Le Noun pharaonique et l`Être-là chez Sartre et

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Le Noun pharaonique et l’Être-là
chez Sartre et Heidegger
Cheikh Moctar BA
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Résumé : Dans son analyse de la pensée pharaonique, Cheikh Anta DIOP n’hésite pas à
établir une comparaison entre le Noun et l’Ëtre-là de l’existentialisme sartrien et
heideggérien. En effet, de même que le Noun, l’Ëtre au sens où l’entendent SARTRE et
HEIDEGGER - chacun par rapport à ses propres préoccupations – rend compte d’une
reconnaissance d’une entité existant en soi et témoignant d’une plénitude existentielle
comprenant tout ce qui est, sera ou est susceptible d’être. En faisant usage des méthodes
comparatives, ce présent travail se veut une explicitation de l’utilisation du paradigme
philosophique entre des pensées qui, a priori témoigneraient d’une différenciation
irréductible, mais dont la substance reste une réponse à la question universelle et
fondamentale de savoir « quel est le commencement de l’existence ? ». Les positions
heideggérienne et sartrienne de l’absoluité de l’existence de l’Être, font remarquer qu’elles
ont en commun avec la remarque de l’auteur de Civilisation ou Barbarie que l’être est et a
toujours été.
Abstract : The pharaonic Noun concept and the being-there of Sartre and Heidegger Cheikh Anta DIOP, in his analysis of the Egypt-Pharaonic thinking, establishes a
comparison between the Noun and the “Being-there” of the HEIDEGGER and SARTRE
existentialism. Indeed, likely the noun, the being according to SARTRE and HEIDEGGER
indicates the vital fact that human beings - and only human beings - truly exist, in the fullest
sense, only when being-there for-themselves. Properly understood, self-awareness leads to
the authenticity of a life created out of nothing, in the face of dread, by reference only to
one's own deliberate purposes. That is the common point shared by these two philosophers
and the author of Civilization or Barbarism.
1. Introduction
Dans la pensée cosmogonique pharaonique, l’idée d’origine est appréhensible à travers la
position du Noun comme entité primordiale et première forme d’être. C’est reconnaître à
cet élément sa préexistence sur tout autre et sur tout ce qui vient à l’existence. Il caractérise
la primordialité dans sa complétude et sa solitude absolues. La pensée pharaonique le
considère comme l’entité primitive dans laquelle et à partir de laquelle toute conception
existentielle est possible.
Le Noun est à l’origine de l’existence comme préexistant à toute autre forme d’être, mais
aussi comme le contenant en puissance de tout ce qui est susceptible d’être. Dans son
analyse de la civilisation pharaonique, La Société du Musée canadien des civilisations
décrit le Noun en ces termes : « Au commencement, le monde était une étendue infinie
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d’eaux ténébreuses et sans direction, le Noun » 1 . C’est explicite d’après cette analyse que
la pensée pharaonique s’est inscrite dans la reconnaissance d’un commencement de
l’existence. Cependant, cette manière d’appréhender le Noun se heurte à un problème
cosmogonique fondamental : est-il possible d’établir et de justifier la position de cette entité
et son rapprochement à l’Être-là, au Dasein chez SARTRE et chez HEIDEGGER ?
Cette interrogation soulève toute une difficulté de saisir ces deux entités l’une par rapport à
l’autre et / ou l’une à l’image de l’autre. Dans ce travail, nous allons essayer de voir dans
quelle mesure le rapprochement souvent effectué entre le Noun et le Dasein est-il possible ?
Pour cela, nous nous proposons d’abord une analyse de ce qu’est le Noun pour, ensuite,
voir ce qui caractérise le Dasein et finir par une étude comparative entre ces deux entités.
2. Qu’est-ce que le Noun ?
Le début ou état originel de l’être est le Noun qui est caractérisé d’une certaine manière.
Cette description de l’entité primordiale renvoie à première vue au registre chaotique
faisant des débuts de l’existence un mélange, une béance sans fond, obscurité totale et
confusion absolue. C’est ce dont semble témoigner le sens du mot « Noun » comme
désignant une étendue aqueuse mais observable en tant qu’inerte. De là, il serait possible de
concevoir que l’existence commença à partir d’une matière informe.
Selon l’historien Aboubacry Moussa LAM celle-ci est une eau primordiale, un « élément
liquide […] divinisé » 2 .
Le Noun, dans son acception cosmogonique, renferme plus d’aspects qu’une simple
étendue inerte. En effet, si par cette dernière idée il est sous entendu une quelconque
présence sans vie, une absence de possibilités virtuelles, le Noun se situe à un niveau
d’appréhension qui en diffère par son contenu. Le rapprochement Noun/Chaos que semble
rendre possible ou acceptable une certaine analyse faite sur la pensée égyptienne 3 n’est à
notre avis opérationnel que si le Chaos se dépouille d’une certaine situation informe.
Autrement dit, si par Chaos, il est rendu compte de la reconnaissance d’une entité béante et
obscure, sans organisation aucune (ce qui n’en fait pas un néant au sens de non-être ou
d’absence d’une substance existentielle), il ne serait pas objectivement justifié que le
rapport puisse être soutenu.
Et cette même réserve est, pour nous, légitimement soutenable à l’endroit de la définition
que Myriam PHILIBERT donne du Noun à savoir que « plus globalement, Noun a le sens
de « Chaos primordial » » 4 . Même si le Noun est contenant de quelque chose à l’image du
Chaos hésiodique par exemple, c’est sous l’angle de l’indifférenciation que le
rapprochement devient non justifié.
Noun est une béance à l’image des eaux fluviales, mais avec la particularité qu’elle n’est
pas indifférenciée. Cette entité primordiale est un contenant en puissance des futurs êtres.
Ainsi, nous partageons avec l’étude précédemment citée que le Noun, même dans son
1
http//www.civilization.ca/civil/egypt/egcr09F.htm, p.1sur 4.
Aboubacry Moussa LAM, Les chemins du Nil, Paris, Présence Africaine/Khepera, 1997, p. 105.
3
http://2terres.hautesavoie.net/cegypte/texte/cosmogn.htm, p.1 sur 3.
4
Myriam PHILIBERT, Dictionnaire illustré des Mythologies, p. 222.
2
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inertie « contenait cependant en elle tous les éléments de la création du monde » 5 . Mieux, il
contient plus que les éléments de la création du monde car renfermant la possibilité
existentielle de l’existence elle-même au sens de tout ce qui est susceptible d’être.
L’entité originelle contient toutes les potentialités en attente, le moment venu, d’une
certaine actualisation. Il est ainsi possible de retenir du vocabulaire ou de la signification du
mot l’idée d’une eau primordiale d’où naquirent la vie et les éléments constitutifs du monde
dans sa généralité et dans toutes ses formes possibles. Le Noun précède tout ce qui vient à
l’existence. Il se présente comme un réservoir de vie, un ensemble de possibilités
existentielles, une puissance d’être et d’existence.
Toutefois, ces éléments ne sont pas maintenus dans une confusion totale car le Noun est
signe de différenciation en quatre parties. Cosmogoniquement parlant, le Noun est un
Inorganisé et non un désordre. Noun ainsi formé d’une « eau primitive » (Noun et Naunet),
de l’ « infinité spatiale » (Heh et Hehet), des « ténèbres » (Kek et Keket) et du « vide »
(Amon et Amonet). Ainsi il a en soi toutes les caractéristiques du Chaos, mais en tant que
ses éléments soient dans une distinction les uns des autres. L’entité originelle qu’est le
Noun renferme en elle-même ces quatre « sous-ensembles » dont chacun est une virtualité
existentielle.
La Société du Musée canadien des civilisations considère cette position du Noun avec ses
constituants en ces termes : « Le Noun était représenté par quatre couples de divinités
masculines et féminines. Chacun représentait un des quatre principes qui caractérisaient le
Noun : le mystérieux ou l’invisibilité, l’eau infinie, l’errance ou l’absence de direction, et
l’obscurité ou l’absence de lumière » 6 . Mais cela n’est nullement synonyme de confusion,
et ce, même s’il y a, présents dans le Noun, des éléments qui pourraient renvoyer à ce
registre. Dans l’appréhension du Noun il est clairement établi que les quatre éléments
appartiennent à l’entité qui, seule, est originelle. Il est donc l’élément primordial, la masse
primitive informe, mais non confuse, à partir de laquelle s’élabore toute possibilité
d’existence.
Une difficulté est ici appréhensible en rapport avec l’idée que Noun l’informe est contenant
de quatre éléments différents les uns des autres. Mais cela nous paraît compréhensible dès
lors que l’absence de la forme de Noun renvoie à sa morphologie en tant qu’entité unique et
indivisible mais c’est intérieurement à lui, dans son sein que les éléments le constituant
gardent chacun son individualité.
C’est de la même manière que quand Cheikh A. DIOP parle du Noun en terme
d’ « indescriptible » 7 en sachant qu’il présuppose, dans un passage 8 précédant, la
différenciation des éléments que sont Kouk et Nouket (les ténèbres primordiales et leurs
opposées, les ténèbres et la lumière), Noun et Nounet (les eaux primordiales et leur
opposée, la matière et le néant), Heh et Hehet (l’infinité spatiale et son opposée, infini et
fini, l’illimité et le limité), Niaou et Niaouet (le vide et son opposé, le vide et le plein). Le
caractère indescriptible du Noun revoie donc plutôt à sa forme qu’à son fond.
Cette entité est antérieure et préexistante à toute autre forme d’existence qui émergera
d’elle. Théophile OBENGA rapporte dans La philosophie africaine de la période
5
Idem.
Op. cit.
7
Cheikh Anta DIOP, Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 427.
8
Idem, p. 392.
6
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pharaonique que « le démiurge prendra conscience de lui-même dans ce « chaos
primordial» avant de venir de lui-même par lui-même à l’existence (kheper djes-ef) et de se
mettre au travail » 9 . Ce qui veut dire que, dans la pensée pharaonique, tout élément issu
d’une création a un début, une genèse et un commencement, y compris le Dieu Créateur qui
lui-même prend conscience de son être dans le Noun où il a demeuré en somnolence. C’est
le lieu cosmogonique, l’entité dans laquelle se manifeste toute existence.
Nous disons tout élément « issu d’une création » car seule l’entité primordiale a son
origine en soi et est « posée en tant que telle dans son absoluité même » 10 , tout en
contenant en elle et en puissance les germes de la création de l’univers.
Cette idée est rendue par Cheikh A. DIOP lorsqu’il souligne qu’« il n’a pas existé dans la
cosmogonie égyptienne un instant zéro, à partir duquel l’être, la matière surgit du néant,
du non-être ; l’être, au sens de HEIDEGGER et de J. P. SARTRE, est éternel; sa plénitude
exclut a priori la possibilité même hypothétique du non-être, du néant comme absurdité
suprême » 11 . Qu’en est-il de la justification de ce rapport ?
3. L’Être-là (Dasein) chez SARTRE et chez HEIDEGGER
Par rapport à la position heideggérienne et sartrienne de l’absoluité de l’existence de l’être,
nous pouvons remarquer qu’elles ont en commun avec la remarque de DIOP que l’être est
et a toujours été.
Dans l’Être et le Néant, SARTRE considère l’existence de l’ « être » comme inscrite dans
une certaine absoluité. L’être sartrien est pleinement ce qu’il est, donc dans son existence
absolue et indépendamment de toute subjectivité.
Il y a ainsi la reconnaissance d’un « plein être » dont, même la conscience qui le saisit « est
un être dont l’existence pose l’essence, et, inversement, elle est conscience d’un être dont
l’essence implique l’existence, c’est-à-dire dont l’apparence réclame d’être. L’être est
partout » 12 .
Tel qu’il se donne à percevoir, l’être est dans la plénitude de son être-là en tant que
présence absolue dont il n’est pas possible qu’il ne soit pas. Il lui est, d’une certaine
manière, applicable ce que nous pouvons considérer comme la plénitude du Dasein
heideggérien, de l’Être-là.
Une exigence est « que l’être de ce qui apparaît n’existe pas seulement en tant qu’il
apparaît » 13 , mais qu’il est en tant qu’ « être transphénoménal », être en soi. Cet être en soi
est une permanence de l’être en général, de l’existant dans son apparence. Nous disons
« existant dans son apparence » car la notion d’ « existant » renferme tout ce qui est, sera
ou est susceptible d’être soit en lui-même soit par le concours d’un autre être.
9
Théophile OBENGA, La philosophie africaine de la période pharaonique, Paris, L’Harmattan,
1990, p. 39.
10
Idem.
11
Op. cit., p. 429.
12
V, « la preuve ontologique », p. 28.
13
Idem, p. 29.
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Ainsi, de même que le Noun réside dans ce qui fait la plénitude de son existence, de même
l’être-là sartrien est ce qu’il est en dehors de toute particularisation d’être. SARTRE précise
que « […] on ne peut pas dépouiller un existant de son être, l’être est le fondement toujours
présent de l’existant, il est partout en lui et nulle part, […] » 14 .
C’est un travail de saisie du sens de l’Être transcendant les particularités existentielles, qui
en permet une approche complète que SARTRE désigne en termes de « phénomène
d’être ». Sous cet angle, le parallélisme entre l’être-là sartrien et le Noun devient possible,
mais, avec la précision que le Noun est ce qu’il est et, cela même sans le concours d’aucune
subjectivité. Autrement dit, aucune conscience extérieure ne s’offre pour tâche de dévoiler
le Noun. Par conséquent, toute possibilité d’existence d’un « néant » en est écartée.
En effet, dans une perspective existentialiste il n’est donné aucun crédit au « néant ». Cela
dans la mesure où nous entendons par cette dernière le témoignage de la négation ou de
l’évanouissement de l’être, en quelque sorte un refus d’existence concrète de l’Être. Mieux,
la pensée du « néant » comme lieu de surgissement d’une forme d’être ne peut
scientifiquement être autorisée.
HEIDEGGER souligne que « le néant est simplement: rien » 15 . Chez HEIDEGGER, cette
manière de concevoir le « néant » comme « rien » renvoie à l’idée de l’impertinence du
« questionner » même sur le « néant » qui n’est pas du ressort d’un travail scientifique. Et
selon HEIDEGGER, « qui parle de néant ne sait pas ce qu’il fait » 16 . Cela, pour la raison
suivante à savoir que « le questionner n’a plus rien à chercher Ici. Et surtout la mention du
néant ne nous avance absolument pas pour la connaissance de l’étant » 17 .
La pensée du néant relèverait ainsi d’une possibilité de parler contre ce qu’il est donné à
penser, ce qui serait « illogique » si nous en croyons HEIDEGGER.
Même si cette conception n’est valable dans l’optique heideggérienne que sur le plan
scientifique et qu’elle serait autrement sur d’autres plans (métaphysique par exemple), ce
qui attire notre attention est plus le fait de soutenir l’absoluité de l’être que tout autre
aspect. Et cela, d’autant plus que « le véritable parler sur le néant est inhabituel » 18 .
Cet aspect inhabituel du discours sur une possibilité du « néant » permet-il, si nous
l’appliquons au Noun par exemple, de penser ce dernier comme un être-là qui n’est pas à
chercher dans une réflexion sur l’ « étant » tel qu’il s’offre à l’observation ?
Si dans l’optique heideggérienne, la présence de l’Être est saisie de manière spécifique, il
faut aller au-delà de toute particularité contingente pour concevoir son fondement. Cela, en
ce sens que « ni sur l’étant, ni dans l’étant, ni on ne sait où que ce soit d’autre, nous ne
pouvons saisir l’être de l’étant lui-même, directement » 19 .
Il faut donc dépasser l’étant dans son observabilité pour saisir l’être-là dans la totalité de sa
provenance. Ainsi, l’être-là désigne une entité qui se réalise et demeure dans une absoluité
d’existence, dans un plein être qui transcende toutes les particularités d’être. L’être ne se
14
Ibid., VI, « L’Être en soi », p. 29.
Introduction à la métaphysique : « La question fondamentale de la métaphysique », p. 35.
16
Idem.
17
Ibid.
18
Ibid., p. 38.
19
Ibid., p. 45.
15
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situe t-il pas dans un certain épanouissement à l’image de ce qui « croît », « pousse » ou
« fait croître » ? Si cela s’avère effectif, n’est-ce pas une possibilité d’établir un rapport
entre la « physis » heideggérienne et le Noun, en tant que celle-là est ce qui s’épanouit de
soi, apparaît et a la particularité de se « tenir-en-soi-vers-le-dehors » comme l’être grâce
auquel l’étant devient observable, l’être même de l’étant ?
4. Comparaison entre le Noun et le Dasein (l’Être-là)
par la « physis »
Dans la mesure où l’ « étant » est une modalité de l’Être, une manifestation positive de
l’être-là, sa substance d’être est ce qui, dans une optique heideggérienne, subsiste aux
changements des choses et qui les contient, leur réservoir ou plus exactement la
« perdominance », c’est-à-dire, ce qui, dans son être, subsiste aux choses concrètes, qui
s’épanouit incluant les choses et leur devenir.
C’est cette prise en compte du sens de la « physis » qui permet le mieux de lire l’ « être »
de HEIDEGGER à l’image du Noun et vice-versa.
Sur ce, la traduction donnée à ce terme par BURNET dans son ouvrage intitulé Greek
Philosophy : Thalès to Platon (London, 1972, p. 24) à savoir : « That term [phusis] meant
originally the particular stuff of which a given things is made » (« Ce terme [phusis] a
signifié à l'origine la substance particulière de laquelle des choses données sont faites»).
Par conséquent, c’est un terme qui comme le souligne HEIDEGGER à la page 30 de
Introduction à la Métaphysique prend en charge l’essence et l’histoire de toute chose.
Notons que l’être-là renvoie ici à une présence effective, à ce qui « est » avant de faire son
émergence dans le monde concret. Et c’est dans cette optique que nous pensons que le
rapprochement que DIOP installe entre cet aspect de la pensée de HEIDEGGER au Noun
trouve sa pertinence.
Car la pensée cosmogonique pharaonique n’installe pas une dichotomie Être/Néant. Mieux
c’est une forme de pensée qui suppose une irréductibilité de l’existence, en ce sens qu’elle
n’offre absolument pas de possibilité opérationnelle à l’idée d’un éventuel « Non-être ».
Elle se fonde sur l’acception de l’Un en tant qu’indéterminé et sans extériorité. Il n’y a pas,
pour ainsi dire, une possibilité d’appréhender un Non-être de l’existence. L’être est absolu
en ce sens qu’il est du déjà-là, même si, dans sa phase initiale, il est en forme de principe,
d’entité primitive en tant que primordiale.
De même que le Noun, l’être-là heideggérien est ce qui « est » avant de donner
naissance aux choses qui, même dans leur multiplicité, ne peuvent épuiser son réservoir
séminal. HEIDEGGER pose que cette existence se présente comme ce qui « s’installe de
soi-même librement dans la nécessité de sa limite » 20 .
Il est nécessaire que l’Être soit ce qu’il est indépendamment de toute force extérieure, donc
dans son entière liberté et en toute autonomie. C’est en s’installant de lui-même dans
20
Ibid., p.70.
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l’absolue nécessité et comme réservoir séminal, d’où tout ce qui est tire son sens, sa raison
d’être, que l’Être est le fondement de tout.
Toutefois, il serait judicieux de remarquer que si dans une perspective heideggérienne, la
conception du « Néant » comme fond abyssal est marquée, d’une part, par une
indifférenciation absolue et de l’autre par un dévoilement à partir de l’ « angoisse », ou par
elle (car HEIDEGGER indique que dans la nuit claire du Néant de l’angoisse se montre
enfin la manifestation originelle de l’existant comme tel), le mode d’appréhension n’est
pas, sous cet angle exactement le même avec le Noun. En effet, le Noun de la pensée
cosmogonique pharaonique ne doit pas son acception comme telle de l’angoisse ou de
l’étonnement, autrement dit, son avènement n’est pas source d’étonnement à l’image de
quelque chose d’imprévu ou de hasardeux, de merveilleux qui aurait créé une fascination ;
mais qu’il est posé-là en tant qu’être-là dans sa plénitude d’exister et avant toute possibilité
de manifestation existentielle.
Cette caractéristique du Noun qui surgit sans le concours d’aucune autre force extérieure est
par ailleurs certifiée par Cheikh A. DIOP lorsqu’il fait la remarque que « le Noun, ou
matière chaotique primordiale, est le vivant en soi, qui contient potentiellement tout
l’Univers en gestation sous forme d’essences éternelles ou d’idées pures, indestructibles
modèles, archétypes des futurs êtres, mais aussi la force nécessaire pour son évolution vers
l’actualisation du monde […] » 21 .
Il y a la reconnaissance d’une présence en permanence de cette entité éternelle qui non
seulement est le contenant de tout ce qui est ou sera mais ne s’épuise guère par la
manifestation existentielle de ses dérivées ou êtres devant sortir de son sein ou s’y tenir.
Ainsi, Noun est une entité inépuisable, une source intarissable en même temps que ce que
nous pouvons désigner comme réservoir séminal de l’Être.
Jouit-il d’une existence en soi comme une forme de renfermement dans laquelle résident,
sous une certaine configuration, toutes les possibilités d’être ? T. OBENGA précise à
propos que « le commencement de tous les débuts, c’est le Noun (Nnw). Autrement dit, les
eaux absolues qui contiennent les germes, créatrices en puissances, l’océan antérieur à
toute manifestation de la vie et du mouvement, le « monde préalable » qui renferme déjà en
lui la « matière première » à l’état latent, le milieu « chaotique » des formes en attente, la
forme informée et pré-temporelle du dieu créateur » 22 .
Ainsi se conçoit une mise en place de l’entité primordiale à partir de laquelle commence la
genèse de l’existence elle-même.
L’entité primordiale est un incréé initial, demeure de Atoum (nom que prend le Dieu
Créateur lorsqu’il est seul dans le Noun) qui, en ce moment du processus cosmogonique, est
somnolent ou n’a pas encore pris conscience de son être-là.
En ce sens Roy WILLIS fait une remarque de taille en attestant qu’« avant la naissance des
dieux, il n’existait qu’une étendue aqueuse et inerte appelée Noun, dont les énergies
chaotiques contenaient les formes potentielles de tous les êtres vivants » 23 .
21
op. cit., p. 428.
1991, p. 39.
23
op. cit., p. 38.
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C’est dans cet incréé que le Dieu créateur, venu seul à l’existence, se manifeste et inaugure
une nouvelle phase du processus cosmogonique ou du mouvement existentiel de l’être.
Selon T. OBENGA « chez les Égyptiens de l’Antiquité le Noun est imaginé comme existant
avant que l’Univers ordonné, organisé ne vienne à l’existence après que Râ (la conscience)
se soit manifesté de lui-même dans le Noun comme "devenant" »24 .
Ni chaos, ni néant, du moins au sens absolu de ces termes, le Noun est l’être primordial à
partir duquel tout va exister. Il est le principe, le fondement et la base de toute appréhension
de l’Être. La reconnaissance de l’existence du Noun témoigne d’un besoin pour la pensée
de trouver un fondement et une origine à tout ce qui existe.
Aussi T. OBENGA ajoute que « dans l’Égypte ancienne, on peut dire que l’idée sort,
puissante, de la Matière brute. Au commencement, il y a la matière, une eau faible,
obscure, abyssale, mais puissante, dynamique, créatrice, novatrice, génératrice des dieux
eux-mêmes et du reste de la création » 25 . Le commencement est donc le privilège de cette
« eau », entité primordiale et source de ce qui va être.
Autrement dit « pour la pensée pharaonique, toutes les composantes du monde actuel, les
dieux et les astres, le ciel et la terre, le monde des vivants et le séjour des morts, bref toutes
dimensions de l’existence eurent un début, une genèse, un commencement, exceptée l’eau
absolue posée en tant que telle dans son absoluïté même, c’est-à-dire les profondeurs
abyssales humides, aqueuses, fécondantes, créatrices » 26 .
Cela renforce l’idée que les « eaux primordiales » sont la source, l’origine et le
commencement de toute possibilité existentielle, ce qui entraîne le refus d’un éventuel
instant zéro de l’existence.
5. Conclusion
Par conséquent, il serait judicieux de reconnaître que c’est sous le rapport de l’absoluïté de
l’Être que la comparaison par rapprochement Noun/être-là jouit de toute sa pertinence et
devient objectivement fonctionnelle. Ainsi, qu’il soit question du Noun ou de l’être-là
sartrien et heideggérien, la reconnaissance de ce plein être est absolue et confère la
possibilité d’aller au-delà des apparences d’être pour saisir cette entité fondamentale et
principielle de toute forme d’existence, à la fois point de départ et ancrage du processus
existentiel.
C’est un travail de rapprochement, une investigation comparative qui nous permet de
soutenir que, malgré quelques variantes à prendre en considération, la question de la
permanence de l’Être traverse toute l’Histoire des Idées, notamment les pensées ici
étudiées. En définitive, cette analyse offre une possibilité de saisir l’invariant de la
permanence de l’Être entre les pensées pharaonique et existentialistes en l’occurrence
sartrienne et heideggérienne considérées.
24
op. cit., p. 60.
Ibid., p. 31.
26
Ibid., p. 39.
25
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ˆ Eléments bibliographiques
DIOP, Cheikh Anta : Civilisation ou barbarie, Paris, présence africaine, 1981.
HEIDEGGER, Martin : Qu’appelle-t-on penser ?, trad. de l’Allemand par Aloys Becker et
Gérard Granel, Paris, PUF, 1992. - : Questions III Et IV, Paris, Gallimard, 1996. - :
Introduction à la métaphysique « La question fondamentale de la métaphysique » Trad.
par G. Kahn, Paris, Gallimard, 1967.
LAM, Aboubacry Moussa : Les chemins du Nil. Les relations entre l’Égypte ancienne et
l’Afrique Noire, Paris, Présence Africaine/Khepera, 1997.
OBENGA, Théophile : La Philosophie Africaine de la Période Pharaonique, Paris,
L’Harmattan, 1990.
SARTRE, J. P : L’Être et le Néant, Paris, Éditions Gallimard, 1943.
ˆ L’auteur :
Cheikh Moctar BA est Docteur en Philosophie de l’Université de Rennes 1 (France). Il est l’auteur de
l’ouvrage intitulé : Etude comparative entre les cosmogonies grecques et africaines, préfacé par le
philosophe Abdoulaye Elimane Kane : Paris, L’Harmattan, 2007.
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