13 1. Camminatori e viaggiatori di ieri e di oggi: vie della Storia e della Cultura vissute e narrate En quête de connaissance: Voyageurs espagnols au Moyen Âge Adeline Rucquoi C.N.R.S., Paris En 1575, Benito Arias Montano écrivait: “Il semble que ce soit un privilège accordé de Dieu aux Espagnols que de parcourir tout le globe terrestre, au travers des mers et des terres les plus éloignées, dont ils s’ouvrent le chemin avec plus de résolution et de bonheur que tous les autres mortels. Leur caractère particulier est de poursuivre toujours, malgré les périls ou les difficultés des lieux et des temps, l’entreprise qu’ils ont une fois commencée, dont ils ne se désistent jamais, qu’ils n’aient ou exécuté leurs desseins ou fini le cours de leur vie”1. Or, si personne ne doute de l’importance des récits concernant la découverte et la conquête de l’Amérique, rares sont les auteurs péninsulaires de récits de voyage au Moyen Âge; leurs oeuvres sont d’ailleurs souvent considérées comme imaginaires en grande partie, qu’il s’agisse de celles de Benjamin de Tudela, de l’anonyme auteur du Libro del conosçimiento de todos los reinos ou encore de Gómez de Santestevan. Plus que des mémoires personnelles, la connaissance ne serait-elle pas la finalité de ces récits? Le voyage est un thème bien connu de la littérature. Qu’il s’agisse de voyage réel, de récit d’’adab destinés à l’édification et à la culture générale des lecteurs, de parcours allégorique, sous des titres divers qui incluent celui du “pèlerinage”, le voyage a toujours fait partie de l’imaginaire européen. Comme le définissait déjà en 1976 Philippe Ménard, le thème du voyage ressort à la fois du procédé littéraire – le vagabondage est le propre de l’aventure depuis l’Odyssée d’Ulysse –, du rite de passage entre l’enfance et l’âge adulte et du désir d’éprouver ses limites, la “quête 1 Arias Montano, B., Itinerarium Beniamini Tudelensis... ex hebraico latinum factum, Anvers, Christophe Plantin, 1575, praefatio p. 7. 14 de soi”2. Il est ainsi le parcours initiatique qui peut mener jusqu’à l’autre monde, comme dans les diverses versions du voyage de saint Brendan ou même la trilogie de Dante. Dans l’oeuvre allégorique de Thomas de Saluces, écrite à la fin du XIVe siècle, peu après les trois “pèlerinages” de Guillaume de Digulleville, le Chevalier errant, dans sa recherche de l’aimée, traverse les royaumes du Dieu Amour, de Dame Fortune et enfin de Dame Connaissance. J’aimerais revenir brièvement sur les motivations qui poussèrent les voyageurs espagnols de la fin du Moyen Âge à quitter famille, maison et patrie pour des terres lointaines et des contrées exotiques. Si nous laissons de côté le récit de la noble Egérie en Asie Mineure et à Jérusalem dans les années 380-3843, le musulman Abu Hamid al-Garnati – “de Grenade” – est sans doute l’un des premiers auteurs péninsulaires à avoir laissé des récits de voyage. Né vers 1090, il quitta l’Espagne en 1116 pour ne plus y revenir. Ses pas le conduisirent en Afrique du nord, à Tunis puis en Égypte où il suivit pendant trois ans l’enseignement de maîtres renommés; il se rendit ensuite à Damas, Bagdad où il passa quatre ans, en Perse jusqu’aux rives de la mer Caspienne, le long de la Volga, en Bulgarie et en Hongrie; après avoir fait le pèlerinage à La Mecque en 1162, il vécut à Bagdad, Mossoul et Alep et mourut à Damas en 1169, en laissant deux ouvrages dans lesquels il décrivait “les merveilles qu’il avait rencontrées lors de ses voyages sur terre et sur mer, ainsi que les informations et les personnages fameux qu’il considèrerait nécessaire d’évoquer”4. Dans le Tuhfat al-albab wa nukhbat al-’aja’ib (Cadeau de secrets et choix de merveilles), comme dans le al-Mu’rib ‘an ba’d ‘aja’ib al-Maghreb (Éloge de quelques unes des merveilles du Maghreb), il mélange le réel et le fantastique, ses expériences et les légendes entendues, ses rencontres et ses impressions; en prologue au premier, il indique son 2 3 4 Ménard, Ph., Le chevalier errant dans la littérature arthurienne. Recherches sur les raisons du départ et de l’errance, “Voyage, quête, pèlerinage dans la littérature et la civilisation médiévales, Sénéfiance”, 2 (1976), pp. 289-311. Égérie, Journal de voyage: itinéraire, ed. Maraval, P., suivi de Valerius du Bierzo, Lettre sur la bienheureuse Égérie, ed. Díaz y Díaz, M., Paris, Éd. du Cerf, 1982. Ramos, A. Impresiones de un viajero medieval: Abu Hamid Al-Garnati El Mediterráneo, dans A través del Mediterráneo. La visión de los viajeros judíos, cristianos y musulmanes, ed. Molina Rueda, B. [et al.], Granada, Editorial Comars, 2013, pp. 161-183. Abu Hamid al-Garnati, Tuhfat al-Albab (el regalo de los espiritus), ed. Ramos, A., Madrid, CSIC, 1990. Abu Hamid al-Garnati, Al-Mu’rib ‘an ba’d ‘aya’ib al-Magrib (Elogio de algunas maravillas del Magrib), ed. Bejarano Escanilla, I., Madrid, CSIC, 1991. 15 objectif: “pousser à la réflexion comme moyen pour atteindre le Paradis”, mais il semble que ce soit à la fois l’appel de l’aventure et le goût de l’étude qui l’aient poussé à découvrir les “merveilles” de la Création. Au milieu du siècle, peu après 1150, Martin de León, si l’on en croit son biographe, prit la route. Ses pas le menèrent tout d’abord à Oviedo, au sanctuaire du saint Sauveur, puis à Saint-Jacques de Compostelle. Il poursuivit son périple en visitant Rome, le sanctuaire dédié à saint Michel au mont Gargano puis celui de saint Nicolas à Bari. Il s’embarqua pour Jérusalem où, comme beaucoup de ses correligionaires, il “servit” l’hôpital des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem pendant deux ans. La route du retour le conduisit d’abord dans la région d’Antioche pour y rencontrer “les saints ermites” qui vivaient dans les montagnes proches, et ensuite à Constantinople où il fit l’acquisition d’une chasuble en soie. D’après Lucas de Tuy, Martin se dirigea de là vers la Chrétienté occidentale et entreprit de visiter les sanctuaires du “glorieux martyr saint Denis”, de “l’évêque Martin des Gaules”, du “très précieux martyr Thomas en Angleterre” – ce qui situe sa visite après le martyre de l’archevêque de Canterbury en 1171, et même après sa canonisation deux ans plus tard –, et de saint Patrick en Irlande, puis Saint-Gilles du Gard, Saint-Saturnin et Saint-Antoine. À Béziers il fut accusé de vol et se retrouva en prison, mais put prouver son innocence et revint enfin à León après plus de vingt ans de voyage5. Lucas de Tuy inséra le récit de la vie de Martin dans son livre des Miracles de saint Isidore, en insistant sur les vertus du personnage et son désir de visiter tous les lieux saints. Néanmoins, il indique une autre cause au départ du jeune Martin: tiraillé par “les mouvements de la chair”, Martin aurait entrepris un voyage pénitentiel. Il était à l’époque sous-diacre dans le monastère de Saint-Marcel où, après son veuvage, son père s’était retiré avec lui et où il avait été éduqué. On peut donc penser que Martin, par curiosité ou pour échapper à une vie toute tracée, opta pour voir le monde – Lucas de Tuy précise que son départ eut lieu peu après la mort de son père et qu’il distribua ses biens aux pauvres avant de partir – et qu’il visita au passage les sanctuaires qui attiraient les pèlerins et les curieux6. Un demi-siècle après al-Garnati et une dizaine d’années après Martin de León, le juif Benjamin de Tudela quittait l’Espagne pour un long voyage, relaté dans le Livre de voyages (Sefer-Masa’ot), probablement sous forme de notes rédigées pendant son périple ou à son retour “en 5 6 Migne J.-P., Patrologia Latina, t. CCVIII, coll.12-15. Ibidem, col. 1213. 16 terres de Castille” en 11737. Benjamin abandonna la Navarre, peut-être vers 1165, pour rejoindre la Méditerranée en suivant le cours de l’Èbre, prit le bateau de Marseille à Gênes, continua par Pise et Lucques jusqu’à Rome, passa par Salerne puis s’embarqua à Otrante, visita Constantinople et les îles de la mer Égée, parvint en Terre Sainte et à Jérusalem, poursuivit son voyage vers Damas, Alep, Rakka, Mossoul et Bagdad où il demeura un certain temps et entendit parler des Indes, de Ceylan et de la Chine; son voyage de retour le mena au Caire, à Alexandrie et au mont Sinaï, puis de Damiette en Sicile, de là à Rome, Lucques, Verdun, “qui est le début du pays d’Allemagne”, et Paris. Benjamin bar Yonas ne donne pas de raison à son départ et ses éditeurs ont souvent avancé, au vu des villes qui l’attiraient et de ses descriptions de marchandises diverses, qu’il pouvait s’agir de motivations commerciales; mais l’auteur ne manque jamais de noter les noms des savants juifs rencontrés à chaque halte et consacre de nombreuses lignes aux diverses académies juives de Bagdad avant d’évoquer la richesse de ses correligionnaires et les multiples synagogues de la ville et de ses alentours. L’achèvement abrupt du récit à Paris ne permet pas plus de savoir si son auteur réalisa ses objectifs, fussent-ils le commerce, le savoir ou la simple curiosité. Dix ans après le retour de Benjamin bar Yonas à la Péninsule, Muhammad ibn Yubayr, originaire de Valence, quittait Grenade pour effectuer le pèlerinage à La Mecque. Il fit la traversée de Ceuta à Alexandrie sur un navire génois, alla ensuite au Caire, remonta le Nil puis s’embarqua à Aydab pour traverser la Mer Rouge et se rendre à La Mecque où il passa plusieurs mois; Ibn Yubayr gagna ensuite Médine, Bagdad, Mossoul, Alep, Damas et Jérusalem, avant de prendre à nouveau un navire génois à Acre qui l’emmena en Sicile, et enfin un autre bateau génois le transporta de Trapani à Carthagène où il arriva en mai 11858. Alors que le récit de Benjamin bar Yonas était impersonnel, celui d’Ibn Yubayr relate ses impressions et son émotion face aux monuments qu’il décrit, aux tombeaux d’illustres personnages, aux paysages, aux sermons entendus, et son indignation face à la façon dont certains musulmans traitaient leurs correligionnaires, à l’arrivée à la douane d’Alexandrie par exemple, dans la ville sainte de La Mecque, ou sous le gouvernement de certains émirs. La Riḥla ou “voyage” d’Ibn Yubayr s’achève avec son retour à Grenade 7 8 Libro de viajes de Benjamín de Tudela, ed. Magdalena Nom de Déu, J. R., Barcelona, Riopiedras Ediciones, 1989. Ibn Ŷubayr, À través del Oriente (Riḥla), ed. Maíllo Salgado, F., Madrid, Alianza Editorial, 2007. 17 et des remerciements à Dieu pour lui avoir permis de revenir sain et sauf. Mais nous n’en savons pas plus sur les motivations profondes de son départ ou les enseignements tirés de son voyage. Le juif Yehuda al Harizi effectua son premier voyage hors d’Espagne peu de temps après le retour d’Ibn Yubayr à Grenade, en 1190. Il semble qu’il n’alla pas plus loin que la Provence. Mais entre 1216 et 1230, il quitta Tolède, se rendit en Provence d’où il s’embarqua pour Alexandrie où il séjourna six ans. Il visita ensuite Le Caire, Jérusalem, Damas, Homs, Alep, Rakka, Mossoul, Bagdad et poursuivit jusqu’à Bassora, avant de revenir en Espagne en passant par l’Égypte, la Grèce et l’Italie du Sud9. Dans le Sefer Taḥkemoni (Livre de celui qui rend sage), les souvenirs et impressions de voyage forment la base de la plupart des cinquante chapitres en partie inspirés par des recueils d’al-Hariri et al-Hamadani ou d’auteurs juifs espagnols10. Le but avoué d’al-Harizi, qui maîtrisait entre autres l’espagnol, l’hébreu, l’arabe et le syriaque, était l’exaltation de la langue hébraïque qui était devenue “l’esclave de la langue arabe”11. Il relate dans le chapitre 46 son périple en Orient et offre, dans le chapitre 26, une définition du voyage en exposant ses inconvénients et ses avantages. Car multiples sont les désavantages: La marche rend perplexe. Le voyage est source de tristes aventures, la séparation, source de crainte, et le voyageur qui quitte son pays pour se rendre là où il le désire, son âme sera rassasiée de malheurs [...] Il se fatiguera à la marche, il souffrira à la montée comme à la descente [...] et après tous ces malheurs et ces pérégrinations amères, s’il n’a pas trouvé de réponse à sa question, sa fatigue aura été vaine. C’est ce que rencontre tout voyageur qui quitte son logis, comme l’oiseau migrateur qui quitte son nid: quand il est frappé à la tête, il préfère la mort à la vie, mais plus grands sont ses fruits: 9 10 11 Schwab, M., Al-Harizi et ses pérégrinations en Terre Sainte (vers 1217), “Archives de l’Orient Latin”, 1 (1881), pp. 231-244. Viers, R., Juda Al-Harizi, troubadour juif et voyageur en Méditerranée (Espagne, 1170-1235), “Cahiers de la Méditerranée”, 35-36/1 (1987), pp. 49-78. Cano Pérez, M. J., Los relatos de viajes en la literatura hispanohebrea, dans A través del Mediterráneo. La visión de los viajeros judíos, cristianos y musulmanes, cit., pp. 13-30, en part. pp. 15-21. Navarro Peiro, Á., El uso del elemento religioso en las narraciones hispanohebreas, dans Del pasado judío en los reinos medievales hispánicos: afinidad y distanciamiento, eds. Moreno Koch, Y., Izquierdo Benito, R., Cuenca, Ediciones de la Universidad de Castilla-La Mancha, 2005, pp. 231-246. Lévy, A., Juda al-Harizi, “Revue des Études Juives”, 59 (1910), pp. VII-XXV. 18 II répondit en ces mots: si le voyage est mauvais et la marche conduit à la perplexité, s’il est plein d’amertume, le voyageur qui trébuche trouvera le salut en marchant, une guérison à ses plaies car en voyageant l’homme atteint son but, il se renforce, il s’affermit et pointe ses flèches sur ses ennemis. Sans le voyage il n’aurait pas connu la chance, il ne se serait pas enrichi ni connu la force. En peu de temps, le voyageur rencontre son bonheur sur les routes et multiplie son or. Aujourd’ hui, ce pauvre hère, encore nu hier, ressemblera demain au fils d’un roi. Celui qui reste à la maison et ne quitte pas les abords de son lit n’écartera pas de lui la honte, ne quittera point son malheur, s’il ne quitte point son pays le chagrin n’abandonnera point son coeur. Tant qu’il n’aura pas quitté son logis, tant qu’il restera fixé dans son terroir, il ne trouvera pas ce qu’il veut, c’est pourquoi les philosophes et poètes disent: le voyage est le salut, la marche, une bénédiction. Tout voyageur exauce son souhait, tout marcheur domine ses passions. L’errant recueille le fruit de ses recherches. Celui qui reste sans bouger est comme une pierre immobile. En marchant, il connaîtra de nouveaux visages et guérira son coeur des blessures profondes. Il connaîtra une nouvelle jeunesse et son auréole scintillera. Son agitation s’apaisera et son chagrin se dissipera. Il rentrera dans son pays les poches pleines, sa chance en bonne voie, il y trouvera des amis qui rechercheront sa compagnie, les yeux tournés vers la grand’route12. Dans son Livre des Délices (Sefer Cha’achouïm), rédigé vers 1200, le médecin juif de Barcelone Joseph ibn Zabara, met dans la bouche d’Enan, le diable, un autre motif qui devait convaincre son interlocuteur, Joseph, de quitter sa ville: On dit de l’homme qui demeure dans sa propre cité que, quand bien même il plairait au roi de lui faire honneur, ce dernier ne percevra pas sa gloire et ne se souviendra pas de son nom ou de sa réputation tant qu’il ne sera pas parti pour quelque autre contrée pour y acquérir une gloire et une renommée excédant celles des habitants les plus auréolés de sa cité d’origine13. Juda al-Harizi donne ici la clef du voyage, celle qui poussa Abu Hamid al-Garnati, Benjamin de Tudela et Ibn Yubayr à partir pour des terres lointaines: le voyage comble les désirs du coeur, il mène à la sagesse et au salut, et Joseph ibn Zabara lui ajoute l’aspiration à la gloire et à la renommée. C’est donc vers l’Orient, à la fois Jérusalem et Constantinople, Le Caire ou Bagdad, que partaient les chrétiens, les juifs et les musulmans d’Espagne, un Orient qui leur était déjà familier grâce aux multiples recueils 12 13 Viers, R., Juda Al-Harizi, troubadour juif et voyageur en Méditerranée..., cit., pp. 65-68. Les traductions sont dues à l’auteur de l’article. Joseph ibn Zabara, Le Livre des Délices, ed. Weinstock, N., Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 17. 19 d’anecdotes et d’exempla qui circulaient en diverses langues, et dont témoigne la Disciplina clericalis de Petrus Alfonsi, tout autant que le Livre des Délices de Joseph ibn Zabara. C’est aussi en Orient que se situent les exploits d’Alexandre dans le Libro de Alexandre ou les aventures d’Apolonio dans le Libro de Apolonio. Et c’est d’Orient que viennent pour la plupart les livres sapientiaux qui, au XIIIe siècle, tels le Calila e Dimna, le Sendebar, emplissent l’imaginaire de leurs lecteurs et auditeurs. L’arrivée de la “matière de Bretagne”, c’est-à-dire des romans de la Table Ronde, à la même époque permet par ailleurs de rêver d’autres mondes, septentrionaux, couverts de forêts et parcourus par des chevaliers chrétiens en quête du Graal, un Graal que Wolfram von Eschenbach plaçait d’ailleurs en Espagne. La Navigatio sancti Brendani, pour sa part, dont les plus anciens textes remontent à la fin du Xe siècle en Castille et à la fin du XIIe au Portugal14, entraînait auditeurs et lecteurs sur les mers et dans des îles merveilleuses, jusqu’au Paradis. Parmi les “voyages rêvés”, le Libro del caballero Zifar, rédigé vers 1300, trouve naturellement sa place. Il est évident que l’auteur s’inspire de toutes ces traditions pour souligner les vertus de ses personnages, la “sagesse” qui est le but des voyages d’Orient, et la valeur militaire qui caractérise les chevaliers de la Table Ronde. Ayant appris qu’il appartenait à un lignage royal des Indes, et que la royauté de ses ancêtres avait été perdue à cause de leurs péchés, Zifar, le “chevalier de Dieu”, vend ses biens, fonde un hôpital pour les pauvres et entreprend, avec sa femme et ses enfants, un voyage vers l’Orient. Alors qu’il part à la recherche de la royauté perdue – une métaphore de l’Espagne perdue à cause des péchés de ses rois ou de ses habitants? –, Zifar explique à ceux qu’il rencontre que c’est la pauvreté qui les a obligés à quitter leur patrie15. Le chevalier perd ses enfants, puis son épouse qui effectue seule des voyages en mer, et devient finalement gendre du roi de Menton, puis roi de Menton lui-même. La première femme, puis les enfants de Zifar arrivent dans le royaume, mais le “chevalier de Dieu” attend la mort de son épouse pour les reprendre avec lui. Roboan, le cadet des deux fils, part à son tour “pour 14 15 Une Vita Brendani figure dans un manuscrit (Paris, B.N.F., Ms. Lat. 2444, fº 51-67), copie du XIIe siècle d’un volume dû au presbyter Vigilanus en 982 (Díaz y Díaz, M., Libros y librerías en la Rioja altomedieval, Logroño, Servicio de Cultura de la Excma-Diputación provincial, 1979, p. 85, n. 104). Sur les exemplaires portugais, voir Nascimento, A., Navegação de S. Brandão nas fontes portuguesas medievais, Lisboa, Edições Colibri, 1998, pp. 69-75. Libro del caballero Zifar, ed. González, C., Madrid, Cátedra, 1983, pp. 92-94 et 103. 20 tester les choses du monde et pour gagner le prix de la chevalerie”16; il accomplit enfin le but recherché par son père en épousant “Noblesse”, impératrice des îles, puis en devenant l’empereur du royaume de Tigrida, baigné par le Tigre, l’un des quatre fleuves du Paradis17. Comme la plupart des récits de voyages, réels ou imaginaires, des XIIe et XIIIe siècles, le Livre du chevalier Zifar mêle au récit d’aventure de nombreux contes ou exempla moralisateurs, à la manière orientale. Car, bien que l’Amadís des Gaules, dont les premières versions remonteraient au XIVe siècle, ait fait “voyager” ses lecteurs et auditeurs dans le monde britannique, de la Bretagne à l’Écosse, l’Orient resta le lieu par excellence du voyage pour les habitants de la Péninsule. Les traductions du Divisament dou monde qui relate les voyages de Marco Polo jusqu’en Extrême Orient, et de La Flor des Estoires d’Orient du moine arménien Hayton, au sein du scriptorium de Juan Fernández de Heredia ne firent sans doute que renforcer l’attirance des voyageurs d’Espagne pour les régions orientales du monde18. L’Orient est toujours présent dans le récit aljamiado de l’histoire d’Alexandre le Grand, le Rrekontamiento del rrey Ališandre, sans doute composé au XVe siècle et découvert en Aragon, qui fait voyager l’empereur à travers des régions fantastiques, peuplées d’êtres humains et d’animaux merveilleux, jusqu’en Inde, et même au-delà, aux portes du pays de Gog et Magog, ultime voyage qui précède l’annonce de sa mort19. Mais ici aussi, Alexandre, éduqué par Aristote, cherche le savoir, et la mission qui lui a été confiée par Dieu est de percer les secrets du monde: “Va à ce qui est au milieu des peuples et des générations, à ce qui est à ses extrémités et observe ce que tu y verras de ses merveilles et de sa puissance, et parviens jusqu’au levant et jusqu’au couchant”. C’est pourquoi il dirige d’abord ses pas, une fois vaincus les Perses, vers l’Afrique du nord, jusqu’au détroit de Gibraltar qu’il traverse, entrant ainsi en 16 17 18 19 Ibidem, p. 377. Ibidem, pp. 400-401. Cacho Blecua, J. M., El Gran Maestre Juan Fernández de Heredia, Zaragoza, Caja de Ahorros La Inmaculada, 1997. García Gómez, E., Un texto árabe occidental de la leyenda de Alejandro, Madrid, Instituto de Valencia de don Juan, 1929. Zuwiyya, Z. D., Alexander’s Journey Through the Seven Climes of Antiquity and the Structure of the Aljamiado-Morisco Rrekontamiento del Rrey Ališandre, dans Entre Oriente y Occidente. Ciudades y viajeros en la Edad Media, ed. Monferrer Sala, J. P. [et al.], Granada, Universidad, 2005, pp. 285-304. 21 Al-Andalus et remontant au nord vers le pays des afranja, les Francs, à l’extrémité occidentale du monde. Alexandre poursuit alors sa mission vers l’Orient et atteint la Chine dans le septième climat, avant de revenir au centre, à Babylone où l’attend la mort. C’est aussi un voyage en partie imaginaire qui est attribué, au XVe siècle, à l’infant Pierre de Portugal (1392-1449), le Libro del infante don Pedro de Portugal, el cual anduvo las cuatro partidas del mundo, dont l’auteur pourrait être Gómez de Santistevan20. Parti de Barcelos avec douze compagnons, l’infant Pierre demande d’abord sa licence au roi de Portugal, son père, puis passe saluer le roi de Castille qui lui donne de l’argent et lui adjoint un héraut polyglotte. Le petit groupe se rend à Venise, où il prend un navire et fait escale à Chypre avant de rendre visite au Grand Turc qu’ils trouvent à Patres. Après avoir fait halte à Troie, ils traversent un désert, rencontrent un ermite, poursuivent leur voyage à dos de dromadaire et atteignent Babylone, capitale du Grand Sultan auquel ils annoncent qu’ils se dirigent vers le royaume du Prêtre Jean. Ils traversent ensuite la “terre des Arabes, qui n’ont ni villes ni demeures connues”, et parviennent en Terre Sainte où sont successivement mentionnés: Ananie “pour voir le Jourdain”, Nazareth, Emmaüs “d’où partit l’ânesse sur laquelle Sainte Marie fuya avec Jésus-Christ son fils”, le palmier “qui s’abaissa vers la Vierge Marie quand elle cueillit des dattes pour son Fils”, Bethléem, la vallée de Josaphat pour voir la sépulture de la Vierge, et finalement Jérusalem. Les voyageurs visitèrent tous les hauts lieux de la Ville Sainte, et l’auteur du récit ne manque pas d’annoter ce que chaque visite leur coûta: là nous donnâmes sept pièces d’or chacun pour voir le Saint Sépulcre [...] de là nous fûmes à la maison d’Annas, et nous payâmes entre tous douze ducats pour voir le siège sur lequel Annas était assis [...] et de là nous fûmes à la maison de saint JeanBaptiste, pour voir où il priait et où il dormait, et nous payâmes un ducat [...] et nous fûmes à la grotte où pleura saint Pierre et où il se repentit d’avoir renié Jésus-Christ notre Seigneur, et nous payâmes quarante deniers chacun... De Jérusalem l’infant Pierre et ses compagnons partirent pour la Galilée, la vallée d’Ebron “où est enterré Adam”, Jéricho, le mont Tabor, la cor20 Gómez de Santisteban, Libro del infante don Pedro de Portugal, ed. Rogers, F. M., Lisboa, F. Calouste Gulbenkian, 1962. Mejía, C., El libro del infante don Pedro de Portugal: estudio crítico y problemas de transmisión, “Revista de Filología Románica”, 15 (1998), pp. 215-232. 22 dillère proche “où se trouve la sépulture du prophète David”, visitèrent les lieux des sépultures de Daniel, Jérémie et Zacharie, avant de voir le désert “où jeûna Jésus-Christ le Carême” et l’arbre où se pendit Judas. De Jérusalem, le groupe repartit en prenant la route de l’Arménie “où est l’Arche de Noé” et où vivent des bêtes fantastiques – dragons, serpents, vipères, scorpions, licornes – et rendirent visite au roi d’Arménie qui leur conseilla d’aller visiter la tombe de sainte Marie l’Égyptienne, à “Babylone d’Égypte”. Ils rencontrèrent là le sultan qui leur dit être un fils de Martín Yáñez de la Barbuda21, né “à Villanueva de la Serena et que, lorsque les Maures tuèrent mon père, le roi de Grenade s’empara de moi et de trois autres, et ils nous firent aller dans les terres du roi de Fez, et depuis que je fus captif, ils me firent maure (musulman)”. L’infant et ses compagnons poursuivirent ensuite leur route vers le sud jusqu’à la ville de Perona, dont le roi les emprisonna quarante jours, au Caire “qui a quatre cent mille habitants”, à Asian, Torna, Pasiban où passe un fleuve appelé Frison “qui est issu du Paradis terrestre”, de là à la “ville de Cappadoce” siège du Grand Morat, puis à Samarcande où ils saluèrent Tamerlan qui les invita à l’accompagner à la Mosquée le lendemain et au banquet qui suivit. Les voyageurs, vingt jours plus tard, reprirent le chemin vers Tarse, virent la statue de sel de la femme de Loth, continuèrent vers l’Arabie, à Saba où les Rusticanos “ont des corps d’homme et des têtes de chien”, puis à Zagaur “où il ne pleut pas depuis plus de mille ans”, et arrivèrent au mont Sinaï où les reçurent frère Étienne de Jérusalem, frère Jérôme de Saneca et cent quatre-vingt frères dans le monastère de Saint-Jérôme et l’église Sainte-Catherine. Après sept semaines passées dans le monastère, les voyageurs, ayant fait leurs prières et communié, se rendirent à la ville du “grand Roboam maure” à La Mecque, puis dans des territoires de peuples cruels, parvinrent au royaume des Amazones, “une province entièrement peuplée de femmes chrétiennes soumises au Prêtre Jean des Indes”, dont ils saluèrent la reine et décrivent les caractéristiques. Les pas de l’infant le menèrent ensuite vers la Judée et les terres des Cananéens, puis vers la ville des Géants, et enfin, par de nombreuses autres villes, celle d’Albes où vivait le Prêtre Jean. Ayant transmis les lettres qu’ils apportaient, les voyageurs quittèrent son royaume, non sans tristesse, et retournèrent en Castille en passant par l’Arabie, la Mer Rouge, “de nombreuses régions” et le royaume de Fez. 21 López de Coca Castañer, J. E., La cruzada particular de un maestre de la Orden de Alcántara (1394), “Studia Histórica. Historia Medieval”, 30 (2012), pp. 175-195. 23 Le Libro del infante don Pedro de Portugal, dont la date d’élaboration reste inconnue mais dont le contenu est évoqué par Juan de Mena (1411-1456), s’inscrit donc parfaitement dans la tradition des voyages fantastiques. L’auteur connaissait certainement une partie des lieux qu’il cite, notamment la Terre Sainte, et inventa le reste à partir des récits antérieurs. Mais d’autres textes semblent alors s’appuyer sur des expériences plus réelles. C’est à la fin du XIVe siècle qu’un anonyme auteur rédige en langue vulgaire un Libro del conoscimiento de todos los reinos (Livre de la connaissance de tous les royaumes) agrémenté des armoiries “que possèdent chaque territoire et seigneurie”22. Après avoir indiqué sa date de naissance en suivant les computs hébraïque, du Déluge, de Nabuchodonosor, d’Alexandre de Macédoine, de César, du Christ et “des Arabes”, il décrit le royaume de Castille, ses armoiries, et se contente de poursuivre en annonçant: “Et je quittai le royaume de Castille et allai au royaume de Portugal”, sans préciser les raisons de son départ. Du Portugal, l’auteur affirme voyager le long de la côte Cantabrique jusqu’à Bayonne, puis passe de la Navarre en Aquitaine, reprend le bateau à Bordeaux, longe la côte bretonne et remonte la Seine. Après être passé par Paris, il poursuit son périple par bateau jusqu’aux Pays-Bas, traverse l’Allemagne et l’Autriche, mentionne ensuite les Pays-Bas, le Danemark, la Pologne, la Lithuanie, la Roumanie et l’Ukraine, la Suède et la Norvège, l’Écosse, l’Angleterre, l’Irlande et l’Islande. Il revient de là en Espagne, traverse le détroit de Gibraltar, suit la côte méditerranéenne – Barcelone, Narbonne, Gênes – et rejoint Rome en traversant la Toscane. Après être descendu jusqu’au sud de l’Italie et la Sicile, il s’embarque, passe par Naples et Venise jusqu’en Albanie, ce qui lui donne l’occasion d’évoquer la Hongrie. Reprenant le bateau, il atteint Rhodes, la Crète, la Syrie, Le Caire, Tunis, la Sardaigne et la Corse, puis du Maroc navigue vers les Canaries et les Açores, traverse le Sahara, parvient au Sénégal, parcourt l’Afrique du Nord jusqu’en Éthiopie, visite l’Irak et l’Arabie, puis l’Inde et le sud de la Chine, revient par la Perse, la Mer Noire, Constantinople, la Russie, et finalement achève son fantastique voyage en naviguant de la Baltique à Séville. Il semble évident qu’une grande partie de l’ouvrage ne reflète pas une expérience vécue et repose sans doute en partie sur des mappemondes 22 El Libro del conscimiento de todos los reinos (The Book of Knowledge of All Kingdoms), ed. Marino, N. F., Tempe, Arzona Center for Medieval and Renaissance Studies, 1999. 24 comme celle des Cresques de Majorque et en partie sur des récits et légendes. L’auteur mentionne les noms des royaumes, des principales villes et des fleuves, mais n’ajoute pas de réflexions personnelles et ne semble pas attacher d’importance aux habitants sinon pour souligner leur nombre ou, au contraire, leur absence; ceux-ci n’apparaissent qu’à la fin de l’ouvrage, dans la description des contrées africaines et du Moyen Orient. Plus qu’un récit de voyage, en dépit des “je partis de”, “je fus à”, “je quittai”, ‘j’arrivai à”, il semble s’agir d’une description, d’un “inventaire” du monde, sans doute destiné au roi ou à un grand seigneur. L’ajout des armoiries en témoignerait. Et le texte fait inévitablement penser à celui qu’un autre auteur anonyme rédigea au début du XVIe siècle pour le jeune roi Charles, dans lequel la description du monde connu s’effectue aussi à partir des côtes, mais où l’auteur ne se met pas en scène comme le fait celui du Livre de la connaissance de tous les royaumes23. S’il est vrai que, comme l’écrivait Yves Lacoste en 1976, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre24 cet ouvrage ne serait pas un récit de voyage, mais une géographie donnant des informations sur chaque principauté, sa richesse ou sa pauvreté, le nombre de ses villes, sa topographie et, parfois, la valeur de sa population. Peu après cependant, partait vers l’Orient une ambassade envoyée par le roi Henri III de Castille et conduite par le noble Ruy González de Clavijo et le dominicain Alfonso Páez de Santamaría, qu’accompagnait un ambassadeur du souverain mongol, Mohammed Alcaxi. L’ambassade partit en mai 1403 pour rencontrer Tamerlan qui, l’année précédente, avait vaincu le turc ottoman Bayezid Ier, six ans après la défaite des armées chrétiennes à Nicopolis face à ce même Bayezid. Le motif du voyage est ici clairement défini et l’auteur du récit indique qu’il commence à écrire dès le départ en bateau depuis le Puerto de Santa María, parce que ladite ambassade est ardue et vers des terres lointaines, il est nécessaire et convenable de mettre par écrit tous les lieux et territoires où iraient lesdits ambassadeurs et les choses qui leur arriveraient, afin qu’elles ne tombent pas dans l’oubli et puissent mieux et véritablement être racontées et connues25. 23 24 25 Real Biblioteca de El Escorial, Ms. M.I.16. Rucquoi, A., À propos d’une description de l’Espagne et du monde du début du XVIe siècle, dans Des Indes occidentales à l’Amérique Latine. À Jean-Pierre Berthe, eds. Calvo, Th., Musset, A., Paris, ENS, 1997, pp. 667-680. Lacoste, Y., La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, Ed. Maspero, 1976. Ruy González de Clavijo, Embajada a Tamorlán, ed. López Estrada, F., Madrid, 25 Les descriptions de lieux, de la nature, des habitants et des pouvoirs sont ici précises, comme il sied à la fois à un récit destiné à informer un souverain de l’état des régions traversées et des résultats de l’ambassade. Les Castillans prirent donc la mer à Cadix, firent halte à Carthagène et Ibiza, poursuivirent jusqu'à Gaète, puis le détroit de Messine, atteignirent la Grèce occidentale, l’île de Rhodes et remontèrent la côte d’Asie Mineure afin de passer par Constantinople et de débarquer finalement en mer Noire à Trébizonde. Ils prirent alors la route vers Tariz, Téhéran, Damogan et atteignirent leur but à Samarcande. Lors de leur retour, ils effectuèrent presque le même trajet, mais visitèrent au passage Boukhara et Gênes. Les notes prises au cours du voyage paraissent avoir été très complètes, aussi bien sur la navigation et ses dangers que sur les derniers événements politiques et militaires ou l’état des bâtiments, églises et autres monuments visités, et n’omettaient pas d’autres informations apprises à l’occasion de rencontres ou de trajets effectués ensemble. Les visites réalisées, notamment dans les églises de Constantinople, ne semblent pas avoir suscité une dévotion particulière, même si l’auteur mentionne au passage des prières devant certaines reliques. Le savoir qui est ici transmis est utile dans la mesure où il peut ou doit soutenir les intérêts du roi, au service duquel sont partis les ambassadeurs. Trois décennies environ après le retour de frère Alfonso Páez de Santamaría et de Ruy González de Clavijo, un autre Castillan entreprend un long voyage dont il dédie le récit, intitulé Tractado de las andanças e viajes de Pero Tafur, à Fernando de Guzmán, grand commandeur de l’Ordre de Calatrava26. Pero Tafur quitta l’Espagne en 1436 depuis le port de Sanlúcar de Barrameda, passa por Ceuta, Málaga, Carthagène, Nice, Gênes, Livourne et Pise. De là il se rendit à Florence, à Bologne où il demanda au pape Eugène IV la permission d’aller en Terre Sainte, puis il poursuivit en bateau vers Venise en passant par Ferrare. Devant attendre le navire pour aller à Jérusalem pendant trois mois, Pero Tafur visita l’Italie, jusqu’à Rome où il passa le carême et qu’il décrit longuement, et il revint par Viterbe, Assise, Rimini, Ravenne. Après l’Ascension, il s’embarqua à Venise, passa par la Crète, puis Rhodes, Chypre et Jaffa, d’où il atteignit Jérusalem en trois jours et trois nuits. Le pèlerin repartit alors pour Chypre en passant par Beyrouth et l’Arménie afin de solliciter l’aide 26 Castalia, 1999, p. 79. Pero Tafur, Andanzas y viajes de un hidalgo español, ed. Jiménez de la Espada, M., Barcelona, El Albir, 1982. Villalba Ruiz de Toledo, F. J., El viaje de don Pero Tafur (1436-1439), “Arbor”, CLXXX, 711-712 (marzo-abril 2005), pp. 537-550. 26 du roi pour se rendre au mont Sinaï. Il rejoignit Damiette, puis Alexandrie d’Égypte où il passa plusieurs semaines, Le Caire et enfin le Sinaï. Il y rencontra un Vénitien, Niccolò dei Conti, et tous deux partirent vers les Indes, le Vénitien racontant à Pero Tafur ce qu’il savait des Indes, du royaume du Prêtre Jean, des nécromanciens de la Mer Rouge, de La Mecque et d’Éthiopie. Tous deux arrivèrent à Babylone, y passèrent un certain temps, et Pero Tafur reprit le chemin de l’Égypte afin de regagner Chypre puis Rhodes. De là, il choisit d’aller visiter Constantinople où il fut reçu par l’empereur, puis Adrianopolis où il vit le sultan turc ottoman, et enfin Trébizonde. Il poussa jusqu’en Crimée et revint à Constantinople qu’il visita et décrit longuement. Une fois revenu à Venise, Pero Tafur alla à Ferrare puis à Milan, de là en Allemagne, dans les Pays-Bas et en Flandre, à Arras en Picardie, puis à Gand et Anvers, retourna à Bâle, visita Constance, repartit vers l’Allemagne, continua vers la Bohême et Prague, revint vers l’Allemagne et rencontra l’empereur à Breslau. Il rentra en Castille en traversant la Moravie, l’Autriche et Vienne, Buda en Hongrie, traversa les Alpes, fut à Padoue, retourna à Venise “et il me sembla que j’y étais comme chez moi”, alla à Florence où il vit le pape, revint encore à Venise où il embarqua pour la Sicile qu’il visita, et le récit se termine brusquement à Cagliari en Sardaigne “qui est au roi d’Aragon”. À l’instar des ambassadeurs auprès de Tamerlan, Pero Tafur consigne dans son oeuvre beaucoup d’observations, notamment sur l’état des régions traversées, et sur les événements politiques. Les voyageurs des XIVe et XVe siècles avaient ajouté l’Europe occidentale aux régions orientales favorisées par leurs prédécesseurs. Leur quête de connaissance du monde les entraînera bientôt vers l’Ouest, au-delà de l’océan, d’où ils rapporteront d’innombrables récits sur les contrées inconnues que Dieu leur avait réservées. Ils les décriront en faisant appel à une longue tradition hispanique, profondément imprégnée de culture classique27. 27 Rucquoi, A., Contribution des studia generalia à la pensée hispanique médiévale, dans Pensamiento hispano medieval. Homenaje a D. Horacio Santiago-Otero, ed. Soto Rábanos, J. M., Madrid, CSIC, 1998, pp. 737-770. Lupher, D. A., Romans in a New World. Classical Models in Sixteenth-Century Spanish America, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2003.