dépôts d’archive (Maroua, Yaoundé, Ndjamena, etc.). Les sources orales, quant à elles, sont le résultat d’enquêtes que nous avions menées Sambo A. - L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique. Application à la gestion du lac Tchad SAMBO Armel, Ph. D en Histoire Enseignant/Chercheur, Université de Maroua BP 46 Maroua ((Cameroun), Email : [email protected] INTRODUCTION Depuis les années 1970, l’environnement est devenu un fait de société et un enjeu politique 398. Dès lors, les études sur l’environnement ne sont plus du domaine réservé des environnementalistes et des écologistes. D’autres disciplines, les Sciences Humaines et Sociales (SHS) notamment, ont intégré les questions environnementales dans leurs problématiques de recherche, complétant et enrichissant ainsi les approches, les méthodologies et les outils disponibles. Ainsi par exemple, n’est-il plus inopportun pour un anthropologue de s’intéresser à la représentation que les hommes se font de la nature ; pour un sociologue d’étudier les acteurs écologistes dans la vie politique, la co-construction des savoirs, les rationalités à l’œuvre ; pour un psychologue les perceptions et arbitrages entre différents risques environnementaux, etc. Quelle place prennent les travaux en sciences sociales, tant dans les recherches environnementales que dans la discussion engagée dans le champ de l’écologie politique ? Ainsi, on peut, sur la base de l’histoire, apporter sa contribution à la connaissance du rapport passé et actuel en écologie politique. L’histoire n’est donc pas restée en marge de cette ouverture progressive aux disciplines des SHS à l’environnement comme objet d’étude. Cette ouverture aux SHS, et à l’histoire en particulier, est particulièrement bien illustrée dans le domaine de la gestion durable des ressources en eau. De ce fait, « L’histoire de l’eau » occupe désormais une place importante dans les études écologiques. Il existe, depuis 1999, une association dénommée International Water History Association (IWHA)399, qui réunit plusieurs centaines de spécialistes, issus tant des sciences de l’eau que des sciences humaines, et qui construisent ensemble une approche historique des rapports entre les sociétés humaines et la ressource en eau. Objet d’étude en écologique politique, l’eau figure parmi les grandes questions de l’Histoire, car elle occupe une place essentielle dans la vie et l’évolution des sociétés humaines. Les historiens qui ont, jusqu'à présent, mené leurs études dans la région du bassin du lac Tchad se sont davantage préoccupés de l’émergence, de l’essor et du déclin des grands empires et royaumes. Dans ces analyses, l’eau occupe une place peu importante. Pourtant, cette ressource, dans une zone en proie à la désertification, est indissociable de la construction de ces entités et de l’évolution des relations intercommunautaires et interétatiques400. Aujourd’hui, selon les travaux de Saibou 401 Yokabdjim, Mandigui, N. V., 1988, « La coopération entre les quatre Etats riverains du lac Tchad », Thèse en droit du développement, Université de Paris V. Réné Descartes. 402 Sambo, A., 2010, « Les cours d’eau transfrontaliers du bassin du lac Tchad : accès, gestion et conflits (XIXe et XXe siècles) », Thèse de Doctorat en Histoire, Université de Ngaoundéré. ; Sambo, A., 2011, « Entre zones exondées, Conflits intercommunautaires et pression sur les ressources» in Passages, N° 166, actes du 8eme Forum Mondial du Développement Durable, pp. 117-120. 403 CBLT, 1998, Gestion intégrée et durable des eaux internationales du bassin du lac Tchad, Assistance préparatoire Phase B- RAF/ 95/ G48, Financée par la FEM, Agence FEM, Chef de File PNUD. ; CBLT, 2000, Gestion intégrée du bassin fluvial, les défis du bassin du lac Tchad, vision 2025, Audit préparé par Steveland Consult, Norway. 404 Hodge, S, 2005, « Audit des besoins de renforcement des capacités de la Commission du Bassin du lac Tchad » (CBLT), Audit de la politique environnementale et de la capacité institutionnelle, Cambridge Ma, 02135, USA. 398 Chartier, D. et Rodary, E., « Géographie de l’environnement, écologie politique et cosmopolitiques », L'Espace Politique [En ligne], 1 | 2007-1, mis en ligne le 15 juillet 2009, consulté le 21 novembre 2013. URL : http://espacepolitique.revues.org/284 ; DOI : 10.4000/espace politique.284 399 Voire le site http://www.iwha.net/membership/about-iwha 400 Saïbou Issa, 2001, « Conflits et problèmes de sécurité aux abords sud du Lac Tchad : dimension historique (XIVe-XXe siècles) », Thèse pour le Doctorat/Ph.D. d’histoire, Université de Yaoundé I. 102 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 auprès des personnes affectées dans la zone d’étude. Enfin, il faut ajouter à tout cela l’observation et la collecte des sources iconographiques. Ce sujet à fait appel à la géographie environnementale, à l’hydrologie, à l’anthropologie, à la climatologie, à la géopolitique et bien à d’autres sciences auxiliaires. Les données de ces disciplines vont confortées les travaux historiques. fleuve ou un bassin hydrographique est commun à plusieurs Etats, la coopération en vue de la préparation est du point de vue technique comme du point de vue financier est préférable aux solutions unilatérales »405. C’est dans ce cadre, que la CBLT a été crée en 1964 par ces Etats riverains. Ressource naturelle et économique (pêche) majeure pour toutes les populations de la région, le lac Tchad est en constante régression. D’environ 24 000 km2 dans les années 1960, le lac Tchad oscille aujourd’hui entre 2000 et 1700 km2 en superficie d’eau libre406. L’assèchement de ce lac et son impact sur les écosystèmes de la région constituent une menace écologique et socioéconomique majeure pour tous les Etats riverains. La sauvegarde de ce lac est un préoccupation des écologistes car la ressource en eau est au centre des toutes les activités humaines dans le bassin Tchadien. De ce fait, l’histoire de l’eau peut servir à une bonne gestion des ressources en eau dans cet espace. L’histoire de l’eau : outil de compréhension du rapport de l’homme à l’eau dans le bassin tchadien L’eau est un facteur essentiel de l’histoire politique, économique, sociale et culturelle du bassin tchadien. L’histoire de l’eau est de ce fait un domaine de recherche, au demeurant intéressant qui reflète, de plus en plus, la prise de conscience du rôle de l’environnement comme objet de l’histoire. C’est un outil qui permet de comprendre les relations séculaires entre l’homme et la nature en abordant les questions politiques, économiques etc. liées à l’eau en les replaçant dans une perspective historique. La nouveauté méthodologique est que désormais la ressources en eau est un objet d’étude en histoire. Le terrain retenu pour cette analyse est la région du lac Tchad en Afrique qu’il importe de présenter avant de dégager l’approche de l’histoire de l’eau. 2. L’eau : objet d’étude en histoire L’eau qui est au centre de cette étude figure parmi les grandes questions de l’histoire, car elle occupe une place essentielle dans la vie et l’évolution des sociétés humaines. C’est d’ailleurs autour des grands fleuves qu’ont émergé les premières civilisations de l’humanité. L’Egypte pharaonique, comme a su le dire Hérodote, a été « un don du Nil ». Il en est de même de la Mésopotamie 407 avec le Tigre et l’Euphrate. Les cours d’eau ont été aussi des facteurs décisifs dans l’émergence et l’essor des puissants royaumes et empires en Afrique.408 1. Présentation de la zone d’étude Situé à la jonction du désert saharien et de la savane, le lac Tchad, objet de la présente étude est le principal point d’eau douce au cœur du continent africain. Sa présence dans une semi aride fait bénéficier aux populations riveraines d’un vaste réseau hydrographique qui leur offre, à travers ses multiples ressources, des opportunités essentielles à leur développement (Agriculture, élevage, pêche, etc.). Il est partagé par quatre pays riverains : le Cameroun, le Niger, le Nigeria et le Tchad comme on peut le constater à travers la carte suivante. Dans le bassin tchadien, l’histoire des mouvements des populations et des conflits qui se sont produits, s’est écrite, pour l’essentiel, aux abords du lac Tchad. C’est précisément sur les berges du Logone, du Chari et du lac Tchad que les peuples Sao, ancêtres des Kotoko, ont développé l’une des plus anciennes et brillantes civilisations d’Afrique. La découverte par les archéologues des vestiges matériels, tels que les «flotteurs, les hameçons et des figurines céramiques en forme de poissons témoignent du rôle majeur joué par l’eau dans la vie de ces communautés »409. C’est en effet sur les ressources en eau issues de ce lac que les Sao se sont appuyés pour construire leurs ressources matérielles et spirituelles qui ont fait de leur civilisation l’une les plus florissantes du bassin tchadien. C’est autour des fleuves Chari, du Logone et du lac Tchad que se sont développés entre 700 et 1700 les vastes empires de Bornou, du Ouaddaï et du Baguirmi. Le souci constant pour ces royaumes était le contrôle de ces 405 Thierry, H., 1985, «fleuves Internationaux », Encyclopédia Universalis, V 7, Encyclopédia Universalis, Paris, p.47. 406 Mohamadou Ibrahim Bagadoma, 2007, « La CBLT, structure probante ou coquille vide ? », Mémoire de géopolitique, Collège Interarmées de Défense, Niger, p. 27. 407 Elle correspond à l’Irak actuelle. 408 Francis, D.J., 2004, « Fighting for survival: the river politics in West Africa », Castelein, S. and Otte, A., Conflict and cooperation related to International water resources: historical perspective, technical document, International hydrological programme, n° 62, UNESCO, Paris, p. 6. 409 Nizésété, B.D., 2001, « Symbolisme de l’eau dans les sociétés traditionnelles du Nord- Cameroun », Palabres, Actes du premier colloque des écrivains du Nord- Cameroun, entre le boubou, la vache et la savane, écrire le pays, Ngaoundéré, Vol spécial, Kaarang, p. 91. Carte: Localisation du lac Tchad Dans ce contexte, la gestion inter- Etats des ressources en eau du lac est une nécessité, un fait inévitable. A propos, H. Thierry affirme que «lorsqu’un 103 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 points d’eau et de ses ressources, ce d’autant plus que nous sommes là dans une zone aride et semi aride410. Malgré les aléas climatiques, les populations s’adaptent, autant que possible, aux mutations survenant dans leur environnement. Il serait dans ce cas, utile pour comprendre le rapport entre l’homme et la nature en écologie politique de faire un saut dans le passé. Ainsi, l’étude de l'histoire de l'eau est importante à un moment où les débats sur l’accès à l’eau est une préoccupation importante dans plusieurs sociétés africaines. Il est observable qu'une histoire mondiale de l'eau révèle comment les idées et les pratiques liées à l’eau se sont répandues dans des directions différentes, à des moments différents, dans une série de transmissions transculturelles, avec les ajouts, modifications et améliorations qui relient l'humanité, en tant que communauté unique, à l'eau. Cette histoire, loin de s’affranchir des canevas classiques en histoire, elle s’appuie sur des méthodes spécifiques. Les abords du lac Tchad sont des espaces riches en eau et donc propices à la pêche, à l'agriculture et à l'élévage. Ces richesses ont attiré dans cet espace plusieurs communautés (Mousgoum, Kotoko, Budema, etc..), d’abord comme zones de refuge, suite aux incursions et razzia esclavagistes des Baguirmiens et Bournouangs, puis suite à la désertification du Sahara411. Cependant, avec les sécheresses des années 1972, 1984 et 1985, l'on a pu observer une pression sur les ressources qui sera suivie par un accroissement des conditions d’aridité, l’assèchement progressif du lac et la désertification poussée du bassin tchadien. La multiplication des conflits d’usage de l’eau pourrait contribuer à aggraver cette situation. Sur ce plan, l’histoire s’appuie sur un élément essentiel de l’écologie politique, la gestion rationnelle des ressources naturelles qu’est l’eau. L’approche historique permet ici une analyse plus fine de l’objet qui est l’analyse des comportements anthropiques vis-à-vis de la ressource en eau. L’histoire de l’eau permet donc de comprendre le rapport de l’homme à l’eau, les relations entre les communautés et la dynamique de coopération et des conflits entre les Etats. A propos de la pertinence de l’histoire de l’eau comme discipline contributive à etc., Andras Szöllösi-Nagy et J. Alberto Tejada-Guibert affirment: 3. Les méthodes de l’histoire de l’eau La prise en compte de l’eau comme objet d’étude en histoire se présente comme un domaine de recherche qui explique la prise de conscience du rôle de l’environnement dans l’évolution des sociétés. Sa pertinence est qu’elle offre un cadre d’étude qui met en exergue l’impact de l’environnement sur le peuplement, les relations intercommunautaires, interétatiques et le développement économique d’une région. A cet effet, l’on peut comprendre les actes et les agissements des hommes, des communautés et des Etats à partir de leurs relations à l’eau. Comme toute étude en sciences sociales, l’histoire de l’eau s’appuie sur des sources orales (enquête de terrain, entretien, focus groupe, etc.) où, écrites (archives, ouvrages, etc.) et iconographiques. Dans la plus part des sociétés africaines et plus particulièrement celles du bassin tchadien, l’origine de l’eau est divine. Pour le justifier, elle est se démontre à travers des mythes et de légendes. C’est pourquoi, dans le domaine de l’histoire de l’eau, la prise en compte et l’interprétation des contes, des mythes et légendes liés à l’eau sont des sources importantes pour non seulement comprendre le rôle et la place de l’eau dans ces sociétés mais aussi le rapport existentiel, ontologique etc. des hommes et l’eau. Des mythes existent et traduisent l’attribution d’un caractère divin à cette ressource. Dans les plus anciennes civilisations du bassin tchadien, l’eau est en effet sacrée, car elle est la source de vie. Elle tient une place importante dans toutes les mythologies, et dans toutes les religions. Il existe chez ces peuples plusieurs récits de la découverte de l’eau qui met en rapport le peuplement et les dieux. Et c’est le cas rapporté ici par Francoise DumasChampion parlant de la mare de Kitim. Selon elle, « un jour, un bouvier guruna remarqua qu’un taureau ne se désaltérait pas au puits comme les autres. Il le suivit le lendemain et le vit au pied d’une touffe de jonc dans une flaque d’eau où poussait un nénuphar ». Cet homme qui s’appellerait Cikidem, dès lors est devenu le témoin de la scène mythique ou fondatrice qui donna naissance à la mare de Kitim413. Enfin, l’observation occupe une place importance dans la compréhension du rapport entre l’homme et l’eau. L’on peut le constater à travers l’organisation des activités Historical studies also provide us with an understanding of the deeply rooted symbolic values of water, which play an essential role in how people today perceive water shortage and the solutions proposed to alleviate it. (…)Water history also clarifies how water management policies, practices and technologies are dynamically interrelated with political, ideological and economic forces in society, as well as to society’s impact on and responses to external climatic and environmental events.412 De prime abord, si l’eau symbolise la vie dans toutes ces sociétés, de par ses effets imprévisibles (inondations, tempêtes, sécheresses, etc.), qui entraînent régulièrement des décès, elle demeure néanmoins un facteur de risque. Malgré cette relation ambivalente, l’eau est au centre de toutes les activités. Les populations tout au long de leur histoire ont développé des techniques de captage, d’irrigation, de pompage, etc. La maitrise de l’eau a été et demeure toujours un enjeu majeur dans l’évolution des sociétés. L’histoire en relevant ces aspects techniques qui relèvent de l’hydrologie, de l’hydraulique, de l’irrigation etc. apporte non seulement sa contribution à la connaissance des techniques passés mais aussi la place de ses pratiques dans l’évolution des sociétés. L’on peut de ce faire, disposer des informations sur les techniques endogènes de gestion de la ressources en cas de pénurie par exemple. 410 Sambo, A., 2010. le caractère contraignant du climat, le déclin du rythme pluviométrique ont été des facteurs qui ont conduit les populations du bassin tchadien à se rapprocher des abords des cours d’eau. 412 Szöllösi-Nagy, A. et Tejada-Guibert, J., Water : history for our times, Unesco, IHP, Paris. 411 413 Dumas-Champion, F., 1997, « La pêche rituelle des mares en pays Massa (Tchad) »,Jungraithmayr H. et Barreteau, D. et Seibert, U, L’homme et l’eau dans le Bassin du Lac Tchad, Orstom, Paris, p. 389. 104 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 liées à l’eau tels l’agriculture, la pêche et l’élevage. Ainsi, avec une approche pluridisciplinaire en intégrant l’écologie politique, la géographie, etc. , l’histoire de l’eau peut faire écho des expériences passées utiles pour les décisions en matière de gestion et d’accès à l’eau actuellement. Il s’agit donc pour l’écologie politique de penser l’avenir en s’inspirant des expériences passées. acteurs et, parfois, sur la complexité de l’imbrication des échelles selon les problématiques étudiées. »416. Dans ce cas, un seul élément ne permet plus de justifier un conflit ou une tension entre les Etats. L’on note ainsi une multitude des facteurs qui expliquent les conflits résultant de la gestion des eaux dans un bassin transfrontalier. Dans tous les cas, voici quelques exemples des conflits liés à l’eau qui ont eu lieu et peuvent servir de leçons pour le futur 1. Déjà pendant la période coloniale, il y avait des rixes qui opposaient sporadiquement les populations des deux rives du Logone, des incidents confirmés par plusieurs rapports de cette période. Ainsi, en juillet 1919, un conflit a opposé « les Massa de la rive droite et ceux de la rive gauche »417. Ces rapports n’ont pas précisé les causes de ce conflit, mais selon certains informateurs, les conflits de cette période résultaient des vols de bétails. Le problème ne se posait pas en termes de rareté des ressources en eau 418. Le 12 mai 1965 à Koula, village situé à proximité du Logone, les pêcheurs camerounais empêchent les Tchadiens de pêcher, parce que le lit du fleuve se trouve sur leur berge. Les affrontements qui en résultent ont fait de nombreux blessés parmi les Tchadiens. Les autorités administratives du Logone et Chari sont instruites de mener des enquêtes et de trouver des solutions pacifiques à ce conflit.419 2. Bien plus, il arrive que les Tchadiens, avançant l’argument que le Logone relève de leur souveraineté, exigent des taxes aux pêcheurs et éleveurs camerounais. C’est ainsi qu’il y a eu à cet effet une bagarre à Djafga en 1974 opposant les pêcheurs de ce village camerounais aux pêcheurs de Marsoumaï au Tchad sans qu’il y ait de victimes 420. Ce genre de conflits sont réguliers tout au long du Logone et aux abords du lac Tchad, mais se déroulent de façon isolée, car souvent même les autorités administratives ne sont pas informées. 3. Sur le lac Tchad, les conflits les plus réguliers opposent généralement les pêcheurs tchadiens et nigérians. En 1983, le souci de contrôler certaines îles poissonneuses du lac débouche sur un affrontement qui oppose pêcheurs nigérians et tchadiens sur le lac Tchad. Cette dispute à la différence des autres voit l’intervention militaire, d’où l’affrontement des troupes des deux pays. 421 Ce conflit pousse la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT) à chercher une solution définitive aux Rapports passés / actuels des relations intercommunautaires et interétatiques autour de l’eau dans le bassin du lac Tchad Pour une grande partie de la littérature sur la problématique de gestion des cours d’eau transfrontaliers, le cadre d’analyse se situe davantage à travers les théories des Relations Internationales. Pour Kathryn Furlong, cette tendance néglige d’autres facteurs cruciaux dans la compréhension de la gestion de l’eau. Pour elle, il est nécessaire de faire appel à d’autres approches de la géographie environnementale et de l’écologie politique. C’est pourquoi l’analyse de la gestion concertée des eaux du lac Tchad, en prenant en compte toutes ces théories, peut servir d’étude de cas pour sortir de ce pessimisme qui caractérise l’étude de la gestion des eaux partagées414. 2-1- La raréfaction de la ressource : moteur des tensions entre usages/usagers Bien plus, à partir de l’histoire de l’eau, l’on peut comprendre le futur en se basant sur les rapports passés entre les communautés autour de l’eau. L’assèchement progressif des cours d’eau et la diminution de l’étendue du lac Tchad à travers le temps ont favorisé la raréfaction de l’eau dans la région. Certaines rivières et mares d’eau se sont totalement asséchées, d’autres par contre ne disposent d’eau qu’en saison de pluies. Dans tous les cas, la raréfaction de l’eau s’accompagne de l’amenuisement des ressources halieutiques, dans un contexte où la population n’a cessé de croître. Dans les années 1960 où l’on a estimé à 50 milliards de m3 le volume d’eau dans le lac, le bassin conventionnel comptait 5 millions d’habitants. En 2000, la superficie en eau libre était de 2000 km 2, la population était estimée à environ 11 millions d’individus. A l’horizon 2020, la population dépendant du lac et de ses ressources connexes sera estimée à 35 millions 415. L’on peut dès lors imaginer le risque que représente la disparition de ce lac pour la région. Si l’on y ajoute la quantité d’eau retenue par les ouvrages de captage sur les affluents du lac Tchad et celle qui s’évapore, on peut s’interroger sur l’avenir de ce lac, ce d’autant plus que dans cette contrée, les hommes suivent l’eau et ses ressources. On se retrouve dans une situation où les hommes sont constamment à la recherche de l’eau et des poissons, sans tenir compte des délimitations frontalières, ce qui engendre régulièrement des conflits intercommunautaires et interétatiques. 416 Sylvie P., « De l’hydropolitique à la politique de l’eau : exigences conceptuelles et interdisciplinaires pour une prise de conscience des enjeux globaux », in Dynamiques Internationales, Revue en ligne de Relations Internationales, Numéro 2 (janvier 2010) L’hydropolitique et les relations internationales , www.dynamiques-internationales.com, p.2. 417 APM, VT 14/195, Correspondance de l’adjoint au chef de circonscription du Diamaré à Monsieur l’administrateur adjoint de la circonscription du moyen Logone, Juillet 1919. 418 Entretien avec Ali Dalina Routouang, Ali Dapsia, Amine Dapsia, Ngolsou Dapsia, Koumi le 10 mai 2003. 419 Saïbou Issa, 2001, « Conflits et problèmes de sécurité aux abords sud du Lac Tchad : dimension historique (XIVe-XXe siècles) », Thèse pour le Doctorat/Ph.D. d’histoire, Université de Yaoundé I, p. 89. 420 Entretien avec Belekna, Djafga le 24 mai 2003. 421 Saïbou Issa, 2002, « Access to lake Chad and CameroonNigeria border conflict: a historical perspectives», Castelein, S. and Otte, A., (eds), Conflict and cooperation related to International water resources: historical perspective, International Hydrological Program, n° 62, UNESCO, Paris, p. 72. 2-2- Conflits pour la ressource en eau : que nous dit l’histoire Ces dernières années, l’évolution des travaux et analyses en hydropolitique ne focalisent plus l’attention aux seuls relations interétatiques traditionnelles. Il porte comme l’affirme Silvie Paquerot « le regard sur le rôle d’autres 414 Furlong, K., 2006, « Hidden theories, troubled waters: International relations, the ‘territorial trap’, and the Southern African Development Community’s transboundary waters »,in Political Geography, N° 25, pp. 438- 458 415 Sambo, 2010. 105 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 démarcations des frontières entre le Cameroun, le Nigeria, le Niger et le Tchad sur le lac Tchad422. 4. Le conflit de Darak : C’est ainsi que l’île de Darak située à environ 35 km à l’Est de la frontière avec le Nigeria, riche en poissons a été occupée par le Nigéria et une dispute a opposé, pendant près de 20 ans, le Cameroun et le Nigéria sur sa souveraineté. Après une série d’escarmouches entre 1987 et 1990, les deux pays n’ont pas pu résoudre ce différend au sein de la CBLT. En 1994, le Cameroun décide de porter plainte à la Cour Internationale de Justice (CIJ) pour régler définitivement les disputes frontalières (maritime et terrestre) qui l’opposent à son voisin. La CIJ donna raison au Cameroun en octobre 2002 et le Nigeria rétrocéda cette île en décembre 2003 au gouvernement camerounais423. La souveraineté du Cameroun fut confirmée, mais pour une première fois, un conflit relatif à l’utilisation des eaux du bassin est porté devant une juridiction internationale. Ils sont considérés comme des sages et leurs points de vue sont peu contestés. Ils interviennent régulièrement dans les conflits comme des médiateurs. A ce titre, ils sont considérés comme les « faiseurs de paix » à l’instar des chefs et des notables. Leur titre de réconciliateur est reconnu par tous. Dans tous les cas, il faut noter qu’un rapport existe entre les comportements passés et actuels des communautés et des Etats suite à l’accès à l’eau. La transmission du mémoire passé se fait par la tradition orale. Il y a donc une mémoire collective qui retient les faits passés pour relativiser les mêmes situations à l’avenir. Tel est souvent le cas où dans certaines localités (notamment à Zébé, Kousseri, etc ), les populations ayant tirées les expériences des conflits passés ont renforcé leur collaboration en vue d’éviter qu’elles se répètent. C’est ainsi que des festivals culturels sont souvent organisés afin de booster l’esprit de fraternité entre les différentes communautés. Enfin, les rapports n’ont pas qu’été conflictuels. Loin d’être un facteur de trouble, l’eau est aussi un élément intégrateur. A coté de ces acteurs de paix, il faut avouer que les rencontres culturelles (funérailles, rites d’initiation, etc.) sont des atouts considérables pour la préservation de la paix dans le bassin tchadien 428. Dans la plupart des cas ces cérémonies se déroulent sans distinction de nationalités. Il y a donc des expériences qui peuvent contribuer à un développement durable des sociétés du bassin tchadien. 2-3- Résolution des conflits [d’usage de la ressource] : les leçons de l’histoire A partir de ces conflits, l’on peut identifier des initiatives de résolution des conflits et même des mécanismes d’anticipation pour éviter d’éventuels conflits. De ce fait, il importe de dire que les décideurs disposent d’un éventail des pratiques de résolution des conflits sur la base des expériences passées. Dans ces sociétés, l’eau est un facteur de paix et de stabilité sociale. Tout un ensemble de mécanismes de résolution des conflits et de promotion de la paix qui perdurent encore de nos jours existe. L’on peut citer sans être exhaustif la diplomatie locale caractérisée par les relations séculaires entre les autorités traditionnelles et les contacts entre les autorités administratives des zones frontalières424. A propos, Daniel Abwa affirme que les entités sociopolitiques de l’Afrique précoloniale ont toujours pratiqué la diplomatie dans leur rapport intercommunautaire425. Ainsi, aux abords du Logone, du Chari et du Komadougou Yobé, les chefs traditionnels se rencontrent régulièrement. Celui de Yagoua par exemple, depuis les années 1900, rendait visite à son homologue de Bongor, et vice versa. De 1939 à 1960, le lamido de Yagoua Makaini se rendait constamment à Koumi pour discuter de la coopération entre les deux villages riverains avec Dapsia, chef de ce village426. Un notable de Koumi affirme à cet effet qu’« à chaque fois que ces deux se rencontraient, ils parlaient de la fraternité entre les deux villages et des questions de sécurité ». Ils sont allés jusqu’à harmoniser les sentences et les amendes pour certains délits comme le vol de bétail, l’adultère, etc. 427. A cela, il faut ajouter la médiation entretenue dans cette partie de l’Afrique par les patriarches. Les hommes âgés sont généralement très respectés en Afrique. L’histoire de l’eau : Une contribution à la gestion intégrée des ressources en eau dans le bassin du lac Tchad Quelle est la place de l’histoire de l’eau dans la mise en place d’une politique de gestion rationnelle et durable des ressources en eau? L’histoire de l’eau sert aussi comme d’autres disciplines de cadre idoine pour une gestion efficace de l’eau. Aujourd’hui, la problématique d’accès pour tous à l’eau constitue un important défi. Ceci d’autant plus qu’on a en perspectives les sécheresses et les effets du changement climatique. Une situation inquiétante, soulevée par les écologistes qui prônent une gestion intégrée des ressources en eau. La gestion durable et rationnelle des ressources en eau qui est au cœur de cette étude est donc une préoccupation en écologie politique. o Apports des pratiques anciennes à la décision Les mécanismes endogènes de gestion rationnelle des ressources en eau et même les expériences passées observées dans le bassin tchadien peuvent servir les décisions des structures étatiques, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) et les projets de développement. Ces pratiques anciennes peuvent être revalorisées et orienter la politique de la gestion rationnelle de la ressource en eau. L’histoire peut donc offrir un cadre d’étude qui permet à l’écologie politique de comprendre les actions posées dans le passé et son influence dans le futur. A ce propos, Andras Szöllösi-Nagy et J. Alberto Tejada-Guibert précisent que « Today, humanity faces a serious challenge as perceptions of current water shortage and the ominous prospect of global droughts and changes in weather conditions are prompting policy- makers to seek out 422 Saïbou Issa, 2004, « Le mécanisme multilatéral de la CBLT pour la résolution des conflits frontaliers et la sécurité dans le bassin du lac Tchad », Enjeux, n° 22, p. 2. 423 Ibid. 424 Rencontres à maintes reprises entre les gouverneurs du Nord et de l’Extrême Nord du Cameroun et celui du Nord Est (Borno) au Nigeria entre 1968 et 1990 425 Abwa, D., 1989, « Diplomatie dans l’Afrique précoloniale, le cas du pays Banen au Cameroun », Africa Zamani, n° 20- 21, p. 78. 426 Ndjidda Ali Mithagada, 2003, p. 42. 427 Entretien avec Ali Dalina Routouang, Ali Dapsia, Amine Dapsia, Ngolsou Dapsia, Koumi le 10 mai 2003. 428 Oumarou Amadou, 2003, , « Diplomatie locale et résolution des conflits dans la vallée du moyen Logone (1916-1979) », Mémoire de Maîtrise d’Histoire, Université de Ngaoundéré, pp. 40- 48. 106 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 political solutions, and water professionals to find managerial and technical solutions to water scarcity » 429 En parcourant la place de l’eau dans l’histoire du bassin tchadien, l’on constate que les populations ont développé des mécanismes endogènes de gestion rationnelle de ressources dans un contexte marqué par la variabilité environnementale. Des mécanismes et pratiques endogènes qui, de nos jours, peuvent être revalorisés dans un cadre stratégique à travers l’élaboration et la mise en œuvre des projets de développement communautaires, comme le démontre le tableau suivant. 6 Expériences de gestion partagée des ressources en eau : des leçons à tirer Les diverses initiatives de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT) pour assurer une gestion partagée de eaux entre les riverains offrent une occasion particulièrement fructueuse d'explorer les limites de la théorisation des relations internationales dans le discours de l'eau et les possibilités pour que d'autres approches théoriques, notamment dans le domaine de la géographie environnementale et de l’écologie politique servent à l’histoire. La gestion de la ressource en eau s'inscrit « dans ces considérations environnementales à travers le développement d'un corpus de principes, de méthodes et d'outils visant à la durabilité ou soutenabilité (sustainability) des hydrosystèmes » 430. Il existe ainsi plusieurs cadres de concertation pour une gestion concertée de l’eau entre les différents Etats du bassin tchadien. D’abord, la CBLT, crée en 1964 est un organisme inter étatique (Tchad, Nigéria, Niger, etc.) qui veille à un usage durable des eaux, à la coordination des activités (élevage, pêche et agriculture) et à la résolution des conflits locaux et régionaux nés de l’usage des ressources. La gestion intégrée des ressources en eau est l’une des principales missions de la CBLT. Elle permet d’éviter la concurrence transfrontalière qui peut s’intensifier. Plusieurs projets d’aménagements hydrauliques et hydro-agricoles ont été conduits avec succès par la CBLT. Il s’agit de la construction des forages, des mares, etc. Selon Bagodoma, cette volonté de coopération s’est manifestée en 2000 par la création au sein de l’organisation, d’un organe appelé « Comité technique », chargé de faciliter l’harmonisation de la gestion des ressources en eau 431. Ses missions sont entre autres, le renforcement du dialogue entre les Etats membres, la promotion d’une démarche commune au sujet de la gestion de l’eau et enfin l’harmonisation des politiques et réglementation en matières d’eau dans les Etats membres. En outre, entre 1983 et 1990, la CBLT a pu matérialiser la frontière entre les Etats sur le lac Tchad à travers l’installation des bornes. A la date du 12 février 1990, l’entreprise IGN-France avait construit les 7 bornes principales et les 68 bornes intermédiaires 432 sur le lac Tchad. Ce retour d’expérience historique sur la coopération entre différents Etats peut servir la gestion des bassins et fleuves internationaux. Ensuite, à côté de la CBLT, il existe plusieurs cadres de dialogue bilatéraux. Il s’agit des comités mixtes Tchad- Cameroun ou Cameroun- Nigéria. Ces rencontres servent de cadre de dialogue, afin d’assurer une bonne gestion des ressources naturelles, mais également se préoccupent des problèmes de sécurité transfrontalière. Enfin, l'étude de l'histoire de l'eau nous informe sur la nécessité d’opter pour certaines solutions, tels que les grands barrages contre les technologies de l'eau traditionnel qui consomment généralement beaucoup d’eau Tableau : Les stratégies endogènes de gestion rationnelle des ressources en eau dans le bassin tchadien Stratégies endogènes de gestion rationnelle des ressources en eau Construction des digues et diguettes avec des pierres et des sacs de sables Aménagement des mares d’eau la préservation des mares d’eau sacrée Petite irrigation pour la culture gestion communautair e des pêcheries, Recharge artificielle des nappes souterraines Cadre stratégique (des exemples de stratégies ou d’interventions-types) - Aménagement des digues durables(à béton) - Construction des mares d’eau artificielles (rétention des eaux de pluie) - Renforcement des capacités des structures de gestion des mares(formation des comités de gestion des points d’eau - Revalorisation de cette tradition pour la conservation de la nature et de la biodiversité par les autorités locales (chefs traditionnels, maires, etc.) - Construction des canaux d’irrigation modernes - Organisation de la gestion des eaux pour éviter des pertes en eau - Appui financier des populations à travers des associations Renforcer les capacités des communautés - Développement des infrastructures de rétention d’eau pour la recharge des eaux souterraines (fortes pluies pourvoient aux périodes de sécheresse) Source : Enquête de terrain, 2012 Quelques techniques en matière de gestion de l’eau, issues de savoir faire traditionnel et local, ont été identifiées. Il s’agit entre autres : des techniques d’irrigation et de pompage d’eau, la recharge artificielle des nappes souterraines, l’existence des mares d’eau sacrées, aménagements des mares d’eau, etc. L’on peut s’en inspirer et revaloriser ces pratiques, qui très souvent, sont facilement adoptées par les populations. L’existence de ces pratiques locales est une contribution qui relativise les discours alarmistes autour de la gestion du lac Tchad et prouve que les populations se sont appropriées des problèmes environnementaux depuis longtemps. 429 430 Affeltranger, B., et Lasserre, F., 2003, « La gestion par bassin versant: du principe écologique à la contrainte politique - le cas du Mékong », In VertigO. La revue électronique en Sciences de l’environnement, Vol 4, n° 3, mis en ligne en décembre 2003, url : htpp ://vertigO.revue.org/index3727.html, consulté le 25 mai 2005. 431 Mohamadou Ibrahim Bagadoma, 2007, « La CBLT, structure probante ou coquille vide ? », Mémoire de géopolitique, Collège Interarmées de Défense, Niger, p. 27. 432 ACBLT, « décision du septième sommet des chefs d’Etats de la Commission du Bassin du Lac Tchad », Yaoundé 1990. Szöllösi-Nagy, A. et Tejada-Guibert, 107 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 et nous guider également à évaluer les conséquences à long terme de gestion spécifique de certaines stratégies. L'histoire peut nous informer comment nous sommes arrivés à être dans cette situation particulière, et peut en effet nous fournir les moyens par lesquels nous pouvons faire des choix éclairés concernant notre avenir. être mis à la disposition des décideurs pour améliorer la gestion des eaux du lac Tchad, voire celle de l’Afrique toute entière. Photo N°2 : Système d’irrigation traditionnelle pour la riziculture à Zina Cliché : Sambo Armel, 12 août 2009 Conclusion générale En conclusion, cette article présente l’histoire de l’eau à la fois comme objet d’étude et comme méthode d’analyse pouvant servir à l’écologie politique. Ce faisant, elle démontre le lien qui existe entre l’histoire et l’écologie politique. De ce fait, sur la base d’un élément écologique comme l’eau, l’on peut améliorer la gestion de cette ressource et contribuer au développement durable des sociétés du bassin tchadien. Il est aujourd’hui vérifié que l’histoire soit utile à l’écologie politique. Les expériences passées, transmissent de génération en génération aux populations du bassin du lac Tchad permettent d’éviter les conflits et offrent des mécanismes pouvant servir à une gestion rationnel et durable des ressources en eau. L’histoire de l’eau permet donc de comprendre les valeurs symbolique de l’eau et clarifie les décideurs sur les techniques de gestion rationnelle de la ressource. L’histoire de l’eau, qui s’appuie sur le développement durable sert donc de cadre idoine pour penser l’avenir en matière de gestion de l’eau, en transmettant les expériences passées. La compréhension des rapports anciens que l’homme entretien avec l’eau est une piste de réflexion sur la prise en compte de la temporalité en matière de l’écologique politique. La gestion équitable et rationnelle des cours d’eau pose des sérieuses difficultés dans les relations entre les Etats. La récurrence de la sécheresse étant manifeste, l’accès à l’eau pour les populations n’est pas une sinécure. Ainsi, ce travail présente le caractère persistant de la dynamique de coopération et de conflits entre les Etats en ce qui concerne la gestion des eaux du lac Tchad dans un environnement qui se dégrade sans cesse. Il met à profit le propre « savoir faire » de la gestion concertée de ressources en eau de ces populations. Il existe dans les sociétés du bassin tchadien des mécanismes de gestion partagée, équitable et durable des ressources en eau qui permettent d’assurer un développement durable. Ces outils peuvent 108 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Guest B. - Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? catastrophe de prendre la parole, et même parfois de la reprendre après s’être tus, à l’image de Kenzaburô Ôe qu’elle a tiré de sa retraite. Le Journal des jours tremblants437 (dont un fragment est repris dans L’archipel des séismes) est l’édition des Leçons de poétique que Yôko Tawada achève au moment de la catastrophe et enrichit alors d’un récit critique sur ses nombreuses conséquences tragiques. La réflexion originale et bilingue (en japonais et en allemand) sur la traduction littéraire et l’image du Japon en Occident s’y prolongent d’une mise en perspective historique et géographique, qui place Fukushima dans l’histoire d’Hiroshima et de l’oppression coloniale du Tôhoku (nordest) par le Kantô (région du pouvoir central tokyoïte). La catastrophe est considérée dans son impact profond et irréversible sur la vie, la pensée et l’écriture passées et à venir, ici comme ailleurs puisqu’il s’agit d’une écriture transnationale. Un correspondant de l’auteur imagine ainsi « une liste des livres ‘résistants aux séismes’ c'est-à-dire des livres qui gardent leur valeur au-delà des catastrophes 438 ». C’est aussi sous l’éclairage d’une érudition multiculturelle et soucieuse des regards croisés entre Japon et Europe que Michaël Ferrier médite sur la catastrophe dans Fukushima, récit d'un désastre439. Immergé dans la langue et la société japonaises d’où il assiste quant à lui sur place à l’événement, il en tient un journal plus étoffé qui aboutit à un essai où il réfléchit notamment au concept physique de « demi-vie » et à sa signification sociale et culturelle. Avec le beaucoup plus court Fukushima, dans la zone interdite440, « récit de choses que nous pouvons à peine croire, et encore moins comprendre 441 », William T. Vollmann propose un plus modeste reportage dans la zone d’évacuation. Il resserre l’enquête sur la radioactivité, prend la peur obsessionnelle pour guide mais se heurte à son impossible description : les seuls phénomènes visibles étant les destructions du séisme, la lecture de la catastrophe nucléaire ne peut passer que par le dosimètre portatif. Affaibli dans sa démarche, contrairement à Ferrier, par une forme d’exotisme et par la barrière de la langue, il part équipé d’un masque en double exemplaire (pour l’interprète) mais en vient à se poser la question du tiers (le chauffeur) pour lequel rien n’est prévu : il est aisé d’y reconnaître la société que l’écrivain reporter échoue à protéger. Ce livre d’interviews collecte des « récits de morts aux yeux clos » dont il tente de trouver « la signification, s’il y en a une442 ». Ces textes tous parus en 2012 éclairent exemplairement les enjeux d’une littérarité complexe, dans laquelle la fiction n’est pas toujours là où on pourrait l’attendre : les promesses de TEPCO ne sont-elles pas les véritables contes pour enfants ? Définie à l’inverse comme l’ensemble des textes à propos du nucléaire qui sont accessibles et rédigés de sorte que chaque citoyen puisse les comprendre, la littérature écologique à thématique Bertrand Guest, Docteur en Littérature Générale et Comparée (EA TELEM, Université Bordeaux Montaigne) Nous proposons de poser la question du sens du littéraire dans le champ de l’écologie politique à partir d’une étude comparatiste d’un ensemble de textes consacrés à Fukushima. Dans l’écocritique française balbutiante, la littérature à thème écologique est souvent réduite à la fiction433, c’est-à-dire à la fabulation distanciée des problèmes réels de notre monde. Peu de choses sur l’essai, pourtant genre par excellence de la théorie critique et d’une prose d’idées dépositaire de savoirs directement adressés aux sociétés humaines. Nul hasard à ce que l’essentiel de la littérature post-Fukushima se déploie sur ce terrain en partage avec l’écriture des sciences humaines : pour le critique Jinno Toshifumi, les œuvres les plus intéressantes de l’après-11 mars sont celles qui touchent « ce quelque chose qui n’a plus rien à voir avec la fiction 434 ». Sans remettre en cause les vertus heuristiques propres du détour par la fiction, plus caractéristiques de ce que l’on attend communément de « la littérature » (au sens d’une pratique qui serait radicalement séparée des sciences, ce que nous contestons), nous étudierons le rôle de textes nonfictionnels qui ne cessent pas d’appartenir à l’activité littéraire sous prétexte qu’ils impliqueraient le regard de telle ou telle des sciences humaines et sociales. Ce que nous appelons avec Rancière la littérature, ce « nouveau régime de l’art d’écrire où l’écrivain est n’importe qui et le lecteur n’importe qui435 » (par opposition aux Belles-Lettres qui supposent non seulement des écrivains de métier, c’est-à-dire une incompétence des profanes à écrire, mais des convenances stylistiques liées à la position sociale de chacun), relève d’un degré élevé de mise en interdisciplinarité : comment, sinon par la médiation des mots et des textes, rendre les idées lisibles par tous, leur faire traverser les sociétés ? L’écologie politique ne peut avoir de sens que si elle se vit, se pense et s’écrit pour un collectif non-spécialiste. Loin de pouvoir se satisfaire de l’assise des seules sciences, fussent-elles humaines et sociales, elle doit recourir à des capacités médianes, par exemple littéraires ou artistiques, pour donner lieu au débat lorsqu’il engage des sphères de discours qui ne s’écoutent plus. Fukushima n’est-il pas l’occasion ou jamais de proposer, via la littérature, que les sciences soient faites par tous et que l’écologie soit la question même du politique ? L’archipel des séismes436 recueille de nombreux textes courts aux statuts très divers, d’auteurs pour la plupart japonais, qui évoquent les conséquences de la triple catastrophe du 11 mars (séisme, tsunami et accident nucléaire). Auteurs de fiction et poètes n’y trouvent leur place qu’à la fin, après des journalistes et des essayistes (parmi lesquels un géographe et un anthropologue) ainsi qu’un psychiatre, un photographe, un architecte et un peintre. Que l’écriture soit ou non leur métier, tous viennent ou reviennent à la littérature par la nécessité où les jette la 437 Yôko Tawada, Journal des jours tremblants. Après Fukushima, précédé de Leçons de poétique, traduit de l'allemand par B. Banoun et du japonais par C. Sakai, Verdier, Paris, 2012. 438 Id., p. 97. 439 M. Ferrier, Fukushima, récit d'un désastre, Gallimard, 2012. 440 William T. Vollmann, Fukushima, dans la zone interdite, traduit de l’américain par J. P. Mourlon, Tristam, Paris, 2012. 441 Id., p. 73. 442 Id., p. 46. 433 Cf. Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde, Impressions nouvelles, Bruxelles, 2012. 434 Jinno Toshifumi, « Le 11 mars et le roman depuis lors », in Corinne Quentin et Cécile Sakai (dir.), L’archipel des séismes, Philippe Picquier, Paris, 2012, p. 202. 435 J. Rancière, Politique de la littérature, Galilée, 2007, p.21. 436 Op.cit. 109 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 nucléaire443, si elle s’oppose à « la Science », a tout à voir avec « les sciences »444. Du récit personnel à l’universalisation de la pensée du traumatisme, de la bibliothèque quotidiennement renversée par les répliques du séisme à la possibilité renouvelée d’ « écrire après Fukushima », comment cette littérature de ruines en vientelle à exercer sa responsabilité, qui est de questionner pour tous les hommes, à commencer par ceux des sociétés nucléarisées, ce qui est par excellence verrouillé, tabou, et pour tout dire atomisé ? En partie irradiée, la littérature doit saisir l’occasion de la catastrophe pour évoluer Au même titre que toutes les autres composantes d’une société post-industrielle particulière (japonaise ou autre), la littérature subit l’influence de cette nouvelle norme que le nucléaire emblématise concrètement et symboliquement à la fois : la dépendance au branchement technologique et à ce que Hosaka Kazushi nomme la « commodité », la consommation rapide, sans effort et permanente d’une énergie dont on ne questionne plus la quantité disponible. Dans cet ordre d’idées, la littérature est depuis longtemps en partie irradiée : « Si la littérature s’est laissé enfermer dans une image de sentimentalisme, si l’erreur de croire que tout roman qui se vend bien est nécessairement un bon roman a pris racine, n’est-ce pas fait exprès ? Par qui ? Par toutes les forces qui nous obligent à ingurgiter de la commodité et de l’activité économique. Un livre qui se vend est une bonne chose pour l’activité économique, et dans le même temps, c’est un coin du rempart de l’art qui résistait à l’économie qui tombe aux mains de l’ennemi en acceptant de se faire mesurer selon des critères économiques ; c’est un quartier supplémentaire de l’âme humaine, qui n’avait rien à voir avec l’économie, qui est rongé. Et cela est bien plus grave que le fait de se tromper sur la valeur de la littérature. ‘Je l’ai lu d’une seule traite’, ‘un roman qui se lit dans la nuit’… n’est-on pas là en plein dans la ‘commodité’449 ? » La première leçon littéraire de Fukushima consisterait en une salutaire dénucléarisation de la littérature, afin que celle-ci, à la façon d’un compteur Geiger de la société, puisse exercer sa critique. On peut comprendre ce questionnement sur la récupération et la neutralisation via l’institutionnalisation de la littérature au sein de la culture dominante à la lueur de la fameuse réflexion d’Adorno après 1945 : « Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification de ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes450. » Bien loin de tout interdit jeté sur l’écriture (selon le contresens répandu), ce texte est une critique de la conception selon laquelle on pourrait écrire de la littérature comme avant et tenir l’événement pour clos, refermé, sans affronter ses conséquences qui se font sentir sur la possibilité même d’écrire. Or la littérature de Fukushima s’inscrit exactement dans la même affirmation d’une nécessité de penser ce qui s’est passé et de trouver les mots pour décrire le cours des évènements, sans se contenter d’utiliser les mots d’avant l’événement pour le qualifier, ce qui reviendrait à faire comme si cet événement ne changeait pas les données fondamentales de notre manière de vivre et de le percevoir. C’est ainsi que Sekiguchi Ryôko note cette phrase banale lue dans un magazine paru avant le 11 mars, La littérature dérisoire ? Quelle puissance face à l’atome ? Face à deux petites filles en haillons qui continuent, imperturbables, la lecture de leurs livres dans le vent chargé de poissons morts et de neutrons, William T. Vollmann se raccroche dans la zone d’évacuation à la lecture de son dosimètre, semblant ne nourrir plus qu’un faible espoir quant au salut par les lettres 445. Dans l’essai où il s’interroge sur le pouvoir et les transformations de l’écriture du roman dans les sociétés nucléarisées, Jinno Toshifumi, comme Michaël Ferrier dans son récit, joue de la symbolique des livres tombant et retombant de leurs étagères à chaque réplique du séisme. Tous deux y voient, plus que la fragilité dérisoire du livre, sa force paradoxale et la nécessité où sont les hommes de lire et d’écrire autrement dans l’après-11 mars. Yôko Tawada suggère elle aussi les vertus rénovatrices du séisme : « Une traductrice de Tokyo [lui] écrit qu’elle a redécouvert certains livres lorsqu’ils sont tombés de ses étagères446 ». Il semble que la fragile et souple discrétion des écrits de l’avant-11 mars, même lorsqu’ils n’ont pas été lus à temps pour éviter la catastrophe, soit cela même qui les désigne pour aider leur lecteur à donner du sens au présent et à l’avenir. Pour continuer à pouvoir contribuer à les comprendre et à les lire, la littérature doit s’adapter et changer avec les catastrophes. Cela est d’autant plus vrai dans le cas de Fukushima. Dans son essai « Le temps sinistré, un seul traitement : sortir du nucléaire 447 », Saitô Tamaki rappelle le constat de l’émergence de formes de fictions qui sont autant de répliques des séismes, à l’image de la multiplicité des mondes émergeant dans le roman et dans les films d’après Kôbe (1995), imitant l’espace fractionné. Or ce qu’il suggère immédiatement à propos du 11 mars, c’est que la littérature sera dorénavant celle d’un temps fissuré par les crevasses du traumatisme. C’est au prix de ces évolutions que les livres continueront de « renseigner sur le désastre ambiant bien mieux que les communiqués officiels et les chaînes de télévision448 ». 443 Les différents livres en présence ne relèvent à coup sûr pas indistinctement de cette étiquette qui n’est qu’une proposition. Il est intéressant à vrai dire qu’à part Vollmann, leurs auteurs ne revendiquent pas avoir écrit des textes « écologiques », ce qui n’empêche pas de les lire comme tels. 444 La première correspond à la clôture énonciative des rapports d’experts réservés aux initiés ainsi qu’à ce « mélange de langue de bois et de scientificité incompréhensible » (Michaël Ferrier, op.cit., p. 80) qui tient lieu de commentaire médiatique en mars 2011, les secondes renvoyant à une circularité démocratique qui reste à construire. Cf. B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, 1999. 445 Cf. William T. Vollmann, op.cit., p. 44. 446 Yôko Tawada, op.cit., p. 97. 447 Saitô Tamaki, « Le temps sinistré, un seul traitement : sortir du nucléaire », in L’archipel des séismes, pp. 115-119. 448 Michaël Ferrier, op.cit., p. 58. 449 Hosaka Kazushi, « Vapeurs et grincements », in L’archipel des séismes, pp. 219-220. 450 Theodor Wiesegrund Adorno, « Critique de la culture et société » [1949], in Prismes [Prismen, 1955], traduction de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Payot, 1986, p. 26. 110 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 et depuis « irradiée malgré elle451 » : le département de Fukushima regorge de saveurs développées par sa nature généreuse et la particularité de son terroir. unité de mesure à l’autre égare la compréhension de tout un chacun face au risque radioactif. Entre les millisieverts et les becquerels dont parlent les autorités, « aucune des personnes rencontrées là-bas ne pouvait s’y retrouver 458 ». Prenant le contrepied du discours expert, il adopte le point de vue d’un béotien qui se documenterait. Plus ironique que Yôko Tawada ou Michaël Ferrier, il critique comme eux les slogans d’encouragement des masses et le mythe du sacrifice des liquidateurs. En dévoilant stylistiquement l’ignorance dans laquelle sont entretenus les peuples, tous suggèrent a contrario le savoir qu’ils peuvent atteindre rapidement s’ils s’en donnent les moyens. Ikezawa Natzuki invalide brillamment les sophismes de TEPCO concernant les aléas qui auraient soi-disant « dépassé toutes les prévisions », rappelant les prévisions minoritaires réduites au silence ainsi que les mouvements civiques d’opposition à la construction des centrales 459. Le travail littéraire de la mémoire désambiguïse les faits face aux discours officiels, permettant l’établissement de véritables responsabilités politiques, lesquelles coïncident le plus souvent, comme le rappelle Ferrier, avec ceux-là mêmes qui s’empressent de fuir le Japon. Ce que montre en fait la littérature, en rétablissant mensonges et vérités, c’est que Fukushima est une catastrophe qui procède aussi de l’ignorance de l’histoire et de la langue. L’essayiste en lutte contre les mythes scientistes Si le contexte de la pensée d’Adorno était la lutte qu’il menait dans l’après-guerre contre une culture des vainqueurs prétendant avoir rétabli la civilisation contre la barbarie alors qu’elle s’était contentée de refouler l’événement, l’histoire dont Fukushima est le nom occidental (« 11 mars » pour les Japonais) est elle aussi refoulée. L’analogie quasi unanimement ressentie et pensée avec l’après-guerre au Japon suggère qu’elle aussi a bien ses « vainqueurs » : ceux à qui profite, sinon l’irradiation, du moins la fission ; ceux qui combattent toute possibilité de le penser, telle la présidente d’Areva déclarant, « alors que ses salariés avaient été parmi les premiers à détaler comme des lapins au moment de l’explosion – que ce n’était pas une catastrophe nucléaire452 ». Dès lors qu’elle consiste en une radioactivité artificiellement élevée, en une désinformation manipulatrice et en un aggravement des inégalités sociales – ceux qui travaillent dans les centrales n’étant pas des héros mais simplement des « gens qui n’ont pas le choix453 » –, la catastrophe nucléaire est aussi peu « naturelle » que la guerre, et Yôko Tawada éclaire la façon dont le lobby nucléaire au Japon table sur une préservation de la possibilité du nucléaire militaire quand il défend sa branche civile, laquelle n’est pas avantageuse sur un plan strictement énergétique454. Le texte de Akasaka Norio est exemplaire du rôle de l’essayiste dans l’après-Fukushima : il prend la plume et s’engage sur un plan politique en affirmant qu’on « ne peut plus laisser la science moderne et sa technologie se présenter comme des effigies de Dieu455 » et en opposant à ce discours tissé de mythes déguisés en vérités expérimentales, la sagesse variée des savoirs populaires. La coutume de la churakasa (« belle variole »), sujet de son étude anthropologique, lui sert de modèle pour penser la possibilité d’« accueillir avec respect, d’amadouer et de renvoyer poliment » « ce contre quoi on ne peut pas lutter456 ». Congédiant tout langage statistique, le livre de Vollmann est bien lui aussi un essai en ce sens qu’il fait dialoguer les paroles plurielles des vaincus, de ceux dont le discours de l’expertise ne tient pas compte. La littérature est là pour donner sens au matériau anecdotique des vies malmenées de chacun, comme celle de l’ami du chauffeur de taxi conduisant l’auteur dans la zone, quittant son travail dans la centrale Dai Ichi pour vendre des nouilles mais rattrapé par la mort à 40 ans457. Si l’essai s’impose pour penser Fukushima, c’est qu’il pense toujours le collectif en l’articulant à l’échelle individuelle, celle du moi et de l’autre. Que peuvent apporter l’écocritique et plus largement la littérature au champ de l’écologie politique ? Rien si l’on pense la littérature comme le domaine des livres (classiques ou modernes), fondamentalement séparé du domaine des choses et des interactions réelles entre les hommes et le monde. Tout, dès lors que l’on entend au contraire par « littérature » une pratique de réajustement permanent entre les mots et les choses, soucieuse d’un régime ouvert et démocratique de communication et de circulation de la pensée au sein des sociétés. Contre les déclarations selon lesquelles « ce n’est pas le moment de faire de la littérature 460 », Haruki Murakami écrit que si « reconstruire les routes et bâtiments détruits est un travail dévolu aux spécialistes […], la régénération de l’éthique et des modèles est notre travail à tous. […] Dans cette vaste entreprise collective, les spécialistes des mots, c’est-à-dire nous, écrivains professionnels, devons proposer de participer à certains travaux. Nous devons relier nouvelle éthique et nouveaux modèles à de nouveaux mots. Pour y faire bourgeonner et grandir des récits neufs et vivaces. Des récits que nous devons pouvoir partager, tous ensemble 461. » La littérature participe bien de la recomposition permanente des communautés humaines, de leurs récits et de leurs discours. C’est ainsi que le cas de la catastrophe de Fukushima nous engage, plus clairement, plus dramatiquement et avec plus d’urgence peut-être que nul autre, à reconnaître son apport à l’écologie. La littérature dénonce les langages qui empêchent l’homme de se libérer du nucléaire Vollmann dénonce la façon dont le passage d’une 451 Sekiguchi Ryôko, « Le goût de Fukushima », in L’archipel des séismes, p. 280. 452 Michaël Ferrier, op.cit., p. 80. 453 Yôko Tawada, op.cit., p. 97. 454 Cf. id., pp. 100-101. 455 Akasaka Norio, « Toi, créature de l’autre rive, dis-nous ton nom », in L’archipel des séismes, p. 156. 456 Id., p. 157. 457 William T. Vollmann, op.cit., p. 77. 458 Id., p. 14. Cf. Ikezawa Natzuki, « Vers une pauvreté sereine », in L’archipel des séismes, pp. 262-267. 460 Jinno Toshifumi, op.cit., p. 182. 461 Murakami Haruki dans le journal Mainichi du 10 juin 2011, cité par Jinno Toshifumi, op.cit., pp. 181-182. 459 111 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Hache E. - L’écologie politique au prisme de la science fiction : du monde clos à l’univers infini et retour ? Emilie Hache, Sophiapol Au 17ème siècle, Kepler écrivait Le Songe, fiction d’un voyage sur la lune venant appuyer l’hypothèse galiléenne que les outils scientifiques de l’époque ne permettaient pas de prouver. Ce recours à la preuve d’ordre fictionnel, cad rhétorique, comme de l’ordre de l’éloquence, invente un nouveau genre de littérature qu’est la littérature scientifique, donnant à voir, à imaginer quelque chose dont on ne peut faire l’expérience. Ce voyage sur la lune, par le changement de point de vue qu’il opère, nous faisant passer du géocentrisme à sélénocentrisme, permet de faire voir, faire sentir que la terre peut bouger, peut être mobile. Depuis la fin du 19ème siècle, s’est inventé une littérature dite de science fiction, qui prend en compte nos techniques et nos sciences dans ses élaborations/narrations, qui explore et cherche à faire éprouver ce que c’est que vivre dans un monde hautement technologisé/scientificisé. Si une partie / un courant de cette littérature s’intéresse particulièrement à prolonger les hypothèses scientifiques elles-mêmes, une autre que je qualifierai de politique s’intéresse plutôt à imaginer les conséquences sociales et politiques de l’introduction de ces nouvelles propositions techniques et scientifiques dans notre monde. Comme dans les fictions scientifiques, le lien entre fiction et réel est complexe dans la littérature de science fiction, à savoir que le caractère fictionnel ne se réduit pas au sens auquel il a été largement relégué dans la modernité, un caractère irréel voire mensonger, mais ce dernier est au contraire pris au sens fort d’invention, accordant une importance cruciale à sa fonction heuristique. La fiction donne à voir et donc aussi à comprendre. Dans les deux cas, le ‘détour’ par la fiction ne se fait pas (que) par manque de savoir scientifique, mais leur association permet de construire de nouvelles questions, de nouvelles hypothèses. En revanche, contrairement à ces fictions scientifiques souvent réductibles à des expériences de pensée, cad cherchant à faire sentir un point particulier (par ex, la mobilité de la terre), la science fiction ‘politique’ construit des mondes, et ce sont ces mondes qui nous intéressent. En effet, l’objet de la science fiction ‘politique’ n’est pas tant celui de la preuve scientifique manquante/en attente que celui de la construction de mondes consistants dans lesquels sont mis à l’épreuve les conséquences politiques, morales et sociales de nos choix actuels. Or il semble particulièrement important d’intégrer dans notre réflexion sur l’écologie politique cette dimension spéculative de la science fiction associée à la contrainte de la crédibilité – tirer des possibles dont le monde actuel est gros –, cad de prêter à la dimension fictionnelle (au sens fort) du possible l’attention qu’elle mérite, afin de ne pas manquer ce dernier et ses multiples métamorphoses. Si le conte de Kepler fut contemporain voire co-inventeur du passage d’un monde clos à un univers infini, un des enjeux de la science fiction pour les sciences humaines est d’accompagner comme de faire éprouver le passage inverse d’un univers illusoirement infini à un monde clos sans fermer pour autant les possibles. 112 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Ferdinand M. - Écologie politique et pensées postcoloniales : Tentatives du « postcolonial ecocriticism ». seraient les apports d’une telle approche pour penser l’écologie politique ? Afin de répondre à ces questions, je m’intéresserai au récent courant d’études littéraires appelé « postcolonial ecocriticism » - écocritique postcoloniale - qui tente de penser les problèmes écologiques dans leurs relations historiques et politiques à un monde « décolonisé ». La restitution du processus mis en place par les études littéraires pour prendre en charge les complexités de l’articulation de l’écologie et du postcolonial, nous permettra d’effectuer un retour réflexif sur la manière dont est pensée l’écologie politique aujourd’hui. Malcom Ferdinand Doctorant en Philosophie Politique LCSP Université Paris Diderot Depuis la fin de la 2nd guerre mondiale, de nombreuses sociétés issues principalement des anciens empires coloniaux européens sont apparues sur la scène du monde en tant qu’États indépendants. Ces divers processus de décolonisation ont entraîné une reconfiguration géopolitique du monde et ont confronté ces sociétés à la complexe tâche d’ériger des États et des institutions pérennes à la suite des expériences de dominations coloniales. Aux prises avec ces héritages de « situations coloniales »462, ces sociétés doivent également faire face aux exigences tant locales que globales de gestion écologique de l’environnement. Celles-ci de par leurs spécificités historiques appellent-elles à développer des manières spécifiques de penser l’écologie politique ou au contraire, l’écologie politique attestant de problèmes écologiques, socioéconomiques et politiques communs serait-elle le lieu d’un universel bienveillant? Comment l’écologie politique s’articule-t-elle alors à ce qu’Achille Mbembé nomme une « pensée postcoloniale »463 portée par le développement des études postcoloniales depuis les années 1980 ? Cette interrogation tente de rapprocher deux ensembles de questions a priori distincts. D’un côté, nous trouverions une interrogation propre aux diverses pensées de l’écologie et de l’écologie politique à l’origine d’un ensemble de travaux théoriques principalement en sciences politiques, philosophie, anthropologie et plus récemment en histoire et en sociologie. D’un autre côté, le terme « postcolonial » renvoie à un courant de pensée né dans les universités nord américaines qui s’interrogent sur les modalités et configurations sociopolitiques des différentes situations coloniales, sur leurs conséquences et leurs héritages. Depuis les années 1980, un ensemble de travaux académiques a été produit à partir des disciplines des sciences humaines et principalement à partir de la littérature. En s’appuyant sur des auteurs comme Frantz Fanon, Edward Saïd, Albert Memmi ou encore Homi Bhabha, les études postcoloniales ont œuvré à remettre en cause les formes d’un « universalisme occidental » en insistant sur la possibilité d’autres histoires, d’autres épistémès et cosmologies. Les tentatives de penser ensemble ces deux questionnements s’avèrent relativement rares et, à quelques exceptions près, se traduisent souvent par la simple extension de l’un à l’autre. Dans ces tentatives, ou bien les sociétés postcoloniales se révèlent être simplement des espaces et territoires supplémentaires sur lesquels peut s’appliquer une philosophie ou une éthique écologique construite préalablement, ou bien l’écologie est saisie comme argument supplémentaire à une critique anticoloniale sans véritablement établir de dialogue. En quoi une telle articulation serait-elle pertinente ? Quels 1. Naissance de l’écocritique postcoloniale L’écocritique postcoloniale se prête particulièrement bien à notre interrogation en ce qu’elle est issue de la rencontre entre deux champs tenus pour distincts : l’écocritique et les études postcoloniales. A l’instar d’autres disciplines aux États-Unis, les études littéraires opérèrent un « tournant vert », qui se produisit au début des années 1990 donnant naissance à l’« écocritique ». Ce terme fut utilisé la première fois en 1978 par William Rueckert dans son essai « Literature and ecology : an experiment in ecocricism »464, terme qu’il définit comme : « L’application de l’écologie et des soucis écologiques à l’étude de la littérature» 465. Hormis quelques rares publications466, l’écocritique commença sous l’impulsion de Cheryl Glotfelty, la première professeure de littérature et d’études environnementales au début des années 1990. Œuvrant à « contribuer à une restauration environnementale, pas simplement dans [leur] temps libre, mais à l’intérieur de [leurs] capacités de professeurs de littérature 467», Glotfelty et d’autres académiques publièrent en 1996 The ecocriticism reader, recueil d’articles considérés comme fondateurs du champ. Qu’estce donc que l’écocritique ? Comment la littérature se saisitelle de la question environnementale? « Simplement, répond Glotfelty, l’écocritique est l'étude de la relation entre la littérature et l'environnement physique» 468. Elle poursuit ainsi : «[si] nous acceptons la première loi de l’écologie posée par Barry Commoner postulant que « tout est relié à tout le reste », nous devons conclure que la littérature ne flotte pas au-dessus du monde matériel dans une sorte d'éther esthétique, mais au contraire, joue un rôle dans un système mondial extrêmement complexe, dans lequel l'énergie, la matière et les idées interagissent. » 469 Concrètement, à travers des textes littéraires, et principalement des textes provenant de l’Amérique du Nord, les critiques littéraires tentent de penser les différentes conceptions et relations à la nature qui y sont développées. Depuis 1996, de nombreuses publications dans ce champ ont vu le jour aux États-Unis et des 464 Republié dans Glotfelty, Cheryll & Fromm, Harold (ed), The ecocriticism reader : landmarks in literary ecology, London, University of Georgia Press, 1996. 465 Ibid, pp. XIX-XX, « the application of ecology and ecological concern to the study of literature » » traduit par l’auteur. 466 Cf Waage, Frederick (ed), Teaching environmental literature : materials, methods, resources, New York, The Modern Language Association of America, 1985. 467 Glotfelty, Cheryll & Fromm, Harold (ed), The ecocriticism reader…, p. XVIII. 468 Ibid. 469 Ibid, p. XIX. 462 Balandier, Georges, “La situation coloniale: approche théorique”, In Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1951, pp. 44-79. 463 Mbembé, Achille, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? (entretien), In Esprit, Paris, 2006, pp. 117-133. 113 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 programmes universitaires d’écocritique ont été mis en place. anthropocentriste. Ces critiques d’un courant et de l’autre souffrent inéluctablement d’une abusive homogénéisation de part et d’autre. L’image d’une écocritique exclusivement préoccupée par la nature vierge et celle des études postcoloniales insoucieuses des problèmes écologiques ne permettent pas de retracer la diversité des approches existant au sein même de ces deux courants. Néanmoins ces deux extrêmes indiquent un espace au sein duquel l’écocritique postcoloniale s’insère. 1.1 Critiques du postcolonial à l’écocritique Hormis son développement tardif, l’écocritique par bien des aspects reproduit les façons dont les questions écologiques furent saisies aux États-Unis par les autres disciplines. Depuis le début des années 2000, ce courant est sujet à des critiques provenant des études postcoloniales. En premier lieu, la spécialisation de ce courant sur l’étude de textes littéraires américains enfermant la compréhension des questions écologiques dans les frontières nationales de la littérature américaine fut critiquée à travers un ensemble d’articles et livres récents tels que Decolonizing Nature : Strategies for Conservation in a Post-colonial Era de William Adams et Martin Mulligan (2003) et Environmental Ethics for a Postcolonial World de Deane Curtin (2005). Une telle approche faillit à saisir la mondialité transnationale de la crise écologique contemporaine et occulte également les liens intrinsèques entre l’histoire impériale et les concepts de la nature470. En second lieu, la prédominance de la traduction des crises écologiques en termes de souci pour une nature vierge, pour une « wilderness » contribua à présenter ce courant comme un avatar d’un environnementalisme américain tendant à occulter les autres cosmologies, épistémès et généalogies du mouvement environnemental et à restreindre la compréhension des questions écologiques à leurs dimensions éthiques. La critique d’un nationalisme écologique américain et d’une dépolitisation des questions écologiques fut déjà formulée à l’égard de l’environnementalisme américain par Ramachandra Guha dans un article de 1992. Guha affirme que l’une des raisons pour lesquelles le mouvement environnemental américain n’a pas inscrit le penseur Lewis Mumford dans sa généalogie, privilégiant le biologiste et forestier Aldo Léopold et le naturaliste John Muir, tient précisément à l’opposition de Mumford au « nationalisme nord-américain et à son expression extrême : l’isolationnisme »471. En somme, ces critiques témoignent d’une translation de la critique postcoloniale amenée notamment par l’ouvrage L’Orientalisme d’Edward Saïd à la manière dont l’écologie et les philosophies environnementales sont abordées. Elles dénoncent ainsi un « orientalisme vert » qui serait à l’œuvre et tentent à leur façon de « provincialiser l’écocritique américaine »472 reprenant l’expression de Dipesh Chakrabarty473. De son côté l’écocritique formula des critiques à l’égard des études postcoloniales. Celles-ci, exclusivement préoccupées par les questions de dominations politiques et sociales, occulteraient les problèmes écologiques et surtout demeureraient prisonnières d’une approche 1.2 Ecocritique postcoloniale Les publications de Caribbean literature and the environment, between nature and culture d’Elizabeth M. DeLoughrey, Renée K. Gosson et George B. Handley en 2005 , de Postcolonial Ecologies, littérature of the environnement en 2011 par les mêmes auteurs, celles de Postcolonial environments de Pablo Mukherjee en 2010 et de Postcolonial ecocriticism de Hugh Graham et Hellen Tiffin en 2010, marquent la naissance de ce courant. Ces livres, collections d’articles de chercheurs qui se revendiquent du courant du postcolonial ecocriticism comportent des études de textes littéraires d’écrivains provenant de sociétés en situation postcoloniale tels que le Nigérian Ken Saro-Wiwa, l’Indienne Arundhati Roy et le Saint-lucien Dereck Walcott, et se donnent pour tâche de réfléchir à la question de l’environnement, de la gestion écologique des espaces et du rapport de ces sociétés à ces problèmes. Ce courant, bien que constitué de plusieurs académiques qui se reconnaissent plutôt dans les études postcoloniales, ne tient pas à privilégier la perspective postcoloniale à celle de l’ecocritique mais bien à tenir ces deux approches en tension. Pour Pablo Murkherjee, cette articulation s’avère indispensable à la fois dans les études postcoloniales et à la fois dans l’écocritique : « Sûrement, affirme Pablo Murkherjee, tout champ prétendant théoriser les conditions globales du colonialisme et de l'impérialisme (appelons-les études postcoloniales) ne peut que considérer l'interaction complexe des catégories environnementales telles que l'eau, la terre, l'énergie, l'habitat, la migration avec des catégories politiques ou culturelles telles que l'État, la société, les conflits, la littérature, le théâtre, les arts visuels. De même, un champ prétendant attacher de l'importance interprétative aux questions environnementales (appelons- les éco / études environnementales) doit être en mesure de retracer les coordonnées sociales, historiques et matérielles des catégories telles que les forêts, les rives, les bio-régions et des espèces » 474. 2. De l’impérialisme écologique Au-delà des critiques faites d’un courant à l’autre, les tenants de l’écocritique postcoloniale avancent une série d’arguments justifiant la nécessité d’articuler les questions écologiques à une pensée postcoloniale qui reposent essentiellement sur les relations particulières liant l’empire à l’environnement qui relèvent ici de trois ordres. Tout d’abord ces relations sont historiques. Les travaux d’historiens tels qu’Alfred Crosby dans Ecological imperialism, Richard Grove dans Green imperialism, Carolyn Merchant dans Ecological revolution, et mais aussi Jr Mc Neil dans Mosquitoe empires témoignent des 470 Delouhgery, Elizabeth & Handley George (ed), Postcolonial Ecologies, literatures of the environment, New York, Oxford University Press, 2011, p. 20. 471 Guha, Ramachandra, « Lewis Mumford un écologiste nordaméricain oublié », In Ecologie et politique, n°3-4, pp.116-138. 472 Jessy Oak Taylor, “ Toward Postcolonial Ecocriticism?: Avenues for Intervention on Interdisciplinary Terrain”, In Anthony Vital et Hans-Georg Erney (ed), Journal of Commonwealth and Postcolonial Studies Vols. 13.2 - 14.1 : Postcolonial Studies and Ecocriticism, 2006-2007, p. 187. 473 Chakrabarty, Dipesh, Provincialiser l’Europe, la pensée postcoloniale et la différence historique, (trad. par Olivier Ruchet et Nicolas Vieillescazes), Paris, Editions Amsterdam, 2009. 474 Mukherjee, Pablo, “Surfing the Second waves: Amitav Ghosh’s Tide country”, In New Formations, vol. 59, pp. 144-157, cité par Tiffin, Hellen & Graham, Hugh, Postcolonial Ecocriticism…, p. 2. 114 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 changements environnementaux engendrés dans le monde par l’expansion impériale européenne aboutissant à la création de nouveaux écosystèmes et l’institution de nouveaux rapports à l’environnement. Ces relations sont également épistémiques. Carolyn Merchant montre comment le processus de colonisation de la Nouvelle Angleterre aux États-Unis entraîna des changements radicaux de paradigme des rapports à la terre, à la propriété, à la production et aux animaux. Ces changements radicaux ont contribué à aliéner par endroit les relations des anciens colonisés à leur environnement, à leur terre, à leur écoumène. « Pour l’autochtone, affirme Edward Saïd, l'histoire de la servitude coloniale est inaugurée par la perte de localité au profit de l'étranger; son identité géographique doit ensuite être recherchée et rétablie… En raison de la présence de l'étranger colonisateur, la terre est recouvrable d'abord que par l'imagination »475. C’est précisément dans ce travail de récupération par l’imagination que les études littéraires se révèlent d’un apport indispensable à la compréhension de l’impérialisme et des problèmes écologiques. Enfin, ces relations entre empire et environnement peuvent être aussi d’ordre philosophique. Pour Helen Tiffin et Hugh Graham l’expression « impérialisme écologique » indique la communauté des bases philosophiques d’une rationalité à l’œuvre dans les dominations politiques soustendant les colonialismes, néocolonialismes et impérialismes dans les dégradations écologiques résultant de l’exploitation de ressources renouvelables. Tiffin et Graham avancent la nécessité « de reconnaître les formes de la raison instrumentale qui considèrent la nature et l'animal, [comme] autres, étant soit externes aux besoins humains, et dont on peut effectivement se dispenser, ou comme étant en service permanent à eux, et donc une ressource infiniment renouvelable »476. Ces relations philosophiques pour Tiffin et Graham trouvent deux autres itérations. Elles se déclinent d’une part sous le terme de biocolonisation comprenant l’exploitation disproportionnée des ressources du tiers-monde, l’expérimentation génétique et biotechnologique dans les pays pauvres et les vols de plantes indigènes pour fabriquer des médicaments à destination des pays riches. D’autre part cette rationalité serait également à l’œuvre à travers les manifestations d’un « racisme environnemental » défini par le philosophe américain de l'environnement Deane Curtin comme « la connexion, en théorie et en pratique, de la race et de l'environnement où l'oppression de l'un est connecté, et soutenu par l'oppression de l'autre »477. Pour exemple, le mouvement de justice internationale aux États-Unis fit état dès 1991 d’une discrimination des populations noires, indiennes américaines et sud américaines vis-à-vis de l’exposition à des sites et décharges toxiques potentiellement dangereux pour la santé. Ces relations historiques, épistémiques et philosophiques entre empire et environnement témoignent avant tout d’une intimité entre les processus politiques sociaux des dominations coloniales et postcoloniales et les questions de préservation écologiques de l’environnement. C’est précisément cette intimité qui perdure encore en dépit des processus de décolonisation et qui justifie l’effort revendiqué par l’écocritique postcoloniale de tenir ensemble la pensée postcoloniale et l’écologie. 3. De l’écocritique postcoloniale à l’écologie postcoloniale Cette présentation de la genèse et de la démarche de l’écocritique postcoloniale montre que la discipline de la littérature est aussi un lieu où se posent les questions qui traversent l’écologie politique. C’est dans cette perspective qu’Alain Suberchicot fonde l’espoir qu’à travers les littératures de l’environnement et des savoirs écologiques, « l’art du langage sera d’un apport déterminant pour construire autrement ce qui a besoin d’être reconstruit »478. Si les études littéraires se saisirent tardivement des questions écologiques, il me semble qu’ici, à travers l’écocritique postcoloniale elles ont une longueur d’avance dont pourrait bénéficier l’écologie politique. Puisque ce colloque est également le lieu d’une interrogation sur l’inscription disciplinaire de l’écologie politique dans les sciences sociales, l’exemple de l’écocritique postcolonial nous conduit à ne pas occulter les questions et les critiques portées à ces mêmes sciences sociales par le tournant postcolonial des années 1980. Loin de réduire l’écologie aux faits impériaux et coloniaux, l’écocritique postcoloniale incite au contraire à enrichir la pensée d’une écologie politique. L’enjeu d’une telle articulation est au moins double. Il s’agit d’une part de penser les possibilités d’appréhender les spécificités des faits sociaux et politiques associés aux questions environnementales dans les nombreux pays anciennement colonisés. Il s’agit d’autre part de penser l’inscription des réflexions amenées par l’écologie politique sur la scène d’un monde « décolonisé » parcouru par les spectres des empires coloniaux européens. En effet, si l’une des particularités des questions écologiques est précisément leurs désinvoltures pour les frontières nationales et étatiques alors toute écologie politique ne peut se passer d’une réflexion sur les situations postcoloniales dans le monde. Aussi le courant de l’écocritique postcoloniale invite-t-il l’écologie politique à prendre en charge la pensée postcoloniale, non pas comme un geste de bonne volonté afin de comprendre l’Autre, sa culture, ses cosmologies et ses épistèmês, mais plutôt en tant que démarche indispensable à la saisie de la singularité de l’inscription mondiale de la crise écologique. 475 Edward Said, Culture and imperialism, New York, Vintage, 1994, p. 77, (traduit par l’auteur), (cité par Deloughrey et Graham, op.cit., p. 3). 476 Tiffin, Hellen & Graham, Hugh, Postcolonial Ecocriticism, …, p. 4. 477 Deane Curtin, Environmental ethics for a postcolonial world, Lanham, Md Rowaman & Littlefield, 2005, p. 145. (cité par Tiffin et Graham, op.cit., p.4). 478 Suberchicot, Alain, Littérature et environnement, Pour une écocritique comparée, Paris, Editions Champions, 2012. 115 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Ici, une correction s’impose. On peut certes avoir au premier abord l’impression que les Kesh ont rejeté la technique ; après tout, l’ethnologue s’écrie elle-même, s’adressant à une archiviste Kesh : « Nièce, vous êtes une sacrée luddite ». Cependant, l’archiviste lui répond aussitôt : « Mais non, j’aime les machines. Ma machine à laver est une vieille amie »482. Une lecture un tant soit peu attentive montre donc que cette impression est trompeuse, ce qui est d’ailleurs manifeste dans le texte de Gross et Levitt : ils nous affirment en effet tout à la fois, de manière contradictoire, que les Kesh ont rejeté la technique, et qu’ils font usage de machines à vapeur et de l’électricité. Comment cet usage pourrait-il ne pas relever de la technique ? Il s’agit certes d’un usage minimal, mais qu’y a-t-il d’horrible là-dedans ? Les Kesh utilisent la technique pour satisfaire leurs besoins, ils la contrôlent et n’en sont pas dépendants. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle est peu apparente. Mais il y a, donc, des machines à laver, il est clair que leurs métiers à tisser fonctionnent à l’électricité, et il semble que toutes leurs maisons disposent de celle-ci (L’un des textes rassemblés est la biographie de Pic Doré de la Serpentine de Telina-na, et elle nous raconte que son père « réparait et réinstallait les panneaux solaires, les collecteurs, les lignes et les appareils dans les maisons et les remises »483 ; elle apprend son art, et fait allusion à ses interventions dans plusieurs maisons différentes). En outre, « l’enseignement de l’utilisation des ordinateurs faisait partie de l’éducation courante »484. Autant d’éléments qui interdisent donc de parler sérieusement de rejet de la technique. Il n’est pas sûr même que l’on puisse parler de l’emploi exclusif de « techniques douces », car je n’ai jamais entendu ce terme appliqué à des locomotives à vapeur, que les Kesh utilisent pourtant. D’un autre côté, pour Naess, cette expression est synonyme de techniques « “proches”, parce que ce dont les choses sont faites doit provenir du voisinage, ou au moins de régions aussi proches que possibles »485. En ce sens, les techniques des Kesh sont bien des techniques douces, ou proches. Cette caractérisation des techniques douces est donnée par Naess lorsqu’il dresse la liste des dix propriétés essentielles d’une communauté locale verte désirable. Neuf d’entre elles sont indubitablement présentes dans la société des Kesh, la seule que l’on semble ne pas y rencontrer étant celle qui, dans un souci d’organisation rationnelle, introduit ce qui pourrait être vu comme un soupçon d’étatisme : « Certaines communautés locales doivent prendre soin des institutions centrales nécessaires au fonctionnement global de la société »486. Il n’est donc pas surprenant que cette société paraisse de prime abord attrayante à ceux qui, animés d’un esprit libertaire, et indépendamment même des questions écologiques, rejettent l’autoritarisme, la violence, l’exclusion et les inégalités qui fleurissent dans nos sociétés industrielles capitalistes. Au-delà des questions d’organisation sociale, il y a également dans la société des Kesh, sans peut-être que l’on puisse jusqu’à parler d’égalitarisme biosphérique, un net refus de l’anthropocentrisme ; Gross et Levitt l’expriment très bien, en une seule phrase : chez les Kesh, « “une Gautero J.-L. - La vallée de l’éternel retour, la science et l’écologisme radical Jean-Luc Gautero, Université de Nice Sophia Antipolis, CRHI [email protected] La rédaction d’un article sur la guerre des sciences vue à travers la science-fiction m’a conduit, il y a peu, à me repencher sur l’ouvrage de Gross et Levitt Higher Superstition, que j’avais déjà étudié à l’époque de l’affaire Sokal. J’y avais remarqué à l’époque leurs imprécations à l’encontre d’un « environnementalisme radical » qui « condamne la science comme incarnant l’instrumentalisme et l’aliénation de l’expérience directe de la nature, qui sont les sources jumelles d’une apocalypse écologique finale (ou imminente) »479 . Je n’avais pas noté alors que le chapitre 6, qu’ils consacraient plus précisément à cet « environnementalisme radical » s’ouvrait sur un ouvrage de science-fiction, Always Coming Home (en français : La vallée de l’éternel retour), d’Ursula Le Guin. Les raisons de ma relecture ont en revanche attiré mon attention sur ce début de chapitre, et sur ce roman, remarquable en ce que, comme d’autres ouvrages de la même auteure, il nous présente une utopie ambiguë — mais il s’agit cette fois d’une utopie écologique, et l’ambiguïté est telle que l’on pourra s’interroger sur la réalité de son caractère utopique. Il nous permettra également d’examiner l’affirmation de Gross et Levitt selon laquelle l’écologie politique radicale serait radicalement antiscience. Quoiqu’ils ne le mentionnent pas, je prendrai Arne Naess comme penseur écologiste de référence, d’une part parce que, à défaut de s’en prendre à lui, ils s’attaquent à l’écologie profonde, qu’il a théorisée, et d’autre part parce que son ontologie relationnelle le rattache bien à ce « perspectivisme » qui est pour eux la caractéristique commune de leurs cibles. Le roman de Le Guin étant peu connu du public francophone, il convient pour commencer de le présenter. Je le ferai en reprenant ce qu’en écrivent Gross et Levitt, car malgré quelques erreurs, tout n’est pas faux dans leur discours : « Le décor est une Amérique du Nord peuplée de tribus séparées les unes des autres politiquement et culturellement, qui ont à peine conservé la mémoire des jours où un État-nation s’étendait sur un continent. Le conte se concentre sur l’un de ces groupes, les Kesh, dont les manières et les coutumes, quoiqu’elles soient l’invention de Le Guin, rappellent fortement celles des Indiens d’Amérique avant l’arrivée de Colomb. La culture des Kesh est décrite de manière approfondie dans le roman : c’en est le véritable héros »480. Le livre ne se présente d’ailleurs pas vraiment comme un roman, mais plutôt comme un recueil de documents et de dialogues rassemblés par une ethnologue pour présenter cette culture. « L’aspect le plus étrange de la culture des Kesh est le point auquel elle a rejeté non seulement la technique en tant que telle (les Kesh vivent près de la nature, avec un usage minimal de la machine à vapeur et de l’électricité, et tout artefact qu’ils produisent est fait à la main et possède les qualités d’un objet d’art) […] »481. 482 Le Guin, La vallée de l’éternel retour, tr. Isabelle Reinharez, Actes Sud, 1994, p. 395. 483 Le Guin, op. cit., p. 359. 484 Le Guin, op. cit., p. 196. 485 Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie (ECSV), ch. 6, tr. Charles Ruelle, éditions MF, 2008, p. 216. 486 Id., p. 145. 479 Paul Gross et Norman Levitt, Higher Superstition : The Academic Left and Its Quarrels with Science, John Hopkins University Press, p. 5, ch. 1, « Sources of Indignation ». 480 Gross et Levitt, op. cit., ch. 6, p. 149. 481 Ibid. 116 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 personne” peut se référer à un ours, à un daim, à un arbre, ou même à un rocher »487. Plus qu’à Naess, il est impossible ici de ne pas penser à Latour : la civilisation des Kesh est non moderne, en ce qu’elle fait participer, sur un pied d’égalité, actants humains et non humains ; elle ne connaît pas de « Grande Coupure » : « on a affaire à une langue et à un mode de pensée où l’on ne fait aucune distinction entre histoire humaine et naturelle, fait subjectif et perception, où il n’y ait d’enchaînement chronologique ou causal qui soit considéré comme un reflet acceptable de la réalité, et où le temps et l’espace sont si embrouillés que l’on ne sait jamais avec certitude si nos interlocuteurs parlent d’une ère ou d’une aire »488. Gross et Levitt prolongent leur affirmation fausse sur le rejet de la technique par une autre affirmation tout aussi fausse, ou tout aussi révélatrice de leur état d’esprit. Car, poursuivent-ils, non seulement la culture des Kesh a rejeté la technique en tant que telle « mais aussi tout l’ensemble d’attitudes et d’obsessions de ce que nous tendons à penser comme la civilisation »489. Non pas certaines attitudes et obsessions, mais tout leur ensemble. Or les Kesh ont une vie artistique et culturelle intense, beaucoup de théâtre, de danses, de chants, de livres. Certes — il s’agit là sans doute d’une conséquence de la sixième des propriétés énumérées par Naess (« La culture et le divertissement ont un haut degré de couleurs locales »490) — cette vie artistique et culturelle n’est pas le produit d’une industrie culturelle : les livres ne sont pas imprimés à des milliers d’exemplaires en vue de commercialisation, ils sont donnés, en tirage limités, à des gens dont l’auteur pense qu’ils vont les apprécier, charge à eux de les transmettre après les avoir lus ; on peut être choqué d’apprendre qu’ils sont finalement détruits, mais n’est-ce pas le cas aussi de nos livres, qui souvent sont mis au pilon sans même avoir été ouverts ? Il n’y a pas de films regardés d’un bout à l’autre de la planète, pas de séries télévisées, et je pense que personnellement un certain nombre de ces spectacles me manqueraient. Je n’irais pas pour autant jusqu’à estimer qu’une société dans laquelle ils n’existeraient pas mais où très régulièrement, allant de ville en ville, des troupes artistiques viendraient présenter leurs créations, manque de tout « ce que nous tendons à penser comme la civilisation ». On m’objectera que je fais un faux procès à Gross et Levitt. Ce n’est pas de l’industrie culturelle qu’ils déplorent l’absence, car ils mentionnent ensuite des éléments « de ce que nous tendons à penser comme la civilisation » qui semblent effectivement faire défaut à la culture des Kesh : « Ils n’ont pas d’intérêt pour la science abstraite. Leur philosophie est incorporée dans leur mythologie. Ils ne se préoccupent pas non plus d’histoire ni de théorie sociale, ni de se pencher sur la destinée de l’homme. L’idée de connaissance pour la connaissance leur est étrangère »491. Mais ce ne sont pas pour ces deux auteurs de simples éléments, c’est, répétons-le, « tout l’ensemble » de la civilisation : ce qui revient à dire que pour eux, la civilisation se limite à la connaissance pour la connaissance, à la connaissance factuelle et théorique, avec un mépris complet de l’art en tant qu’il est aussi (et surtout) producteur d’émotions esthétiques. Il est parfaitement compréhensible que, face à une telle arrogance scientiste qui se présente comme défense de la science, certains préfèrent fuir la science et la raison. Sans partager la conception restrictive que Gross et Levitt se font de la civilisation, on peut néanmoins trouver comme eux préoccupant que les Kesh n’étudient pas la mécanique quantique ni la mécanique relativiste, ni les disciplines qui auraient pu leur succéder au gré des changements de paradigme, qu’ils ne se soucient pas d’aller dans l’espace explorer de nouveaux mondes étranges, de découvrir d’autres vies, d’autres civilisations et d’avancer vers l’inconnu. Est-ce à dire qu’Ursula Le Guin voudrait suggérer que l’utopie écologique n’a pas besoin de science, n’a pas besoin d’une recherche de la connaissance pour la connaissance (dont relève l’exploration de l’univers), peutêtre même que celles-ci sont incompatibles avec l’utopie écologique ? Sans doute Naess lui-même n’exprime-t-il, bien au contraire, aucune hostilité à l’égard des mathématiques avancées, regrettant à propos de nos sociétés contemporaines : « on n’apprend que peu de choses à propos des conjectures mathématiques hardies comme celles de la théorie des nombres ; on n’apprend que peu de choses à propos des fractions continues et des nombres transfinis »492 ; il déplore de même que l’enseignement de la chimie n’y soit que peu développé 493, et envisage sans horreur les « théories sur l’évolution de la conscience embrassant l’univers tout entier »494. Le sentiment d’un auteur, aussi important soit-il pour la théorisation de l’écologie, n’est pas cependant un argument suffisant. Trouvons-nous donc dans le livre de Le Guin des raisons d’opposer science et écologie radicale ? Ce serait peut-être le cas si le livre dépeignait vraiment un modèle à suivre. Mais de même qu’un effet de perspective fait croire à Gross et Levitt que la technique est absente dans une société où elle est bien présente, seule une lecture trop rapide peut laisser penser que la société des Kesh est une véritable utopie écologique : le refus de l’anthropocentrisme que manifeste son organisation est loin d’être une valeur partagée, et la formule qu’un humain doit dire lorsqu’il est amené à tuer un animal n’est la plupart du temps qu’une formule creuse répétée mécaniquement, « souvent bafouillée sans y mettre ni sens ni sentiment »495. La réalisation de Soi que prône Naess ne peut s’accomplir si « l’étroitesse de l’ego du petit enfant ne se déploie pas en un soi qui devienne une structure compréhensive, capable d’embrasser la totalité des humains » (chez Spinoza), et, audelà, chez Naess lui-même, toutes les formes de vie 496. Mais nombre de Kesh n’ont même pas conscience du lien qui lie tous les êtres humains entre eux : sinon, comment une fierté mal placée pourrait-elle amener les habitants d’une communauté à escroquer ceux d’une autre plutôt que de reconnaître que leurs récoltes sont mauvaises497, comment une guerre pourrait-elle éclater entre deux communautés seulement parce que les cochons de l’une ont envahi le territoire de chasse de l’autre498 (et il importe peu que les guerriers, qui ne représentent d’ailleurs qu’une toute petite partie de leur tribu, aient largement été influencés par une société voisine bien plus belliqueuse et centralisatrice, bien 492 Arne Naess, The Ecology of Wisdom, section 5, « Industrial Society, Postmodernity and Ecological Sustainibility » »Western Schools and European Unity », Counterpoint, 2008, p. 285. 493 Ibid. 494 Naess, ECSV, p. 280. 495 Le Guin, op. cit., p. 120. 496 Naess, ECSV, p. 138. 497 Le Guin, op. cit., p. 175-189. 498 Le Guin, op. cit., p. 166-167. 487 Gross et Levitt, op. cit., p. 152. Le Guin, op. cit., p. 198. 489 Gross et Levitt, op. cit., p. 149-150. 490 Naess, ECSV., p. 216. 491 Gross et Levitt, op. cit., p. 150. 488 117 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 moins écologique que celle des Kesh) ? L’usage intelligent de la technique n’est pas le résultat d’un choix consciemment assumé : « l’“écosystème technologique” de l’âge industriel » est devenu impossible « sur une planète presque privée de la plupart des combustibles fossiles et autres matériaux à partir desquels cet âge industriel s’était bâti »499. Il n’y a là que l’un des « résidus de l’ère industrielle », un résidu exceptionnellement heureux, alors que la plupart sont désastreux : « courte espérance de vie, taux élevé de maladie congénitale provoquant l’invalidité »500. Puisque la société des Kesh, même si elle a des côtés plaisants, n’est pas une utopie écologiste, l’absence de la science n’y suggère en rien l’incompatibilité entre science et écologie. Bien plus, Gross et Levitt, dans leur présentation du livre, nous montrent, sans bien sûr en tirer les conséquences, que les deux y coexistent sans difficultés : car « en parallèle avec la culture humaine des Kesh et des autres tribus, il y a une “culture” d’ordinateurs conscients, avec lesquels les Kesh sont à l’occasion en contact. Les machines sont disposées à révéler aux Kesh qui en seraient curieux les détails de théorie scientifique ou d’histoire qu’ils pourraient chercher. L’important est que les Kesh ne sont simplement pas intéressés. Leur monde de mythes, de rituels, de chansons, et la lente rotation des saisons les satisfait. La science et la connaissance s’étendent ; mais cette expansion est le domaine des ordinateurs, qui envoient des sondes vers les étoiles lointaines et recherchent les faits de l’histoire dans les ruines des civilisations humaines antérieures »501. Nous n’avons que peu d’informations sur l’organisation sociale des ordinateurs, mais nous savons cependant qu’eux aussi sont regroupés en « communautés indépendantes, autonomes et autoréglées », sur « quelque onze mille sites » dont « la plupart […] étaient petits, moins d’un arpent ». Certes, « plusieurs immenses cités du désert servaient de stations expérimentales et de centres de fabrication, ou encore contenaient des accélérateurs, des rampes de lancement, etc. »502 Mais Naess, parlant bien sûr des humains, considère que dans certaines circonstances « les grandes concentrations au sein de petits espaces sont nécessaires pour minimiser les effets dévastateurs […] sur les autres types de vie »503. L’essentiel est que les ordinateurs, dont la société constitue ce que les Kesh appellent « la cité de la pensée », respectent leur environnement, en raison même de leur finalité qui est l’accroissement de la connaissance (en somme, parce qu’ils veulent développer la science, et ne veulent que cela) : « Tous les équipements de la cité étaient souterrains et abrités sous un dôme, pour parer les préjudices portés à l’environnement extérieur »504 ; « il était dans l’intérêt de la cité de maintenir et d’entretenir la diversité de formes et de modes d’existence composant la substance de l’information qui informait son existence »505. De la façon même dont il est défini, on perçoit bien que cet intérêt n’est pas un étroit intérêt matériel. Les ordinateurs savent que les divers êtres qui peuplent l’univers sont constitutifs de leur existence même, et qu’en s’attaquant inconsidérément à ces êtres, c’est celle-ci qu’ils appauvriraient — ce n’est donc que par commodité que j’ai utilisé l’expression inappropriée : « leur environnement ». Ils sont aussi proches que peuvent l’être des entités mécaniques de la réalisation de Soi qui « dans la systématisation de l’Écosophie T » indique pour Naess « un type de perfection »506. L’ethnologue poursuit, à propos de la cité de la pensée : « Donc on n’y détruisait rien. Et n’y favorisait rien. Elle semble n’avoir interféré de quelque façon que ce soit avec aucune autre espèce »507. C’est ici sa description qui est inappropriée dans un souci de simplicité : une absence d’interaction est bien sûr impossible. Mais les ordinateurs limitent les interférences au minimum, par respect des autres êtres. « Les métaux et les autres matériaux bruts nécessaires à leurs équipements et aux expériences techniques étaient extraits par leurs extensions robotisées dans des zones contaminées, sur la Lune ou d’autres planètes »508. Même là, cependant, « cette exploitation semble avoir été aussi prudente qu’efficace »509. « La cité, qui n’avait pas l’usage de machinerie lourde », a ainsi développé « une technologie quasi-éthérée […] — même les vaisseaux spatiaux et les stations n’étaient que nerf et gaze »510. « La cité n’avait pas la moindre relation avec la vie des plantes, sauf pour les observer, en tirer des données. Sa relation avec le monde animal était semblablement limitée. Il en était de même de sa relation avec l’espèce humaine »511. On a donc un exemple d’égalitarisme biosphérique parfait, ou presque, car en fait, l’espèce humaine est un peu privilégiée, non par principe, mais parce que, en raison de son histoire, c’est la seule avec laquelle la cité peut pratiquer « l’échange bilatéral d’information »512. C’est ainsi que la cité conserve le souvenir de tous les livres qui ont été publiés puis détruits — on pourrait dire certes qu’ils ne s’y intéressent qu’en tant qu’éléments d’informations sociologiques, mais je n’ai pas l’impression que des scientistes tels que Gross et Levitt aient jamais émis le souhait de conserver toutes les œuvres de l’esprit qui ne sont pas considérées comme de Grandes Œuvres. On peut donc soutenir que, bien loin d’exprimer une opposition entre science et écologie radicale, La vallée de l’éternel retour met en évidence que la première a besoin de la seconde, que c’est parce que leur existence est tout entière vouée au développement du savoir que les ordinateurs de la cité de la pensée s’efforcent de respecter tous les êtres. Reste cependant un problème : pourquoi la société des Kesh, heureuse par bien des aspects, même si ce n’est pas une utopie, se passe-t-elle de science ? Il y a à cette question plusieurs réponses possibles. La plus optimiste est aussi pour nous la moins intéressante, parce qu’elle n’est que littéraire : l’ouvrage n’est pas rédigé, je l’ai indiqué, par un narrateur omniscient. Il n’est donc pas prouvé que tous les êtres humains aient cessé de faire de la science ; simplement, l’ethnologue n’a pas rencontré ceux qui en font, pas plus qu’elle n’en a entendu parler. Car, cela fait partie à mon sens des limites de la société des Kesh (mais ce n’en est pas une pour Gross et Levitt), la division du travail, la spécialisation, y existent toujours. 499 506 500 507 Le Guin, op. cit., p. 484. Le Guin, op. cit., p. 485. 501 Gross et Levitt, op. cit., ch. 6, p. 149-150. 502 Le Guin, op. cit., p. 193. 503 Naess, ECSV, p. 230. 504 Le Guin, op. cit., p. 193. 505 Le Guin, op. cit., p. 194. Naess, ECSV, p. 136. Le Guin, op. cit., p. 194. 508 Le Guin, op. cit., p. 194-195. 509 Le Guin, op. cit., p. 195. 510 Le Guin, op. cit., p. 484. 511 Le Guin, op. cit., p. 195. 512 Le Guin, ibid. 118 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Quoiqu’à des degrés divers, les autres raisons sont plus pessimistes (pour qui ne rejette pas la science) : la première, suggérée par l’ethnologue elle-même, quoiqu’elle voie la situation moins négativement que moi, est que les mêmes causes qui ont gravement affaibli la santé des Kesh par rapport à la nôtre ont aussi modifié en profondeur la structure de leur cerveau, les rendant physiologiquement incapables de toute activité théorique : « Est-il possible qu’une sélection naturelle ait eu le temps d’agir en termes sociaux aussi bien que physiques et intellectuels ? »513. Elle est pessimiste puisque les Kesh représentent l’un de nos devenirs possibles, et pas l’un des plus funestes, si nous n’arrivons pas à temps à interrompre la course folle des sociétés industrielles. La seconde est plus pessimiste encore, puisqu’elle vaudrait même si nous arrivions à éviter l’apocalypse écologique imminente : alors qu’il était possible à l’époque de Condorcet de penser que « comme à mesure que l’on connaît entre un plus grand nombre d’objets des rapports plus multipliés, on parvient à les réduire à des rapports plus étendus et à les renfermer sous des expressions plus simples, à les présenter sous des formes qui permettent d’en saisir un plus grand nombre même en ne possédant qu’une même force de tête, et n’emploiant qu’une égale intensité d’attention »514, un tel espoir paraît aujourd’hui de plus en plus irréaliste, et ne représente plus sans doute qu’une illusion, après un vingtième siècle où la science, quand elle a progressé, l’a fait par des ruptures de plus en plus fréquentes, de plus en plus profondes, ne permettant même pas à la communauté scientifique d’assimiler pleinement la rupture précédente avant de passer à la suivante. Il est clair que les Kesh, quand bien même le voudraient-ils, ne pourraient tirer profit de l’information à laquelle sont tout prêts à leur laisser accès les ordinateurs de la cité de la pensée, parce que cette information dépasse tout classement qu’ils pourraient maîtriser (l’un d’entre eux « qui par passion a consacré toute sa vie à rechercher des données concernant certains faits et gestes des êtres humains dans la vallée du Na »515 a en fait passé toute sa vie à découvrir « où, dans toutes les données, se trouvent les informations »516). Ce qui ressortirait alors de La vallée de l’éternel retour, c’est que si science et écologie radicale ne sont pas antagonistes, il est en revanche nécessaire de se demander si le développement de la science au-delà du niveau qu’elle a atteint de nos jours est compatible avec les possibilités de l’esprit humain. 513 Le Guin, op. cit., p. 485. Condorcet, Prospectus d’un Tableau historique des progrès de l’esprit humain, dixième époque, Éditions de l’INED, 2004, p. 442. 515 Le Guin, op. cit., p. 220. 516 Le Guin, op. cit., p. 221. 514 119 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 E. Bourel - Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable important dans les négociations relatives à la mise en place des mécanismes REDD). Etienne Bourel, Doctorant en anthropologie, CREA – EA 3081 – Université Lyon 2 [email protected] De la sorte, la question du « développement durable » est particulièrement d'actualité pour les élites du pays et commence à se diffuser plus largement. L'AFD et les organismes de la francophonie ont agi en faveur de la mise en place d'une « stratégie nationale du développement durable » et une commission interministérielle existe à ce sujet. Toutefois, les documents que j'ai pu consulter (entre fin 2012 et début 2013) contenaient principalement des déclarations d'intentions reprenant les principaux poncifs circulant en matière de durabilité (comme le souci à propos des générations futures). Il est intéressant de noter que le texte législatif cadre sur ces questions devait être une « loi d'orientation relative au Développement durable en République gabonaise » mais fut finalement adopté début 2013 sous la forme d'une ordonnance, ce qui, en matière de durabilité, est tout de même contradictoire. Elle procède notamment à la définition d'un ensemble d'acteurs et de modes d'actions, instituant en théorie un « éco-pouvoir »518 aussi parfait dans son élaboration qu'illusoire dans son application potentielle. Cette nouvelle orientation générale dans la politique gabonaise recoupe un certain nombre de transformations sectorielles en cours depuis plusieurs années. C'est le cas pour le secteur forestier puisque, en remplacement du Code forestier de 1982, un texte de loi a été voté le 31 décembre 2001. Il s'appuie sur le concept désormais majeur au niveau de la foresterie mondiale : la « Gestion Durable des Forêts » qui vise à décliner dans le secteur forestier les principes du développement durable, en l’occurrence en cherchant à concilier production forestière, aspects sociaux (pour les travailleurs, leurs proches et les villageois) et aspects faunistiques (dans et à proximité des concessions forestières). Cette communication vise à mettre en perspective différents aspects de la réception de l'idée de durabilité au Gabon. Je vais ainsi présenter une certain nombre de problématiques relatives au développement durable émergeant actuellement dans ce pays très largement couvert par le deuxième plus grand massif forestier mondial après l'Amazonie, la forêt du bassin du Congo. Je m'appuie sur des recherches ethnographiques engagées au cours d'un master et prolongées dans le cadre d'une thèse d'anthropologie que je termine actuellement. Cette thèse porte sur les conditions de travail et de vie sur les chantiers forestiers et sur les transformations que connaît le secteur forestier à la faveur de la prise en compte du développement durable. I - Territoire et durabilité au Gabon Au cours de la période coloniale, les territoires qui ont constitué l'Afrique Équatoriale Française ont été aménagés dans le cadre d'un système concessionnaire visant la production de matières premières. De fait, il s'agissait surtout d'un renoncement des pouvoirs étatiques, y compris régaliens, au bénéfice de compagnies privées. Une certaine organisation des relations entre acteurs économiques et pouvoirs publics s'est ainsi mise en place puis prolongée largement au cours de la période post-coloniale. Dans un pays comme le Gabon, la division de l'espace national en concessions attribuées périodiquement à des opérateurs privés est toujours le principe régissant l'organisation du territoire, même si celui-ci est mieux définit juridiquement désormais517. Ce n'est qu'au cours des dernières années du vingtième siècle, avec la montée en puissance sur la scène internationale de l'idée de « développement durable », et surtout durant les premières années du vingt-et-unième siècle, que, parmi les élites politiques et économiques gabonaises en prise avec les questions environnementales, émerge un discours qui ne soit pas axé strictement sur la valeur productive de la forêt. C'est ainsi qu'au Sommet mondial pour le développement durable de Johannesburg de 2002, Omar Bongo Ondimba annonce la création de treize parcs nationaux qui placent désormais le Gabon comme un des pays ayant une des plus importantes proportions de son territoire officiellement protégé de la sorte. Omar Bongo meurt en 2009, au cours de sa quarantedeuxième année au pouvoir et c'est son fils, Ali Bongo Ondimba qui est élu à sa suite quelques mois plus tard. En quête de légitimité, il propose un programme fort et nationaliste intitulé « Gabon émergent » basé sur les trois piliers que sont : le « Gabon des services », le « Gabon industriel » et le « Gabon vert » où l'enjeu est de valoriser l'écosystème considéré comme du « pétrole vert » ou de l' « or vert ». L'accent est ainsi mis sur la protection de la biodiversité, le développement de l'écotourisme et la lutte contre le réchauffement climatique (le Gabon jouant un rôle II - La Gestion Durable des Forêts pour les travailleurs forestiers, au nord-est du Gabon C'est ainsi que, tendanciellement, la plupart des entreprises relavant du secteur formel engagent les changements dans leurs organisations nécessaires à leur mise en conformité avec les dispositions législatives. Dans les faits, il est possible de mettre en avant différentes situations caractéristiques. Les entreprises les plus importantes et cherchant à visibiliser leurs activités ne se contentent pas de respecter les textes de loi mais vont au-delà en visant l'obtention de labels écocertificateurs (notamment le label FSC). Un autre groupe d'entreprises, de dimension plus modestes, se trouvent généralement simplement engagées dans les aménagements forestiers durables. Comme ces aménagements durent, au minimum, plusieurs années, les entreprises font souvent un premier pas dans cette direction et pour ainsi être considérées dans la situation transitoire menant vers un aménagement durable effectif par les autorités ministérielles. Pour nombre d'entre elles, il est surtout question de demeurer dans cet interstice autant que possible pour repousser ou contourner les efforts importants à consentir. Enfin, pour un troisième groupe d'entreprises forestières, de faible ampleur ou se situant aux marges de la légalité (exploitation informelle, fermage), les activités perdurent dans les faits mais ce sont surtout les possibilités de passer dans le secteur légal qui se compliquent. En effet, répondre aux critères d'une « Gestion Durable des Forêts » 517 - Karsenty A. (2010), « La responsabilité sociale et environnementale des entreprises concessionnaires » in Joiris D. V. et Bigombe Logo P., La gestion participative des forêts d'Afrique centrale, pp. 27-44. 518 120 Lascoumes P. (1994), L'éco-pouvoir, Paris, La Découverte. Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 suppose de fortes capacités organisationnelles, financières et techniques. De fait, ce sont principalement le nombre d'entrepreneurs nationaux qui est entrain de diminuer dans le secteur forestier gabonais et les observateurs les plus avisés envisagent à termes une situation d’oligopole où quelques grandes entreprises multinationales se partageraient une large part des lots forestiers du pays, situation moralement validée par les labels écocertificateurs qu'ils obtiendront tôt ou tard. L'entreprise dans laquelle j'ai effectué mon enquête ethnographique durant ma thèse se trouvait dans cette situation. Filiale bois d'un groupe indien installé à Singapour et se prétendant le numéro un de l'agro-business dans le monde, elle a déployé ses activités au Gabon à la fin des années 2000. En quelques années, elle a acquit le contrôle d'environ 10 % des forêts productives du pays 519. Via d'autres activités (production de caoutchouc, d'huile de palme, de fertilisants, gestion d'une Zone Economiques Spéciale) récemment déployées également, le groupe possède désormais un contrôle sur environ 10% de la surface totale du pays. Pour le secteur forestier, le groupe a également racheté la plus grande concession forestière certifiée FSC d'Afrique centrale, située en République du Congo. Cette politique d'accaparement de terres 520 (Bond, 2011) n'a, bien sûr, pu se réaliser, surtout si rapidement, que grâce à l'aval du pouvoir politique. On raconte ainsi que le représentant de toutes les activités du groupe au Gabon vient chez Ali Bongo sans rendez-vous et qu'il a offert un restaurant à Libreville à son fils. Cette situation fit dire à l'un des directeurs exécutifs que je rencontrais en 2012 que, « de toutes façons, [cette entreprise] c'est l'Etat ». Dans ce contexte, les travailleurs qui y sont embauchés se retrouvent quelque peu en porte-à-faux. C'est bien souvent en termes de « chance » qu'ils estiment le fait de bénéficier d'un emploi salarié. L'entreprise visant l'obtention de labels écocertificateurs, elle fait des efforts pour respecter les dispositions législatives, ce qui signifie en premier lieu : une relative cohérence des bulletins de paye, l'affiliation à une mutuelle pour chaque travailleurs et leurs ayants-droits, le paiement des cotisations retraites. Cependant, dans un pays où le pouvoir politique est autoritaire, il serait difficile de considérer qu'ils pouvaient user effectivement de l'ensemble de leurs droits (liberté d'expression, grêve, syndicalisme). S'il m'est difficile, dans le cadre de cette communication, de m'étendre sur ces questions, il est tout de même possible de mentionner que la situation spécifique de cette entreprise dans l'économie politique gabonaise ne favorisait certainement pas les pratiques démocratiques en entreprise : les dirigeants avec qui je pouvais discuter faisant régulièrement référence aux échelons toujours plus élevés du pouvoir politique à qui ils pouvaient demander d'intervenir en cas de besoin, jusqu'à mentionner la Présidence même. Cependant, pour en revenir aux pratiques et conditions concrètes de travail, les ouvriers se montraient relativement unanimes quant aux améliorations qu'ils constataient au fur et à mesure que l'entreprise se mettait en conformité avec les critères du label écocertificateur qu'elle souhaitait obtenir : outils et machines de meilleure qualité, plus de sécurité (casques sur la tête et les oreilles pour les conducteurs d'engins, jambières, GPS), meilleures formations (à l'Exploitation Faible Impact pour les abatteurs). Ils ne partaient plus du camp forestier le matin pour aller travailler dans la benne d'un pick-up mais dans un camion et, tendanciellement, le système de paye devenait cohérent, l'assurance-maladie effective. Ainsi, c'est bien à propos de questions sociales que les travailleurs trouvaient motifs de satisfaction. A propos des questions faunistiques, il en allait autrement puisqu'ils n'avaient plus le droit de pratiquer le piégeage ou la chasse dans ou à proximité d'une concession forestière aménagée durablement. Plus largement, l'idée de passer du développement au développement durable était souvent appréhendée avec une certain circonspection, par les travailleurs, mais également par leurs proches vivant dans les camps forestiers ou les villageois à proximité. L'argument qui revenait régulièrement était que ces velléités politiques récentes relevaient d'une nouvelle invention occidentale et que les personnes vivant dans les camps forestiers ou à proximité souhaitaient d'abord le développement, avant le développement durable. Nous nous trouvions dans une région du Gabon où le WWF était présent et très visible car circulant avec des 4x4 blanc au motif d'un panda. Pour différentes raisons, ils étaient souvent confondus avec les écogardes des Parcs nationaux et les gardes des Eaux et Forêts. Les amalgames entre ces différents intervenants maintenaient une suspicion à leurs égards, tant à cause de leurs abus de pouvoir potentiels qu'à propos de l'argent nécessaire pour faire fonctionner des organisations supposées protéger des animaux, devant des personnes se considérant elles-mêmes comme pauvres. Ceci s'est bien exprimé peu de temps avant mon départ, au printemps 2013. L'entreprise était en difficulté financière et une rumeur commençait à circuler. Il se disait que, dans une concession forestière de l'entreprise, d'une superficie de plusieurs dizaines de milliers d'hectares, proche de la ville où nous nous trouvions alors, la forêt pourrait être transformée en palmeraie pour produire de l'huile ou être mise en zone de conservation intégrale, à raison de deux hectares de palmeraie pour un hectare protégé. Des négociations auraient alors été en cours à ce moment à la capitale entre les dirigeants de l'entreprise et des membres du Ministère des Eaux et Forêts pour mettre en place ce scénario, par ailleurs parfaitement illégal. Alors que je m'entretenais au sujet de cette rumeur avec deux travailleurs, leur réponse fut sans ambiguïté : au regard de la mise au chômage de quelques dizaines de travailleurs, avec les conséquences afférentes pour les familles, il leur importait peu que de larges pans de la forêt soient irrémédiablement détruits. Si les politiques relatives au développement durable étaient régulièrement perçues comme exogènes et déconnectées des préoccupations concrètes des travailleurs ou des personnes dans la région où je me trouvais alors, il en allait de même à propos de la responsabilité du réchauffement climatique. Quand j'avais l'occasion de m'entretenir à ce sujet, les opinions prenaient facilement une dimension postcoloniale vindicative à l'égard des Occidentaux, positions étayées par des observations concrètes comme le niveau particulièrement bas d'un cours d'eau à un moment précis de l'année. En somme, la question du développement durable était envisagée au regard de deux entités : la forêt et l'Etat. Les politiques relatives au développement durable étaient comprises comme exogènes car, la « Forêt », ou « l'Esprit 519 - Le Gabon est un pays de 267 000 km² parmi lesquelles 134 500 km² sont considérés comme forêts productives. 520 - Bond P. (2011), « Croissance économique africaine, destruction de l'environnement et contestation sociale », Écologie et politique, 42, pp. 33-46. 121 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 de la Forêt »521, a toujours revêtu une importance considérable au Gabon que ce soit sur des plans symboliques, religieux, thérapeutiques, historiques, géographiques, économiques. Avant l'époque coloniale, l'ensemble des productions étaient basées sur le système de la « jachère » (cultures, chasse, pêche, cueillette, métallurgie, reproduction humaine)522 et, le pays étant très peu peuplé en dehors des centres urbains, l'idée que, de toutes façons, la forêt ou la terre « donne » est très prégnante. Par ailleurs, de nombreuses filières permettent d'acheminer des produits récoltés en forêt vers les centres urbains pour commerce. Un travailleur eut un jour cette formule expressive : « tout ce qui vient de la forêt est bon ». En contrepoint, dans ce nouveau contexte, le chef de l'Etat engageant des grands travaux tournés notamment vers l'agro-industrie, et permettant ainsi d'espérer l'obtention d'emplois salariés, c'est bien finalement l'Etat dans sa conception moderne qui se trouvait réaffirmé et davantage légitimé. « la tradition est un procès de reconnaissance en paternité » ( § 32) dont l'utilité générale est de cautionner et justifier l'état présent d'une culture (§ 35). Le développement durable se trouve ici réinséré dans une signification localisée et située d'un point de cosmologique. IV - Conclusion Nous avons pu aborder l'appréhension du concept de « développement durable » au Gabon à travers différents sites d'énonciation dont les perspectives offrent autant de continuités que de contradictions. Elles ont pour point commun d'indiquer la dimension toujours non résolue de la violence avec laquelle la modernité est arrivée au Gabon, via l'épisode colonial : les élites politiques s'appuient sur le mimétisme à l'égard des puissances internationales dont ils font preuve dans leurs orientations générales pour produire un discours nationaliste et trouver une légitimité. Les travailleurs forestiers et différentes personnes que j'ai rencontré dans la région nord-est du pays critiquent cette nouvelle forme d'impérialisme pour revendiquer des valeurs relevant d'un développement non-durable. Quant aux positions politiques du groupe spiritualiste dont j'ai parlé, elles consistent à critiquer la modernité et le machinisme pour mieux promouvoir des arguments afrocentristes et un sentiment national. Dès lors, il est possible de relever des différences de position à propos de ce nouveau dispositif de savoir/pouvoir d'appréhension de l'environnement525 que constitue la durabilité, notamment entre échelles de décisions industrielles et financières et échelles populaires. Cependant, le fait que la « forêt » constitue un référent unanimement partagé, comme origine, comme substance ou comme mystique, indique l'impossibilité de séparer strictement économie et écologie politique au Gabon. De la même manière que certaines personnes parlent du développement durable en termes de tradition, ou que des anthropologues gabonais peuvent parler de leur Etat comme un « super-lignage »526, les discours à propos de l'environnement et ses usages mettent en tension gestion saine et rendement, ce qui doit être considéré comme relevant du privé ou relevant du public 527. Que l'un des promoteurs du développement durable comme « tradition » dirige un institut de recherches en biologie semble un bon indicateur de la plasticité de la notion de « développement durable » mais également, en termes de recherche, de l'intérêt des dialogues interdisciplinaires pour comprendre en profondeur la manière dont différents acteurs ou groupe d'acteurs peuvent s'en saisir. Au final, il ressort des différents discours que j'ai pu aborder une pluralité de points de vue critiques sur la modernité et le contemporain où le développement durable contribuent à l'élaboration et l'expression de valeurs politiques528. Ces formes de subjectivation s'inscrivent III - Le développement durable comme Tradition En juin 2011, je me trouvais à la capitale, Libreville. Je fus invité à la conférence d'une ONG gabonaise intitulée « La Tradition au service de la jeunesse pour le développement durable ». Parmi les membres actifs de cette organisation figure le directeur de l'Institut de Pharmacopée et de Médecine Traditionnelle, l'un des principaux organes du CENAREST, équivalent gabonais du CNRS. Au sein de l'ONG, un groupe d'étudiants sont réunis dans le cadre de l'Ecole de Moueni. Ce sont eux qui assuraient la présentation ce soir-là, avec ordinateurs et vidéoprojecteur. Les pratiques de l'association sont empreintes d'un certain mysticisme inspiré d'une pratique thérapeutico-religieuse largement répandu au Gabon selon un ensemble de variantes : le Bwiti. Le propos des différents exposés visait à condamner le machinisme, tant au niveau de l'environnement global que d'un point de vue moral, et à faire valoir que les idées du développement durable étaient déjà inscrites dans les valeurs traditionnelles, rejouant ainsi au Gabon un discours également produit en Afrique de l'ouest à propos des bois sacrés523. Pour l'Ecole de Moueni, le développement est à envisager comme la connaissance et le respect profond des valeurs traditionnelles et la durabilité comme la transmission fidèle de ces connaissances. Il s'agit ainsi de proposer la fusion de l'ensemble des pratiques traditionnelles gabonaises dans la « Tradition » (avec un T majuscule) considérée comme étant l’œuvre de Dieu, comme plaçant l'Humain, et non l'économie en son centre, et permettant de créer une nouvelle race. En tant qu’œuvre de Dieu, elle revêt une dimension universelle dans son appartenance. De part ses composantes, elle indique une forme de nationalisme. Quelques jours plus tard, j'écoutais à nouveau ce groupe de jeunes de l'Ecole de Moueni exposant leurs idées dans le cadre de la Semaine de l'environnement organisée à Libreville par le pouvoir politique pour promouvoir le programme présidentiel. Ainsi, dans une analyse des enjeux entourant l'usage de l'idée de « tradition », il est possible de retrouver les propositions de Gérard Lenclud524 pour qui », Terrain [En ligne], 9. URL : http://terrain.revues.org/3195 525 - Luke T. (2006), « On environmentality. Geo-power and ecoknowledge in the discourses of contemporary environmentalism » in Haenn N. et Wilk R. (eds.), The environment in anthropology. A reader in ecology, culture and sustainable living, New-York, NewYork university press, pp. 257-269. 526 Kialo P. (2007), Anthropologie de la forêt, Paris, L'Harmattan. 527 Burgage F. (2013), Philosophie du développement durable, Paris, PUF, 158p. 528 Berglund E. (2006), « Ecopolitics through ethnography : the cultures of Finland's forest-nature » in Biersack, A. et Grenberg J. B. (eds.), Reimagining political ecology, Durham et Londres, Duke university press, pp. 97-120. 521 - Perrois L. (éd.) (1997), L'Esprit de la Forêt, Paris, Somogy. Mbot J.-E. (1997), « Quand l'esprit de la forêt s'appelait « jachère » » in Perrois L., op. Cit., Paris, Somogy, pp. 32-51. 523 - Juhé-Beaulaton D. (dir.) (2010), Forêts sacrées et sanctuaires boisés, Paris, Karthala, 280p. 524 - Lenclud G. (1987), « La tradition n'est plus ce qu'elle était... 522 122 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 différemment dans l'espace public et mettent en débat, d'une manière ou d'une autre, les problèmes d'inégalités et d'ineffectivité de la démocratie. L'arrivée des idées de durabilité au Gabon ne permet pas, en tant que telle, de les résoudre. Toutefois, peut-être permettent-elles que, de fait, elles soient davantage posées. 123 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Gervais M. - Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature définition que nous voulons proposer de l’écologie en tant que critique moderne de la modernité. Ces trois auteurs, sous des angles différents, nous parlent des paysans et ainsi contribuent à bâtir une compréhension neuve du terme. Surtout, nous voudrions rapprocher ces réflexions sur le terme de paysan, de réflexions sur le terme de nature saisie comme « historique, évolutive, vivante » par l’écologie534. Notre questionnement se centre alors sur la définition de la nature par ces auteurs : comment, et à partir de quelles sources, ces auteurs construisent-ils une définition de la nature qui précise – entre autre - leur compréhension du paysan ? Ainsi, nous voudrions d’abord voir comment Moscovici, à partir d’une utilisation extensive et érudite de l’anthropologie contemporaine contribue à redéfinir la nature humaine. Ce qui nous amènera à rapprocher sa vision du sauvage535 et celle du paysan. Ce rapprochement est rejeté par Mendras, non sous l’angle de la nature humaine mais sous celui de la nature comme environnement socialement construit. Nous devrons alors expliciter les rapports qu’il propose, à partir de la sociologie rurale, entre les sociétés paysannes et la nature. Enfin, à travers la pensée de Charbonneau, nous évoquerons la définition de la nature comme Altérité. Perception philosophique construite comme opposition définitive au totalitarisme et dans laquelle le paysan entretient une relation privilégiée avec la liberté. Mathieu Gervais En 1974, le programme de René Dumont, premier candidat « vert » à une élection présidentielle française comportait une invite à la généralisation de « l’agriculture écologique » et « biologique »529. Cette même année, il viendra, comme plus de 100 000 personnes, sur le plateau du Larzac affirmer sa solidarité avec les agriculteurs qui protestent contre l’agrandissement du camp militaire. Au-delà de la campagne présidentielle, de nombreux animateurs et penseurs du mouvement écologiste ont vécu une expérience communautaire et paysanne. Dans ces mêmes années d’émergence de l’écologie comme mouvement et pensée politique, de nombreux classiques traitent du thème agricole. Par exemple, Ernst Schumacher dans son livre Small is Beautiful écrit en 1973, en parle comme d’une question métaphysique530. La ruralité, sous différentes entrées : paysage, agriculture, consommation…, peut alors être considérée comme un « thème fondamental constitutif de l’identité et de la conscience écologique »531. Est-ce un thème progressiste ou traditionaliste ? Force est de constater que Dumont était, avant sa conversion à l’agriculture écologique, l’un des chantres de l’agriculture productiviste. A l’inverse, on peut noter que dès le milieu des années 1960, la littérature écologiste anglo-saxonne est lue et citée par des penseurs conservateurs de l’agriculture : Henri Noilhan déplore ainsi la fin de la civilisation paysanne et en appelle à Aldous Huxley et Rachel Carson532. Les cartes semblent brouillées, et à condition de réduire la définition de la modernité à celle du progrès industriel et d’appeler tradition ce qui ne l’est pas, alors certainement on peut ranger l’écologie politique du côté de la tradition. Toutefois, ce serait là méconnaître la richesse de l’histoire des idées et des mouvements sociaux. Selon nous, cette réponse manque un enjeu central de la compréhension de l’écologie politique, qui émane pour une grande part de personnalités du monde scientifique et qui est incompréhensible hors du cadre de la modernité, définie à partir de l’autonomie du sujet et du règne de la raison. Afin de préciser ces questions, nous proposons ici d’entrer dans le détail des arguments qui participent à la fondation d’une vision écologiste du monde rural. En particulier, nous voulons revenir sur la définition du terme « paysan » chez trois auteurs : Serge Moscovici, Henri Mendras et Bernard Charbonneau. Moscovici et Charbonneau, par leurs publications et participations à divers journaux et mobilisations se rattachent sans équivoque à l’histoire de l’écologie politique française. Nous ajoutons Mendras dans l’étendue de notre étude car il nous semble que sa démarche scientifique à propos de la paysannerie et ses idées politiques telles qu’exprimées dans son livre de fiction Voyage au pays de l’utopie rustique533, rejoignent la La nature humaine chez Serge Moscovici : le paysan comme sauvage Moscovici ne parle pas directement de la ruralité ou du paysan. Cependant, dans son entreprise de définition de la nature, que nous abordons ici principalement à partir de deux de ses livres (Hommes domestiques et hommes sauvages et La société contre nature536), on peut rapprocher sa définition du paysan de celle du sauvage. Sa proposition tient d’abord à une critique de la modernité en tant que polarisation antagoniste de la nature et de la culture. D’après ce qu’il appelle le « courant orthodoxe », l’histoire de nos sociétés occidentales se traduit par un processus de « domestication » du pôle naturel de la réalité au profit d’un pôle culturel537. C’est ce processus qui définit en lui-même la nature, dans son opposition à la culture. Pour le dire autrement, la raison se trouve opposée à la sensualité, la volonté aux désirs, etc… Notre auteur montre que la définition de l’homme selon ce projet de mise à distance de la nature se traduit par un double mouvement : d’extériorisation et d’instrumentalisation de la nature d’une part et de lutte interne à l’homme entre la raison et les sens d’autre part. Finalement, la domination de la nature est d’abord un projet de domestication de la nature humaine en chacun de nous, le développement d’un autocontrôle. On trouve alors d’un côté – celui de la raison – l’homme domestique, l’homme totalement humanisé dans un monde 534 FLIPO Fabrice, « Que fait l’écologie politique ? A propos de Bruno Latour », in Revue permanente du Mauss, article publié le 19/02/13 sur www.revuedumauss.com et consulté le 8/11/13 535 Le terme « sauvage » sera ici utilisé à la manière même des auteurs, pour désigner de façon positive les peuples indigènes ou alors comme métaphore de l’homme opposé à l’homme « civilisé ». 536 Moscovici Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, Paris, UGE, 1974 et La société contre nature, Paris, UGE, 1972 537 Moscovici Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, op. cit., p.21 529 DUMONT René et al., La campagne de René Dumont et du mouvement écologique, Paris, J.-J. Pauvert, 1974, p.80 530 SCHUMACHER Ernst Friedrich, Small is beautiful, Paris, Seuil, 1979, p.103 et suivantes 531 ALPHANDÉRY Pierre et al., L’équivoque écologique, Paris, La Découverte, 1991, p.145 532 NOILHAN Henri, Histoire de l’agriculture à l’ère industrielle, Paris, E. de Boccard, 1965, p.83 et 788 533 MENDRAS Henri, Voyage au pays de l’utopie rustique, Arles, Actes Sud, 1979 124 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 totalement humanisé, projet dont la réalisation se trouve posée dans le futur et dont la poursuite est assimilable au progrès. D’un autre côté – celui de la nature – on trouve l’homme sauvage, homme soumis à la nature, antimodèle de la civilisation : domination de l’adulte sur le jeune, du mâle sur la femelle, l’exclusion de l’étranger, l’infanticide, la coopération, l’échange, les croyances irrationnelles, l’interdiction des jouissances fondamentales, etc. – ne leur manquait, et que leur nature était profondément sociale ».543 « A un pôle, l’homme sauvage ou naturel, sans famille, sans science, sans religion, sans logique ou détenteur d’un type de pensée qualitativement différente (pensée prélogique, pensée sauvage), d’un savoir particulier (mythique, magique), observant des pratiques sociales et techniques bornées. A l’autre pôle, l’homme en pleine possession de ses pouvoirs intellectuels, sociaux, techniques, scientifiques, homo sapiens, homo loquens, homo docens : en un mot, l’homme domestique. Le premier est, soit une entité à part, loin de nous, le primitif mais aussi le paysan, le nomade, l’étranger, etc., variantes de l’ ‘‘homme des bois’’, soit, près de nous, la femme, objet d’échange entre les hommes, l’enfant, sauvage provisoire aux yeux de Platon ».538 La science humaine, singulièrement l’ethnologie 544, apporte donc une connaissance fondamentale, celle de l’existence culturelle et sociale des peuples rejetés par le « courant orthodoxe » du côté de la nature. Avec Claude Lévi-Strauss, Moscovici relève la rationalité à l’œuvre dans la « pensée sauvage »545. Les connaissances, les techniques, les croyances développées par ces peuples sont autant de réponses rationnelles à des contextes historiques et environnementaux. Savoirs qui se rapprochent de l’art, connaissances qui ne se distinguent pas des mythes, mais tout aussi efficaces que la science positive546. Prolongeant cette investigation, Moscovici remonte jusqu’au point de définir la nature humaine de l’homme à la manière même dont Marshall Sahlins le faisait récemment : « la culture est la nature humaine » et donc « la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l’homme est sans doute la plus grande illusion qu’on ait jamais connu en anthropologie »547. Pour Moscovici, une fois dévoilée cette justification erronée de notre ordre social on distingue la violence gratuite des dominations : des peuples indigènes, des femmes, des enfants… et des paysans. Par un effet de symétrie, si ces Autres naturels ne sont plus à éliminer, alors il faut accepter qu’ils mettent en œuvre une manière singulière d’organiser la nature, de définir culturellement leur nature. Si on considère, avec Moscovici, que notre solution occidentale est mauvaise, alors il est bon de se ressourcer (au sens propre) auprès de cette part sauvage de l’humanité. Le mot d’ordre « d’ensauvagement » proposé par Moscovici, s’envisage donc comme un projet d’émancipation politique : Le sauvage est alors la part à réduire, en même temps qu’il est nécessaire à la définition du civilisé. Aussi, cette polarisation porte en elle-même le projet de destruction des peuples indigènes au nom d’une nature humaine universelle. C’est l’idée d’ethnocide que Moscovici trouve chez son ami anthropologue Robert Jaulin539. A la suite de ce constat, l’enquête de Moscovici revient à se demander sur quoi repose ce projet funeste, cet egoconquiro occidental540, qui conçoit l’homme dans la négation de l’humanité du sauvage. D’où vient la nécessité de nier la nature, ou plutôt de la penser comme la part à détruire en l’homme ? La réponse de Moscovici est très claire. Selon lui, cette nécessité découle d’une anthropologie particulière, vision laïcisée du récit religieux de la chute541. Cette anthropologie définit le moment initial de l’humanité comme celui d’une rupture avec l’animal, l’instinctuel. La scène primordiale de l’humanité est un état qui rend impossible toute sociabilité, toute distinction de l’homme et de l’animal : « L’ensauvagement, c’est l’exigence de cette vérité brûlante, de ces retrouvailles intenses avec le noyau de la vie sociale, avec le milieu devenu proche, familier, amical, avec l’animal. Et aussi avec l’autre, celui d’ailleurs, l’Indien, l’Africain, l’homme des bois, et l’autre qui vit à côté de nous en invisible, en paria, en déviant, que ce soit l’emprisonné, la femme, l’enfant, l’intellectuel, l’artiste […] Ainsi, témoigne-t-on que poser l’homme naturel à part, autrefois, ailleurs, à distance, en Amérique ou en Afrique, c’est poser à distance ce qui est proche, actuel, le paysan comme Indien, l’enfant comme primitif, la femme comme objet d’échange dans la culture ».548 « Selon cette vision théorique, la société humaine naît, pour s’y opposer, de son contraire organique, individuel, animal, comme d’un néant ou d’une nébuleuse, après une période d’hésitation chez les peuples sauvages ‘‘naturels’’. La primitivité, fait et idée, atteste la genèse des différences et de l’antagonisme fondateurs de notre réalité spécifique ».542 Ici, l’homme est un loup pour l’homme, l’état de nature et un état asocial et en tout état de cause, inhumain. Cette anthropologie se caractérise pour Moscovici par sa naïveté scientifique et la méconnaissance des prétendus sauvages : « Dès qu’on cessa de se fier aux impressions des voyageurs, aux spéculations des philosophes, et qu’on connut mieux ces peuples grâce à la diligence des anthropologues, on constata qu’aucun des traits exclusifs de la culture – la 543 Ibid., p.216 D’ailleurs, Jaulin dirige la collection « 7 » dans laquelle sont publiés les premiers livres de Moscovici, et ils créent avec d’autres l’UER d’ethnologie de Paris VII en 1970. 545 LEVI-STRAUSS Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 546 Cette réflexion sur la science trouve d’ailleurs son prolongement dans la vision de Moscovici du romantisme en tant que fondateur d’une science : la philosophie de la nature. Voir par exemple MOSCOVICI Serge, « La question naturelle en Europe », in De la nature, Paris, Métaillé, 2002 547 SAHLINS Marshall, La nature humaine, une illusion occidentale, Paris, L’éclat, 2009 (2008), p.105 et 55 548 MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, op. cit., p.83 544 538 MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, op. cit., p.22 539 Jaulin Robert, La paix blanche, Paris, Seuil, 1970 540 Enrique Dussel, The invention of Americas. Eclipse of « the other » and the myth of modernity, New York, Continuum, 1995 541 MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, op. cit., p.21 542 MOSCOVICI Serge, La société contre nature, op. cit., p.205 125 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 Finalement, la nature est historique, l’homme la bâtit dans l’équilibre culturel qu’il met en place avec son environnement. Le paysan en tant que sauvage, se trouve rejeté du côté naturel dans une vision orthodoxe et à l’inverse, est conçu, dans la vision hétérodoxe de Moscovici, comme une altérité ressource. environnement basé sur un équilibre entre la stabilité des ressources et la stabilité de la communauté. Toutefois, la nature, si elle est production culturelle, n’est pas que ça. Elle possède une inertie et des caractères autonomes. Un dialogue s’établit alors entre cette autonomie et sa mise en forme culturelle (humaine). Mendras distingue donc les critères qui déterminent la forme que prend un système de culture. Il relève deux éléments culturels : « l’exigence sociale » (cultiver ce qu’on est habitué à manger) et « l’exigence technologique » (cultiver ce que les outils dont on dispose nous permettent). Il relève aussi une « contrainte naturelle » (cultiver ce que le sol et le climat permettent). Enfin, il fait part d’une « exigence technique », qui impose aux hommes « d’assurer le maintien de la fertilité des sols »554, exigence de médiation entre nature et culture qui borne les autres. Le paysage, la forme que revêt l’espace naturel, marque donc l’équilibre atteint entre ces différents déterminants. La nature est produit de l’homme et l’homme produit de la nature. Les représentations culturelles de la terre et de la nature peuvent aussi être liées à ce rapport dialectique. Ainsi, à partir d’un raisonnement comparatiste, Mendras, encore une fois après Redfield, souligne que le désir de posséder sa terre est fort dans les sociétés où la terre est un bien rare, nécessaire à la sécurité économique et à la reconnaissance sociale du paysan. Au contraire, dans des sociétés où la terre n’est pas rare, l’amour de la terre particulière est moins fort mais l’amour de la terre en général se développe en tant que nourricière de l’humanité, « déesse-mère »555. Après avoir défini les paysans dans une opposition aux sauvages, Mendras complète sa définition en les opposant aux agriculteurs. Le facteur principal qui les distingue est la part d’autoconsommation de la production. Le paysan produit pour lui et échange seulement un « surproduit » avec la société englobante. Au contraire, l’agriculteur produit quasi-exclusivement pour la société englobante. Cette différence implique un changement d’échelle important, l’idée d’une sécurisation des rapports d’échange avec la société englobante et donc la globalisation de la définition culturelle de l’équilibre entre nature et culture. Cela signifie que, pour les agriculteurs, les « contraintes naturelles » prennent moins place en tant que contraintes locales et à l’inverse que les exigences sociales et technologiques sont plus fortes. Dans le passage du paysan à l’agriculteur, il y a la substitution d’une agriculture technologique à une agriculture comme « art de la localité », opposition entre « connaissance empirique et particulariste » et « connaissance scientifique et universaliste »556. L’identité culturelle du cultivateur paysan demeure fortement liée, dépendante des contraintes naturelles. Il y a une indifférenciation forte entre son identité symbolique, son lieu de vie, sa famille et la terre en tant qu’équilibre entre culture et contrainte naturelle. Par contre, le contrôle technique que l’agriculteur contemporain exerce sur sa production, la médiation du marché entre sa production et sa consommation rend possible une différenciation plus grande entre son identité et l’autonomie naturelle (les contraintes). En fait, la nature saisie par les paysans s’intègre dans un modèle culturel et économique distinct du capitalisme et qui accorde une part importante à La nature produite par l’homme : le paysan comme membre d’une société chez Henri Mendras Henri Mendras, figure marquante de la sociologie française de la seconde moitié du XXe siècle, s’est d’abord fait connaître en tant que sociologue rural, en annonçant La fin des paysans549. Comme il le raconte lui-même, il a pris part à l’ « invention de la paysannerie »550, soit à l’effervescence scientifique (anthropologie, économie, sociologie, histoire) liée à la théorisation d’une définition de la paysannerie dans les années 1960. A un premier niveau, et contrairement à Moscovici, Mendras définit le paysan par opposition au sauvage. Cette définition s’appuie sur le travail crucial de Robert Redfield. Cet anthropologue américain décrit les différences entre des peuples « sauvages » dont l’organisation sociale et la production sont autonomes, et la paysannerie qui se caractérise au contraire par son inclusion dans une société globale avec qui elle échange les surplus de sa production551. C’est une découverte décisive car elle implique qu’il n’y a pas de paysannerie là où il y a autarcie, pas de paysannerie là où il n’y a pas de différenciation entre les citoyens, donc pas de paysannerie avant les villes et la féodalité. Cette première définition déconstruit une opposition trop massive entre modernité-agricole et tradition-paysanne. La paysannerie est un mode d’organisation sociale circonstancié, dont le critère particulier n’est pas d'abord dans le rapport à la terre mais plutôt dans le rapport au reste de la société (la société paysanne se distingue des sociétés agraires et des sociétés sauvages). Déjà à ce niveau, on relève donc que si la définition sur laquelle travaille Mendras s’écarte de celle de Moscovici en distinguant paysan et sauvage, elle la rejoint dans la mise à distance critique d’une polarisation entre culture et nature. Il dé-essentialise ainsi le paysan, en le définissant à partir d’une appartenance à une société paysanne et non à partir d’une race ou d’une âme552. Dès lors, son approche étudie la nature dans un contexte historique. Il s’agit de montrer comment la société paysanne constitue la nature. Ici, la nature est construction humaine et « la nature vierge n’est qu’un mythe créé par l’idéologie de civilisés rêvant d’un monde inverse du leur »553. L’enquête du chercheur se porte sur la nature en tant que paysage, la nature-environnement et pas la nature humaine comme chez Moscovici. Cependant, le cadre conceptuel demeure le même : la nature comme culture. La culture crée un usage de la nature, l’homme trouve dans la nature ce qu’il est habitué à y chercher, il la modèle par rapport à sa vision et construit donc un rapport à son 549 MENDRAS Henri, La fin des paysans, Arles, Actes Sud, 1984 (1967) 550 MENDRAS Henri, « L'invention de la paysannerie. Un moment de l'histoire de la sociologie française d'après-guerre », in Revue française de sociologie, 2000, 41-3. pp. 539-552 551 REDFIELD Robert, Peasant societies, Chicago, The University of Chicago Press, 1960 552 MENDRAS Henri, Les sociétés paysannes, Paris, Gallimard, 1995 (1976), p.15 553 Ibid., p.19 554 Ibid., p. 29-31 Ibid., p. 162-163 556 MENDRAS Henri, La fin des paysans, p.75-76 555 126 Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014 la dimension « coproductive » de la nature557. Cette opposition entre une économie paysanne et une économie capitaliste, Mendras la reprend directement d’Alexandre Chayanov, agronome russe des années 1920558. Chez Mendras, le paysan se définit comme le membre d’une société située entre le modèle d’une agriculture sauvage autarcique et un modèle d’agriculture contemporaine totalement socialisée. La nature que le paysan modèle est fortement contraignante, coproductive et nécessaire à l’affirmation de son identité. reconnaissance de sa part naturelle « l’homme c’est la nature »563. En même temps, l’homme n’est homme que libre, c'est-à-dire dans son rapport conscient à la nature. Voilà pourquoi la campagne est lieu de la liberté dans le lexique de Charbonneau. Dans la campagne, « l’homme est partout présent, elle est son œuvre autant qu’un fruit de la nature »564, ce qui fait directement écho, sur un mode plus poétique, à l’analyse de Mendras. L’homme en tant que nature ne peut donc être humain en s’opposant à la nature. Au contraire, il s’allie avec elle pour créer le paysage, « l’œuvre de l’homme ne nie pas la nature, elle la parachève »565. Ainsi, à un premier niveau, l’homme est nature, et la nature en tant que paysage est humanisée. Mais, la question du paysan, de la nature et de la liberté 566 ne peut se comprendre que dans la prise en compte de la société en tant que « seconde nature »567 de l’homme. Cette seconde nature est contenue dans la première, c'est-à-dire que pour Charbonneau aussi la culture est la nature humaine. Cependant se met en place une lutte entre cette seconde nature et la première, la nature en tant que tout englobant. Cette lutte est créatrice au sens où la nature constitue la société et la société la nature. Toutefois, à partir du moment où cette lutte ne vise plus un équilibre mais une négation elle devient funeste. Charbonneau résume ce mouvement en expliquant que « le système engendre le chaos »568. De façon très claire, pour Charbonneau le projet moderne de progrès scientifique et industriel réduit le développement de l’homme au développement du « système », de l’ordre artificiel dans la négation de l’ordre naturel. Or, nier ainsi les raisons naturelles revient à se nier soi-même. Et l’ordre artificiel, cette « dynamique du système et du chaos n’a qu’un terme : le désordre ou l’ordre total »569. A partir de cette anthropologie particulière qui fait de l’homme un produit de la nature conscient d’elle (l’homme est nature mais aussi « surnature »570), donc potentiellement libre, s’élabore une pensée qui est bâtie de manière radicalement anti-totalitaire. Charbonneau garde en effet de sa jeunesse personnaliste la conviction que l’individu conscient est un individu qui se libère, donc un individu irréductible à la société, à la nature, à tout ordre définitif. Mais cette individualité libre ne peut être garantie que dans un rapport permanent à l’altérité, donc la nature. C’est en cela que « le paysan est libre »571. Sa vie et son environnement sont à sa mesure, il en connaît tous les recoins et en même temps il reste soumis à la nature. Son travail est œuvre car recherche permanente de l’équilibre