Voyageurs espagnols au Moyen-Age

Telechargé par Hassan Aslafy
13
1. Camminatori e viaggiatori di ieri e di oggi:
vie della Storia e della Cultura vissute e narrate
En quête de connaissance:
Voyageurs espagnols au Moyen Âge
Adeline Rucquoi
C.N.R.S., Paris
En 1575, Benito Arias Montano écrivait: “Il semble que ce soit un
privilège accordé de Dieu aux Espagnols que de parcourir tout le globe
terrestre, au travers des mers et des terres les plus éloignées, dont ils
s’ouvrent le chemin avec plus de résolution et de bonheur que tous les
autres mortels. Leur caractère particulier est de poursuivre toujours, mal-
gré les périls ou les difficultés des lieux et des temps, l’entreprise qu’ils
ont une fois commencée, dont ils ne se désistent jamais, qu’ils n’aient ou
exécuté leurs desseins ou fini le cours de leur vie”1. Or, si personne ne
doute de l’importance des récits concernant la découverte et la conquête
de l’Amérique, rares sont les auteurs péninsulaires de récits de voyage
au Moyen Âge; leurs oeuvres sont d’ailleurs souvent considérées comme
imaginaires en grande partie, qu’il s’agisse de celles de Benjamin de Tu-
dela, de l’anonyme auteur du Libro del conosçimiento de todos los reinos
ou encore de Gómez de Santestevan. Plus que des mémoires person-
nelles, la connaissance ne serait-elle pas la finalité de ces récits?
Le voyage est un thème bien connu de la littérature. Qu’il s’agisse
de voyage réel, de récit d’’adab destinés à l’édification et à la culture
générale des lecteurs, de parcours allégorique, sous des titres divers qui
incluent celui du “pèlerinage”, le voyage a toujours fait partie de l’ima-
ginaire européen. Comme le définissait déjà en 1976 Philippe Ménard, le
thème du voyage ressort à la fois du procédé littéraire – le vagabondage
est le propre de l’aventure depuis l’Odyssée d’Ulysse –, du rite de passage
entre l’enfance et l’âge adulte et du désir d’éprouver ses limites, la “quête
1 Arias Montano, B., Itinerarium Beniamini Tudelensis... ex hebraico latinum fac-
tum, Anvers, Christophe Plantin, 1575, praefatio p. 7.
14
de soi”2. Il est ainsi le parcours initiatique qui peut mener jusqu’à l’autre
monde, comme dans les diverses versions du voyage de saint Brendan
ou même la trilogie de Dante. Dans l’oeuvre allégorique de Thomas de
Saluces, écrite à la fin du XIVe siècle, peu après les trois “pèlerinages”
de Guillaume de Digulleville, le Chevalier errant, dans sa recherche de
l’aimée, traverse les royaumes du Dieu Amour, de Dame Fortune et enfin
de Dame Connaissance. J’aimerais revenir brièvement sur les motiva-
tions qui poussèrent les voyageurs espagnols de la fin du Moyen Âge à
quitter famille, maison et patrie pour des terres lointaines et des contrées
exotiques.
Si nous laissons de côté le récit de la noble Egérie en Asie Mineure et à
Jérusalem dans les années 380-3843, le musulman Abu Hamid al-Garnati
– “de Grenade” – est sans doute l’un des premiers auteurs péninsulaires
à avoir laissé des récits de voyage. Né vers 1090, il quitta l’Espagne en
1116 pour ne plus y revenir. Ses pas le conduisirent en Afrique du nord,
à Tunis puis en Égypte où il suivit pendant trois ans l’enseignement de
maîtres renommés; il se rendit ensuite à Damas, Bagdad où il passa quatre
ans, en Perse jusqu’aux rives de la mer Caspienne, le long de la Volga,
en Bulgarie et en Hongrie; après avoir fait le pèlerinage à La Mecque en
1162, il vécut à Bagdad, Mossoul et Alep et mourut à Damas en 1169,
en laissant deux ouvrages dans lesquels il décrivait “les merveilles qu’il
avait rencontrées lors de ses voyages sur terre et sur mer, ainsi que les
informations et les personnages fameux qu’il considèrerait nécessaire
d’évoquer”4. Dans le Tuhfat al-albab wa nukhbat al-’aja’ib (Cadeau de
secrets et choix de merveilles), comme dans le al-Mu’rib ‘an ba’d ‘aja’ib
al-Maghreb (Éloge de quelques unes des merveilles du Maghreb), il mé-
lange le réel et le fantastique, ses expériences et les légendes entendues,
ses rencontres et ses impressions; en prologue au premier, il indique son
2 Ménard, Ph., Le chevalier errant dans la littérature arthurienne. Recherches sur les
raisons du départ et de l’errance, “Voyage, quête, pèlerinage dans la littérature et
la civilisation médiévales, Sénéfiance”, 2 (1976), pp. 289-311.
3 Égérie, Journal de voyage: itinéraire, ed. Maraval, P., suivi de Valerius du Bierzo,
Lettre sur la bienheureuse Égérie, ed. Díaz y Díaz, M., Paris, Éd. du Cerf, 1982.
4 Ramos, A. Impresiones de un viajero medieval: Abu Hamid Al-Garnati El Medi-
terráneo, dans A través del Mediterráneo. La visión de los viajeros judíos, cristia-
nos y musulmanes, ed. Molina Rueda, B. [et al.], Granada, Editorial Comars, 2013,
pp. 161-183. Abu Hamid al-Garnati, Tuhfat al-Albab (el regalo de los espiritus), ed.
Ramos, A., Madrid, CSIC, 1990. Abu Hamid al-Garnati, Al-Mu’rib ‘an ba’d ‘aya’ib
al-Magrib (Elogio de algunas maravillas del Magrib), ed. Bejarano Escanilla, I.,
Madrid, CSIC, 1991.
15
objectif: “pousser à la réflexion comme moyen pour atteindre le Para-
dis”, mais il semble que ce soit à la fois l’appel de l’aventure et le goût
de l’étude qui l’aient poussé à découvrir les “merveilles” de la Création.
Au milieu du siècle, peu après 1150, Martin de León, si l’on en croit
son biographe, prit la route. Ses pas le menèrent tout d’abord à Oviedo,
au sanctuaire du saint Sauveur, puis à Saint-Jacques de Compostelle.
Il poursuivit son périple en visitant Rome, le sanctuaire dédié à saint
Michel au mont Gargano puis celui de saint Nicolas à Bari. Il s’embarqua
pour Jérusalem où, comme beaucoup de ses correligionaires, il “servit”
l’hôpital des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem pendant deux ans.
La route du retour le conduisit d’abord dans la région d’Antioche pour y
rencontrer “les saints ermites” qui vivaient dans les montagnes proches,
et ensuite à Constantinople où il fit l’acquisition d’une chasuble en soie.
D’après Lucas de Tuy, Martin se dirigea de là vers la Chrétienté occiden-
tale et entreprit de visiter les sanctuaires du “glorieux martyr saint De-
nis”, de “l’évêque Martin des Gaules”, du “très précieux martyr Thomas
en Angleterre” – ce qui situe sa visite après le martyre de l’archevêque de
Canterbury en 1171, et même après sa canonisation deux ans plus tard –,
et de saint Patrick en Irlande, puis Saint-Gilles du Gard, Saint-Saturnin
et Saint-Antoine. À Béziers il fut accusé de vol et se retrouva en prison,
mais put prouver son innocence et revint enfin à León après plus de
vingt ans de voyage5. Lucas de Tuy inséra le récit de la vie de Martin
dans son livre des Miracles de saint Isidore, en insistant sur les vertus
du personnage et son désir de visiter tous les lieux saints. Néanmoins, il
indique une autre cause au départ du jeune Martin: tiraillé par “les mou-
vements de la chair”, Martin aurait entrepris un voyage pénitentiel. Il
était à l’époque sous-diacre dans le monastère de Saint-Marcel où, après
son veuvage, son père s’était retiré avec lui et où il avait été éduqué. On
peut donc penser que Martin, par curiosité ou pour échapper à une vie
toute tracée, opta pour voir le monde – Lucas de Tuy précise que son
départ eut lieu peu après la mort de son père et qu’il distribua ses biens
aux pauvres avant de partir – et qu’il visita au passage les sanctuaires
qui attiraient les pèlerins et les curieux6.
Un demi-siècle après al-Garnati et une dizaine d’années après Mar-
tin de León, le juif Benjamin de Tudela quittait l’Espagne pour un long
voyage, relaté dans le Livre de voyages (Sefer-Masa’ot), probablement
sous forme de notes rédigées pendant son périple ou à son retour “en
5 Migne J.-P., Patrologia Latina, t. CCVIII, coll.12-15.
6 Ibidem, col. 1213.
16
terres de Castille” en 11737. Benjamin abandonna la Navarre, peut-être
vers 1165, pour rejoindre la Méditerranée en suivant le cours de l’Èbre,
prit le bateau de Marseille à Gênes, continua par Pise et Lucques jusqu’à
Rome, passa par Salerne puis s’embarqua à Otrante, visita Constanti-
nople et les îles de la mer Égée, parvint en Terre Sainte et à Jérusalem,
poursuivit son voyage vers Damas, Alep, Rakka, Mossoul et Bagdad où il
demeura un certain temps et entendit parler des Indes, de Ceylan et de la
Chine; son voyage de retour le mena au Caire, à Alexandrie et au mont
Sinaï, puis de Damiette en Sicile, de là à Rome, Lucques, Verdun, “qui est
le début du pays d’Allemagne”, et Paris. Benjamin bar Yonas ne donne
pas de raison à son départ et ses éditeurs ont souvent avancé, au vu des
villes qui l’attiraient et de ses descriptions de marchandises diverses, qu’il
pouvait s’agir de motivations commerciales; mais l’auteur ne manque
jamais de noter les noms des savants juifs rencontrés à chaque halte et
consacre de nombreuses lignes aux diverses académies juives de Bag-
dad avant d’évoquer la richesse de ses correligionnaires et les multiples
synagogues de la ville et de ses alentours. L’achèvement abrupt du récit
à Paris ne permet pas plus de savoir si son auteur réalisa ses objectifs,
fussent-ils le commerce, le savoir ou la simple curiosité.
Dix ans après le retour de Benjamin bar Yonas à la Péninsule, Muham-
mad ibn Yubayr, originaire de Valence, quittait Grenade pour effectuer
le pèlerinage à La Mecque. Il fit la traversée de Ceuta à Alexandrie sur
un navire génois, alla ensuite au Caire, remonta le Nil puis s’embarqua à
Aydab pour traverser la Mer Rouge et se rendre à La Mecque où il pas-
sa plusieurs mois; Ibn Yubayr gagna ensuite Médine, Bagdad, Mossoul,
Alep, Damas et Jérusalem, avant de prendre à nouveau un navire génois
à Acre qui l’emmena en Sicile, et enfin un autre bateau génois le trans-
porta de Trapani à Carthagène où il arriva en mai 11858. Alors que le récit
de Benjamin bar Yonas était impersonnel, celui d’Ibn Yubayr relate ses
impressions et son émotion face aux monuments qu’il décrit, aux tom-
beaux d’illustres personnages, aux paysages, aux sermons entendus, et
son indignation face à la façon dont certains musulmans traitaient leurs
correligionnaires, à l’arrivée à la douane d’Alexandrie par exemple, dans
la ville sainte de La Mecque, ou sous le gouvernement de certains émirs.
La Rila ou “voyage” d’Ibn Yubayr s’achève avec son retour à Grenade
7 Libro de viajes de Benjamín de Tudela, ed. Magdalena Nom de Déu, J. R., Barcelo-
na, Riopiedras Ediciones, 1989.
8 Ibn Ŷubayr, À través del Oriente (Rila), ed. Maíllo Salgado, F., Madrid, Alianza
Editorial, 2007.
17
et des remerciements à Dieu pour lui avoir permis de revenir sain et sauf.
Mais nous n’en savons pas plus sur les motivations profondes de son
départ ou les enseignements tirés de son voyage.
Le juif Yehuda al Harizi effectua son premier voyage hors d’Espagne
peu de temps après le retour d’Ibn Yubayr à Grenade, en 1190. Il semble
qu’il n’alla pas plus loin que la Provence. Mais entre 1216 et 1230, il
quitta Tolède, se rendit en Provence d’où il s’embarqua pour Alexandrie
où il séjourna six ans. Il visita ensuite Le Caire, Jérusalem, Damas, Homs,
Alep, Rakka, Mossoul, Bagdad et poursuivit jusqu’à Bassora, avant de
revenir en Espagne en passant par l’Égypte, la Grèce et l’Italie du Sud9.
Dans le Sefer Takemoni (Livre de celui qui rend sage), les souvenirs et
impressions de voyage forment la base de la plupart des cinquante cha-
pitres en partie inspirés par des recueils d’al-Hariri et al-Hamadani ou
d’auteurs juifs espagnols10. Le but avoué d’al-Harizi, qui maîtrisait entre
autres l’espagnol, l’hébreu, l’arabe et le syriaque, était l’exaltation de la
langue hébraïque qui était devenue “l’esclave de la langue arabe”11. Il
relate dans le chapitre 46 son périple en Orient et offre, dans le chapitre
26, une définition du voyage en exposant ses inconvénients et ses avan-
tages. Car multiples sont les désavantages:
La marche rend perplexe. Le voyage est source de tristes aventures, la séparation,
source de crainte, et le voyageur qui quitte son pays pour se rendre là où il le désire,
son âme sera rassasiée de malheurs [...] Il se fatiguera à la marche, il souffrira à la
montée comme à la descente [...] et après tous ces malheurs et ces pérégrinations
amères, s’il n’a pas trouvé de réponse à sa question, sa fatigue aura été vaine. C’est
ce que rencontre tout voyageur qui quitte son logis, comme l’oiseau migrateur qui
quitte son nid: quand il est frappé à la tête, il préfère la mort à la vie,
mais plus grands sont ses fruits:
9 Schwab, M., Al-Harizi et ses pérégrinations en Terre Sainte (vers 1217), “Archives
de l’Orient Latin”, 1 (1881), pp. 231-244. Viers, R., Juda Al-Harizi, troubadour juif
et voyageur en Méditerranée (Espagne, 1170-1235), “Cahiers de la Méditerranée”,
35-36/1 (1987), pp. 49-78. Cano Pérez, M. J., Los relatos de viajes en la literatura
hispanohebrea, dans A través del Mediterráneo. La visión de los viajeros judíos,
cristianos y musulmanes, cit., pp. 13-30, en part. pp. 15-21.
10 Navarro Peiro, Á., El uso del elemento religioso en las narraciones hispanohebreas,
dans Del pasado judío en los reinos medievales hispánicos: afinidad y distancia-
miento, eds. Moreno Koch, Y., Izquierdo Benito, R., Cuenca, Ediciones de la Uni-
versidad de Castilla-La Mancha, 2005, pp. 231-246.
11 Lévy, A., Juda al-Harizi, “Revue des Études Juives”, 59 (1910), pp. VII-XXV.
1 / 14 100%

Voyageurs espagnols au Moyen-Age

Telechargé par Hassan Aslafy
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !