Toute espèce peut devenir invasive si les conditions s’y prêtent. La paléogéographie nous
enseigne que les invasions sont une réponse inespérée des espèces aux grands
bouleversements climatiques. Le vivant affronte en effet ce type d’adversité en s’y
adaptant, ou plus souvent en fuyant. Mais on évoque plutôt les espèces invasives en se
crispant sur le temps bref de la chronique. On ne regarde alors que le sommet d’une vague
qui pointe un instant sa crête avant de se fondre dans l’océan. Le temps long a aujourd’hui
disparu de nos écrans. Tandem aliquando, invasores fiunt vernaculi , disait-on autrefois :
au bout du compte, les envahisseurs deviennent des indigènes. Nous vivons trop dans
l’instantanéité pour nous souvenir de ce sage aphorisme.
Les espèces invasives se fondent invariablement dans les milieux qu’elles colonisent, y
multipliant les interactions. Au plan strictement écologique, on serait même tenté de dire
qu’elles deviennent immédiatement indigènes. Mais ce concept d’espèce indigène, qui
s’oppose à celui d’espèce exotique, est une création de notre pensée qui n’a pas deux
siècles. La nature, elle, ne discrimine rien.
Du point de vue des chercheurs, les invasions biologiques peuvent être
considérées comme des expériences grandeur nature. Qu'ont-elles appris aux
écologues ?
Ce sont en effet des expérimentations qu’aucune équipe de chercheurs n’aurait jamais pu
mettre en place pour des raisons pratiques et éthiques. Elles ont d’abord modifié notre
perception du temps biologique, capable d’accélérations inattendues. On découvre par
leur intermédiaire que les êtres vivants sont capables d’évoluer très rapidement. Il n’a fallu
que dix générations au bulbul orphée, passereau introduit à La Réunion, pour que la taille
de son bec s’ajuste aux ressources alimentaires locales. Les espèces invasives disposent
d’un très fort potentiel adaptatif. Ne tirons pas sur l’ambulance : ce sont elles qui se
révèlent les plus aptes à vivre dans ce monde que nous avons transformé.
L’idée de milieux naturels saturés en espèces a également volé en éclats. Dans bien des
îles, le nombre d’espèces végétales a été multiplié par deux ou trois sans qu’aucune plante
indigène n’ait disparu. Le fameux cycle des taxons qui assimilait les milieux insulaires à
des jeux de chaises musicales, chaque nouvel arrivant prenant la place d’un autre, ne tient
plus.
Vous dites dans votre ouvrage qu'il faut reformuler l'idée qu'on se fait de la
nature. Que cela signifie-t-il ?
On traîne une vision obsolète de la nature, aujourd’hui décalée avec la réalité de notre
monde et de notre savoir. Même si la science révèle toujours davantage qu’il n’y a ni
équilibre ni ordre dans la nature, que le hasard y joue à plein et que tout n’y est que
perpétuel changement, rien n’y fait. On en reste toujours à cette idée héritée du
romantisme allemand d’une nature fonctionnant comme un Tout, à l’image d’un organisme
vivant dont il nous reviendrait de préserver l’intégrité et la santé.