L’évaluation clinique en psychopathologie de l’enfant 2e éd iti on C L I N I Q U E Djaouida Petot L’évaluation clinique en psychopathologie de l’enfant P S Y C H O S U P L’évaluation clinique en psychopathologie de l’enfant Djaouida Petot Deuxième édition revue et augmentée Illustration de couverture Franco Novati © Dunod, Paris, 2008 ISBN 978-2-10-054430-1 SOMMAIRE AVANT-PROPOS CHAPITRE 1 CHAPITRE 2 VII L’ANGOISSE DE SÉPARATION 1 LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE ET LA QUESTION DU TROUBLE PANIQUE ET DE L’AGORAPHOBIE CHEZ L’ENFANT 41 CHAPITRE 3 PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 73 CHAPITRE 4 PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 101 CHAPITRE 5 LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE (LE TROUBLE OBSESSIONNEL COMPULSIF) 137 CHAPITRE 6 LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC » PSYCHOTRAUMATIQUES (ÉTAT DE STRESS POST-TRAUMATIQUE CHAPITRE 7 CHAPITRE 8 ET ÉTAT DE STRESS TRAUMATIQUE) 163 LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS (NÉGLIGENCE, VIOLENCES PHYSIQUES ET SEXUELLES) 195 LES ÉTATS DÉPRESSIFS 223 VI CHAPITRE 9 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 261 CHAPITRE 10 L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 291 CHAPITRE 11 LE TROUBLE DES CONDUITES 325 CHAPITRE 12 LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION OU LE TROUBLE DU CARACTÈRE 359 CHAPITRE 13 LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 385 CHAPITRE 14 LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 419 CHAPITRE 15 L’AUTISME INFANTILE ET LES SYNDROMES VOISINS 467 BIBLIOGRAPHIE 487 INDEX DES NOTIONS 509 INDEX DES AUTEURS 513 TABLE DES MATIÈRES 519 AVANT-PROPOS © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. J’ai tenté dans cet ouvrage de présenter l’ensemble des connaissances les plus solides en matière de psychopathologie de l’enfant, les faits les mieux établis et les théories qui me semblent les plus plausibles. Les connaissances d’ordre empirique viennent le plus souvent de la recherche psychopathologique anglo-saxonne, qui est particulièrement active dans le domaine de la collecte et du traitement quantitatif des données cliniques et épidémiologiques. Les conceptions théoriques qui m’ont semblé les plus éclairantes sont issues de la psychanalyse freudienne et kleinienne, parfois complétée par certains apports des théories cognitives. J’ai organisé la présentation de ces faits et de ces théories en fonction de quelques idées générales qui se sont imposées à moi au fil des années. La première est que les méthodes de ce que Daniel Lagache (1949) appelait l’observation clinique « armée » apportent une amélioration considérable à l’observation psychiatrique. L’observation clinique directe, sans utilisation d’instruments spécialisés, si approfondie qu’elle soit, ne donne qu’une représentation très incomplète de la pathologie et du fonctionnement mental des enfants présentant des troubles psychologiques. L’entretien clinique et l’observation du comportement de l’enfant au cours des entretiens peuvent suffire à porter un diagnostic psychiatrique, mais ils ne permettent pas de comprendre l’ensemble du fonctionnement psychologique de l’enfant. Or, si l’on ne comprend pas comment les symptômes observables s’intègrent dans le fonctionnement cognitif, affectif et relationnel de l’enfant, on risque fort d’être incapable de mettre en œuvre une prise en charge efficace. En outre, il arrive assez souvent que certains aspects pourtant bien réels d’un trouble soient inaccessibles à la simple observation : pour ne prendre qu’un exem- VIII L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ple, les enfants hyperactifs présentent souvent des sentiments dépressifs profonds et douloureux qui échappent complètement à leur entourage et que les enfants eux-mêmes n’expriment jamais spontanément au cours des entretiens. Seules les méthodes de la clinique « armée », c’est-à-dire les techniques d’entretien, les questionnaires et les tests, mises au point par des générations de psychologues cliniciens, permettront de faire apparaître la souffrance cachée de ces enfants dont l’exubérance épuise leur entourage, qui est à cent lieues d’imaginer qu’ils pourraient être dépressifs. Seuls des entretiens structurés posant explicitement des questions précises sur les moments de tristesse, de découragement, voire sur les idées noires, seuls des tests projectifs comme le test de Rorschach ou les tests d’aperception thématique (TAT ou CAT) permettront de découvrir cet aspect important de la souffrance liée au syndrome hyperkinétique. Les psychologues sont donc en mesure d’ajouter, à la liste des symptômes psychiatriques les plus courants, un assez grand nombre de manifestations qui ne sont observables qu’au moyen de leurs instruments spécialisés. Cela conduit à un enrichissement de la description de nombreux syndromes cliniques, dont la psychiatrie prend parfois acte en intégrant les données de la psychométrie clinique à son corpus sémiologique. C’est ainsi que l’application systématique d’une grille d’analyse des réponses au test de Rorschach a permis à de nombreux chercheurs d’affiner la description des troubles du cours de la pensée, découverts depuis le début du XXe siècle mais longtemps décrits avec beaucoup d’approximations. Ces recherches ont influencé la psychiatrie et notamment les travaux de Nancy Andreasen qui a intégré une partie de leurs résultats à ses travaux sur la schizophrénie. Elles ont de plus montré que les troubles du cours de la pensée ne sont pas propres aux schizophrènes, ce qui a constitué un progrès théorique, et a sans doute évité bien des diagnostics imprudents et dévastateurs qu’on aurait tranquillement posés avant ces découvertes. On sait maintenant que ces troubles se rencontrent dans beaucoup de pathologies anxieuses ou dépressives et qu’ils sont au moins aussi caractéristiques chez les maniaques, adultes ou enfants, que chez les schizophrènes. Cela me conduit à une définition ambitieuse de la psychopathologie de l’enfant : elle est l’ensemble des connaissances psychologiques, obtenues grâce aux méthodes spécifiques de recueil des données de la psychologie clinique, qui viennent s’ajouter au savoir psychiatrique pour le compléter, l’affiner et l’approfondir. Le lien de la psychopathologie de l’enfant avec la psychiatrie est donc complexe, au moins double. D’un côté, elle la complète. Mais de l’autre côté, elle s’appuie sur elle. La psychiatrie de l’enfant est incomplète sans la psychopathologie, mais la psychopathologie de l’enfant n’existerait pas sans la pédopsychiatrie. Pour aller plus loin dans la description fine des troubles psychologiques, elle doit se fonder sur la description précise des signes et des symptômes apparents et sur les regroupements pertinents en syndromes cohérents accomplis par les psychiatres depuis près AVANT-PROPOS IX d’un siècle. Mais alors que la psychopathologie s’étaye très généralement sur la sémiologie et sur la nosologie psychiatrique, elle néglige trop souvent l’épidémiologie psychiatrique, discipline d’apparition plus récente qui a contribué à certains des progrès les plus importants de la psychiatrie de l’enfant au cours des vingt dernières années. J’ai tenu compte de ce fait nouveau, et j’ai systématiquement appuyé ma présentation des principaux syndromes cliniques, non seulement sur les données sémiologiques et les regroupements nosographiques de la psychiatrie de l’enfant, mais aussi sur les données épidémiologiques les plus récentes. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Par ailleurs, l’évolution de mes activités cliniques m’a conduite à concentrer de plus en plus mon intérêt sur les troubles les plus fréquents, dont l’impact individuel et social est trop méconnu. Psychologue hospitalière à mes débuts, j’ai été, comme beaucoup de collègues, fascinée dans un premier temps par les troubles les plus graves, psychoses ou autisme. Je me suis progressivement rendu compte que ces troubles gravissimes, si douloureux qu’ils soient pour les patients et pour leurs proches, ne doivent pas nous faire négliger l’urgence d’aider des enfants beaucoup plus nombreux, dont les troubles sont moins évidents et sont donc souvent méconnus. Or ces troubles les plus courants ont généralement pour premier effet perceptible d’entraîner une baisse des résultats scolaires ou une détérioration du comportement en classe. Alors que l’angoisse ou la dépression peuvent être ignorées par l’entourage, l’apparition des difficultés scolaires alerte rapidement les parents, les maîtres et l’enfant lui-même. C’est souvent le seul motif, ou le motif principal, de la demande de consultation psychiatrique ou psychologique. Même si le psychologue s’inquiète beaucoup plus de la souffrance anxieuse ou dépressive qu’il devine que de la baisse des notes en calcul ou en français, il lui faut prendre au sérieux la demande initiale, prendre le temps d’une exploration approfondie des raisons de cette baisse des résultats, notamment en examinant les aptitudes intellectuelles de l’enfant. C’est à cette condition seulement qu’il pourra nouer un dialogue confiant avec l’enfant et ses parents et qu’il pourra les convaincre que les difficultés scolaires seront rapidement surmontées lorsque le problème psychologique sous-jacent sera traité. Cette étape est d’autant plus indispensable que, si l’enfant ne reçoit pas une aide efficace, l’installation durable dans l’échec scolaire perturbera les acquisitions, ce qui compromettra gravement l’adaptation ultérieure lors de l’adolescence et de l’âge adulte. Même si cela semble paradoxal, le coût humain, individuel et social, des troubles anxieux et dépressifs des enfants est sans doute plus élevé que celui qui est lié aux pathologies les plus graves. Celles-ci mobilisent à juste titre une bonne partie de l’activité des pédopsychiatres. Il me semble donc que la psychologie clinique et la psychopathologie de l’enfant ont la mission prioritaire d’approfondir la connaissance, et donc les possibilités de prise en charge, des troubles psychologiques les plus fréquents dans la population. X L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Ces troubles sont les troubles anxieux, les dépressions, l’hyperactivité et les troubles du comportement. Depuis une quinzaine d’années, j’ai consacré l’essentiel de mes recherches et de mon activité clinique aux trois premiers. On ne s’étonnera pas de constater que je les présente d’une manière particulièrement approfondie. Alors que la plupart des traités et ouvrages disponibles traitent l’ensemble des troubles anxieux en un seul chapitre, j’ai tenu à donner une description détaillée de chacun de ces troubles et des méthodes d’évaluation pertinentes dans chaque cas. On pourra constater en effet que les théories applicables à la phobie sociale, et les méthodes permettant de l’évaluer, sont bien différentes de celles qu’on devra évoquer quand on s’intéresse à l’angoisse de séparation ou à la névrose traumatique. Un premier ensemble de sept chapitres traitera donc de chacun de ces syndromes : angoisse de séparation, névrose d’angoisse, phobies spécifiques, phobie sociale, névrose obsessionnelle et névrose traumatique et, dans la mesure où les conséquences des mauvais traitements sont souvent des souffrances anxio-dépressives, troubles consécutifs à la maltraitance. Les chapitres 8 et 9 portent sur les troubles de l’humeur : dépression et manie. Ils font la transition entre la partie consacrée aux troubles d’internalisation, dont la dépression fait partie, et les troubles d’externalisation, auxquels la manie et l’hypomanie se rattachent clairement. Je trouve éclairante la classification des troubles mentaux de l’enfant en deux grandes catégories qu’on pourrait appeler des styles pathologiques : les troubles d’intériorisation ou d’« internalisation » sont avant tout des troubles des émotions ou de l’humeur : ils comportent les troubles anxieux, la dépression, la peur des relations interpersonnelles et les plaintes somatiques considérées comme l’expression d’un malaise intérieur. Les troubles d’extériorisation ou d’« externalisation » sont essentiellement des troubles du comportement observables de l’extérieur : ils comprennent la manie et l’hypomanie, l’hyperactivité avec déficit de l’attention, les troubles de la conduite, le trouble oppositionnel avec provocation et les comportements agressifs (Kovacs et Devlin, 1998). Seuls les psychoses et les troubles du développement, tels que le retard mental ou l’autisme, restent en dehors de cette vaste dichotomie. Les chapitres 9 à 12 portent sur les troubles d’externalisation : manie et hypomanie, hyperactivité, troubles des conduites et trouble oppositionnel. Enfin les trois derniers chapitres sont consacrés aux pathologies les plus graves dont l’étude et la prise en charge ont longtemps constitué le noyau de la psychiatrie de l’enfant : les psychoses infantiles, l’autisme et les autres troubles envahissants du développement et les déficiences intellectuelles. L’un des objectifs principaux de cet ouvrage est de présenter de manière raisonnée les méthodes d’investigation clinique les plus pertinentes dans chaque cas. Cela nécessite une présentation des instruments les plus utiles et AVANT-PROPOS XI © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. les plus importants. Pour être utile, cette présentation doit être assez technique et donc assez aride. La logique la plus simple aurait consisté à présenter d’abord, dans une série de chapitres introductifs, les principales méthodes d’entretien standardisé, de questionnaire et de tests. Mais cela aurait risqué d’être fastidieux. J’ai donc choisi de répartir la présentation des instruments spécialisés entre les différents chapitres. Beaucoup de ces instruments sont présentés et illustrés dans le premier chapitre consacré à l’angoisse de séparation. D’autres sont introduits dans le chapitre consacré à la pathologie pour l’évaluation de laquelle ils sont particulièrement irremplaçables : c’est ainsi qu’on trouvera la présentation du Hand Test dans le chapitre sur les troubles de la conduite ou celle du WISC-III, qui est l’instrument privilégié de l’évaluation de l’intelligence, dans le chapitre sur les déficiences intellectuelles. La plupart des chapitres suivent le même plan : description clinique des troubles, puis présentation des questions nosographiques, épidémiologie, troubles associés, théories étiologiques, évolution et méthodes d’évaluation. Chaque chapitre se termine par la présentation du dossier complet d’un enfant ayant fait l’objet d’un examen psychologique approfondi. La plupart de ces cas sont tout à fait banals et ont été choisis parce qu’ils sont bien représentatifs des formes les plus fréquentes des pathologies concernées. Cependant, j’ai parfois choisi de présenter des cas qui correspondent peutêtre moins aux formes habituelles, mais qui posent des problèmes techniques, cliniques et théoriques fondamentaux constituant la difficulté majeure de l’évaluation de la pathologie concernée. Chapitre 1 L’ANGOISSE DE SÉPARATION 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’angoisse de séparation occupe une place singulière dans le groupe des troubles anxieux. En effet, les autres troubles figurant dans ce groupe sont les formes infantiles de névroses qu’on a d’abord décrites chez les adultes, et qu’on observe surtout chez ces derniers. Tel est bien sûr le cas pour la névrose phobique, pour la névrose obsessionnelle (ou trouble obsessionnel-compulsif) et pour la névrose traumatique (ou « état de stress post-traumatique »). L’hyperanxiété infantile qu’on avait naguère décrite comme un trouble spécifiquement infantile apparaît aujourd’hui comme la forme infantile de la névrose d’angoisse (ou anxiété généralisée). Quant à la phobie sociale, à laquelle on rattache maintenant les formes les plus extrêmes de la timidité infantile, il s’agit également d’une pathologie identifiée initialement chez des patients adultes. L’angoisse de séparation est donc bien le seul trouble anxieux dont la première description a été faite en observant des enfants, et qu’on a longtemps cru propre à l’enfance, même si des travaux récents montrent qu’il en existe des formes adultes longtemps méconnues. Les six troubles de la série anxieuse ont tous en commun, comme leur nom l’indique, la présence massive dans leur tableau clinique de manifestations directes ou indirectes de peur ou d’angoisse. Ce qui caractérise l’angoisse de séparation, c’est que l’enfant ne supporte pas les situations banales et quotidiennes de séparation d’avec ses parents ou ses objets d’amour. Il semble les considérer et les vivre comme s’il s’agissait de catastrophes irrémédiables, alors que les autres enfants les acceptent très bien à partir de 3 à 4 ans. Il semble actuellement évident à la quasi-totalité des cliniciens et des chercheurs que, chez les enfants qui souffrent d’angoisse de séparation, l’objet unique – ou en tout cas principal – de l’angoisse est la crainte d’être séparé de la personne la plus aimée, généralement la mère, 4 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT parfois le père ou d’autres personnes avec lesquelles l’enfant a une relation privilégiée. On désigne généralement ces personnes sous le nom de figures d’attachement. Il s’agit donc des personnes qui s’occupent habituellement de l’enfant, que ce soient les parents naturels ou adoptifs ou des personnes qui en assument la fonction, comme c’est le cas lorsqu’un enfant est placé de façon précoce et durable dans une famille d’accueil. Comment se manifeste l’angoisse de séparation ? C’est bien sûr au moment des séparations banales et répétitives de la vie quotidienne qu’elle est le plus facilement observable, par exemple lorsqu’on se dispose à emmener l’enfant à l’école maternelle. L’angoisse est alors à son maximum : l’enfant pleure ou hurle son désespoir et son refus, il est rouge, transpire, s’accroche au parent ou se roule par terre. L’anxiété peut commencer longtemps avant la séparation ou ne se manifester que lorsque cette séparation est imminente. Elle peut commencer dès le réveil par ce qu’on appelle des « plaintes somatiques » : l’enfant se plaint d’avoir mal ou d’être malade physiquement. Les plaintes somatiques les plus fréquentes concernent des maux d’estomac, des nausées, des vomissements, des maux de tête ou des symptômes cardio-vasculaires qui sont les équivalents physiologiques de l’angoisse. L’angoisse de la séparation s’exprime donc chaque jour par des manifestations d’angoisse et d’opposition qui précèdent le départ pour l’école et qui continuent généralement sur le chemin de l’école. Une fois que l’enfant est à l’école, ou lorsqu’il est loin de ses parents, les manifestations changent de nature. À la tempête affective, succède généralement un calme triste ou léthargique. Alors qu’une minorité d’enfants continue de pleurer ou de hurler, la plupart sont tristes, apathiques, et ils affichent un retrait social. Ils ont du mal à se concentrer, à travailler ou à jouer. Le contenu de l’angoisse est légèrement modifié : les enfants sont constamment préoccupés par ce qui pourrait arriver à leurs parents. Ils ont des craintes morbides qu’il ne leur arrive des accidents, qu’ils meurent et soient perdus à jamais. Les enfants sont alors dans un état d’attente anxieuse pendant toute la durée de la séparation, et, lorsque le moment des retrouvailles est venu, la moindre minute de retard du parent est vécue de manière dramatique par l’enfant. En règle générale, la présence des parents dans le bureau du psychologue n’est généralement pas souhaitable lors des séances d’examen psychologique ou de psychothérapie individuelle. Mais les enfants souffrant d’angoisse de séparation ont beaucoup de mal à accepter que leur mère n’assiste pas à l’entretien. Très souvent, ils éprouvent le besoin d’aller vérifier dans la salle d’attente qu’elle est toujours là et les attend. En effet, ce sont des enfants « collants » (en psychopathologie, on dit généralement « adhésifs ») qui, lorsqu’ils ne sont pas séparés de leur mère, la suivent partout. Ils ont du mal à aller se coucher et manifestent souvent le désir d’aller dans le lit de leurs parents, ou bien ils se réveillent en pleine nuit et rejoignent les parents dans leur lit. L’ANGOISSE DE SÉPARATION 5 Les cauchemars sont fréquents, avec des thèmes de séparation ou de mort. Les cauchemars peuvent également mettre en scène des personnages surnaturels ou des monstres qui dévorent inévitablement le parent ou l’enfant ou toute la famille. Enfin, ces enfants ont souvent des craintes d’apparence plus réaliste concernant des dangers plus vraisemblables : peur des accidents, des voleurs, des agresseurs ou des « voleurs d’enfants ». L’ensemble de ces manifestations peut être mis en rapport avec l’anticipation anxieuse de la séparation irrémédiable : toute séparation, si banale et anodine qu’elle soit, est interprétée comme une perte irrémédiable de la personne aimée, les conduites de suite « collante » ont pour but de démentir en permanence cette perte redoutée, que les cauchemars et les fantasmes anxieux mettent en scène. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1.1 Phobie scolaire et angoisse de la séparation Parce que les manifestations les plus spectaculaires et les plus facilement observables de l’angoisse de séparation apparaissent lorsque l’enfant doit quitter ses parents pour aller à l’école maternelle, on a longtemps rattaché ces symptômes à un trouble qu’on a nommé « phobie scolaire ». Les enfants atteints de ce trouble refusent pour des raisons irrationnelles de se rendre à l’école. Ils présentent alors des réactions d’anxiété très vives. Ils pleurent, s’accrochent à leurs parents au moment de la séparation. Dans les cas les plus graves, certains enfants sont inconsolables. Ils peuvent pleurer toute la matinée ou toute la journée en attendant l’heure de la sortie de l’école dans un état de grande tension. Une inhibition massive les empêche parfois de participer aux activités proposées par l’enseignant. Ces manifestations sont particulièrement fréquentes lors de l’entrée à l’école maternelle. En effet, il arrive que des enfants n’aient jamais été séparés de leur mère jusqu’à ce moment de leur vie. On a alors tendance à penser qu’ils redoutent la situation scolaire en elle-même, en négligeant le fait qu’il s’agit tout simplement d’angoisse de séparation. Mais la plupart du temps, cette peur d’être séparé des parents et d’être dans un lieu nouveau, n’est pas une vraie phobie scolaire. En effet, ni le personnel, ni la maîtresse, ni l’école ne sont vécus comme des objets phobogènes. Cette distinction entre angoisse de séparation et phobie scolaire pourrait paraître académique. Il n’en est rien : dans l’angoisse de séparation, l’enfant a peur de perdre les figures d’attachement, la peur n’a pas de lien spécifique avec la situation scolaire. Toute situation qui implique une séparation suscite une angoisse équivalente, ni plus ni moins intense que celle ressentie dans la situation scolaire. Le chemin de l’école, les bâtiments de l’école, les enseignants et le personnel scolaire ne suscitent pas en eux-mêmes de terreur : 6 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT lorsque l’enfant est à l’école en compagnie de sa mère (par exemple pour participer à une fête scolaire ouverte aux parents), il n’éprouve aucun malaise. Réciproquement, s’il s’agissait véritablement de phobie scolaire, la présence des parents ne suffirait pas à empêcher le développement d’angoisse face à la situation anxiogène. Le terme « phobie scolaire » serait donc impropre. La plupart du temps, ce qu’on appelle ainsi n’est pas une phobie, comme on le comprendra mieux après avoir lu le chapitre consacré aux phobies. Cette position, très répandue chez les auteurs actuels, a été bien exposée par Rachel Gittelman Klein (1995) : on considère traditionnellement l’évitement scolaire (ou le refus d’aller à l’école) comme la plus sévère des manifestations d’angoisse de séparation. Le terme « phobie scolaire » qui est appliqué aux enfants anxieux qui refusent d’aller à l’école est erroné. L’auteur précise que les enfants n’ont pas peur de l’école en tant que telle, comme ce serait le cas s’il s’agissait d’une vraie phobie. Par exemple, ils sont parfaitement capables d’aller à l’immeuble de l’école les jours où ils n’ont pas classe. Si l’école est une situation particulièrement aversive pour les enfants qui souffrent d’angoisse de séparation, c’est uniquement parce qu’une fois à l’école, ils n’ont pas la possibilité de voir leur mère, et ce jusqu’à la fin de la journée scolaire. Par ailleurs, Ian Berg (1992), dans une revue de la littérature sur la question, montre bien que les manifestations de peur ou de rejet de l’école regroupées à tort sous la dénomination de « phobie scolaire » ou de « refus scolaire » n’ont pas d’unité : elles peuvent être associées à une large variété de troubles psychopathologiques comme les troubles du comportement (école buissonnière), l’hyperanxiété, les troubles obsessionnels, les états de stress post-traumatique, la dépression, les troubles de l’adaptation, la schizophrénie, les troubles bipolaires, etc. Ces chercheurs soulignent que les troubles auxquels le refus scolaire est le plus souvent associé sont l’angoisse de séparation, l’anxiété sociale et l’anxiété phobique qui est le précurseur de la phobie de situation et de l’agoraphobie. Mon expérience clinique personnelle va dans le même sens, à ceci près que la majorité des cas de refus d’aller à l’école que nous avons observés chez de jeunes enfants est étroitement liée à l’angoisse de séparation, le lien avec l’anxiété sociale étant beaucoup plus rare sans être totalement absent. Il faut cependant souligner que, si les manifestations de « phobie scolaire » se ramènent le plus souvent à des manifestations d’angoisse de séparation, il serait excessif de nier catégoriquement l’existence d’une véritable phobie scolaire. Il semble bien que cette phobie existe, même si elle est rare : on rencontre parfois une phobie de situation, dans laquelle la peur est vraiment déclenchée par la présence dans les bâtiments de l’école ou par les contacts avec le personnel scolaire ou avec les autres enfants. L’ANGOISSE DE SÉPARATION 7 2 NOSOGRAPHIE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La découverte de l’angoisse de séparation est due à Sigmund Freud (19161917) et à Melanie Klein (1932). En effet, les classifications prépsychanalytiques des névroses ne la mentionnaient pas. Freud puis Melanie Klein ont d’abord dégagé le concept d’angoisse de séparation dans le cadre de l’observation directe de l’enfant, éclairée par la réflexion théorique sur l’origine et les fonctions de l’angoisse. Malgré des différences considérables, leurs théories ont en commun de considérer l’angoisse de séparation comme une forme d’angoisse plus archaïque que l’angoisse de castration. Cependant, ni Freud ni Melanie Klein n’ont donné une signification nosographique à ce concept. Il ne s’agit pas pour eux d’une névrose spécifique, qui serait typique de l’enfant, mais d’une étape importante dans le développement normal de l’angoisse. C’est René Spitz qui, en 1946, a souligné que cette peur des étrangers, qui constitue un phénomène normal à la fin de la première année de la vie, peut, dans certaines conditions et chez certains enfants, devenir tellement intense qu’elle prend une signification psychopathologique et constitue un trouble spécifique. Mais ce sont les travaux de John Bowlby, psychanalyste britannique qui s’est intéressé dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale aux effets de la séparation sur le développement de l’enfant, qui ont le plus contribué à former le concept actuel de l’angoisse de séparation. Bowlby et ses disciples et continuateurs ont mis en évidence au cours des quarante dernières années la spécificité, la gravité et la fréquence de ce trouble qui est actuellement reconnu par toutes les classifications. Dans la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV) de l’American Psychiatric Association comme dans la dixième édition du chapitre sur les troubles mentaux de la Classification internationale des maladies (CIM-10) de l’Organisation mondiale de la santé, l’angoisse de séparation figure dans la section consacrée aux troubles apparaissant au cours de l’enfance ou à l’adolescence. Les symptômes retenus comme critères diagnostiques sont quasiment identiques. La seule différence entre les deux systèmes est la dénomination du trouble : pour le DSMIV, il s’agit d’anxiété de séparation, tandis que la CIM-10 nomme ce trouble angoisse de séparation de l’enfance. Dans la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent révisée en 2000 (en abrégé, CFTMEA) (Misès et Quemada, 2002), le trouble figure, sous la dénomination de « troubles de l’angoisse de séparation », dans un vaste ensemble hétérogène intitulé « troubles des conduites et des comportements », qui regroupe des troubles aussi divers que les troubles hyperkinétiques, les troubles des conduites alimentaires, les conduites suicidaires, les troubles liés à l’usage de drogues ou d’alcool, les troubles de l’identité ou des conduites sexuelles, les phobies scolaires, ainsi 8 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT que tous les « autres troubles caractérisés des conduites ». Cependant, l’accent est bien mis, comme dans les classifications américaines ou internationales, sur le fait que les manifestations somatiques et/ou comportementales typiques de ce trouble sont l’expression d’une angoisse centrée sur la crainte de la séparation, apparaissant essentiellement au cours des premières années de l’enfance. 3 ÉPIDÉMIOLOGIE On dispose de plusieurs études épidémiologiques permettant d’estimer la fréquence de l’angoisse de séparation. Le but des études épidémiologiques est, en effet, d’étudier la fréquence d’une pathologie dans une population. Ce taux de fréquence s’appelle la prévalence, dont la définition exacte est la suivante : proportion des personnes présentant un trouble donné pendant une période donnée. On distingue ainsi : – la prévalence instantanée (proportion des personnes présentant le trouble au moment d’une enquête effectuée sur une période brève) ; – la prévalence sur une année (proportion des personnes ayant présenté le trouble au cours de l’année considérée) ; – la prévalence sur la vie entière (proportion des personnes qui ont présenté ou présenteront ce trouble au cours de leur vie). Lorsqu’on ne fournit aucune indication de période, c’est généralement qu’on parle de prévalence instantanée (Morabia, 1996, p. 17). Selon l’Enquête québécoise sur la santé mentale des jeunes de 6 à 14 ans (Breton et coll., 1994), qui a porté sur 2 400 enfants et adolescents, le taux de prévalence sur six mois de l’angoisse de séparation est de 4,9 % pour les enfants âgés de 6 à 8 ans. Il est nettement plus bas, de l’ordre de 1,3 % pour les adolescents âgés de 12 à 14 ans. Des études similaires effectuées dans d’autres pays ont abouti à des résultats très semblables : l’étude de Bird et de ses collègues (1988), faite à Porto Rico auprès d’une population de 777 enfants âgés de 4 à 16 ans, donne un taux de prévalence de 4,7 %. L’étude conduite par Anderson et ses collègues (1987) sur la quasi-totalité des enfants âgés de 11 ans vivant dans la ville de Dunedin (Nouvelle-Zélande) donne un taux de prévalence de 3,5 %. La répartition selon le sexe fait apparaître un déséquilibre au détriment des filles : 0,4 garçon pour une fille, ce qui signifie que 29 % des enfants souffrant d’angoisse de séparation sont des garçons, contre 71 % de filles. Les filles semblent donc plus de deux fois plus exposées au risque d’angoisse de séparation que les garçons. Cette répartition selon le sexe est confirmée, pour L’ANGOISSE DE SÉPARATION 9 l’essentiel, par l’étude américaine de Garland et de ses collègues (2001). Cette étude a porté sur une population de 1 436 patients âgés de 6 à 18 ans provenant de cinq secteurs publics de soins et donne une prévalence de 4,9 %. En résumé, on peut raisonnablement estimer que le taux de prévalence instantanée de l’angoisse de séparation chez les jeunes enfants est de l’ordre de 4 à 5 %. La prévalence de ce trouble diminue avec l’âge, et il est deux fois moins fréquent chez les adolescents. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 4 L’ANGOISSE DE SÉPARATION ET LES TROUBLES ASSOCIÉS OU COMORBIDES Le langage médical français nomme troubles associés des manifestations pathologiques qui coexistent avec un trouble principal qui fait l’objet du diagnostic. Cette notion est surtout valable dans la psychiatrie traditionnelle, où l’habitude était prise depuis longtemps de penser que toutes les manifestations pathologiques observables chez un patient devaient nécessairement correspondre à un trouble unique. Mais la psychiatrie et la psychopathologie ont notablement évolué sur ce point depuis une trentaine d’années : la plupart des psychiatres et des psychologues cliniciens admettent maintenant qu’il est possible de présenter simultanément deux ou plusieurs troubles psychiatriques indépendants ou relativement indépendants. Ainsi, on peut souffrir à la fois de phobie et de dépression, de même qu’on peut avoir à la fois une angine et une lombalgie. À la suite des auteurs anglo-saxons, on parle maintenant le plus souvent de comorbidité pour désigner cette présence simultanée de deux ou plusieurs troubles relativement indépendants chez la même personne. Ainsi, lorsqu’on parle de troubles associés, on présuppose généralement que l’un des troubles est secondaire, et plus ou moins dépendant de l’autre. Au contraire, quand on parle de troubles comorbides, on ne fait aucune hypothèse accordant une signification diagnostique ou étiologique plus importante à l’un de ces troubles. De nombreux auteurs distinguent dans les travaux cliniques ou épidémiologiques des diagnostics primaires et secondaires : ces termes n’impliquent pas non plus aucune hypothèse étiologique, ils renvoient tout simplement à l’ordre historique de découverte du tableau clinique par le clinicien. On appelle primaire le diagnostic correspondant aux aspects les plus évidents et les plus gênants du tableau clinique, et secondaires les diagnostics supplémentaires justifiés par d’autres signes ou symptômes, également présents dans le tableau clinique, mais dont l’évidence ne s’est pas imposée d’emblée ou qui n’ont pas été le motif principal de consultation (Last et coll., 1987). 10 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Comme la prise de conscience de l’importance et de la fréquence des comorbidités est aussi récente que la prise de conscience de l’importance de l’angoisse de séparation, on sait peu de choses sur les troubles comorbides de cette dernière, c’est-à-dire sur les troubles qui coexistent le plus fréquemment avec l’angoisse de séparation. On sait que si l’on considère les troubles anxieux en général, dont l’angoisse de séparation fait partie, le taux de comorbidité entre les différents troubles anxieux est élevé : si l’on examine en détail le tableau clinique des enfants pour lesquels on a diagnostiqué l’un des troubles anxieux, on constate que les manifestations psychopathologiques observées justifient généralement un deuxième, voire un troisième et parfois un quatrième diagnostic (Last et coll., 1992 ; Kendall et Brady, 1995). L’étude récente de Kendall et ses collègues (2001), après examen de 173 patients âgés de 9 à 13 ans qui souffrent de troubles anxieux, établit que 79 % d’entre eux ont au moins deux troubles anxieux différents, justifiant que les deux diagnostics soient portés simultanément. Il n’est donc pas étonnant que, selon Last et ses collègues (1987), 79 % des enfants qui souffrent d’angoisse de séparation présentent au moins un ou parfois plusieurs diagnostics associés. Dans l’étude de Klein et de ses collègues (1992) qui portait sur 21 enfants souffrant d’angoisse de séparation, six d’entre eux (29 %) souffraient également d’hyperanxiété (catégorie qui correspond à l’« anxiété généralisée » ou « névrose d’angoisse »). Par ailleurs, on sait que les troubles anxieux et les troubles de l’humeur sont fréquemment comorbides. Cette comorbidité serait observable, selon les études, chez 30 à 80 % des enfants souffrant de troubles anxieux (Bernstein et Garfinkel, 1986 ; Last et coll., 1987, 1992 ; Strauss et coll., 1988 ; Klein et coll., 1992). Ce phénomène est particulièrement bien établi en ce qui concerne l’angoisse de séparation : elle coexiste souvent avec les troubles dépressifs, notamment avec la dépression majeure, comme l’ont établi les travaux de Seligman et Ollendick (1998), Bernstein (1991) et Maria Kovacs (Kovacs et coll., 1989). Enfin, on sait que les troubles anxieux en général coexistent souvent avec des troubles de la conduite et avec l’hyperactivité avec déficit de l’attention (Last et coll., 1987, 1992). L’association entre l’angoisse de séparation et ces deux troubles est, en effet, assez fréquente. 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Conceptions psychanalytiques classiques Dans un numéro spécial de la Revue française de psychanalyse consacré à la « séparation », Christine Bouchard et Françoise Coblence affirment que le © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’ANGOISSE DE SÉPARATION 11 terme de séparation « ne figure pas parmi les notions fondamentales de la psychanalyse » (2001). Il faut cependant rappeler que le psychanalyste britannique John Bowlby (1973) a consacré un travail considérable aux troubles de l’attachement mère-enfant qui génèrent une angoisse intense lors des expériences de séparation. J’y reviendrai dans la section suivante. Bowlby (1973, p. 485-494) a, en outre, rappelé que de nombreux passages des écrits de Freud mentionnent explicitement l’angoisse de séparation (Trennungangst), même si la définition freudienne de ce terme présente des différences avec la théorie que Bowlby a développée ultérieurement. Ainsi, dans l’Introduction à la psychanalyse (1916-1917), Freud établit clairement un lien direct entre l’absence de la mère et le développement d’angoisse chez le nourrisson ou le jeune enfant. Il en donne comme exemple la peur de l’étranger, c’est-à-dire les manifestations de peur qu’on observe souvent chez des enfants de 6 mois à 2 ans en présence d’une personne qu’ils ne connaissent pas. Freud explique que la cause véritable de la peur n’est pas dans ce cas la vue d’un visage inconnu : en réalité, on a affaire à un processus psychique plus complexe, qui met en jeu la transformation automatique de la libido insatisfaite en angoisse. En l’absence de sa mère, l’enfant éprouve de la nostalgie et de la frustration, « il éprouve une déception et une tristesse qui se transforment en angoisse » (ibid., p. 384). Cette angoisse qui survient, par définition, en présence de personnes différentes de la mère, se trouve ainsi associée à la présence de ces personnes, et se transforme en peur de ces personnes inconnues. On observe un phénomène analogue lorsque l’enfant a peur en l’absence de sa mère, non d’une personne inconnue, mais d’un aspect ou d’une propriété de l’environnement physique, ce qui se produit dans la peur du noir, dont on sait qu’elle est fréquente chez les enfants souffrant d’angoisse de séparation. Pas plus que la peur des inconnus, la peur de l’obscurité n’est liée à la peur devant un danger réel. Ainsi, Freud écrit : « Les premières phobies de situations qu’on observe chez l’enfant sont celles qui se rapportent à l’obscurité et à la solitude ; la première persiste souvent toute la vie durant et les deux ont en commun l’absence de la personne aimée, dispensatrice de soins, c’est-à-dire la mère » (ibid., p. 384). La peur des inconnus et la peur de l’obscurité sont donc des phénomènes qui dissimulent et expriment à la fois l’angoisse de séparation. Freud affirme enfin qu’il y a un lien de contenu entre cette angoisse et l’angoisse de la naissance, puisque l’angoisse de séparation se développe lorsque l’enfant est séparé de la mère, situation qui ferait revivre la séparation originelle violente et douloureuse vécue au cours du traumatisme de la naissance. En somme, selon Freud, l’angoisse de l’enfant séparé de sa mère n’est pas vraiment la peur d’un danger réel : en ce sens, il est le précurseur des conceptions psychanalytiques modernes de l’angoisse de séparation. Mais Freud attribue l’origine de cette angoisse à un processus psychologique 12 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT complexe de transformation spontanée de la libido insatisfaite en angoisse (la théorie de l’angoisse automatique, cf. Laplanche et Pontalis, 1967, p. 28). Mais peu de psychanalystes contemporains admettent l’existence de ce processus, notamment Bowlby qui rejetait la notion même de libido. 5.2 Théorie de l’attachement La théorie de l’attachement, dont la première formulation est due à Bowlby, est à l’heure actuelle l’un des modèles explicatifs les plus féconds tant en psychologie du développement qu’en psychanalyse et en psychopathologie de l’enfant. Cette théorie dérive directement des travaux consacrés à partir de 1940 aux effets de la séparation mère-enfant par des psychanalystes tels qu’Anna Freud et Dorothy Burlingam, René Spitz et Bowlby. Alors que Melanie Klein et ses élèves s’intéressaient surtout aux craintes fantasmatiques suscitées par des expériences banales de perte ou de séparation généralement provisoire, ces auteurs se sont penchés sur les effets réels des séparations réelles, graves et prolongées. Ils ont tous, à des titres divers, étudié des enfants séparés de leurs parents à la suite des bouleversements de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont été parmi les premiers à établir la sémiologie des états de carence ou d’abandon. Ainsi, Dorothy Burlingham et Anna Freud (1942, 1944) ont montré que les enfants séparés de leur famille et élevés avec d’autres enfants dans les « nurseries » ou « homes » d’enfants de Hampstead, qu’elles avaient fondés dans la banlieue de Londres, ont tendance à s’attacher les uns aux autres et à éprouver de l’angoisse lorsqu’ils sont séparés. Spitz (1965) a mis en évidence que la séparation durable des nourrissons de leur mère au cours de la première année de l’existence produit des troubles dépressifs qui restent réversibles dans un premier temps, mais se transforment en une apathie généralisée qui devient irréversible si la séparation se prolonge plus de six mois. Bowlby (1951) a étudié dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour le compte de l’Organisation mondiale de la santé, les effets de la carence de soins maternels sur les jeunes enfants. C’est la réflexion sur les effets massifs et déstructurants des situations de carence affective et d’abandon qui l’a conduit à mettre en question simultanément les théories freudiennes de la séparation et de la nature de l’attachement entre la mère et l’enfant. Selon Freud, l’attachement de l’enfant à sa mère repose sur des bases libidinales, c’est-à-dire sur les gratifications orales reçues au cours de l’allaitement. La mère serait avant tout, pour le nourrisson, la dispensatrice de nourriture. L’amour de l’enfant pour sa mère se développerait en s’étayant sur le besoin alimentaire et sur le plaisir oral éprouvé lors de la succion du sein ou du biberon. C’est parce qu’elle est la dispensatrice de la satisfaction du besoin alimentaire et du désir oral que la mère est aimée et que son absence est vécue comme une insupportable © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’ANGOISSE DE SÉPARATION 13 frustration. C’est pourquoi, lors des expériences de séparation, l’enfant éprouve la frustration de ses besoins et désirs oraux, et, de ce fait, sa libido insatisfaite se transforme en angoisse. Bowlby estime que l’attachement de l’enfant à sa mère est au contraire un phénomène primaire, tout à fait indépendant de la relation à la nourriture, et correspondant à un besoin vital observable non seulement chez les enfants humains mais aussi chez les jeunes animaux. Cette idée a été reprise par Didier Anzieu qui a admis l’existence d’une pulsion d’attachement qui serait initialement non sexuelle (Anzieu, 1974 ; Cupa, 2001). Bowlby s’inspire, en effet, des travaux des éthologistes, notamment Konrad Lorenz et Harry Harlow, sur les phénomènes d’attachement entre mère et enfants chez les oiseaux et les mammifères. L’attachement du jeune animal à sa mère s’exprime par des comportements de suite : le jeune suit constamment sa mère, il la rejoint au plus vite lorsqu’il en est séparé, et montre son désarroi s’il ne parvient pas à la rejoindre. Il s’agit, selon les éthologistes, d’un instinct primaire et fondamental, totalement indépendant des instincts alimentaires ou sexuels. L’angoisse de séparation, dans cette perspective, n’est pas un phénomène psychique complexe impliquant la libido, c’est un mécanisme instinctif simple, présent dans de nombreuses espèces animales, et qui a pour but de maintenir la proximité physique entre l’enfant et sa mère. En effet, dans les espèces animales comme chez l’être humain primitif, les jeunes séparés de leur mère ou d’adultes protecteurs sont exposés à de nombreux dangers, du fait notamment des prédateurs. L’existence d’une réaction d’angoisse lorsque l’enfant ou le jeune animal est séparé de sa mère est un phénomène normal et adaptatif, qui augmente les chances de survie du jeune, parce que cette angoisse le pousse à ne pas se séparer volontairement de sa mère ou à la rejoindre aussi vite que possible lorsqu’il en est séparé (Bowlby, 1969, p. 304). L’angoisse de séparation pathologique serait donc la forme exagérée et devenue gênante d’une réaction qui était indispensable à la survie dans les groupes humains primitifs et qui reste normale dans notre société lorsqu’elle est modérée et ne perdure pas au-delà de l’âge de 3 ans. Mais Bowlby ne se contente pas d’invoquer des mécanismes biologiques et donc universellement présents chez tous les enfants humains, il souligne que l’attachement de l’enfant à la mère peut prendre plusieurs formes, en fonction notamment de l’attitude de la mère vis-à-vis de l’enfant. Le critère qui permet de différencier les formes d’attachement, c’est précisément la réaction de l’enfant à la séparation. Bowlby distingue deux formes principales d’attachement. Lorsque l’attachement est assuré ou rassuré, l’enfant réagit modérément à la séparation dès son plus jeune âge et la tolère de mieux en mieux à mesure qu’il grandit. Lorsque l’attachement est, au contraire, angoissé ou précaire (Bowlby, 1973, p. 282), l’enfant présente des réactions anormales à la séparation. Les successeurs de Bowlby ont précisé que ces réactions peuvent être de deux 14 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT types. Ou bien l’enfant semble peu attaché à sa mère et présente peu d’angoisse, voire de l’indifférence, lors des séparations : on parle alors d’attachement évitant ou détaché. Ou bien l’enfant présente une attitude d’attachement excessif, avec des conduites de maintien systématique d’une proximité physique aussi étroite que possible avec sa mère, et des réactions d’angoisse et de colère extrêmes lors des séparations : c’est à cette attitude qu’on réserve aujourd’hui la dénomination d’attachement anxieux (Ainsworth, 1971). Dans le cas de l’attachement anxieux, l’enfant qui a exprimé son désespoir lors de la séparation est manifestement soulagé et heureux de retrouver sa mère. Mais il arrive que l’enfant, lors des retrouvailles, n’exprime aucun plaisir et manifeste au contraire sa rancœur et son mécontentement. Il se détourne de sa mère, refuse de l’embrasser, boude, etc. Dans ce cas, les affects négatifs sont présents à la fois pendant la séparation et lors des retrouvailles : on parle alors d’attachement ambivalent. Il est clair que ces phénomènes coïncident exactement avec ce qu’on observe dans le tableau clinique de l’angoisse de séparation, et que la distinction entre les deux types de conduites lors des retrouvailles permet, en outre, une différenciation entre deux formes cliniques de ce trouble. En tout cas, il semble très fermement établi que les enfants souffrant d’angoisse de séparation sont ceux qui présentent un type d’attachement « insécurisé », anxieux ou ambivalent. Quelle est l’origine de l’attachement anxieux et de l’attachement ambivalent ? Pourquoi certains enfants présentent-ils ces formes d’attachement ? Certains auteurs ont invoqué des prédispositions innées (Parent et Saucier, 1999, p. 42), mais Bowlby lui-même a surtout évoqué des facteurs d’environnement, et notamment le comportement effectif des mères ou des personnes qui en tiennent lieu. Ainsi il expose que l’attachement anxieux peut être dû au fait que l’enfant a été élevé sans figure maternelle permanente, ou qu’il a été durablement séparé de sa mère, ou au fait que la mère a menacé de se suicider ou d’abandonner l’enfant (1973, p. 279-301). Cela implique que les perturbations de l’attachement ont souvent leur origine dans une perturbation précoce de la relation mère-enfant. Alors que Bowlby était un psychanalyste réfléchissant sur ses observations cliniques et sur des études empiriques de psychopathologie du jeune enfant, sa principale continuatrice Mary Ainsworth (1971) est une psychologue qui s’est consacrée à des travaux expérimentaux et à des observations longitudinales. Elle a montré que le type d’attachement présenté par les enfants est « sécurisant » lorsque les mères sont sensibles aux besoins, lorsqu’elles répondent de manière cohérente et appropriée aux demandes de l’enfant, et donc lorsque la relation est dans son ensemble soutenante et structurée. On observe, au contraire, chez les enfants un type d’attachement « non sécurisant » ambivalent lorsque la relation mère-enfant se caractérise par le manque de prévisibilité et de cohérence : les mères sont parfois L’ANGOISSE DE SÉPARATION 15 sensibles aux besoins, mais elles ont une mauvaise perception ou une mauvaise compréhension des signaux émis par les enfants et n’y répondent que de façon aléatoire et relativement imprévisible. Ce comportement maternel a pour conséquence la recherche par l’enfant de la proximité et du contact physique, ainsi que des manifestations de détresse intenses lors des séparations. Plusieurs études montrent qu’il y a une relation entre les anomalies de l’attachement pendant la petite enfance et les troubles anxieux ou dépressifs de l’enfance, de l’adolescence ou de l’âge adulte. Mais comme ces anomalies de l’attachement ont presque toujours produit d’abord une angoisse pathologique de séparation au cours de l’enfance, on approfondira cette question sous la rubrique de l’évolution du trouble angoisse de séparation (cf. p. 16). Il faut souligner que la théorie de l’attachement est devenue l’instrument privilégié qui permet, dans de nombreuses situations cliniques, d’identifier les facteurs qui favorisent la survenue de l’angoisse de séparation. Comme Bowlby l’avait remarqué, les cliniciens notent souvent que les enfants qui ont subi des séparations multiples sont particulièrement sensibles à la séparation. Quel que soit leur âge au moment de la rupture du couple parental, les enfants dont les parents ont divorcé semblent également présenter un risque élevé de développer une forme pathologique d’angoisse de séparation. Cette crainte est d’autant plus élevée que le divorce a été conflictuel (Poussin, 2001, p. 91-97). La séparation d’avec l’un des parents a pour effet fréquent de susciter la crainte imaginaire de nouvelles séparations. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5.3 Aspects familiaux et environnementaux Un certain nombre d’études ont mis l’accent sur la dimension familiale de l’angoisse de séparation, c’est-à-dire sur le fait que les membres de la famille d’une personne souffrant d’angoisse de séparation présentent euxmêmes le phénomène angoisse de séparation plus fréquemment qu’on ne le trouve dans la population générale. En d’autres termes, le trouble est plus fréquent dans certaines familles que dans d’autres : c’est ce que les épidémiologistes et les généticiens appellent le phénomène d’agrégation familiale d’un trouble. Les auteurs anglo-saxons ont une tendance idéologique à interpréter systématiquement les faits d’agrégation familiale qu’ils observent comme la conséquence et la preuve d’une transmission génétique et héréditaire de ces troubles. Cette attitude idéologique est d’ailleurs à l’origine des efforts considérables qu’ils ont déployés pour bien établir les phénomènes d’agrégation familiale. Par exemple, dans l’étude australienne de Vijaya Manicavasagar et de son équipe (2001), 63 % des enfants souffrant d’angoisse de séparation avaient un parent justifiant le diagnostic de la forme adulte de l’angoisse de séparation. Cette concordance est onze fois 16 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT plus élevée que celle qu’on enregistrerait si le lien était purement fortuit, c’est-à-dire s’il n’y avait aucune relation de cause à effet entre l’angoisse de séparation des enfants et celle des parents. Elle est d’autant plus frappante que les auteurs n’ont pas trouvé d’association entre l’angoisse de séparation des enfants et d’autres troubles anxieux chez les parents. Réciproquement, aucun des enfants souffrant de troubles anxieux autres que l’angoisse de séparation n’avait de parent avec un diagnostic d’angoisse de séparation. Il est donc clair qu’il y a une transmission familiale de l’angoisse de séparation : les enfants présentant le trouble angoisse de séparation ont tendance à présenter encore ce trouble lorsqu’ils sont devenus adultes, et ils ont tendance à le transmettre à leurs enfants. Mais il faut se garder d’en conclure, comme le font systématiquement les auteurs anglo-saxons, qu’il s’agit d’une transmission héréditaire reposant sur des mécanismes génétiques. Les concepts psychologiques d’imitation et d’apprentissage social, ainsi que les concepts psychanalytiques d’introjection et d’identification nous permettent d’envisager des mécanismes de transmission psychologiques et non – ou non seulement – biologiques. 6 ÉVOLUTION DE L’ANGOISSE DE SÉPARATION Parce que l’intérêt pour les troubles anxieux de l’enfance et de l’adolescence est relativement récent, nous avons peu de données sur le devenir à l’adolescence et à l’âge adulte de l’angoisse de séparation infantile. Les théoriciens ont envisagé deux hypothèses principales : selon l’une, l’angoisse de séparation infantile serait le précurseur de troubles anxieux variés ; selon l’autre, l’angoisse de séparation infantile se prolongerait ou reparaîtrait telle quelle à l’âge adulte, elle serait donc avant tout la première manifestation d’un trouble chronique, durant toute la vie ou du moins pendant une bonne partie de la vie. Pour trancher entre ces deux hypothèses, il faudrait pouvoir disposer des résultats d’études longitudinales et prospectives, c’est-à-dire d’observations prolongées d’enfants souffrant d’angoisse de séparation et qu’on aurait réexaminés périodiquement jusqu’à l’âge adulte. Mais celles-ci nécessitent beaucoup de temps et des moyens considérables, ce qui explique qu’elles soient si rares. La plupart des études disponibles sont rétrospectives, c’est-àdire qu’on y examine des adultes souffrant d’angoisse de séparation ou d’autres troubles, et qu’on étudie leur passé pour établir s’ils ont présenté ou non, au cours de leur enfance, des manifestations d’angoisse de séparation ou d’un autre trouble. C’est à ce type qu’appartient l’étude de Vijaya L’ANGOISSE DE SÉPARATION 17 Manicavasagar et de ses collègues (1999). Ces chercheurs ont comparé les antécédents infantiles de deux groupes de plus de 30 patients adultes, dont les uns souffraient d’angoisse de séparation et les autres de la forme de névrose d’angoisse décrite par les auteurs anglo-saxons sous le nom de trouble panique. Leur but était d’établir si le fait d’avoir été surprotégé et d’avoir présenté de l’angoisse de séparation pendant l’enfance est plus particulièrement un précurseur de l’angoisse de séparation de l’âge adulte ou s’il conduit indifféremment à l’angoisse de séparation ou à d’autres troubles anxieux. Les patients souffrant d’angoisse de séparation à l’âge adulte déclarent avoir été surprotégés par leur mère et avoir éprouvé des niveaux élevés d’angoisse de séparation infantile. Les résultats de cette étude suggèrent que l’angoisse précoce de séparation a tendance à se perpétuer telle quelle à l’âge adulte (Manicavasagar et coll., 2000). Cependant, l’évolution de l’angoisse de séparation de l’enfance vers d’autres troubles anxieux à l’âge adulte n’est pas rare. Les auteurs soulignent le risque particulier d’évolution de l’angoisse de séparation infantile vers le trouble panique (forme paroxystique de la névrose d’angoisse). L’évolution peut également se produire, mais moins fréquemment, vers l’anxiété généralisée (forme chronique de la névrose d’angoisse) ou les troubles phobiques (Silove et coll., 1993a, 1995 ; Manicavasagar et coll., 2000). Malheureusement, les particularités de la méthode utilisée par ces auteurs ne permettent pas de connaître avec précision la répartition entre les différents groupes anxieux des adultes qui ont souffert d’angoisse de séparation au cours de leur enfance. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Ces études australiennes présentent une particularité méthodologique qui n’est pas sans intérêt pratique pour les cliniciens : les chercheurs, pour les effectuer, ont développé des instruments d’évaluation de l’anxiété de séparation des adultes, qui peuvent être utilisés par les psychologues qui travaillent avec des enfants et leurs parents. Au total, les chercheurs australiens avancent une théorie psychodynamique du lien entre l’angoisse de séparation infantile, l’angoisse de séparation adulte et les autres troubles anxieux : l’angoisse de séparation infantile serait essentiellement le précurseur et le signe avant-coureur de l’angoisse de séparation adulte, elle ne prédirait le trouble panique et l’agoraphobie que dans la mesure où ceux-ci seraient des réaménagements de l’angoisse de séparation. Ces réaménagements seraient tardifs, puisque les troubles de l’âge adulte auraient souvent commencé par des manifestations d’angoisse de séparation : les crises d’angoisse survenant sans motif apparent auraient été initialement déterminées par l’approche ou la crainte des séparations ; elles se seraient répétées en perdant progressivement leur relation avec des situations de séparation, ce qui réalise le tableau clinique du « trouble panique ». 18 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT À notre connaissance, il n’existe que deux études prospectives. Elles ne portent pas sur l’angoisse de séparation mais sur les troubles anxieux en général, et la période pendant laquelle les enfants ont été suivis a été relativement courte, puisqu’elle est de l’ordre de trois à cinq ans. Ces études semblent indiquer un taux de rémission relativement important des troubles anxieux pendant la période d’observation. McGee et ses collègues (1990) ont réexaminé, après cinq ans, les enfants néo-zélandais de Dunedin étudiés antérieurement par Anderson et son équipe : le taux de prévalence de l’angoisse de séparation, qui était de 3,5 % lorsque les enfants avaient 11 ans, descend à 2 % lorsqu’ils en ont 15. Mais de nouveaux troubles psychiatriques, appartenant ou non à la série anxieuse, apparaissent souvent après la disparition des troubles anxieux initiaux (Cantwell et Baker, 1989). L’étude la plus précise sur ce point est celle de Cynthia Last et de ses collègues (1996), qui ont bien établi deux faits principaux : l’angoisse de séparation, comme les autres troubles anxieux de la petite enfance, a un taux de rémission important ; mais le taux d’apparition, après cette rémission, de nouveaux troubles psychiatriques, autres que l’angoisse de séparation est élevé. Ces auteurs ont comparé trois groupes d’enfants : 84 souffraient de troubles anxieux divers (dont 18 d’angoisse de séparation), 58 souffraient d’hyperactivité avec déficit de l’attention et 87 enfants sans trouble connu constituaient le groupe témoin. La majorité des enfants anxieux (82 %) étaient rétablis à la fin de la période de suivi, qui a duré trois à quatre ans. Le taux de rémission est encore plus élevé (95,7 %) chez les enfants souffrant d’angoisse de séparation. Après une période de rémission, le taux de rechute était de 8 % pour les troubles anxieux. En outre, les enfants anxieux ont assez souvent développé de nouveaux troubles psychiatriques différents du trouble initial (30 % des cas), et qui restent une fois sur deux des troubles anxieux (16 %). Ils diffèrent en cela des hyperactifs, qui sont 42 % à développer de nouveaux troubles psychiatriques, mais qui ne sont des troubles anxieux qu’une fois sur quatre (10 % des cas). Par comparaison, les enfants du groupe témoin ne sont que 11 % à développer des troubles psychiatriques au cours de la période d’observation, et il ne s’agit de troubles anxieux qu’une fois sur cinq (2 % des cas). Les études prospectives, qui sont méthodologiquement beaucoup plus probantes que les études rétrospectives, relativisent donc, sans la nier, la notion d’un lien entre les formes infantile et adulte de l’angoisse de séparation. Elles nous apprennent que les rémissions et disparitions durables de l’angoisse de séparation constituent le cas le plus fréquent. Les rechutes ne sont pas inconnues, mais on assiste beaucoup plus souvent à l’apparition, au cours de l’enfance et de l’adolescence, de nouveaux troubles psychiatriques qui appartiennent souvent, mais pas toujours, à la catégorie des troubles anxieux. L’ANGOISSE DE SÉPARATION 19 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE 7.1 Les entretiens cliniques structurés et semi-structurés © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Peu utilisés en France, sinon par quelques chercheurs, les entretiens cliniques structurés et semi-structurés sont l’outil de base des psychologues cliniciens anglo-saxons. Un entretien clinique structuré est un entretien parce qu’il se passe sous forme orale : il y a échange de phrases entre le praticien et le patient. Cet entretien est clinique précisément parce qu’il se déroule dans un cadre clinique, entre un praticien, psychologue ou psychiatre, et un patient ou, en psychiatrie de l’enfant, avec l’un des parents de l’enfant, un frère ou une sœur, un proche, etc. Il est structuré parce que le psychologue ne fait rien d’autre que poser des questions dont la liste est fixée à l’avance et dont la formulation est invariable ou peu variable. Le praticien dispose le plus souvent d’un cahier dans lequel les questions sont imprimées. Il lit ces questions au patient et note la réponse. La plupart du temps, ces questions sont fermées, c’est-à-dire qu’elles appellent une réponse par oui ou par non. Par conséquent, les mêmes questions sont posées à tous les patients auxquels l’entretien est administré, ce qui rend très exactement comparables les réponses de ces patients. Ainsi, les entretiens cliniques structurés deviennent de véritables instruments standardisés dont on peut calculer les qualités psychométriques – validité, fidélité interjuges et fidélité test-retest, sensibilité – comme on le fait pour les tests. On appelle entretiens semi-structurés des formulaires d’interrogatoire qui, en fait, ne diffèrent que légèrement des interrogatoires structurés. Les deux différences principales consistent dans la présence de bifurcations dans l’interrogatoire et dans la latitude laissée au clinicien de prendre l’initiative de poser des questions complémentaires, dont le choix lui est souvent laissé. Ainsi, beaucoup d’entretiens sont dits semi-structurés, parce que la manière dont le patient répond à une question détermine le fait qu’on lui pose ou qu’on ne lui pose pas une série de questions complémentaires facultatives mais standardisées. L’autre aspect de la « semi-structuration » est le fait que, dans certains formulaires, le clinicien est encouragé à poser des questions de son cru pour apprécier la réalité et l’importance du phénomène clinique visé par un item standardisé dont la formulation est trop stéréotypée pour pouvoir s’appliquer à toutes les situations concrètes. La plupart de ces instruments ont pour but de faciliter le diagnostic psychiatrique, en standardisant l’enquête sur la présence ou l’absence des symptômes retenus dans les principales classifications comme critères 20 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT diagnostiques de chaque trouble. Certains de ces entretiens cliniques structurés ou semi-structurés ne portent que sur un trouble ou un groupe de troubles apparentés. D’autres passent en revue l’ensemble des manifestations psychopathologiques possibles. On y utilise des arbres de décision : en fonction de la réponse à certaines questions, le psychologue doit poser d’autres questions permettant de vérifier la présence d’un trouble évoqué par la réponse à la question cruciale. Si la réponse à cette question est négative, on peut, au contraire, faire l’économie de la partie correspondante du questionnaire. Ces entretiens structurés peuvent comporter plusieurs centaines de questions. Malgré l’économie permise par les arbres de décision, leur administration est longue, elle dure couramment deux à trois heures et peut nécessiter plusieurs séances d’une à deux heures. Ces séances d’interrogatoire standardisé, qui ne laissent pratiquement aucune place à la spontanéité de l’enfant pas plus qu’à celle du psychologue, sont fastidieuses pour les deux, surtout quand le patient est un enfant. Cet inconvénient est évidemment d’autant plus sensible que les enfants sont plus jeunes ou plus perturbés. On peut s’étonner que les chercheurs et les cliniciens anglo-saxons soient insensibles à cet inconvénient. C’est qu’ils sont avant tout préoccupés de la validité scientifique de leurs observations, et donc soucieux de recueillir des données selon des techniques telles que ces observations soient strictement répétables par d’autres observateurs. C’est surtout dans le cadre d’une pratique de type hospitalo-universitaire qui associe le soin à la recherche clinique que les cliniciens anglo-saxons utilisent ces instruments. Ces instruments ne sont pas absolument indispensables dans une pratique clinique n’ayant aucune visée de recherche. Il est cependant intéressant d’en avoir quelque idée, ne serait-ce que pour comprendre et évaluer les contributions de nos collègues anglo-saxons. Les formulaires d’entretien clinique standardisé les plus employés dans la psychopathologie infantile de langue anglaise sont le DISC, le DICA, le Kiddie-SADS et l’ISC. Le DISC (Diagnostic Interview Schedule for Children), le DICA (Diagnostic Interview for Children and Adolescents) et la Kiddie-SADS (Schedule for Affective Disorders and Schizophrenia for « kiddies », c’est-à-dire pour enfants, cf. p. 179) ne sont pas disponibles en français. Il existe, en revanche, une version française de l’Interview Schedule for Children (ISC) de la psychologue américaine Maria Kovacs, de l’université de Pittsburgh. Une nouvelle version de cet instrument, l’Interview Schedule for Children and Adolescents (ISCA), est actuellement disponible en anglais (Sherrill et Kovacs, 2000), mais la traduction française, parue dans Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, est celle de la première version (Mack et Moor, 1982). L’ISC explore plusieurs dizaines d’« items », c’est-à-dire autant d’aspects de la conduite, de l’idéation ou de l’affectivité, mais comme plusieurs questions sont prévues pour la plupart de ces items, il y a en fait plusieurs centaines de questions et la durée d’administration annoncée par l’auteur, qui est de l’ordre de quarante à soixante minutes, L’ANGOISSE DE SÉPARATION 21 paraît très optimiste. Ces questions sont formulées de deux manières différentes, selon qu’on s’adresse à l’enfant ou à ses parents. La majorité des items est cotée sur une échelle allant de 0 (absence du symptôme) à 8 points (symptôme sévère), quelques items sont cotés de 0 à 2 ou à 3 points. En additionnant les points attribués à chaque réponse, on calcule une note pour chaque item. L’entretien est réalisé d’abord avec les parents puis avec l’enfant ou l’adolescent seul. L’ISC s’applique aux enfants et aux adolescents âgés de 8 à 13 ans. La section consacrée à l’angoisse de séparation de la version destinée aux enfants ne comporte pas moins de 25 questions. Une première série de questions explore les réactions qu’a présentées l’enfant lorsqu’il a quitté temporairement ses parents, par exemple pour aller passer quelques jours chez d’autres membres de la famille ou en colonie de vacances. Une seconde série porte sur les réactions de l’enfant en cas d’absence de l’un des parents. Une troisième série de questions aborde les anticipations anxieuses caractéristiques : l’enfant a-t-il peur de quelque chose lorsque ses parents sont absents ? Craint-il que quelque chose de fâcheux n’arrive à sa mère ou à son père ? L’interrogatoire continue en demandant la fréquence, la durée et l’intensité de cette peur et se termine par des questions destinées à déterminer si l’enfant arrive sans difficulté à dormir seul ou à faire certaines choses tout seul. L’item « angoisse de séparation » est coté de 0 (néant) à 8 (perturbation considérable du fonctionnement) en passant par les intermédiaires suivants : a minima (note 1), léger (2 et 3), moyen (4 et 5), sévère (6, 7 et 8). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation Les échelles d’évaluation sont un ensemble assez disparate d’instruments qui prennent le plus souvent la forme de questionnaires. Lorsque ces questionnaires sont remplis par le patient lui-même, qui répond aux questions le concernant, on les nomme échelles d’auto-évaluation. Lorsque c’est un tiers, connaissant bien le sujet, qui répond aux questions, on parle d’échelles d’hétéro-évaluation. Ces dernières sont recommandées lorsque les patients eux-mêmes risquent d’avoir du mal à comprendre les questions ou à maintenir leur attention, ce qui est le cas avec les enfants, surtout quand ils sont jeunes. Comme les entretiens cliniques, elles peuvent être générales (inventaire de toutes les pathologies possibles) ou plus spécifiquement centrées sur l’exploration d’un trouble ou d’un groupe de troubles. La Child Behavior Checklist (CBCL) est la plus utilisée des échelles générales d’hétéro-évaluation (Achenbach et Edelbrock, 1981 ; Achenbach, 1991 ; Achenbach et Rescorla, 2001). Elle est utilisée dans la plupart des recherches actuellement publiées. Son intérêt ne se limite pas à la recherche épidémiologique ou clinique, elle est aussi extrêmement utile en pratique 22 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT courante. Elle comporte deux parties. L’une évalue les compétences scolaires, sociales et les relations interpersonnelles. La seconde, comportant 118 items, évalue la présence ou l’absence de troubles affectifs et/ou de troubles du comportement chez les enfants âgés de 4 à 16 ans. Le questionnaire peut être rempli par les parents ou par toute personne connaissant bien l’enfant. La version et l’adaptation française de cet instrument ont été mises au point par Éric Fombonne et ses collègues (Fombonne et coll., 1988 ; Fombonne, 1992 ; Fombonne, 1994). La CBCL ne comporte pas de section spécialement destinée au diagnostic ou à l’évaluation de l’angoisse de séparation. Mais elle présente l’intérêt de permettre de recueillir, de façon commode et rapide, un grand nombre d’informations sur le fonctionnement psychologique, sur les éventuels troubles comorbides avec l’angoisse de séparation, ainsi que, grâce à l’échelle de compétence, sur les ressources psychologiques de l’enfant. Elle permet en particulier d’explorer la présence ou l’absence de tout un ensemble de manifestations anxieuses et dépressives qui sont les plus fréquemment associées à l’angoisse de séparation. De ce fait, même si elle apporte peu au diagnostic proprement dit de l’angoisse de séparation, elle contribue utilement à l’évaluation d’ensemble de la pathologie de l’enfant chez lequel on diagnostique ce trouble. Elle permet ainsi d’élargir la perspective diagnostique et de faire un pas supplémentaire vers le point de vue plus général de l’évaluation d’ensemble du fonctionnement psychologique de l’enfant. 7.3 Les échelles d’auto-évaluation Il n’existe pas, à notre connaissance, d’échelle générale d’auto-évaluation de la psychopathologie infantile. Un tel inventaire serait sans doute trop long et dépasserait les possibilités verbales, ainsi que les possibilités de concentration de l’attention de la plupart des enfants. Il n’existe pas non plus de questionnaire exclusivement consacré au diagnostic ou à l’évaluation de l’angoisse de séparation. Mais plusieurs échelles d’auto-évaluation de l’anxiété générale ou des troubles anxieux comportent une section consacrée à cette pathologie. L’échelle d’anxiété manifeste pour enfants (R-CMAS, Revised-Children Manifest Anxiety Scale) de Reynolds et Richmond (1997) ne permet pas de porter le diagnostic d’angoisse de séparation, mais d’évaluer la nature et le niveau général de l’anxiété et de l’excitation neurovégétative chez les enfants et adolescents âgés de 6 à 19 ans. Il en existe une adaptation française (ECPA, 1999). Elle se compose de 37 items, et son « rationnel » repose sur la théorie de l’anxiété en tant que trait, ce qui signifie que l’objectif n’est pas d’évaluer le niveau de l’anxiété actuellement ressentie au moment où l’enfant remplit le questionnaire, mais d’estimer son niveau habituel d’anxiété au moyen d’une note totale d’anxiété. En plus de cette note totale L’ANGOISSE DE SÉPARATION 23 d’anxiété, l’analyse factorielle a permis de dégager trois composantes de l’anxiété globale : anxiété physiologique, inquiétude-hypersensibilité, préoccupations sociales-concentration. Cet instrument permet donc une analyse qualitative et quantitative fine de l’anxiété générale qui accompagne le syndrome d’angoisse de séparation. On sait que les parents des enfants souffrant d’angoisse de séparation présentent souvent eux-mêmes la forme adulte de cette pathologie. Lorsque cela se produit, c’est un facteur de complication qui assombrit le pronostic thérapeutique : on peut craindre que des parents souffrant euxmêmes de ce trouble aient plus de mal à aider l’enfant à se détacher d’eux. Il est donc parfois indispensable, pour compléter l’évaluation globale de la situation d’un enfant souffrant d’angoisse de séparation, de vérifier la présence de la forme adulte du trouble chez l’un des parents. C’est pourquoi le psychologue d’enfants a intérêt à savoir faire le diagnostic de la forme adulte de ce trouble. Il pourra s’inspirer pour en tirer une liste de vérification ou un guide d’entretien structuré ou semi-structuré, des items de l’échelle d’angoisse de séparation de l’adulte (Adult Separation Anxiety Disorder, ASAD), mise au point par Vijaya Manicavasagar et son équipe dans le cadre d’une recherche que nous avons déjà évoquée (Silove et coll., 1993b). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.4 Les méthodes projectives Les tests projectifs ou méthodes projectives d’exploration de la personnalité sont des tests dans lesquels le sujet est invité à accomplir une tâche qui consiste à donner un sens à un matériel ambigu : taches d’encre, gravures représentant des personnages ou des objets plus ou moins flous. Le ressort principal de l’efficacité révélatrice des tests projectifs tient au fait que les sujets, la plupart du temps, n’ont pas conscience de donner une interprétation personnelle du « matériel » : ils croient qu’ils ne font que percevoir quelque chose de réel (par exemple, ils disent que deux personnages se querellent, parce qu’il leur semble le « lire » sur la gravure), alors qu’ils donnent une interprétation personnelle (d’autres patients diront que les deux personnages de cette planche sont en conversation amicale). L’intérêt des méthodes projectives, c’est que le patient y exprime à son insu des caractéristiques de son fonctionnement psychologique dont il n’est pas nécessairement conscient. Ces caractéristiques peuvent concerner le contenu (fantasmes, préoccupations personnelles, affects dominants) ou la forme (organisation, niveau d’élaboration, incohérence, etc.) de la pensée, des fantasmes ou des affects. De ce fait, les tests projectifs vont beaucoup plus loin que les échelles d’auto- ou d’hétéro-évaluation, à condition que l’enfant ne soit pas trop inhibé ou trop agité pour respecter la consigne et accomplir la tâche demandée. 24 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 7.4.1 Le test de Rorschach On sait qu’il s’agit d’une série de 10 planches sur lesquelles sont reproduites des taches d’encre. On demande au patient de dire à quoi ces taches pourraient ressembler. L’analyse tient compte de nombreux aspects de la réponse. Les principaux concernent la localisation (l’endroit de la tache d’encre où quelque chose a été « vu »), le contenu (le type d’être ou d’objet qui est interprété) et ce qui a déterminé la réponse, c’est-à-dire ce qui fait le lien entre la tache et le contenu (ressemblance formelle, couleur, dégradé de la couleur, etc.). Le test de Rorschach permet d’orienter ou de préciser le diagnostic de certains troubles psychopathologiques, mais ce n’est pas le cas pour l’angoisse de séparation : on ne connaît pas de réponses typiques ou de signes particuliers qui seraient spécifiquement associés à cette pathologie. Mais le test de Rorschach permet d’évaluer la nature et l’intensité de l’angoisse éprouvée par un sujet, même lorsque celui-ci la méconnaît ou la nie. Il permet également d’avoir un aperçu de certains aspects du fonctionnement psychique qui sont difficilement accessibles au moyen des échelles d’auto-évaluation ou d’hétéro-évaluation, tels que la nature des mécanismes de défense ou de « coping », la qualité effective des relations interpersonnelles, révélatrice de ce qu’en psychanalyse on appelle la relation d’objet. Il peut enfin nous mettre sur la piste de troubles associés ou comorbides, lorsqu’on relève dans le protocole d’un enfant les signes typiques de ces troubles. Les protocoles de Rorschach des enfants souffrant d’angoisse de séparation présentent généralement des signes caractéristiques de l’angoisse en général. Il s’agit tout d’abord de réponses dont les déterminants sont des estompages de diffusion : on appelle ainsi les réponses dans lesquelles le sujet voit des formes floues telles que des nuages, des paysages dans le brouillard, des radiographies, et justifie sa réponse en invoquant le dégradé du ton local effectivement présent sur les planches. On trouve également des réponses que l’on cote « Clob » (Clair obscur) dans la méthode française classique d’interprétation du Rorschach (Anzieu, 1961). Il s’agit de réponses auxquelles s’associe un sentiment de malaise, de peur ou de tristesse, et qui sont données à des taches qui sont à la fois massives et sombres (en particulier les planches I, IV et V), par exemple, à la planche V : « un papillon de nuit, il n’est pas beau, il a l’air abîmé » ; ou, à la planche IV : « un monstre horrible qui fait peur ». On trouve également assez souvent des représentations d’objets endommagés ou détériorés, ainsi que des représentations d’êtres ou de choses menaçants ou effrayants. 7.4.2 Les tests d’aperception thématique Le TAT est composé de 31 gravures dont le style général évoque les photographies de films du milieu du XXe siècle. On demande au sujet de raconter L’ANGOISSE DE SÉPARATION 25 une histoire dont la planche pourrait être l’illustration. Dans la forme initiale du test, créé aux États-Unis par Harry Murray et Christiane Morgan en 1935, on propose au sujet 20 planches, choisies en fonction de son âge et de son sexe. Dans la pratique, la plupart des psychologues, aussi bien anglo-saxons que sud-américains ou européens présentent actuellement aux patients une sélection de six à quinze planches. Il existe une variante destinée aux enfants de moins de 8 ans, le CAT (Children Apperception Test, S. Bellak et L. Bellak, 1949) dans lequel les personnages humains sont remplacés par des animaux. Les récits inventés par les adultes sont d’interprétation délicate et nécessitent l’utilisation de procédures complexes. Mais les récits des enfants sont souvent l’expression à peine déguisée ou transposée de leurs préoccupations actuelles, de leurs espoirs, craintes, affects, relations, etc. Il suffit donc de relever les thèmes des histoires pour recueillir une information pertinente qui complète très souvent les informations que l’enfant n’a pas pensé à communiquer au cours des entretiens, ou qu’il n’a pas osé donner directement. Très souvent, les tests thématiques apportent des compléments utiles à l’anamnèse. D’une manière générale, ils nous donnent accès à des contenus préconscients ou inconscients moins profondément refoulés que ceux auxquels le test de Rorschach permet d’accéder. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Le TAT et le CAT sont assez peu utilisés par les chercheurs, parce qu’ils se prêtent moins que le Rorschach à une analyse quantitative. On ne dispose donc d’aucune information provenant d’études quantitatives sur les particularités des récits TAT des enfants anxieux, et encore moins de ceux qui souffrent d’anxiété de séparation. Mais tout clinicien habitué à voir des enfants présentant ce trouble ne peut manquer d’avoir relevé dans leurs récits la fréquence élevée des thèmes de séparation, d’abandon, de solitude et de catastrophe. 8 CAS CLINIQUE : MARINA, 9 ANS ET 6 MOIS Marina est une fillette d’une grande beauté. Elle est en première année de cours moyen (CM1 : quatrième année de la scolarité obligatoire en France), ce qui signifie qu’elle n’est ni en retard, ni en avance dans sa scolarité. Elle est conduite à la consultation psychiatrique par sa mère sur le conseil de son médecin traitant. Marina a du mal à s’endormir si sa mère n’est pas auprès d’elle. Elle fait des cauchemars toutes les nuits depuis l’âge de 8 ans. L’un d’eux est le suivant : « Quelqu’un rentre dans sa chambre et l’enlève. » Elle se réveille en 26 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT criant vers 2 heures du matin et a du mal à se rendormir. Elle a peur du noir et des endroits obscurs. Elle est extrêmement attachée à sa mère. Elle commence à s’inquiéter et à se plaindre de maux de ventre et de nausées dès que sa mère se prépare pour aller travailler. Elle a peur en permanence qu’il n’arrive quelque chose à sa mère ou que sa mère ne meure. Selon son institutrice, Marina est très nerveuse, agitée, tendue et n’arrive pas à se concentrer sur son travail dès le début de l’après-midi. En fin d’après-midi, elle ne supporte pas que sa mère soit en retard lorsqu’elle vient la chercher à la sortie de l’école : la moindre minute de retard de la mère est catastrophique pour la fillette, elle sanglote et se plaint d’avoir très mal au ventre. La mère, qui travaille dans une compagnie d’assurances, a dû s’entendre avec son directeur et ses collègues pour aménager ses horaires de travail de manière à être à la porte de l’école tous les jours à 16 heures 30 précises. Marina est la seule enfant du couple parental. Ses parents sont tous deux cadres supérieurs dans une compagnie d’assurances. Il y avait de fréquents conflits entre eux. La mère de Marina avait appris que son mari avait une liaison. Pour cette raison, elle a demandé le divorce, qui a été prononcé il y a un an. Marina va chez son père une fin de semaine sur deux. Elle n’aime pas aller chez son père, car elle dit se sentir seule et « s’ennuyer de sa maman ». Marina parle très facilement de ses souffrances et dit qu’elle aimerait beaucoup que la psychologue l’aide. Elle participe volontiers à l’examen psychologique, qui a comporté en plus du Rorschach, du TAT et du WISCIII, l’inventaire de dépression pour enfants (CDI, Children Depression Inventory) de Maria Kovacs (cf. p. 244-245) et l’échelle d’anxiété manifeste pour enfants de Reynolds et Richmond (R-CMAS, Revised-Children’s Manifest Anxiety Scale). Notons enfin que Marina a toujours eu d’excellentes notes et qu’elle a toujours occupé la première place dans sa classe. Mais depuis environ six mois, ses résultats scolaires ont nettement baissé. Elle en est très affectée, mais dit qu’elle n’arrive pas à travailler. C’est pour cette raison que nous lui administrons un test d’intelligence, le WISC-III. Il est en effet indispensable de faire passer des tests d’intelligence à tous les enfants qui ont des difficultés scolaires, parce que seule une évaluation fine du niveau et de la structure des aptitudes intellectuelles nous permettent d’exclure des anomalies quantitatives ou qualitatives du fonctionnement cognitif. La plupart du temps, l’échelle d’intelligence pour enfants de Wechsler (WISCIII) suffit à écarter toute suspicion de trouble de l’intelligence (pour une description plus complète du WISC-III, cf. p. 441-452). Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 121 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 133 Quotient intellectuel total (QIT) : 131 L’ANGOISSE DE SÉPARATION 27 La moitié des enfants obtient 100, 95 % des enfants ont entre 70 et 130 : Marina a donc une intelligence très supérieure à la moyenne, puisqu’elle fait partie des 25 ‰ enfants qui réussissent le mieux à ce test. L’examen des résultats partiels aux « subtests » permet d’analyser plus finement la répartition de ses aptitudes. Aux subtests, la note moyenne est de 10 et l’écart type est 3, ce qui signifie qu’environ 70 % des enfants ont une note comprise entre 7 et 13. ■ ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 14 Similitudes : 13 Arithmétique : 13 Vocabulaire : 13 Compréhension : 13 Mémoire des chiffres : 9 Complètement d’images : 13 Code : 13 Arrangement d’images : 16 Cubes : 12 Assemblage d’objets : 19 Symboles : 13 Labyrinthes : 13 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Compréhension verbale (CV) : 120 Organisation perceptive (OP) : 135 Vitesse de traitement (VT) : 118 Toutes ces notes sauf deux sont comprises entre 12 et 16. À chaque subtest, Marina est dans les 10 à 15 % supérieurs de sa classe d’âge. On note des réussites exceptionnelles aux subtests qui font appel à la compréhension des relations spatiales et une moindre performance, qui est d’ailleurs toute relative, au subtest de mémoire des chiffres qui évalue en bonne partie l’attention et la concentration. On mentionnera que, pour mémoire, l’analyse en termes de facteurs n’apporte rien de particulier dans le cas de Marina. En conclusion, il est clair que le fléchissement récent des résultats scolaires de Marina est sans aucun rapport avec un trouble quelconque de l’intelligence. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) Comme dans beaucoup d’échelles de ce type (dont la R-CMAS et la CDI cidessous), les résultats sont exprimés sous forme de notes « standard » dont la moyenne est 50 et l’écart type 10 (68 % des enfants ont théoriquement des notes comprises entre 40 et 60 et 95 % des enfants ont théoriquement des notes comprises entre 30 et 70). 28 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 49 Échelle d’activités : 44 Échelle sociale : 50 Échelle scolaire : 51 ■ Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 78 Trouble d’internalisation : 75 Trouble d’externalisation : 71 Retrait-isolement : 55 Plaintes somatiques : 56 Anxiété-dépression : 85 Problèmes interpersonnels : 80 Troubles de la pensée : 45 Attention/hyperactivité : 68 Comportement déviant : 49 Comportement agressif : 75 Les échelles qui évaluent les aptitudes sociales et l’adaptation scolaire sont tout à fait dans la norme. En revanche, la note à l’échelle d’activités est très légèrement plus basse. La note totale de perturbation est de plus de deux écarts types par rapport à la moyenne et montre l’intensité des manifestations pathologiques de Marina. Ces manifestations sont du type internalisation. Comme on pouvait s’y attendre, l’échelle syndromique anxiété-dépression est très élevée. L’anxiété et la dépression sont accompagnées de plaintes somatiques de moindre intensité. À cela s’ajoutent des difficultés interpersonnelles et un comportement agressif. On notera enfin la présence de troubles de l’attention et d’hyperactivité. Résultats de l’échelle d’anxiété R-CMAS Échelle Note standard Générale Anxiété physiologique Inquiétude/Hypersensibilité Préoccupations sociales/Concentration Échelle de mensonge 64 17 12 12 10 L’ANGOISSE DE SÉPARATION 29 Le niveau global d’anxiété est supérieur à la moyenne (moyenne 50, écart type 10) des enfants de son âge. Les notes aux sous-échelles témoignent de l’intensité très nette des expressions somatiques de l’angoisse. La note obtenue par Marina à la sous-échelle anxiété physiologique est à plus deux écarts types par rapport à la moyenne (moyenne 10, écart type 3). Résultats de la CDI (échelle de dépression de Maria Kovacs) Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 68 64 56 70 69 55 Marina est à près de deux écarts types au-dessus de la moyenne (50, écart type 10) : elle présente donc un état dépressif en plus de l’état anxieux qui motive la consultation. Comme il arrive souvent dans les dépressions des enfants (cf. p. 225), l’humeur dépressive est moins marquée que le sentiment d’inefficacité et l’anhédonie. Protocole du test de Rorschach (temps total : 7 min 15 s) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ Note sur l’enquête Pour chacune des réponses, deux questions ont été posées : 1) « Où l’as-tu vu(e) ? » ; 2) « Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à… ? ». Dans le protocole ci-dessous, les réponses faites par Marina à ces deux questions figurent respectivement après les numéros 1) et 2). On a parfois posé à Marina une troisième et une quatrième questions : elles figurent alors en toutes lettres, suivies de la réponse de Marina. Passation Enquête Planche I (TL [temps de latence] = 20 s) 1) Une chauve-souris, ça fait un peu peur. 1) Où l’as-tu vue ? – L’ensemble. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à une chauve-souris ? – Les ailes, les deux pattes collées, les yeux (Ddbl en haut), c’est noir ça fait un peu peur. ☞ 30 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 2) ΛVΛ Un masque de loup, à peu près. 1) Partie inférieure entière. 2) Le nez, les yeux, ça a un pelage un peu gris un peu noir (passe la main sur la planche et indique l’estompage). 3) Un déguisement de Halloween. 1) L’ensemble avec les Ddbl. 2) Les citrouilles ont les yeux pareils et ça fait peur. Planche II (TL = 5 s) 4) Ça ressemble à une dame qui a du rouge à lèvres. 1) L’ensemble. 2) J’imaginais qu’elle ouvrait la bouche et elle a de la couleur rouge comme le rouge à lèvres sur la partie des lèvres (rouge inférieur), le nez est là (pointe médiane supérieure), les yeux ici (rouge haut extérieur) et ses joues (les deux parties noires latérales). 5) ΛV À un papillon. 1) D6 + D3 (les deux parties noires latérales et le rouge inférieur). 2) Les antennes, la tête et les grandes ailes et il y a des couleurs, des taches rouges, ça a beaucoup de taches rouges les papillons. 6) V Ça ressemble à une espèce de bête, un monstre plutôt. 1) L’ensemble. 2) Un fantôme en quelque sorte, il a des pieds (rouge en haut) décollés du corps, il a une tête (rouge inférieur), et c’est blanc parce que c’est un fantôme, il y a que les ailes qui sont noires (parties noires latérales). Il fait Hou ! Hou ! et il vole comme ça (gestes). Planche III (TL = 4 s) 7) Un hippopotame. 1) Toute la partie supérieure de la tache, c’est-à-dire les bustes et les bras des personnages banals (mais pas leurs jambes et le « panier ») et les détails rouges supérieurs et central. 2) La tête, le nez (rouge médian), les yeux (rouge extérieur), les yeux sont beaucoup écartés. 8) ΛV Un scarabée géant. 1) D1 (les deux parties noires latérales avec le panier) + rouge médian + grande lacune autour du rouge médian. 2) Les deux yeux (parties noires inférieures médianes), les grands bras et là le corps, il a une tache de rouge sur le corps (rouge médian), c’est une couleur qu’il a sur le corps. Planche IV (TL = 22 s) 9) ΛV Ça ressemble à un monstre aussi, ça n’a pas la forme d’un homme, ça fait très peur, il a des grands bras, on dirait 1) L’ensemble. 2) Les grands pieds, la queue et la tête et les bras piquants, c’est noir ça fait peur, ça n’a pas la tête d’un humain. ☞ L’ANGOISSE DE SÉPARATION 31 ☞ qu’il a des pouvoirs magiques, ses pieds sont en piques des deux côtés. 10) À deux têtes d’oiseaux. 1) D4 (saillies latérales supérieures). 2) Le bec, la bouche et l’œil au milieu (lacune intérieure). Planche V (TL = 15 s) 11) Ça ressemble à un oiseau, une sorte d’oiseau dinosaure, ça fait très peur. 1) L’ensemble. 2) C’est tout noir ça fait peur, dans Jurassic Park, il y avait des oiseaux comme ça, ça n’avait pas la même carapace, mais il y a les grandes ailes penchées vers l’arrière et les deux pattes, ça fait penser aussi à une chauve-souris. Planche VI (TL = 5 s) 12) ΛV Ça ressemble à une fleur c’est tout. 1) L’ensemble. 2) Les pétales (saillies latérales) et là le pollen (petits mamelons à la base médiane) et la tige. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche VII (TL = 4 s) 13) Deux anges. 1) D1 (1er tiers). 2) Ça ressemble à des têtes d’anges. 14) Ou deux Indiens autour du feu. 1) L’ensemble. 2) Des petits enfants indiens assis autour d’un feu (centre du 3e tiers). 3) En quoi cela ressemble à du feu ? – C’est comme deux rochers et entre les rochers il y a du feu qui brûle et des étincelles grises, mais si on met le dessin en couleur, ça serait jaune. 15) Deux lapins sur un rocher qui discutent. 1) L’ensemble (lapins : premier et deuxième tiers ; rocher : 3e tiers). 2) C’est comme des lapins avec les oreilles. 3) En quoi cela ressemble à des rochers ? – C’est noir avec des petites choses en mouvement et c’est gris comme des rochers. 4) Tu peux m’expliquer ce que c’est des petites choses en mouvement ? – Oui, ce n’est pas rectiligne, il y a du noir mélangé avec du gris. Planche VIII (TL = 3 s) 16) Un castor, deux castors sur les côtés. 1) D1 (partie rose latérale). Le nez, la bouche, les quatre pattes. 17) ΛV un gros bonhomme qui a une tête d’oiseau avec un grand nez. 1) D2 (rose et orange inférieur). 2) Le corps, les jambes (bord supérieur du rose orange), les bras (saillies latérales), les deux yeux et le nez (axe médian). ☞ 32 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 18) Λ Un gros chien 1) D11 (gris en haut). 2) C’est une tête avec des yeux, des grandes oreilles. Planche IX (TL = 10 s) 19) Un monstre avec trois têtes. 1) L’ensemble. 2) Les trois têtes, les yeux, le corps et les jambes. 3) Un monstre animal ou humain ? – Animal. Planche X (TL = 8 s) 20) Une dame raton laveur. ■ 1) Gris en haut (touffe de poils) ; colonne médiane (nez) ; rose latéral (gilet) ; bleu extérieur (mains) ; bleu médian (maillot) ; brun orange en haut (collier). 2) C’est une dame raton laveur en tenue de maillot de bain avec un petit gilet et un collier par-dessus avec une touffe de poils autour de la tête. 3) En quoi ça ressemble à une touffe de poils ? – Il y a des petits mouvements, des couleurs qui sont mélangées. Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° I II III IV V Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu Facteurs additionnels 1 Chauve-souris Gbl FClob + A Ban 2 Masque de loup DdDdbl FT + Masque 3 Citrouille GDdbl FClob + Ay 4 Dame GDbl K. FC - Hd 5 Papillon Dd FC - A 6 Fantôme GDbl K. C’F - (H) 7 Hippopotame DdDdbl F- Ad 8 Scarabée DDdbl FC - A 9 Monstre G FClob + (A) Ban, DV1 10 Deux têtes D F+ Ad (2) 11 Oiseau G FClob + A, Ay PER ☞ L’ANGOISSE DE SÉPARATION VI 12 Fleur G F- Bot 13 Anges D F+ (Hd) Ban, (2) 14 Indiens G K. Kob. C’F + H, Feu Ban, (2) 15 Lapins G K. C’F. YF + A, Pays FABCOM 1, (2) 16 Castors D F+ A Ban, (2) 17 Bonhomme D F- H INCOM 2 18 Chien D F- Ad IX 19 Monstre GDbl F- (A) X 20 Raton laveur DdDdbl FT - A, Vêt VII VIII ■ ☞ 33 INCOM 2 Psychogramme R = 20 Temps total = 7 min 15 s T/R = 22 s © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. G = 10 dont : GDbl = 5 D=5 Dd = 1 Dbl = 0 DdDdbl =4 F+=3 F-=5 K=4 kp = 0 kan = 0 kob = 1 FC = 3 CF = 0 C=0 Cn = 0 FT = 2 TF = 0 T=0 FY = 0 FC’= 0 C’F = 3 C’= 0 FClob = 4 ClobF = 0 Clob = 0 Paires = 5 Reflets = 0 YF = 1 Y=0 FV = 0 VF = 0 V=0 FD = 0 A=7 Ad = 3 (A) = 2 (Ad) = 0 H=2 Hd = 1 (H) = 1 (Hd) = 1 Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 0 Art = 0 Ay = 2 Bot. = 1 Expl. = 0 Feu = 1 Géo. = 0 Masque = 1 Nature = 0 Nuage = 0 Obj. = 0 Pays. = 1 Ban = 5 Chocs = 3 Codéterminations : K. FC K. C’F K. Kob. C’F K. C’F. YF Cotations spéciales DV1 = 1 x1 =1 INCOM2 = 2 x4=8 FABCOM1 =1x4=4 ☞ 34 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ G % = 50 D % = 25 Dd % = 5 Dbl % = 0 DdDdbl = 20 ■ F % = 40 F + % = 37 F + % élargi = 50 TRI Σ 4 K/Σ 1,5 C Form. cpl. Σ 1 k/Σ 5 (E + C’) RC % = 25 Type couleur : Σ 0 C + CF < Σ 3 FC EA de Beck = 5,5 es = 6 Indice d’égocentrisme = 25 % Radio = 0 Sc. = 0 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 1 Somme brute = 4 Somme pondérée = 9 A % = 50 H % = 15 Ban % = 25 Σ 2 H > Σ 1 Hd Σ7A > Σ 3 Ad Phénomènes particuliers : Chocs à : I, IV, V Indice d’isolement social = 10 % Commentaire Le rendement intellectuel est très sensible à la charge émotionnelle des situations. En effet, le niveau cognitif des réponses au test de Rorschach est très nettement inférieur à ce qu’on attendait compte tenu du niveau intellectuel de Marina au WISC-III. Cela indique que le fonctionnement intellectuel est très perturbé dans les situations concrètes chargées de signification affective et relationnelle. On relève une nette tendance à l’envahissement par les émotions (F % bas) chez une enfant qui est par ailleurs introversive, ce qui est rare avant l’adolescence. Les éléments pathologiques présents chez Marina sont l’anxiété (4 FClob) accompagnée d’affects dépressifs (3 C’F) et d’une baisse de l’estime de soi (Indice Ego = 25 %). La présence de deux estompages de texture (FT) témoigne d’un besoin de proximité physique et affective. Le « type couleur », c’est-à-dire le rapport entre le nombre des réponses dans lesquelles la couleur est subordonnée à la forme et le nombre des réponses où la couleur prédomine sur la forme est « de droite » : les couleurs sont toutes contrôlées par la forme (0 C + CF/3FC), ce qui est inhabituel chez les enfants et révèle une tendance excessive au contrôle des émotions. Mais il faut noter que cette tentative de contrôle des affects échoue, puisque les 3 FC sont de mauvaise qualité formelle. Le pourcentage des réponses aux planches pastel (RC %) est bas. Le nombre de réponses intégrant l’espace blanc (9 bl) témoigne d’une tendance au négativisme et peut-être à la colère, probablement L’ANGOISSE DE SÉPARATION 35 consécutive à des expériences d’insatisfaction. Les troubles de la pensée présents dans ce protocole (combinaisons incongrues, combinaisons fabulées et verbalisations déviantes) sont normaux, compte tenu de l’âge de l’enfant. Marina a un bon investissement de la relation interpersonnelle et une bonne capacité de contact humain, comme en témoigne le fait que les réponses humaines entières sont deux fois plus nombreuses que les réponses humaines partielles (2 H/1 Hd). Mais la présence de quatre représentations d’êtres imaginaires 1 (H), 1 (Hd) et 2 (A) peut faire craindre un certain déni de la réalité accompagné de fuite dans l’imaginaire. La socialisation est légèrement perturbée. Le A % et le H % sont normaux, mais on relève seulement quatre banalités. Surtout, les réponses banales de la planche III et de la planche V sont absentes. Protocole du TAT Planche 1 C’est un petit garçon, il pense qu’il a son violon en face de lui, son père lui interdit de jouer parce qu’il ne veut pas qu’il fasse du violon. Ce petit garçon qui était très malheureux, il a pensé qu’il pourrait jouer du violon pendant que son père n’est pas là, il aurait réussi à jouer. Son père devait aller au marché, pendant ce temps le petit garçon pourra jouer du violon. Planche 2 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Ça se passe pas à notre époque, c’est sûr. Un monsieur et un cheval, non c’est un monsieur qui doit aller cultiver ses champs, et il devait amener sa sœur et sa femme. Mais il a été obligé de montrer les champs à sa sœur et à sa femme pour voir si elles aimaient ses plantes. La sœur et la femme sont venues avec lui, mais elles en avaient marre d’attendre. Elles repartirent sans même que le jeune homme leur ait dit si ça leur plairait. Alors il repartit sur son cheval pour les rechercher. Il leur expliqua ce que c’était. Il va récolter et les femmes trouvèrent que la récolte était bonne. Planche 3BM C’est l’histoire d’un petit garçon qui est très malheureux. Il pleure tout le temps et on sait jamais pourquoi. Un jour, il s’enfuit de sa maison et sa mère et son père s’inquiétèrent, ils attendèrent (sic), attendèrent son retour, puis un jour ils décident d’aller à la recherche de leur fils. Ils savaient que l’endroit qu’il préférait s’appelait Mayaka. Mais ils ne savaient pas où se trouvait cet endroit ; puis ils marchèrent longtemps et au bord d’un ruisseau, ils trouvèrent une jeune fille et cette jeune fille avait rencontré leur fils en chemin. Elle a dit aux parents où se trouvait leur fils. Ils y allèrent et ils le retrouvèrent. Ils rentrèrent chez eux et en fait leur fils leur disa (sic) pourquoi il pleurait tout le temps. En fait c’était d’aller à Mayaka, son bonheur c’était d’aller à Mayaka, à Mayaka c’est tranquille et on entend pas les parents se 36 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT disputer. PSYCHOLOGUE : Où se trouve Mayaka ? – C’est un pays imaginaire, je l’ai inventé. Planche 4 C’était l’histoire d’un couple, mais le problème c’était que l’homme était marin. Il partait sans arrêt et laissait sa femme seule. Puis un jour, la femme en a eu marre, elle le quitta. Puis un jour, le mari est revenu et il ne voulait pas que sa femme le quitte. Et pour se faire pardonner il lui offra énormément de cadeaux qui coûtaient très cher et la femme était toute contente et elle est revenue avec lui. Elle lui demanda une promesse : « il faut que tu partes moins en mer ». Le jeune homme accepta. Planche 6GF Il était une fois, une femme, une fille très belle et très jeune qui vivait seule, elle était très riche. Un homme, lui (indique le personnage au deuxième plan), était très méchant. Il essaya d’enlever la jeune fille, il avait déjà tué les parents de la jeune fille. Il l’enleva. Il avait un ami qui l’aidait à faire ce travail. L’ami s’est rendu compte que la jeune fille c’était sa sœur. Il arrêta de travailler pour lui et lui ordonna de relâcher la jeune fille. L’homme très méchant se fait arrêter par la police et la jeune fille trouva un gentil garçon et ils se marièrent. Planche 7GF Il était une fois une petite fille qui n’allait pas à l’école, elle ne voulait pas aller à l’école. Puis un jour ses parents la forcèrent à y aller. À l’école sa maîtresse heureusement était très gentille. Un jour elle a eu une interrogation. La petite fille n’a pas pu travailler son interrogation. La maîtresse lui demanda de venir à son bureau, c’était pour l’aider. La petite fille lui a dit qu’elle ne voulait pas venir à l’école parce qu’elle avait peur. Psychologue : Pourquoi et de quoi avait peur la petite fille ? – Elle sait pas trop. Planche 10 Je vois pas très bien ce que c’est (long silence). C’est l’histoire d’un homme qui ne quittait jamais son père. Une fois il devait partir pour l’armée, il était obligé, mais il ne pouvait pas quitter son père. Alors le jeune homme prit une décision. Il accepta d’aller à l’armée mais seulement la moitié de l’année. Après avoir fait les adieux à son père, il partit pour un demi-an. Planche 11 C’était un soir de brume. Dans ce pays, il y avait la mine extraordinaire. Personne ne s’y est jamais aventuré. Il parait qu’il y avait des dragons et des corbeaux pleins de pouvoirs. Un jour un garçon essaya de démolir complètement la mine extraordinaire. Mais il trouva un vrai dragon et dut se battre contre lui. Ce garçon était très malin, futé, rusé, aussi par la ruse, il le gagna et se promit de ne plus aller dans des endroits ensorcelés. L’ANGOISSE DE SÉPARATION 37 Planche13B C’était une fois dans un vieux désert abandonné, une cabane de bois était construite, il n’y avait qu’une cabane. Puis un jour un petit garçon voulut aller explorer la cabane de bois. Il savait que c’était absolument interdit. On racontait que la cabane de bois était ensorcelée. Puis le petit garçon s’assit à côté de la cabane de bois. Il réfléchit, il décida de rentrer dans la cabane de bois. En fait il n’y avait rien. Le petit garçon ressortit. Il se disait qu’il ne fallait jamais croire les trucs imaginaires et il n’y crut plus jamais. Planche13MF Il était une fois un homme qui est très amoureux de deux femmes. Il devait choisir, mais il ne choisit pas. Il partit au Mexique, là il rencontra une autre femme jeune et jolie. Ils décident de se marier. ■ Interprétation du protocole du TAT © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Il existe plusieurs méthodes d’analyse des histoires inventées par les sujets, dont les plus ambitieuses, mais aussi les plus complexes et les plus coûteuses en temps sont celles des psychologues françaises Vica Shentoub et ses collègues (1990) et celles, qui diffèrent entre elles, des psychologues américains Drew Westen (1990) et Phebe Cramer (1999). Dans la pratique, il est presque toujours suffisant, et beaucoup plus rapide, de procéder à une analyse de contenu centrée sur les thèmes cliniquement les plus révélateurs. Il ne s’agit en fait que d’une façon simplifiée d’utiliser la méthode classique recommandée par le créateur de l’instrument, Harry Murray (1950). Pour ma part, je conduis l’analyse selon trois ou quatre rubriques. Trois sont thématiques : style des relations interpersonnelles, thèmes complexuels (projection massive sur les personnages inventés de préoccupations ou d’affects propres à l’enfant) et, lorsqu’il y en a, thèmes apportant des informations biographiques ou anamnestiques. La dernière est formelle et concerne les particularités de la verbalisation ou du style défensif. 1. Style des relations interpersonnelles et nature du conflit Planche 1 : conflit interpersonnel avec le père. Planche 2 : difficultés interpersonnelles entre les femmes et l’homme. Planche 3BM : malheur, séparation et retrouvailles : l’enfant est malheureux, il fuit ses parents, se réfugie dans un pays imaginaire. Les parents viennent le chercher. Planche 4 : séparation du couple et réconciliation. Planche 6GF : relation négative extrême : enlèvement et meurtre. Planche 7GF : conflit avec les parents qui forcent l’enfant à aller à l’école, relation positive avec une maîtresse compréhensive. Planche 10 : crainte de la séparation, conflit au sujet de la séparation. 38 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Planche 11 : combat contre le dragon. Planche 13B : pas de relation interpersonnelle. Planche 13MF : amour-séparation-nouvelle rencontre. Au total, présence de conflits interpersonnels sept fois sur dix ; thèmes de séparation quatre fois sur dix. Il est clair que la problématique liée à l’angoisse de séparation envahit toute la vie fantasmatique. 2. Thèmes complexuels ou projection massive Planche 3BM : enfant malheureux, fuite de la maison à cause des disputes des parents. Planche 6GF : assassinat et enlèvement. Planche 7GF : crainte d’aller à l’école, n’arrive pas à travailler. Planche 10 : crainte de la séparation. Les thèmes complexuels sont centrés sur la séparation. 3. Thématiques apportant ou confirmant des informations biographiques Planche 3BM : fuite à cause des disputes des parents. Planche 7GF : crainte d’aller à l’école, n’arrive pas à travailler, conflit avec les parents qui la forcent à aller à l’école. Crainte de la séparation. Planche 10 : crainte de la séparation 4. Aspects formels Les scénarios des histoires sont généralement bien construits. Mais le récit est incohérent à la planche 2, et il y a fabulation loin de la scène représentée à la planche 13MF. Anomalie de verbalisation : « ils attendèrent » à la planche 3. ■ Conclusion Le protocole de Marina témoigne de la présence massive d’anxiété en relation avec les conflits interpersonnels et la crainte de la séparation. Interprétation générale du cas Les résultats de Marina au WISC-III indiquent que le fonctionnement intellectuel est très supérieur à la moyenne de sa classe d’âge. Comme c’est souvent le cas, la baisse des résultats scolaires depuis six mois est attribuable aux difficultés d’attention et de concentration, elles-mêmes dues à l’envahissement de la pensée par l’angoisse. Le test de Rorschach confirme que c’est dans les situations comportant une valeur affective ou relationnelle que le fonctionnement intellectuel est perturbé. La CBCL ne laisse aucun doute sur la fréquence et l’intensité des éléments dépressifs et anxieux. Les plaintes somatiques sont confirmées, mais la mère les estime moins fréquentes que ce que suggèrent les déclara- L’ANGOISSE DE SÉPARATION 39 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. tions de la fillette elle-même. À cela s’ajoutent des difficultés interpersonnelles et un comportement agressif. Les échelles d’auto-évaluation de la dépression et de l’anxiété permettent de situer celles-ci à un niveau élevé d’intensité. Le test de Rorschach confirme la présence d’affects anxieux et dépressifs. Les relations interpersonnelles sont de bonne qualité, ce qui est de bon augure pour l’instauration d’un transfert positif ou alliance thérapeutique dans l’hypothèse d’une psychothérapie. La présence dans ce protocole de personnages imaginaires peut faire craindre une tendance à la fuite dans l’imaginaire, avec ses deux aspects : négation de la réalité et fuite dans le fantasme. Le protocole du TAT confirme les données du Rorschach. Il témoigne de la présence envahissante de sentiments anxieux dont la thématique est centrée sur la crainte de la séparation. Pour conclure, Marina est une enfant dont les capacités cognitives sont nettement supérieures à la moyenne, mais actuellement perturbées par des affects anxieux et dépressifs de grande intensité. Les données anamnestiques, comme l’examen psychologique, établissent l’existence d’un trouble anxieux du type angoisse de séparation, accompagné, comme cela est souvent le cas, de sentiments dépressifs dont l’intensité et la fréquence justifient un diagnostic de trouble dépressif comorbide. Mais au-delà du diagnostic psychiatrique, l’examen psychologique approfondi montre que l’angoisse de séparation, réactivée par le divorce des parents, est devenue envahissante et perturbe l’ensemble du fonctionnement cognitif, scolaire, relationnel et affectif de la fillette. Le risque est grand que l’angoisse de séparation et les affects dépressifs ne se chronicisent, avec le danger que tout cela entraîne une aggravation des difficultés scolaires qui à son tour provoquerait des conflits avec les parents et diminuerait l’estime de soi, ce qui ferait entrer Marina dans un cercle vicieux. Il est urgent de lui apporter une aide psychologique afin de lui permettre de passer ce cap difficile. Chapitre 2 LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE ET LA QUESTION DU TROUBLE PANIQUE ET DE L’AGORAPHOBIE CHEZ L’ENFANT LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE Freud a isolé en 1895 (p. 39), dans le vaste ensemble de symptômes anxiodépressifs et psychosomatiques qu’on appelait à l’époque neurasthénie, un ensemble de symptômes qu’il a nommé Angstneurose (névrose de la peur ou névrose de l’angoisse). Bien que Freud lui-même ait publié en français un article dans lequel il nomme ce trouble névrose anxieuse (Freud, 1895, p. 15), le terme névrose d’angoisse a prévalu, sans doute parce qu’il a été diffusé par le psychiatre français Hartenberg (1902), auteur d’un ouvrage sur cette pathologie. Cette névrose se caractérise donc par la présence massive de l’anxiété sous trois formes principales. On note d’abord un état d’excitabilité générale du sujet qui réagit avec intensité à tout ce qui peut susciter la surprise ou la peur. On observe également une attente anxieuse permanente, c’est-à-dire une sorte de prédisposition systématique à la peur qui pousse le sujet à se faire un souci exagéré au moindre prétexte. Enfin, on peut observer, surtout chez l’adulte, des accès d’angoisse paroxystique brefs et brutaux. Par ailleurs, Freud a rattaché, dans ses premiers écrits, les phobies de situation et surtout l’agoraphobie à la névrose d’angoisse. La psychiatrie internationale actuelle a substitué au diagnostic traditionnel de névrose d’angoisse trois diagnostics différents : – l’anxiété généralisée est caractérisée par la tension anxieuse et l’attente anxieuse ; – le trouble panique est caractérisé par la présence d’accès d’angoisse paroxystique rebaptisés attaques de panique ; – et le lien entre l’agoraphobie et les crises d’anxiété se retrouve dans la distinction entre l’agoraphobie avec antécédents d’attaques de panique et l’agoraphobie sans attaques de panique. 44 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT On estime ordinairement que le trouble panique et l’agoraphobie sont rares chez l’enfant, mais que l’anxiété généralisée est fréquente au cours de l’enfance. La manifestation principale de l’anxiété généralisée est ce que Freud a nommé l’attente anxieuse et que les psychiatres anglo-saxons appellent la tendance à se faire du souci (worry). Cette tendance se manifeste par la fréquence et l’intensité extraordinaires de l’anxiété, des soucis et de l’inquiétude. Les événements les plus anodins servent de prétexte à l’angoisse. Il s’agit d’enfants qui « voient tout en noir » et qui sont sans arrêt en train de craindre quelque chose. L’observateur extérieur a l’impression que l’anxiété est quasiment permanente, qu’elle préexiste aux événements qui semblent la justifier et que l’enfant est à l’affût de tout ce qui pourrait alimenter son angoisse. La peur envahit donc les activités habituelles de l’enfant et devient la réaction systématique aux divers événements de la vie quotidienne. La vie scolaire cristallise beaucoup de ces peurs : il s’agit notamment des peurs et des soucis relatifs aux compétences scolaires. Ces enfants partent très tôt le matin par peur d’être en retard à l’école. Ils se préoccupent constamment de leurs résultats scolaires ou de leurs performances sportives, même si ceux-ci sont bons. En classe, ils ont peur d’être interrogés et de ne pas savoir répondre, même quand ils sont dans les meilleurs de leur classe. Dès qu’on leur donne un devoir à faire à la maison ou une leçon à apprendre, ils ont peur que ce soit trop difficile pour eux. Ils s’inquiètent plusieurs jours avant les contrôles ou les interrogations. Dès la fin du deuxième trimestre, ils ont peur de ne pas passer dans la classe supérieure. Les petits désagréments de la vie quotidienne ou les incidents mineurs sont très souvent à l’origine d’une inquiétude extrême concernant les proches, parents, frères ou sœurs. Certains enfants redoutent la sonnerie du téléphone ou le passage du facteur, car ils craignent les mauvaises nouvelles. Si l’un de leurs proches est un peu en retard, ils redoutent qu’il n’ait eu un accident grave et sont dans un état d’agitation croissant jusqu’à son arrivée. L’état de santé des membres de la famille est souvent l’objet d’une extrême anxiété. La moindre céphalée de l’un d’eux est vécue dans la plus grande inquiétude : l’enfant imagine aussitôt qu’il s’agit d’une maladie grave, se construit ce que l’on appelle communément un « scénario-catastrophe » se terminant par la mort de son père ou de sa mère. Certains enfants se tourmentent (et parfois tourmentent leurs parents) à cause de la consommation, même quand elle est très modérée, de boisson alcoolisée ou de cigarettes par leurs parents. Pour eux, cette consommation signifie la mort imminente de leurs parents. Les événements agréables n’échappent pas à ce pessimisme généralisé. Les promenades, les excursions, les vacances ou les départs en vacances peuvent susciter des inquiétudes extrêmes chez certains enfants, convaincus LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 45 que le trajet en voiture ne se terminera pas sans accident grave. En somme, n’importe quel événement ou situation peut devenir l’objet de l’attente anxieuse. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’attente anxieuse n’est pas un phénomène purement psychique : elle s’accompagne de toute une série de manifestations psychophysiologiques qui sont les concomitants naturels de la peur et de l’angoisse : les scénarioscatastrophes s’accompagnent de manifestations physiques de « nervosité », transpiration, accélération du rythme cardiaque, sensation de constriction de la gorge ou de l’estomac, sensations d’étouffement, tremblements. La fréquence et l’intensité de ces manifestations donnent l’impression que ces enfants présentent, en plus de la prédisposition psychique à l’anticipation catastrophique, une hyperréactivité particulière du système neurovégétatif. Cette réactivité se manifeste souvent par une tension musculaire : l’enfant est « émotif », par exemple, il a des réactions de sursaut exagérées, il bondit ou crie lorsque la sonnerie du téléphone retentit ou qu’on l’appelle. Il est facilement agité, ce qui se manifeste par des mouvements nerveux des mains ou des pieds, ou par une difficulté à rester en place. Cette tension permanente entraîne une assez grande irritabilité : l’enfant se fâche, jusqu’à faire des crises de colère, lorsqu’il se trouve confronté à une situation anodine pour les autres, mais qui l’effraie. La tension anxieuse entraîne également des troubles du sommeil : l’enfant est agité au moment du coucher, il a du mal à s’endormir ; lorsqu’il y parvient, le sommeil n’est pas réparateur, il est souvent agité et troublé par des cauchemars ; les réveils précoces sont fréquents. Tout cela entraîne une tendance à être facilement fatigué, ainsi que des troubles de l’attention et de la concentration qui peuvent être gênants dans la vie courante et à l’école. À côté de cette anxiété permanente, Freud avait décrit des accès d’angoisse de durée très brève mais d’intensité extrême. La psychiatrie anglo-saxonne actuelle appelle attaques de panique ces crises d’angoisse paroxystiques qui surviennent très brutalement, souvent sans aucun signe avant-coureur, atteignent en quelques dizaines de secondes leur maximum d’intensité et durent très rarement plus d’une heure. Les manifestations physiques sont celles d’une hyperactivité du système neurovégétatif, avec prédominance des innervations orthosympathiques. On peut observer des phénomènes généraux, tels que transpiration, tremblements et secousses musculaires, sensations de vertige ou d’être sur le point de tomber, impression d’avoir la tête vide ou d’être au bord de l’évanouissement. Parfois, ce sont des phénomènes cardio-vasculaires qui sont au premier plan : palpitations, battements de cœur ou accélération du rythme cardiaque. On rencontre souvent des manifestations respiratoires – par exemple, sensation de souffle coupé ou d’étouffement, sensation d’étranglement – accompagnées ou non de manifestations intéressant l’appareil digestif : nausées ou malaise abdominal. Les manifestations purement psychologiques sont essentiellement de deux ordres : peur de mourir, de perdre le contrôle de soi-même ou de devenir 46 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT fou, et sentiments de déréalisation ou de dépersonnalisation. Les accès d’angoisse peuvent comporter un nombre plus ou moins élevé de ces manifestations, ils peuvent être caractérisés surtout par des manifestations psychiques ou surtout par des manifestations somatiques. Chez l’enfant et l’adolescent, les manifestations physiques sont souvent au premier plan, à tel point qu’on prend souvent les accès d’angoisse pour des symptômes de maladies physiques. Les médecins généralistes français ont inventé un diagnostic passe-partout, celui de spasmophilie, pour désigner ces attaques d’angoisse dont ils ignorent ou méconnaissent la nature psychopathologique. Il convient, en effet, de signaler que la spasmophilie ne semble pas avoir d’existence du point de vue physiopathologique : cette « maladie », attribuée à un déficit en magnésium dont la réalité n’a jamais été démontrée, est inconnue en dehors de la France. La survenue d’accès d’angoisse lorsque l’enfant est hors du domicile familial, la crainte de la répétition de tels accès, l’amène parfois à restreindre ses sorties, à avoir peur de quitter le domicile familial à moins d’être accompagné et protégé par un proche. Dans certains cas, l’enfant devient incapable de s’aventurer à l’extérieur sans cet accompagnement. On appelle agoraphobie ce syndrome qui enferme l’enfant ou l’adolescent dans la maison ou l’appartement familial. La forme caractérisée par l’anxiété généralisée étant la plus fréquente, on dispose de plus de données sur la fréquence relative de ses symptômes. Ainsi, Gabriele Masi et ses collègues de l’université de Pise (1999) ont étudié les symptômes présents chez 19 enfants et 39 adolescents ayant reçu le diagnostic d’anxiété généralisée. Les symptômes les plus fréquents, présents chez plus de 70 % des patients, sont : les sensations de tension (98 %), l’appréhension (95 %), le besoin d’être rassuré (83 %), l’irritabilité (81 %), la présence d’une image négative de soi-même (74 %) et les plaintes physiques (72 %). On observe moins fréquemment la peur d’être seul (36 %), l’agitation psychomotrice (31 %) et la peur de dormir (31 %). Il n’y a aucune différence entre les garçons et les filles, ni entre les enfants et les adolescents, en ce qui concerne les grandes lignes de la symptomatologie et le nombre de symptômes. Cependant le besoin de réassurance était significativement plus fréquent chez les enfants (100 % contre 74 % chez les adolescents), et les soucis ou préoccupations sont plus fréquemment mentionnés par les adolescents (74 % contre 42 % chez les enfants). 2 NOSOGRAPHIE Freud a créé le concept de névrose d’angoisse en 1895, en affirmant que les manifestations d’angoisse et les troubles fonctionnels cardio-respiratoires, © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 47 considérés à l’époque comme des manifestations de neurasthénie, étaient liés entre eux et constituaient une névrose distincte. Cette nouvelle entité se distingue nettement de la neurasthénie, caractérisée par la morosité, l’asthénie et les troubles digestifs. Un peu plus tard, il sépare de la neurasthénie et de la névrose d’angoisse une troisième névrose, l’hypocondrie, caractérisée par des préoccupations anxieuses centrées sur le risque de maladie. Ces trois névroses, bien qu’elles diffèrent par leur tableau clinique, ont en commun un mécanisme de transformation spontanée de la libido insatisfaite en angoisse (cf. infra p. 51-52). Elles constituent le groupe des névroses actuelles que Freud oppose au groupe des psychonévroses, dont les mécanismes psychologiques sont plus complexes et qui comportent notamment les névroses de transfert : hystérie de conversion, hystérie d’angoisse et névrose obsessionnelle. En 1895, Freud rattache à la symptomatologie de la névrose d’angoisse, non seulement la tension musculaire, l’attente anxieuse et les accès d’angoisse, mais aussi la plupart des phobies et notamment l’agoraphobie. Plus tard, les phobies de situation seront plutôt considérées comme les symptômes typiques d’une nouvelle entité, l’hystérie d’angoisse ou névrose phobique. Le diagnostic de névrose d’angoisse a été utilisé régulièrement dans le monde entier jusqu’aux alentours de 1980. Il a été abandonné par les psychiatres et psychologues anglo-saxons sous l’influence des travaux du psychiatre américain David F. Klein (1964). Cet auteur a proposé un démembrement de la névrose d’angoisse en deux entités distinctes : l’une caractérisée par la tension musculaire permanente et l’attente anxieuse est l’anxiété généralisée ; l’autre, caractérisée par les accès d’angoisse ou attaques de panique prend le nom de trouble panique. Les arguments avancés par D.F. Klein ne proviennent pas de l’observation clinique et encore moins de la théorie psychopathologique : il s’agit d’un raisonnement purement médical, fondé sur des considérations pharmacologiques. Klein avait constaté que les accès d’angoisse sont fréquemment améliorés ou guéris par les antidépresseurs tricycliques, qui venaient à l’époque d’être découverts. Mais ces molécules n’ont aucune efficacité sur l’attente anxieuse et la tension neuromusculaire. Il en conclut qu’il s’agit de deux groupes de symptômes hétérogènes, renvoyant à des entités distinctes. Son point de vue a été partagé par Leo Spitzer et les autres rédacteurs du DSM-III (APA, 1980) qui ont imposé une classification qui ne reconnaît plus aucune relation entre l’anxiété généralisée et le trouble panique. La volonté de séparer les deux aspects de la névrose d’angoisse est telle qu’elle se manifeste dans le plan même de la section « troubles anxieux » du DSM-III et de l’actuel DSM-IV qui les éloigne spatialement : le trouble panique est le premier de la liste, l’anxiété généralisée est le dernier. La CIM-10, publiée en 1992, s’est ralliée à ce point de vue à ceci près qu’elle fournit une liste de vingt-deux manifestations d’angoisse communes à l’anxiété généralisée et au trouble panique. Les différentes éditions du DSM distinguent depuis 1980 deux formes du trouble panique, selon qu’il est ou non accompagné d’agoraphobie, ce qui 48 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT constitue un retour inattendu au Freud de 1895. La CIM-10, en vigueur depuis 1992, préfère distinguer deux formes de l’agoraphobie selon qu’elle s’accompagne ou non de trouble panique. Mais ceci concerne plutôt l’adulte, car il existe dans la CIM-10 une section consacrée aux « troubles émotionnels apparaissant spécifiquement dans l’enfance » : cette section décrit une forme infantile de l’anxiété généralisée. Les symptômes sont généralement moins variés chez l’enfant et l’adolescent que chez l’adulte et l’hyperactivité neurovégétative est souvent moins apparente. Les critères diffèrent de ceux de l’anxiété généralisée adulte : par exemple, les symptômes doivent avoir été présents depuis six mois dans les deux cas, mais on précise en outre pour l’enfant qu’ils doivent avoir été présents au moins un jour sur deux. L’anxiété doit concerner plus d’un événement ou activité, ce qui permet de faire la distinction avec l’angoisse de séparation ou les phobies. La liste des manifestations de l’angoisse dans la forme infantile ne comporte que six manifestations (fébrilité, fatigue, difficultés de concentration, irritabilité, tension musculaire et troubles du sommeil) au lieu de vingt-deux pour la forme adulte. Cette position était celle du DSM-III (1980) et du DSM-III-R (1987) qui reconnaissaient la spécificité d’une forme infantile de l’anxiété généralisée, pourvue d’un nom et de critères distincts, le trouble hyperanxiété de l’enfant. Cette notion a disparu dans le DSM-IV (APA, 1994) qui ne comporte plus qu’un diagnostic « anxiété généralisée » qui s’applique à tous les âges de la vie. Il n’y a pas de liste de symptômes propres à l’enfant, mais le nombre des symptômes requis pour porter le diagnostic est plus faible quand il s’agit d’enfants. Le trouble panique et l’agoraphobie n’ont pas de forme infantile particulière. Ils sont du reste très rares avant l’adolescence. Dans la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA), le trouble panique et l’anxiété généralisée ne sont ni séparés, ni vraiment rassemblés : on peut les inclure tous deux dans la catégorie consacrée aux troubles névrotiques à dominante anxieuse qui englobe toutes « […] les manifestations névrotiques pour lesquelles l’expression symptomatique se fait essentiellement sur le mode de l’angoisse, que celle-ci revête la forme de manifestations aiguës ou de l’anxiété diffuse, chronique ou intermittente » (Misès et coll., 2002, p. 45). Bien qu’elle soit d’inspiration psychanalytique, cette classification n’établit pas de lien entre le trouble panique, l’anxiété généralisée et la névrose d’angoisse. 3 ÉPIDÉMIOLOGIE L’anxiété généralisée semble avoir un taux de prévalence global de l’ordre de 3 % dans la population générale. Les données relatives à la répartition selon le sexe sont contradictoires. LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 49 Le taux de prévalence de l’hyperanxiété (angoisse généralisée) dans la population générale néo-zélandaise est de 2,9 chez les enfants de 11 ans avec une répartition selon le sexe de 1,7 garçon pour 1 fille (Anderson et coll., 1987). Chez les adolescents de 15 ans, le taux de prévalence monte à 5,9 % avec une répartition selon le sexe d’environ deux filles pour un garçon (McGee et coll., 1990). Le taux de prévalence de l’anxiété généralisée est de 3,1 % dans L’Enquête québécoise sur la santé mentale de l’enfant (Breton et coll., 1999) qui porte sur 2 400 enfants et adolescents âgés de 6 à 14 ans. L’étude d’Ann Garland et de ses collègues (2001) donne des indications sur la fréquence de l’anxiété généralisée dans une population clinique d’enfants et d’adolescents (1 618 patients âgés de 6 à 18 ans) examinés dans cinq consultations médicales ou médico-sociales de San Diego (Californie), dont une seule spécialisée en psychiatrie. Le taux de prévalence sur l’ensemble de cette population est estimé à 1,2 %. L’anxiété généralisée semble diminuer un peu au début de l’adolescence (entre 12 et 15 ans) et elle augmente un peu entre 16 et 18 ans. La répartition selon le sexe est de deux filles pour un garçon. En ce qui concerne l’âge de début, il est estimé en moyenne à 8 ans et 8 mois (Last et coll., 1992). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Il est remarquable qu’on dispose de très peu de données sur la prévalence du trouble panique et de l’agoraphobie chez l’enfant : seule l’étude d’Ann Garland mentionne le trouble panique, dont la prévalence globale est de 2 ‰ dans sa population très particulière, avec des variations selon l’âge : 5 ‰ chez les enfants de 6 à 11 ans, aucun cas chez les 1 267 enfants et adolescents de 12 à 18 ans. Agnes Whitaker et ses collègues (1990), dont l’étude a porté sur plus de 5 000 adolescents de l’État de New York, trouvent pour le trouble panique une prévalence de 6 ‰. Quant à l’agoraphobie, aucune étude épidémiologique, à notre connaissance, ne l’a jamais trouvée chez des enfants d’âge scolaire. Ces données nous autorisent-elles à affirmer que le trouble panique et l’agoraphobie sont rarissimes chez l’enfant ? Cela n’est pas certain. On a longtemps nié l’existence de la phobie sociale ou de la névrose obsessionnelle chez l’enfant, avant de découvrir leur relative fréquence. Il est possible que le trouble panique et l’agoraphobie prennent chez l’enfant des formes particulières, qui ont égaré les chercheurs et les cliniciens, et qu’ils soient de ce fait tout simplement méconnus ou confondus avec d’autres troubles. Ainsi, l’angoisse de séparation s’exprime souvent par des accès paroxystiques qui sont peut-être les précurseurs des « attaques de panique ». Par ailleurs, il faut se souvenir que certains troubles, comme l’angoisse de séparation ou la phobie sociale, entraînent souvent un confinement de l’enfant et son refus de sortir sans être accompagné par sa mère ou par un « objet d’attachement ». Il se peut que l’agoraphobie commence très 50 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT tôt dans la vie, mais que ses symptômes appellent, en raison des critères retenus par les classifications, des diagnostics différents, surtout celui d’angoisse de séparation. Cette hypothèse pourrait trouver un argument dans l’étude rétrospective australienne qui montre que les adultes « paniqueurs » et agoraphobes ont souvent des antécédents d’angoisse de séparation infantile (Silove et coll., 1993), à tel point que les chercheurs australiens Derrick Silove et Vijaya Manicavasagar (1995) ont avancé l’idée que l’angoisse de séparation est dans certains cas la manifestation précoce d’un trouble qui s’exprimera ultérieurement sous forme de trouble panique avec agoraphobie. 4 ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE ET TROUBLES ASSOCIÉS Le taux de comorbidité est élevé parmi les enfants et les adolescents souffrant d’anxiété généralisée : il semble que la quasi-totalité des enfants présentant ce syndrome souffre, en outre, soit d’un autre trouble anxieux, soit d’une dépression. Dans l’étude américaine de Cynthia Last et de ses collègues (1992), 96 % des enfants hyperanxieux avaient présenté au cours de leur vie au moins un autre trouble anxieux, qui était la phobie sociale dans plus de la moitié des cas. L’étude italienne de Gabriele Masi et de ses collègues (1999) va dans le même sens. Sur une population clinique de 58 patients (19 enfants et 39 adolescents) âgés de 7 à 18 ans, seulement 13 % des enfants souffraient uniquement d’anxiété généralisée. 53 % des patients (63 % des enfants et 48 % des adolescents) avaient, en plus de l’anxiété généralisée, un autre trouble anxieux comme l’angoisse de séparation, la phobie spécifique et le trouble obsessionnel compulsif. Ces auteurs n’ont pas trouvé de différences entre les enfants et les adolescents en ce qui concerne la nature des troubles comorbides, excepté pour l’angoisse de séparation qui était plus fréquente chez les enfants (42 % contre 10 % chez les adolescents). Les études épidémiologiques sur des populations normales confirment cette comorbidité élevée : Javad Kashani et Helen Overschel (1990) étudiant près de 5 000 enfants et adolescents du Missouri ont trouvé que sur 26 sujets justifiant le diagnostic d’anxiété généralisée, 13 présentent un autre trouble anxieux comorbide, qui est le plus souvent l’angoisse de séparation. L’anxiété généralisée est également associée à des troubles dépressifs. Dans l’étude italienne (Masi et coll., 1999), plus de la moitié des enfants et des adolescents présentaient des troubles dépressifs associés à l’anxiété généralisée. LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 51 En revanche, les troubles d’externalisation (hyperactivité avec déficit de l’attention, trouble oppositionnel avec provocation et troubles de la conduite) sont rares chez les enfants et adolescents qui souffrent d’anxiété généralisée. 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Théorie psychanalytique : le modèle freudien de la « névrose actuelle » © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Il est difficile d’exposer la théorie freudienne de la névrose d’angoisse. Après avoir découvert ce trouble et en avoir, dans un second temps, retranché les phobies, Freud ne l’a plus guère évoqué. En outre, la théorie étiologique de la névrose d’angoisse avancée en 1895 reposait sur une notion que Freud semble avoir ensuite abandonnée. Freud avait initialement rapporté l’attente anxieuse permanente à la présence d’une angoisse flottante, c’està-dire d’une angoisse d’origine interne, sans rapport avec un objet. Les termes angoisse ou anxiété (ce dernier choisi par Freud dans son article en français) sont donc ici parfaitement justifiés, dans la mesure où, en français, l’angoisse se distingue de la peur par le fait que cette dernière a un objet précis. Le sujet est en quelque sorte anxieux par principe et a priori. Il est à l’affût dans la réalité de tous les motifs qui lui permettent d’avoir peur et de tout ce qui peut venir donner une justification ou un prétexte au déclenchement de l’angoisse. C’est donc secondairement, et provisoirement, que l’angoisse se transforme en peur en s’attachant à un souci particulier. De même, les accès d’angoisse ne sont pas des peurs provoquées par tel objet ou telle situation : ils sont la décharge immédiate et brutale d’une angoisse d’origine interne. Mais d’où vient cette angoisse ? Freud (1895, 1926) établit un lien entre une vie sexuelle insatisfaisante et les symptômes de la névrose d’angoisse. Il pense que l’angoisse est produite automatiquement par la transformation spontanée et inévitable de la tension sexuelle accumulée au cours d’expériences sexuelles insatisfaisantes qui n’atteignent pas l’orgasme. Cette thèse présuppose elle-même un certain nombre de postulats : il faut admettre que l’excitation sexuelle ne se dissipe pas progressivement après une activité sexuelle insatisfaisante, mais qu’elle demeure, de telle sorte que de nouvelles expériences insatisfaisantes puissent venir, quelques heures ou quelques jours plus tard, s’ajouter à cette libido insatisfaite. Lorsque les quantités accumulées atteignent un certain seuil, l’énergie sexuelle se décharge automatiquement en se dégradant en angoisse : si l’écoulement est progressif et durable, cela donne l’angoisse flottante et donc l’attente 52 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT anxieuse permanente ; si la décharge est brève et violente, cela donne des accès d’angoisse. À l’époque de Freud, les causes les plus fréquentes d’excitation sexuelle non suivie de satisfaction complète sont les rapports sexuels interrompus aux fins de contraception. L’insatisfaction sexuelle est donc la cause directe et immédiate de la névrose d’angoisse. Le processus qui conduit de l’une à l’autre est un simple phénomène énergétique et quantitatif, qui ne comporte aucune élaboration symbolique d’un désir infantile et aucun conflit entre désir et interdit. C’est pour cette raison que Freud nomme névroses actuelles les troubles dont l’étiologie repose sur le phénomène de l’angoisse automatique (Freud, 1895, p. 30-35 ; 1916-1917, p. 378-388). On pourrait croire que ce mécanisme ne s’applique pas à l’enfant. Mais c’est oublier que la libido est présente, selon Freud, dès le début de l’existence. Freud estime que la déception qu’éprouve un enfant devant l’absence de la mère (que nous avons déjà évoquée p. 11-12) nous fournit le prototype de la transformation automatique de la libido en angoisse. L’enfant « […] éprouve une déception et une tristesse qui se transforment en angoisse ; il s’agit donc d’une libido qui est devenue inutilisable et qui, ne pouvant être maintenue en suspension, trouve sa dérivation dans l’angoisse » (1916-1917, p. 386). Pour montrer que l’angoisse de séparation éprouvée par l’enfant n’est pas la peur de quelque chose qui serait présent dans l’environnement, mais bien une véritable angoisse, Freud précise : « […] l’angoisse infantile, qui n’a presque rien de commun avec la peur devant un danger réel, s’approche au contraire beaucoup de l’angoisse névrotique des adultes ; elle naît comme celle-ci d’une libido inemployée et elle remplace l’objet aimé qui fait défaut par un objet extérieur ou par une situation » (ibid., p. 386). Le mécanisme de la névrose actuelle est donc présent chez l’enfant. La théorie freudienne fournit une explication de l’angoisse flottante et des accès d’angoisse infantiles, elle permet de les rattacher à l’angoisse de séparation et aux frustrations inévitables des désirs œdipiens. La théorie freudienne fournit également une explication du lien souvent reconnu aujourd’hui entre le trouble panique et l’agoraphobie. Lorsque, fortuitement, un accès d’angoisse s’est produit alors que l’enfant était seul hors de son domicile, il a peur de se retrouver dans les circonstances où s’est produit l’accès parce qu’il a peur que celui-ci ne se répète. L’angoisse automatique se transforme ainsi en peur des espaces extérieurs. L’enfant tend dès lors à éviter de sortir, ou tout au moins de sortir seul (Freud, 1895, pp. 2021). Cette conception freudienne permet en outre de comprendre le lien évolutif qui existe souvent entre l’angoisse de séparation, forme prototypique de l’angoisse automatique, l’accès d’angoisse et l’agoraphobie. On remarquera également que les conceptions freudiennes sont sur ce point parfaitement compatibles avec la théorie contemporaine de l’attachement qui LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 53 donne à l’angoisse de séparation et aux formes anormales de l’attachement une place considérable dans l’étiologie des troubles anxieux. 5.2 Théories comportementales et cognitives © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La théorie cognitive de l’anxiété généralisée se concentre sur le phénomène de l’attente anxieuse. La tendance à se faire répétitivement du souci est expliquée par l’existence de déformations spécifiques dans le traitement perceptif et cognitif – c’est-à-dire dans la perception et l’interprétation – des menaces et des dangers (Aikins et Craske, 2001). Ces déformations commencent par une orientation spécifique de l’attention vers les signaux de danger, qui sont plus facilement perçus. Une fois les plus infimes signaux de danger repérés, les distorsions cognitives tendent essentiellement à la surestimation du danger. Parallèlement, l’enfant sous-estime systématiquement sa capacité de faire face aux dangers ou les aides disponibles dans l’environnement. Aaron Beck, qui avait initialement décrit les distorsions cognitives dans la dépression, retrouve les mêmes mécanismes dans les troubles anxieux et notamment dans l’anxiété généralisée (Beck et coll., 1985) : – abstraction sélective : dans une situation complexe, comportant des aspects inquiétants et des aspects rassurants, l’enfant ne perçoit et ne retient que les premiers ; par exemple, lors du départ en vacances au bord de la mer, alors qu’il adore nager et jouer sur la plage avec les autres enfants, il se focalise sur le risque d’accident lors du trajet en voiture ; – inférence arbitraire : face à un événement pouvant avoir plusieurs significations, l’enfant ne retient que le plus inquiétant ; par exemple, alors que ses parents ouvrent une bouteille de champagne pour fêter un événement heureux, il est saisi d’angoisse à la pensée qu’ils pourraient devenir alcooliques et mourir d’une maladie entraînée par l’alcoolisme ; – surgénéralisation : l’enfant, dès la première expérience de peur en rapport avec une personne ou une situation, conclut que cette personne ou cette situation sont dangereuses et les redoute d’autant plus. Ce mécanisme peut conduire à des craintes focalisées de type phobique. Mais dans l’anxiété généralisée, il fonctionne à un niveau plus large : tout événement nouveau étant systématiquement perçu comme une menace, on a comme une phobie généralisée de tout ce qui peut survenir d’inattendu. L’enfant postule abusivement que tout ce qui est nouveau est dangereux : par exemple, les enfants anxieux redoutent particulièrement les déménagements ou les changements d’école ; le passage de l’école primaire au collège est pour eux une épreuve redoutable ; – personnalisation : l’enfant constate que les situations qu’il redoute ne sont pas considérées comme des dangers par les autres enfants, développe la conviction que ces phénomènes sont dangereux pour lui, et non pour les 54 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT autres ; il se considère comme un cas spécial, par exemple, il estime ne pas avoir de chance et être certain que s’il fait du ski, il se cassera forcément une jambe ou sera emporté par une avalanche, alors que les autres ne risquent pas grand-chose. Tous ces mécanismes se chevauchent, se renforcent réciproquement et aboutissent à la prévalence d’une pensée dichotomique avec maximisation des dangers et minimisation des possibilités d’y faire face : l’enfant vit constamment avec la conviction qu’il est environné de dangers catastrophiques et imminents et que sa malchance, sa faiblesse, son manque de soutien et de ressources ne lui permettront pas d’y échapper. Le fonctionnement psychique dans l’anxiété généralisée reposerait donc sur des « erreurs » de perception et d’interprétation du danger et des possibilités du sujet face au danger. La tension neuromusculaire et l’émotivité seraient en partie la conséquence des alertes permanentes entraînées par la focalisation sur les dangers et par leur surestimation, et en partie un phénomène indépendant, de nature constitutionnelle ou « tempéramentale ». Mais d’où vient cette tendance systématique à déformer les choses dans un sens anxiogène ? À la différence des psychanalystes, les théoriciens comportementalistes et cognitivistes s’intéressent peu aux questions d’origine. Leur attention se concentre sur les facteurs de maintien d’un phénomène pathologique : tout le monde se fait du souci de temps à autre, mais ce qui nécessite une explication, c’est le fait que chez certains enfants, les anticipations anxieuses se reproduisent régulièrement. Le psychothérapeute T.D. Borkovec a avancé une théorie intéressante. Il estime tout d’abord que l’anticipation anxieuse est la conséquence inévitable de la sensibilité excessive à des signaux mineurs de danger : les dangers redoutés étant futurs et improbables, les solutions comportementales classiques de fuite ou d’attaque sont impossibles ; seules les voies « cognitives » de la rumination et de l’attente anxieuse restent ouvertes (Borkovec, 1994). Mais pourquoi l’attente anxieuse se reproduit-elle sans cesse ? Conformément aux principes de la psychologie de l’apprentissage, il s’agirait là d’un conditionnement opérant. L’attente anxieuse se répète parce qu’elle a des conséquences positives pour le sujet. Mais quelles peuvent bien être les conséquences positives d’un phénomène aussi désagréable ? Parce que précisément les dangers redoutés par les enfants hyperanxieux sont des dangers largement imaginaires et dont la survenue est très improbable, les événements redoutés ne se produisent pratiquement jamais. L’anticipation anxieuse s’achève donc par le soulagement, ce qui constitue dans la théorie du conditionnement opérant un renforcement négatif (absence de l’événement désagréable redouté). Mais surtout, l’enfant finit par se persuader que le fait d’anticiper le danger a une valeur conjuratrice quasiment magique : on retrouve ici, dans le contexte cognitiviste, ce que les psychanalystes ont depuis longtemps décrit sous le nom de toute-puissance de la pensée. Parce qu’il se convainc que l’anticipation anxieuse écarte le danger, l’enfant s’enfonce systématiquement dans la LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 55 rumination de scénarios-catastrophes pour se protéger du danger réel (Borkovec et Inz, 1990). 5.3 Aspects familiaux Les auteurs spécialisés s’accordent sur l’existence d’une dimension familiale de l’anxiété généralisée. L’anxiété généralisée est plus fréquente chez les enfants dont les parents souffrent de troubles anxieux. Noyes et ses collègues (1987), qui ont étudié une population d’enfants dont l’un des parents souffrait d’anxiété généralisée, ont trouvé que 19,5 % d’entre eux relevaient du même diagnostic, ce qui représente un risque environ six fois plus élevé que chez les sujets témoins. L’étude de Beidel et Turner (1997), où l’un des critères est légèrement différent (les parents souffrent de troubles anxieux divers et pas seulement d’anxiété généralisée), aboutit à un résultat presque identique (5,4 fois plus de troubles anxieux chez les enfants de parents anxieux). En sens inverse, quand on part des enfants hyperanxieux pour étudier leurs mères, on s’aperçoit que 42 % de ces dernières ont souffert d’anxiété généralisée au cours de leur enfance. Comme toujours, ces données peuvent être interprétées de diverses manières, et les chercheurs anglo-saxons privilégient systématiquement les explications en terme d’hérédité fondée sur des mécanismes génétiques. Ainsi Kenneth Kendler et ses collègues (1992), se fondant sur l’examen psychiatrique de 1 033 couples de jumelles américaines, confirment l’existence d’une concordance plus forte chez les monozygotes (37 %) que chez les dizygotes (31 %). Bien que cette différence soit faible, ils n’hésitent pas à affirmer que la part de l’hérédité dans la transmission de l’anxiété généralisée est de l’ordre de 30 %. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 6 ÉVOLUTION DE L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE Les études rétrospectives et les études prospectives, aussi bien cliniques qu’épidémiologiques, montrent que le trouble tend à la chronicité. Il y a parfois des rémissions, mais les épisodes cliniques durent plusieurs années. Les données prospectives provenant d’études sur les adultes mettent en évidence que les rémissions sont courtes et peu fréquentes : 15 % des patients ont une rémission de deux mois ou plus au cours de la première année d’observation, 25 % ont une rémission au cours des deux années suivantes. Le taux de rémission complète après cinq ans d’évolution n’est que de 38 % (Yonkers et coll., 1996 ; Yonkers et coll., 2000). 56 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Cohen et ses collègues (1993) ont suivi des enfants et adolescents âgés de 8 à 18 ans : 47 % d’entre eux continuaient d’avoir ce diagnostic deux ans et demi plus tard. Les auteurs n’ont pas trouvé de différences ni d’âge ni de sexe en ce qui concerne la persistance de ce trouble. Dans l’étude clinique de Last et ses collègues (1996), sur les 20 enfants présentant une anxiété généralisée et suivis sur une période de trois à quatre ans, 80 % ne réalisaient plus les critères de ce trouble à la fin de la période d’observation. Mais 35 % présentaient un autre trouble psychiatrique, le plus souvent un autre trouble anxieux ou une dépression. Keller et ses collègues (1992) ont mis en évidence que, chez les enfants dont les parents présentaient des troubles thymiques, la durée moyenne du trouble de l’anxiété généralisée était de quatre ans et demi : 46 % des enfants continuaient de présenter le tableau clinique de l’anxiété généralisée huit ans après le début du trouble. L’anxiété généralisée infantile peut évoluer ultérieurement vers l’alcoolisme. Julie Kaplow et ses collègues (2001) ont examiné le lien entre l’anxiété généralisée, l’angoisse de séparation et le début de la consommation de boisson alcoolisée. L’étude a porté sur 936 enfants (dont 45 % de filles), évalués à 9, 11 et 13 ans. Le risque de consommation d’alcool à 13 ans est augmenté chez les enfants qui présentent une anxiété généralisée à 9 ou 11 ans. Pour l’angoisse de séparation, le risque est au contraire diminué. Ce phénomène concerne les filles comme les garçons. En outre, le risque de consommation d’alcool est particulièrement fort en cas de comorbidité de l’anxiété généralisée avec la dépression. 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés La version française de l’Interview Schedule for Children (ISC ; Moor et Mack, 1982) comporte un item consacré à l’angoisse/appréhension générale, qui se compose d’une dizaine de questions relatives à la survenue d’anticipations anxieuses ou d’accès paroxystiques d’angoisse ou d’épouvante dont l’enfant ne connaît pas la raison. On interroge d’abord l’enfant sur les circonstances de survenue de ces symptômes : moment où ils apparaissent, événements qui les provoquent, manifestations physiques qui les accompagnent, contenu des idées angoissantes, etc. Une deuxième série de questions porte sur la fréquence et la durée des manifestations anxieuses et sur le degré de contrôle de l’enfant sur ces manifestations. LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 57 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation La Child Behavior Checklist (CBCL) ne comporte pas d’échelle permettant d’évaluer l’anxiété généralisée. Cependant trois items de l’échelle anxiétédépression permettent le dépistage de ce trouble, comme l’item 45 « nerveux ou tendu », l’item 50 « trop peureux ou anxieux » et l’item 112 « s’inquiète, se fait du souci ». Bien qu’ils ne soient pas spécifiques de l’anxiété généralisée, il faut y ajouter l’item 54 « surexcité de fatigue » et l’item 56 relatif aux symptômes physiques sans cause médicale connue. L’item 51 « a des vertiges » peut évoquer l’un des symptômes du trouble panique. Enfin, la CBCL permet de passer en revue les différents troubles qui peuvent être associés à la névrose d’angoisse. 7.3 Les échelles d’auto-évaluation Il existe peu d’instruments spécifiquement destinés à l’auto-évaluation de l’anxiété généralisée et aucun n’est disponible en langue française. Mais il n’y a pas lieu de le regretter, car l’échelle de Reynolds et Richmond, la R-CMAS (Revised-Children Manifest Anxiety Scale) remplit parfaitement cette fonction, puisqu’elle comporte, en plus d’une échelle générale, trois échelles spécifiques évaluant l’inquiétude-hypersensibilité, l’anxiété physiologique et l’ensemble préoccupations sociales-concentration. 7.4 Les méthodes projectives © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.4.1 Le test de Rorschach Les signes classiques de l’anxiété au test de Rorschach sont les chocs, certains déterminants (estompages de diffusion et mouvements d’objets inanimés, réponses « Clob »), ainsi que certains contenus. Les chocs sont l’expression la plus frappante de la sidération, de l’inhibition massive ou de la perturbation des fonctions cognitives provoquées par l’angoisse suscitée par les représentations évoquées par certaines planches. Les principaux critères du choc sont l’incapacité de donner une réponse, un allongement significatif du temps de latence (le temps de latence est le temps qui s’écoule entre la présentation de la planche au patient et le moment où il donne la première réponse cotable à cette planche), une dégradation importante de la qualité des réponses à une planche ou la combinaison de ces deux derniers critères. Les estompages de diffusion sont des réponses déterminées par le dégradé du ton local. Ce sont par exemple : à la planche VII, « on dirait de la fumée », « ça ressemble à des nuages », « on dirait du brouillard avec toutes 58 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ces couleurs mélangées » ; à la planche III, détail central (D7) : « ça ressemble à une radiographie des poumons à cause de ces traits qui ne sont pas de la même couleur ». Ces réponses témoignent de la présence d’un état anxieux intense en rapport avec une situation dans laquelle le patient se trouve ou redoute de se trouver. Les réponses mouvement d’objets inanimés, cotées « m » dans la méthode américaine ont exactement la même signification : par exemple, planche II, « du sang qui coule », « on dirait de la lave qui dégouline sur une montagne » ; ou, planche VI, « une rivière qui coule ». On a conservé en France l’habitude de coter « Clob » (abréviation de Clair-obscur) les réponses exprimant un malaise ressenti en face de certaines taches sombres et massives. Ces réponses expriment une nuance particulière d’anxiété avec une coloration dépressive : par exemple, à la planche I, « on dirait une tête de mort, c’est horrible » ; à la planche IV, « un monstre qui fait peur et qui est en train de fondre ». On trouve fréquemment dans les protocoles de patients qui souffrent de névrose d’angoisse des réponses dont le contenu appartient aux catégories : anatomie (Anat) ; sang (Sg) ; radiographie (Radio) et sexe (Sex). Ces réponses expriment l’anxiété et des préoccupations somatiques (ces dernières peuvent concerner le sujet lui-même, mais aussi un de ses proches). Didier Anzieu (1961) a proposé un indice d’angoisse (il vaudrait peut-être mieux l’appeler indice d’angoisse somatique), très largement adopté en France, qui se calcule en additionnant le nombre des réponses Hd, Anat, Sang et Sexe et en divisant le total par le nombre de réponses (le tout multiplié par 100). Cet indice est significatif lorsqu’il est supérieur à 12. Anzieu mentionne également d’autres caractéristiques de l’anxiété au test de Rorschach. Les réponses Do (détail oligophrénique), initialement repérées dans les protocoles de débiles, peuvent traduire l’inhibition anxieuse. On cote Do lorsque le sujet ne voit qu’une partie d’une réponse fréquente. Par exemple, à la planche VI, là où beaucoup d’enfants voient une tête de chat, certains ne voient que les moustaches du chat. Bien que cela ne soit pas spécifique, le type de résonance intime est souvent coarcté chez les enfants anxieux, alors que, chez les enfants normaux, il est ordinairement extratensif. Le nombre de réponses humaines partielles est supérieur au nombre des réponses humaines entières et le nombre de réponses animales partielles est supérieur au nombre de réponses animales entières (Anzieu, 1961, p. 127). 7.4.2 Les tests d’aperception thématique C’est essentiellement par la récurrence à un nombre important de planches de thèmes d’accident, de maladie, de mort ou de catastrophes diverses, souvent accompagnés d’attribution aux personnages de sentiments de peur ou de conduites de fuite, que se manifeste l’anxiété infantile. Ainsi le person- LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 59 nage de la planche 1 du TAT devient un enfant qui a peur de ne pas savoir sa leçon de solfège, le personnage de la planche 5 est interprété comme une femme qui vérifie s’il ne s’est pas produit une catastrophe dans sa maison, les personnages de la planche 6 ou de la planche 7BM annoncent une mauvaise nouvelle, la 8BM et la 11 suscitent des thèmes de violence, d’accident ou de catastrophe, etc. Non seulement les histoires sont catastrophiques, mais elles se terminent soit par un dénouement malheureux, soit par une fin optimiste peu vraisemblable qui semble due à une sorte de mécanisme de défense de dernière minute. Avec les enfants plus jeunes (âge mental inférieur à 8 ans), on utilise de préférence le CAT de Leopold Bellak (Bellak et Sorel, 1949) dont les dix planches représentent des animaux. L’anxiété s’y manifeste souvent par des thèmes encore plus crus et directs qu’au TAT. Ainsi, les enfants anxieux ont tendance à interpréter la silhouette visible au second plan de la planche 1 comme un animal menaçant pour les petits animaux attablés au premier plan (alors que la plupart des enfants l’identifient comme la mère ou le père de ces animaux). À la planche 2, l’incident sans gravité qu’évoque la plupart des enfants tourne mal pour les animaux qui sont en train de jouer : et ils vont tomber et mourir. À la planche suivante, le grand animal qui semble réfléchir ne peut que méditer une action agressive, comme dévorer des enfants, etc. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’analyse formelle apporte peu d’éléments vraiment intéressants pour la compréhension de l’anxiété pathologique, en dehors de l’observation de phénomènes massifs d’inhibition ou de sidération comme les refus de répondre ou les chocs (souvent exprimés sous la forme « je ne sais pas ») ou les irrégularités spectaculaires dans la spontanéité ou la complexité des récits. 8 CAS CLINIQUE : CYRILLE, 8 ANS ET 6 MOIS Cyrille est en cours élémentaire seconde année (CE2). Son père est technicien dans une entreprise, la mère est employée de bureau. Cyrille a une sœur âgée de 6 ans. Ses parents consultent, parce qu’il travaille de plus en plus mal à l’école et qu’il est constamment inquiet. Le développement psychologique de Cyrille s’est effectué normalement en dépit d’un bégaiement apparu vers l’âge de 4 ans, alors qu’il était en deuxième année d’école maternelle. Il a été suivi par une orthophoniste pendant deux ans. 60 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Les parents nous disent qu’ils souhaitaient consulter une psychologue depuis longtemps, car ils se demandaient si le comportement de leur fils était normal. Cyrille est très agité et irritable, mais surtout il a toujours mal au ventre, il a des nausées et des vomissements et des maux de tête régulièrement. Aucune cause organique n’a été mise en évidence. Le médecin généraliste a dit aux parents qu’il s’agit d’anxiété et que ces troubles vont disparaître avec l’âge. Du reste, les parents se sont rendus compte que les douleurs abdominales, les nausées et les maux de tête étaient à leur maximum les jours de classe. Cyrille est un enfant qui aime l’école, mais il se fait constamment du souci à propos de ses résultats scolaires, il dit à ses parents qu’il a peur d’être interrogé par sa maîtresse et de ne pas savoir répondre. Les devoirs qu’il doit effectuer à la maison sont l’objet d’une grande inquiétude, il a peur de ne pas savoir les faire, dit que c’est compliqué et pense que le lendemain en classe sera « affreux ». Il pense qu’il est mauvais, nul et qu’il n’arrivera jamais à faire quelque chose de bien. Les parents nous disent qu’ils passent beaucoup de temps à le rassurer non seulement sur ses devoirs scolaires mais sur l’ensemble de la vie quotidienne, parce que Cyrille est en permanence inquiet, tendu et agité. Selon ses parents, il est très rare qu’il soit calme et qu’il ne se fasse pas de souci. Par exemple, il supplie son père d’arrêter de fumer parce qu’il est convaincu que le tabac va le tuer. Il pense que la consommation d’alcool – apparemment très modérée – de ses parents va les rendre malades et qu’ils vont mourir. Alors que sa petite sœur est en très bonne santé, il a craint qu’elle ne tombe malade et ne meure. Il l’empêche de jouer au vélo, parce qu’il pense qu’elle va tomber et se blesser. Quand sa mère est dans la cuisine et prépare le repas, Cyrille la rejoint et lui demande de faire attention de ne pas se blesser avec un couteau. Le père n’échappe pas à ses remarques lorsqu’il fait du bricolage dans son petit atelier. Lors de l’entretien avec Cyrille, il nous dit simplement qu’il « n’arrive pas à chasser ça de sa tête ». Les parents nous confient que, par moments, ils sont fatigués et renoncent à chercher des arguments capables de le rassurer. Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 98 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 114 Quotient intellectuel total (QIT) : 106 Le niveau intellectuel global est moyen. Mais il y a un décalage significatif entre l’intelligence « pure », qui est plutôt supérieure à la moyenne, et l’intelligence verbale, qui est plutôt inférieure, sans que ces écarts soient considérables. Il est évident qu’il n’y a aucune anomalie des aptitudes LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 61 intellectuelles qui puisse contribuer si peu que ce soit aux difficultés scolaires. ■ ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 8 Similitudes : 10 Arithmétique : 9 Vocabulaire : 11 Compréhension : 11 Mémoire des chiffres : 9 Complètement d’images : 13 Code : 11 Arrangement d’images : 15 Cubes : 10 Assemblage d’objets : 11 Symboles : 11 Labyrinthes : 11 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) Compréhension verbale (CV) : 100 Organisation perceptive (OP) : 114 Vitesse de traitement (VT) : 106 Les notes aux subtests sont très groupées entre 8 et 11, à l’exception de l’arrangement d’images et du complètement d’images, qui sont deux subtests non verbaux à support visuel nécessitant une bonne compréhension des rapports spatiaux pour l’un et temporels pour l’autre. L’organisation perceptive est nettement supérieure à la compréhension verbale et la vitesse de traitement est dans la moyenne : l’intelligence de Cyrille est sans doute plutôt pratique. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) On rappelle que les notes brutes sont ramenées à une note « standard » dont la moyenne est 50 et l’écart type 10, et que 68 % des enfants ont théoriquement des notes comprises entre 40 et 60. ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 33 Échelle d’activités : 40 Échelle sociale : 36 Échelle scolaire : 34 62 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 68 Trouble d’internalisation : 72 Trouble d’externalisation : 56 Retrait-isolement : 62 Plaintes somatiques : 82 Anxiété-dépression : 63 Problèmes interpersonnels : 50 Troubles de la pensée : 56 Attention/hyperactivité : 81 Comportement délinquant : 52 Comportement agressif : 57 Le profil est typiquement pathologique avec une échelle de compétence basse et une note totale de perturbation très élevée (frôlant le seuil des 2 % les plus perturbés). Cette perturbation s’explique principalement par l’élévation des échelles d’internalisation, retrait-isolement, anxiété-dépression et surtout plaintes somatiques. Il est clair que ce niveau exceptionnellement élevé de plaintes somatiques se comprend par des manifestations somatiques de l’anxiété. Les scores d’externalisation sont modérés, on relève cependant une certaine agressivité. Mais l’échelle d’hyperactivité est très élevée. Comme Cyrille ne présente pas de manifestations cliniques d’hyperactivité, il est très vraisemblable que les conduites relevées par ses parents correspondent à des manifestations d’agitation anxieuse : la nervosité d’un enfant qui ne tient pas en place parce qu’il anticipe un désastre, son manque de concentration sur les activités quotidiennes parce qu’il est absorbé par l’idée fixe d’une catastrophe imminente ont beaucoup de ressemblances avec l’hyperactivité, même si ces ressemblances sont superficielles. Résultats de l’échelle de dépression de Maria Kovacs Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 65 66 56 70 48 62 Le score général de dépression est élevé, mais un peu en dessous du seuil pathologique. L’inefficacité dans les actes quotidiens, l’humeur dépressive et l’autodévalorisation sont prononcées. LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 63 Résultats de l’échelle d’anxiété R-CMAS Échelle Note standard Générale Anxiété physiologique Inquiétude/Hypersensibilité Préoccupations sociales/Concentration 67 14 13 15 L’échelle d’anxiété manifeste indique que le niveau global d’anxiété est très supérieur à la moyenne des enfants de son âge, mais est plus bas que ce qu’on attendrait compte tenu du tableau clinique. Peut-être s’agit-il d’une certaine tendance à la minimisation des troubles. Protocole du test de Rorschach (temps total : 8 min). Passation Enquête (cf. p. 29) Planche I (TL [temps de latence] = 15 s) 1) Une chauve-souris, ça fait peur. 1) L’ensemble. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à une chauve-souris ? – Les ailes, le corps et les yeux. À quoi tu vois qu’elle fait peur ? – Elle est grosse, elle est toute noire. 2) Un monstre, il est pas beau. 1) L’ensemble. 2) Le corps et les ailes, c’est méchant, ça mange des hommes, des personnes, des enfants. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche II (TL = 5 secondes) 3) Une chauve-souris qui s’est faite (sic) toucher, elle a un trou, il y a du sang partout, on lui a tiré dessus avec un canon, pouf ! 1) L’ensemble avec la grande lacune centrale. 2) Les ailes, la tête, le sang tout rouge qui coule. 4) C’est un monstre, il est détruit, il a perdu du sang. 1) L’ensemble avec la grande lacune centrale. 2) La tête et les ailes, le corps, il est détruit ici (indique le Dbl). Il a perdu du sang et le sang coule ici (indique le rouge du haut et le rouge du bas). Planche III (TL = 8 s)5) 5) ΛV C’est une bête, un scarabée avec des mains, 1) L’ensemble. 2) C’est un scarabée avec des grands bras ☞ 64 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ des pattes et des gouttes de sang. et une grande tête, il s’est fait toucher là, il y a des gouttes de sang. 6) Il y a un nœud papillon. 1) D3 (rouge médian). 2) C’est un nœud papillon tout rouge. 7) Il y a un cœur tout rouge. 1) D3 (rouge médian). 2) Avec la forme et la couleur rouge. 8) C’est la radio des poumons ici. 1) D7 (toute la partie noire inférieure médiane). 2) Avec le noir, c’est une radio des poumons. Planche IV (TL = 5 s) 9) C’est un bonhomme qui est très haut. 1) L’ensemble. 2) Avec les bras en petit, et les pieds en plus gros, comme s’il était très haut. 10) V On dirait un arbre avec des pieds, des mains. 1) L’ensemble. 2) Il y a les pieds, les mains. Planche V (TL = 2 s) 11) C’est un papillon qui vole. 1) L’ensemble. 2) On voit son corps, ses pieds, ses yeux, ses ailes. 12) C’est une chauvesouris. 1) L’ensemble. 2) Avec la couleur et il y a des yeux et des pattes ici et elle a des ailes. Planche VI (TL = 11 secondes) 13) C’est un monstre, je vois toujours un monstre ! ça fait peur. 1) L’ensemble. 2) Avec des bras, une tête et des grandes jambes, c’est méchant, ça mange les enfants. 3) Quel genre de monstre, humain ou animal ? Un monstre humain. Planche VII (TL = 7 s) 14) C’est encore un monstre ! 1) L’ensemble. 2) C’est méchant, ça mange les hommes et les enfants, c’est un monstre animal. 15) Un puzzle qui est détruit. 1) L’ensemble. 2) Il y a des morceaux partout. 16) Un papillon. 1) D4 (3e tiers). 2) Avec les ailes. ☞ LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 65 ☞ 17) C’est des nuages. 1) L’ensemble. 2) Avec les couleurs un peu mélangées, du gris un peu clair et du gris un peu foncé comme les nuages. Planche VIII (TL = 7 s) C’est joli au moins ! 18) C’est des lions qui montent sur une montagne. 1) L’ensemble (lions : parties roses latérales). 2) Avec le corps et les pattes, on les voit monter sur la montagne. 19) C’est un bateau et le bateau a pris feu. 1) D6 (l’ensemble sans les parties roses latérales). 2) Avec la forme du bateau et les couleurs mélangées du feu (rose et orange en bas). Planche IX (TL = 12 s) 20) C’est un monstre, c’est méchant. 1) L’ensemble. 2) Il ressemble et il y a du sang rose sur lui, c’est un monstre humain. 21) Deux messieurs, ils ont des grands doigts, ils se battent et il y a du sang. 1) L’ensemble (messieurs : détails bruns et verts latéraux ; sang : rose en bas). 2) Ils ont des grandes griffes et ils se battent alors il y a du sang rose qui coule. Planche X (TL = 5 s) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ 22) C’est un monstre avec du sang. 1) Dd 21 (rose latéral avec le gris en haut). Il ressemble à un monstre et il a du sang rose sur lui. 3) Un monstre animal ou humain ? Animal. 23) Du soleil là. 1) D2 (jaune médian en bas). 2) C’est jaune. 24) Et de l’eau. 1) D1 (bleu latéral). 2) C’est bleu. Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu Facteurs additionnels I 1 Chauve-souris G FClob + A Ban 2 Monstre G FClob + (A) 3 Chauve-souris GDbl CF. m- A, Sg. MOR 4 Monstre GDbl CF. m + (A), Sg. MOR 5 Scarabée G FC- A, Sg. MOR, INCOM2 II III ☞ 66 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 6 Nœud papillon D FC + Vêt 7 Cœur D FC - Anat. 8 Radio D C’F Radio, Anat. 9 Bonhomme G FD + H Ban 10 Arbre G F+ Bot. INCOM2 11 Papillon G Kan + A Ban, DV1 12 Chauve-souris G C’F + A VI 13 Monstre G FClob + (H) VII 14 Monstre G F- (A) 15 Puzzle G F+ Obj. 16 Papillon D F+ A 17 Nuages G Y Nuages 18 Lions G Kan + A, Pays. 19 Bateau D CF. YF + Sc, feu 20 Monstre G CF + (H), Sg 21 Messieurs G K. CF. m- H, Sg 22 Monstre Dd CF- (A) 23 Soleil D CF- Nature 24 Eau D C Nature IV V VIII IX X ■ Persévération Ban, (2) (2), MOR Psychogramme R = 24 Temps total = 8 min T/R = 20 s G = 16 dont : GDbl = 2 F+=3 F- = 1 FC = 3 K=1 kp = 0 kan = 2 kob = 0, m = 3 FT = 0 A=7 Ad = 0 (A) = 4 (Ad) = 0 H=2 Hd = 0 Ban = 4 Chocs = 3 ☞ LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… ☞ D=7 Dd = 1 Dbl = 0 Ddbl = 0 CF = 7 C=1 FC’= 0 C’F = 1 C’= 0 FClob = 3 ClobF = 0 Clob = 0 TF = 0 T=0 (H) = 2 (Hd) = 0 FY = 0 YF = 2 Y=0 Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 2 Art = 0 Bot. = 1 Expl. = 0 Feu = 1 Géo. = 0 Nature = 2 Nuage = 1 Obj. = 1 Pays. = 1 Radio = 1 Sc. = 1 Sex. = 0 Sg. = 5 Vêt. = 1 FV = 0 VF = 0 V=0 FD = 1 Paires = 2 Reflets = 0 G % = 66 D % = 29 Dd % = 4 Dbl % = 0 F % = 16 F + % = 75 F + % élargi = 58 TRI Σ 1 K/Σ 10 C Form. cpl. Σ 5 k/Σ 3 (E + C’) RC % = 29 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Type couleur : Σ 8 C + CF > Σ 3 FC E. A de Beck = 11 es = 8 Indice d’égocentrisme = 8 % ■ A % = 29 H%=8 Σ2H>Σ0 Hd Σ7A>Σ0 Ad Indice d’anxiété somatique = 29 % 67 Codéterminations : CF. m CF. m CF. YF Kob. YF K. CF. m Cotations spéciales : DV1 = 1 INCOM2 = 2 Ban % = 16 Phénomènes particuliers : Persévérations : monstres = 5 Chauvessouris = 3 MOR = 4 Chocs à : I, VI, IX Indice d’isolement social = 33 % Commentaire Ce protocole est extratensif, ce qui est la règle chez les enfants, mais il l’est à un degré inhabituel. Le type extratensif est presque pur, le type couleur est « de gauche » et très déséquilibré. Le faible nombre de réponses purement formelles, ainsi que la médiocrité du F + % élargi montrent la faiblesse du 68 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT moi qui est incapable de contrôler les réactions émotionnelles et de moduler les affects. Les réponses déterminées par la couleur sont nettement plus nombreuses que les réponses déterminées par le gris (estompages et C’). C’est ordinairement un signe de bon fonctionnement et d’aptitude à exprimer franchement des affects assumés par le moi. Mais aucun principe ne s’appliquant mécaniquement, on notera que dans ce cas précis huit des onze réponses couleur concernent des représentations très anxiogènes : monstres ou êtres couverts de sang, anatomies et une réponse Feu. Les monstres sont généralement des monstres plutôt animaux, et la description donne lieu par trois fois à une véritable phrase automatique répétée presque littéralement « c’est méchant, ça mange des hommes, des personnes, des enfants » (I), « c’est méchant ça mange les enfants » (VI) et « c’est méchant ça mange les hommes et les enfants » (VII). La labilité émotionnelle exprime essentiellement le débordement du moi par l’angoisse qui s’exprime par des fantasmes archaïques. L’intensité de cette charge anxieuse est confirmée par l’élévation de l’indice d’anxiété somatique d’Anzieu, ainsi que par la présence de trois Clob, de deux estompages de diffusion et de trois mouvements d’objet faiblement dynamiques (et de ce fait cotés m et non kob). Dans cette perspective, les quatre réponses morbides correspondent sans doute plus à des représentations anxiogènes qu’à un vécu dépressif. La présence de deux « H pures » (réponses humaines entières) témoigne d’une représentation relativement intacte de la personne humaine : les fantasmes anxiogènes archaïques ne déforment pas trop les représentations d’objet. Cependant, malgré cette apparente capacité de séparer les représentations d’objets internes dangereux des représentations des personnes réelles, l’indice d’isolement social est élevé, ce qui traduit le sentiment subjectif d’isolement de Cyrille. Les deux combinaisons incongrues sont clairement liées à des fantasmes anxieux, et leur nombre n’a rien pour inquiéter chez un enfant. Au total, ce protocole de Rorschach met en évidence la faiblesse des mécanismes de défense qui sont incapables de contrôler ou de modérer les développements d’angoisse. Aucun mécanisme de type phobique ou obsessionnel n’est présent. L’anxiété somatique hypochondriaque s’inscrit dans le type de fonctionnement de la névrose d’angoisse et ne semble pas devoir évoluer vers des conversions. Il est à craindre que la névrose d’angoisse ne soit profondément enracinée dans les aspects psychodynamiques les plus centraux de son fonctionnement psychique : faiblesse du moi et intensité d’une anxiété qui semble se réalimenter en permanence. Protocole du TAT Planche 1 C’est un petit garçon qui regarde la guitare. Elle est cassée là, il pense à recoller le bout de la guitare qui est cassée. Ça va pas finir bien parce qu’il va recoller le bout et elle va être encore cassée. LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 69 Planche 2 Il y a une femme qui a un livre, elle regarde quelque chose, un homme qui fait le cheval et une femme qui a un bébé. Il y a des maisons, de la terre, des arbres, des montagnes et des cailloux. Il se passe que ça va se terminer mal. PSYCHOLOGUE : Pourquoi ça va se terminer mal ? – Je sais pas. Planche 3BM C’est un homme, il pleure. Il est peut-être malade. Il y a une paire de ciseaux en bas, puis un banc, puis de la moquette. Il pense qu’il ne soit plus malade. Ça va pas bien finir, il est malade. Planche 4 C’est un homme, il s’est marié puis la femme aussi. Ils sont dans une maison. Il y a une petite fille dans un tableau, puis il y a des fenêtres. Ils pensent à avoir des enfants. Ça va bien se terminer et ça va tout recommencer qui vont être amoureux et avoir des enfants. Planche 6BM C’est une mamy qui regarde par la fenêtre et un monsieur qui regarde la moquette, il tient son chapeau ici. Ils sont dans une maison, il y a des rideaux et des fenêtres. Ils pensent. La mamy, elle pense peut-être à son mari qui est chez un copain. Le monsieur, il pense à son père, qu’il soit bien, qu’il ne boive pas de trop. Il pense à son père, il pense qu’il ne reviendra plus, qu’il les quitte. Son fils, il a peur qu’il le quitte. Ça va pas bien se terminer. Planche 7BM C’est le papy avec son fils qui est en vacances. Puis le papy, il est malade et il entend plus rien. Ça va pas bien finir, et puis il va être encore malade. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche 8BM Il y a un homme, on lui fait une piqûre. Le petit garçon, il regarde quelque chose et puis il y a les médecins. Il y a un rideau, des fenêtres et puis un lit. Et le petit garçon, il pense à son père parce qu’on lui a tiré une balle. Ça va mal se terminer, que mon père (sic), il ne reviendra plus, on lui a tiré une balle au cœur, un voleur, c’est tout. Planche 13MF C’est un homme, c’est un homme, il pleure parce que sa femme est morte dans le lit. Il y a une table avec deux livres, une lampe, une chaise. Il y a un tableau, un tapis moquette et puis le monsieur, il a un pantalon et une cravate, une ceinture. Le monsieur, il pense qu’elle reviendra en vie sa femme. Ça va se terminer mal parce qu’elle sera au ciel. Parce qu’elle était malade, une grippe. 70 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Planche 13B C’est un garçon, il est pieds nus. Il n’habite pas ici, il est perdu, il se protège du vent avec la cabane en bois. Il y a du sable. Ça va pas se terminer bien. Le garçon, il pense, qu’il verra plus son père et sa mère et sa sœur Marina. Planche 19 Une maison avec des fenêtres, il y a de la neige dessus et une cheminée. Là, ils devraient manger à huit heures, ils dorment déjà et le garçon, il pense à l’école et il pense que Marina va plus être malade. Planche 16 J’aimerais avoir beaucoup de sous pour m’acheter ce que je veux avec mes sous, dans une tirelire ils seront. J’aimerais bien que mes parents, ils seront riches, que ma sœur ne soit plus malade, que Papa ne boit plus, que Marina elle boit plus beaucoup de Champomy, que Maman elle est pas trop malade. ■ Interprétation du protocole du TAT 1. Style des relations interpersonnelles et nature du conflit Planche 1 : pas de relation. Guitare cassée, échec de la réparation. Planche 2 : pas d’action, pas de relation. Planche 3BM : maladie, pleurs, fin malheureuse. Planche 4 : ça va bien se terminer. Être amoureux et avoir des enfants. Planche 6BM : pas de relation entre les deux personnages de la planche. Chacun pense à un absent. Planche 7BM : maladie du papy. Ça va pas bien finir. Planche 8BM : thème confus de piqûre et de médecins. Dénouement dramatique. Planche 13B : garçon perdu qui ne retrouvera pas les siens. Planche 13MF : maladie et mort de la femme. Planche 19 : maison sous la neige, un garçon qui pense à l’école et que « Marina va plus être malade ». Planche 16 : souhaits de santé et de non boisson pour les proches. 2. Thèmes complexuels ou projection importante Cyrille prend bien soin d’annoncer explicitement que huit histoires (sur onze) se terminent mal. À la planche 2, le seul thème est «… que ça va se terminer mal ». Seule la planche 4 donne lieu à un dénouement optimiste (« ça va bien se terminer ») mais qui laisse supposer qu’un événement négatif a pu se produire (« ça va tout recommencer »). Quant aux planches 19 et 16, même si elles comportent le souhait que quelque chose d’heureux se produise (« j’aimerais avoir beaucoup de sous… j’aimerais bien que mes LA NÉVROSE D’ANGOISSE, L’ANXIÉTÉ GÉNÉRALISÉE… 71 parents ils seront riches… »), elles expriment surtout le souhait que quelque chose de malheureux ne se produise pas (« que Marina va plus être malade… que ma sœur ne soit plus malade… que papa ne boit plus… que maman elle est pas trop malade »). L’attente anxieuse de catastrophes paraît envahir toute l’activité psychique de Cyrille. 3. Thématique apportant ou confirmant des informations biographiques Pratiquement tous les récits sont des projections directes et massives des préoccupations anxieuses de Cyrille relatives à la maladie, à la mort, à l’abandon, etc. C’est particulièrement évident à la planche 8BM où Cyrille passe brusquement de la troisième à la première personne (« mon père, il ne reviendra plus ») et aux planches 13 et 19 où le héros pense à sa sœur qui porte le même prénom que la sœur de Cyrille. 4. Aspects formels Les histoires sont assez courtes et peu dynamiques, mais Cyrille est peut-être un peu jeune pour passer le TAT. Il se contente souvent de décrire les gravures, avec parfois des perceptions inexactes (le violon devient une guitare ; le revolver devient une paire de ciseaux). La syntaxe de certaines phrases est un peu bizarre : « un homme qui fait le cheval… », « j’aimerais avoir beaucoup de sous pour m’acheter ce que je veux avec mes sous, dans une tirelire ils seront… ». ■ Conclusion © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Cyrille ne peut à aucun moment – sauf peut-être à la planche 2 – développer une rêverie mettant en scène des désirs personnels. Il n’évoque que des scénarios catastrophes, et il le fait de façon abrupte, en abrégeant les récits, qui comportent peu de péripéties, et en allant directement au dénouement malheureux. Les anticipations anxieuses parasitent l’ensemble de la vie imaginaire. Interprétation générale du cas L’ensemble des données cliniques et « testologiques » converge vers la constatation d’une névrose d’angoisse tellement envahissante que, si l’usage ne réservait pas la notion de trouble de la personnalité à la psychopathologie de l’adulte, on serait fondé à parler de personnalité pathologiquement anxieuse. Mais les données disponibles ne permettent de s’expliquer ni l’origine de cette hyperanxiété, ni les raisons pour lesquelles elle se perpétue. Paradoxalement, la volonté évidente des parents d’aider et de soutenir Cyrille est peut-être un facteur de chronicisation des troubles. En effet, plus ils tentent de le rassurer, plus ils renforcent le lien entre l’expression dramatisée de l’angoisse et la « gratification » libidinale, plus Cyrille est tenté d’exprimer 72 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ses craintes pour recevoir des preuves d’amour. Seule une psychothérapie permettra d’en savoir plus et pourra éventuellement dénouer un style d’interaction familiale renforçateur de bénéfices secondaires. Chapitre 3 PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE On appelle phobie une crainte (en grec : phobos) qui est à la fois excessive, irrationnelle, incontrôlable et répétitive. L’objet de cette crainte peut être un être vivant ou inanimé, une situation ou une activité. La crainte est excessive : cela signifie que, même si l’objet ou la situation provoque la peur chez la plupart des enfants, la peur présente en cas de phobie une intensité exceptionnelle et s’accompagne de manifestations physiologiques gênantes comme des palpitations, des sensations d’étouffement, d’étranglement ou de transpiration qui sont des expressions somatiques de l’angoisse. L’angoisse peut être augmentée par la peur de s’évanouir, de mourir, de perdre le contrôle de soi ou de devenir fou. La crainte est irrationnelle : on veut dire par là qu’elle n’est pas justifiée par la réalité d’un danger, dont l’enfant aurait connaissance par expérience personnelle ou pour en avoir été averti par des tiers, parents, éducateurs ou autres enfants. La crainte est incontrôlable : l’enfant ne peut maîtriser sa peur, qui soit dégénère en crise d’angoisse, soit donne lieu à une fuite immédiate de l’objet effrayant, quelle que soit la volonté de l’enfant d’y faire face. Parfois, un certain contrôle est possible, mais c’est au prix de procédés qu’on appelle contraphobiques comme le fait d’être accompagné ou rassuré par une personne qu’on appelle traditionnellement objet contraphobique. Cette crainte est répétitive ou persistante : on ne parle de phobie que lorsque la peur d’un objet ou d’une classe d’objets n’est pas limitée à un épisode unique, mais se reproduit à chaque rencontre avec l’objet ou la situation. Ainsi, beaucoup de jeunes enfants ont peur des grands animaux, mais cette peur est généralement modérée. Elle n’est pas complètement irrationnelle, puisque certains animaux peuvent présenter un danger réel comme le prouve la fréquence des blessures et même des morts d’enfants à 76 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT la suite de morsures de chiens. Les enfants peuvent généralement contrôler ou surmonter leur peur, s’habituer à l’animal et, par exemple, caresser après quelques minutes d’observation un gros chien dont les adultes leur disent qu’il n’est pas méchant. On parlera au contraire de phobie lorsque la simple apparition d’un chien déclenche une crise d’angoisse paroxystique, lorsque l’enfant a peur de chiens de petite taille qui ne sont pas en mesure de le blesser sérieusement, lorsque cette peur dégénère immédiatement en crise d’angoisse ou en fuite éperdue, et enfin lorsque cette peur est systématiquement éprouvée en présence de tous les chiens, quels qu’ils soient. On nomme phobogènes les objets, situations ou activités qui déclenchent la peur phobique. La tradition psychiatrique française réserve la dénomination phobie de situation à ces phobies dans lesquelles c’est l’élément externe qui fait peur en lui-même et en distingue les phobies d’impulsion dans lesquelles la situation n’est redoutée que parce que le sujet craint la réaction ou l’impulsion qu’il pourrait avoir dans cette situation. Ainsi, une peur des balcons est une phobie de situation quand l’enfant a peur de se trouver sur un balcon ou quand il craint l’écroulement de ce balcon ; il s’agirait d’une phobie d’impulsion s’il avait peur de ne pas pouvoir résister à une impulsion d’enjamber la rambarde et de se jeter dans le vide. On admet généralement que les phobies d’impulsion sont fort différentes des phobies simples et sont les symptômes de troubles névrotiques ou psychotiques plus graves. Les objets, situations ou activités phobogènes sont extraordinairement variés : pratiquement tout peut devenir phobogène, à tel point que des auteurs apparemment fort sérieux ont pu mentionner une phobie du yaourt ou une phobie des momies. La plupart des phobies sont des symptômes d’un trouble que l’on a longtemps appelé névrose phobique. Cependant, les cliniciens ont toujours su que des phobies pouvaient se trouver dans le tableau clinique de troubles variés, comme la névrose obsessionnelle, les psychoses ou les états limites. Par ailleurs, depuis une vingtaine d’années, on a pris conscience du fait que certaines phobies constituent des troubles bien particuliers qui se distinguent par leur caractère envahissant et handicapant. C’est le cas de l’agoraphobie et des phobies sociales. Par différence avec ces deux pathologies, on appelle phobies simples ou phobies spécifiques toutes les autres phobies. Classiquement, les phobies simples les plus fréquentes concernent les animaux (vaches, chevaux, chiens, chats, souris, oiseaux, serpents, lézards, insectes). On observe également des phobies de phénomènes naturels (orages, tonnerre, l’eau, les piscines, lacs ou mers) ou de certaines situations particulières : hauteurs (acrophobie), voyages en avion, espaces clos (claustrophobie), obscurité. Une autre série de phobies est en rapport avec la vue du sang, des plaies, des piqûres, des hôpitaux, des médecins, des dentistes, etc. Parmi les enfants vus en consultation psychiatrique spécialisée dans les troubles anxieux (Strauss et Last, 1993), les phobies les plus couramment PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 77 observées sont celles de l’école (24 %), de l’obscurité (19 %), des chiens (16 %). Viennent ensuite les phobies d’autres animaux, celles des hauteurs et des insectes (8 % chacune), des ascenseurs (5 %), puis les phobies des endroits clos, de la nage, des aiguilles piquantes, des toilettes ou des égouts et des animaux empaillés (3 % chacune). Face à ces objets, situations ou activités phobogènes, la réaction phobique primaire est le développement d’angoisse, qui peut aller d’un malaise à peu près contrôlable à la crise d’angoisse paroxystique, et qui suscite généralement une réaction motrice de fuite. La peur s’atténue et disparaît lorsque l’enfant n’est plus en présence de l’objet phobogène qu’il tend ensuite, lorsque c’est possible, à éviter systématiquement. Cet évitement nécessite une exploration vigilante de l’environnement, permettant de détecter et si possible de prévoir longtemps à l’avance toute rencontre avec l’objet phobogène, de façon à pouvoir l’éviter systématiquement. Grâce à cette attitude de vigilance permanente, beaucoup d’enfants phobiques arrivent à n’éprouver que rarement la peur phobique proprement dite, parce qu’ils s’arrangent pour éviter l’objet phobogène. La phobie n’en est pas moins génératrice de souffrance et de dysfonctionnement, car elle entraîne un état de vigilance anxieuse quasi permanent et/ou parce que l’évitement de l’objet ou de la situation phobogènes entraîne une restriction plus ou moins importantes des activités. Ainsi une phobie intense des lézards n’est pas très gênante pour un enfant qui vit dans une ville du nord de la France, elle l’est beaucoup plus pour celui qui vit à la campagne dans le Midi. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1.1 Aspects développementaux des phobies : peurs normales et peurs pathologiques Les peurs et les phobies sont des manifestations fréquentes, qui surviennent presque universellement au cours du développement, et qui ne sont pas en elles-mêmes pathologiques. Cette constatation prend tout son sens à la lumière de deux séries de considérations théoriques très différentes, mais qui convergent sur ce point. L’une concerne la théorie psychanalytique de la névrose infantile, selon laquelle tous les enfants passent par un épisode névrotique dont la résolution est une étape structurante du développement normal. Or, dans sa forme la plus fréquente et la plus bénigne, cette névrose est essentiellement de nature phobique (Freud, 1909, p. 175-176) et, comme l’écrit Françoise Couchard « […] si la phobie reste dans des limites de “bon aloi”, c’est-à-dire qu’elle n’est pas déstructurante, qu’elle ne dure pas trop longtemps, elle peut être entendue comme un rite initiatique, préparation de l’enfant à tous les renoncements futurs et tout d’abord à celui de ses désirs œdipiens » (2001, p. 72). Les phobies d’animaux y sont particulièrement fréquentes : phobies de grands animaux de 2 à 6 ans, dans la période active de la névrose, qui coïncide avec l’épisode œdipien, et phobie des petits 78 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT animaux après le déclin du complexe d’Œdipe et la résolution de la névrose infantile, c’est-à-dire au cours de la phase de latence infantile qui dure de 5 ou 6 ans à la puberté. Dans un contexte théorique bien différent, de nombreux théoriciens, soucieux d’appuyer la psychopathologie sur la biologie du comportement et sur la théorie néodarwinienne de l’évolution, ont signalé que les peurs, y compris les peurs extrêmes suscitant une fuite immédiate et éperdue, peuvent être normales à certaines étapes du développement et représentent une survivance de comportements instinctifs qui ont été utiles à la survie de nos ancêtres préhistoriques. Il n’est donc pas étonnant que Donald Winnicott ait pu déclarer qu’un enfant qui n’a pas peur la nuit dans les rues de Londres est gravement perturbé. On distingue en fonction de leur ordre d’apparition au cours du développement les phobies précoces et les phobies du grand enfant : – la peur des inconnus : les premières manifestations d’allure phobiques surviennent vers l’âge de 8 mois. Il s’agit de la peur des inconnus (fear of strangers, que l’on traduit souvent inexactement peur des étrangers) bien décrite par le psychanalyste René Spitz (1965, p. 117-119). La peur des personnes inconnues est repérable dès 4 mois, elle est nette vers 5 ou 6 mois et elle atteint ordinairement son intensité maximum entre 8 mois et la fin de la deuxième année. Chez les enfants normaux, elle diminue ensuite progressivement. Des observations ont montré que des bébés de 4 à 5 mois se bloquent littéralement lorsqu’un adulte étranger s’approche d’eux. Ils sont complètement immobiles, retiennent leur souffle, ne bougent pas le moindre muscle. Ce type de blocage est considéré chez les animaux comme un indice de peur et il semble raisonnable de conclure qu’il traduit également la peur chez les bébés (Bower, 1977) ; – la peur de l’obscurité : à la suite des terreurs nocturnes qui peuvent apparaître à 2 ou 3 ans, l’enfant en vient à éprouver de l’angoisse dans l’obscurité. Il pleure quand on éteint la lumière et exige qu’elle reste allumée pour s’endormir. La présence d’une personne dans sa chambre atténue parfois son angoisse, mais dans les formes sévères, seule la lumière arrive à calmer l’enfant. Ces comportements sont très fréquents. Ils ne sont en rien significatifs d’un état pathologique. Cette peur du noir peut prendre la forme particulière qu’est la peur des endroits obscurs : il arrive que l’enfant ne se borne pas à exiger qu’il y ait de la lumière dans sa chambre, mais qu’il souhaite qu’on explore les zones éloignées des sources lumineuses. Ces zones obscures lui paraissent susceptibles d’être peuplées par les êtres de ses cauchemars ou des films fantastiques (comme à une certaine époque les dinosaures du film Jurassic Park) qui pourraient faire irruption, ou par des êtres surnaturels comme des monstres ou des sorcières. Cette peur des dangers cachés peut conduire à une peur des espaces éclairés mais dissimulés à la vue par des objets : peur de ce qu’il peut y PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 79 avoir derrière une porte, sous le lit, au-dessus ou dans le placard, l’enfant redoutant que ces espaces ne soient peuplés d’êtres maléfiques ; – la peur des animaux : de la troisième à la cinquième année, il y a une augmentation progressive des peurs d’animaux. On sait depuis Freud que ces phobies concernent d’abord de grands animaux comme le loup, le chien, le chat, le cheval, la vache. La plupart ont comme particularité de dévorer leurs proies ou de mordre. Plus tard, à partir de 6 ans, les phobies portent sur les petits animaux, souris, rats, serpent, araignées. On ne sait pas si ce phénomène est variable selon les cultures (Couchard, 2001, p. 74) ; – les autres peurs : c’est également à partir de 6 à 7 ans qu’apparaît le plus souvent la peur des blessures, du sang, des injections, des hôpitaux. Ce n’est donc pas par leur contenu que les phobies pathologiques se distinguent des peurs ou phobies normales de l’enfance, mais par leur intensité, leur fréquence, leur durée au-delà de la période normale ou leur caractère déstructurant, qui sont la marque d’une angoisse pathologique. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 2 NOSOGRAPHIE Le système de classification de l’Organisation mondiale de la santé (1994) range les phobies d’objets ou de situations spécifiques présentées par les enfants dans la section spéciale consacrée aux Troubles apparaissant durant l’enfance ou l’adolescence sous la dénomination « trouble anxieux phobique de l’enfance ». On porte ce diagnostic en présence d’une phobie normale au stade de développement atteint par l’enfant, mais qui présente une intensité anormale et entraîne une perturbation significative du fonctionnement social. À la différence de ce qui est requis pour porter le diagnostic de phobie simple chez l’adulte, la présence de symptômes anxieux neurovégétatifs (par exemple, palpitations, transpiration) n’est pas nécessaire chez l’enfant. Le DSMIV (APA, 1994) ne sépare pas les formes infantiles des formes adultes de phobie spécifique. Il précise cependant que, chez l’enfant, l’anxiété manifestée en présence de l’objet phobogène peut s’exprimer par des pleurs, des accès de colère, des réactions d’immobilisation ou d’agrippement. Par ailleurs, le critère de conscience du caractère irrationnel ou excessif de la crainte n’est pas indispensable pour porter le diagnostic chez les enfants. Enfin, le DSM-IV précise – ce que la CIM-10 fait également, mais seulement pour les formes adultes – que les phobies spécifiques peuvent être subdivisées, selon la nature de ce qui est redouté, en cinq catégories : phobies d’animaux (chiens, insectes, etc.), de phénomènes naturels (orage, tonnerre, eau), de certaines situations (ascenseurs, tunnels, avions), phobies de type peur du sang (des injections, des blessures ou des accidents), ou phobies non 80 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT classables dans l’une des quatre catégories précédentes. Notons au passage que l’expression phobie de situation ou phobie situationnelle employée par le DSM-IV et par la CIM-10 pour désigner l’une des catégories de phobies simples a un sens différent de celui de cette expression dans la tradition psychiatrique française, pour qui toutes les phobies simples sont des phobies de situation, par opposition aux phobies d’impulsion (cf. supra p. 76). Dans la classification française (Misès et coll., 2002), le trouble figure, sans être séparé de la phobie sociale et de l’agoraphobie, dans la catégorie « troubles névrotiques à dominante phobique ». On classe dans cette catégorie « les traits et les mécanismes appartenant au registre phobique avec les symptômes caractéristiques, notamment les crises d’angoisse et les comportements de fuite devant un élément phobogène » (ibid., p. 46). 3 ÉPIDÉMIOLOGIE L’étude épidémiologique néo-zélandaise de Dunedin (Anderson et coll., 1987), utilisant les critères diagnostiques du DSM-III, indique un taux de prévalence de 2,4 % chez les 792 enfants âgés de 11 ans issus de la population générale. La répartition selon le sexe est d’environ deux garçons pour trois filles (exactement : 0,6 : 1). Chez les adolescents de 15 ans, la prévalence est de 3,6 avec une répartition selon le sexe d’un garçon pour trois filles (McGee et coll., 1990). Dans l’étude épidémiologique effectuée en Finlande (critères du DSM-III-R) par Almqvist et son équipe (1999) auprès de 5 813 enfants âgés de 8 à 9 ans, le taux de prévalence des peurs spécifiques est de 2,4 %. Contrairement aux deux études que nous venons de citer, les garçons et les filles sont touchés de manière égale. D’après la revue d’ensemble faite par Ollendick et ses collègues (2002), le taux de prévalence dans la population générale chez les enfants et les adolescents varie entre 2,6 % et 9,1 % selon les études, avec une moyenne de 5 %. Le taux est d’environ 15 % dans les populations cliniques de patients vus en ambulatoire. 4 PHOBIES SPÉCIFIQUES ET TROUBLES ASSOCIÉS Brady et Kendall (1992) ont montré, dans un article de synthèse, que les troubles anxieux sont ceux qui présentent le plus grand nombre de troubles PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 81 comorbides : 62 % des enfants examinés dans une consultation spécialisée dans la prise en charge du refus scolaire et dont le diagnostic primaire était un trouble anxieux présentaient un diagnostic comorbide. Les troubles comorbides étaient le plus souvent d’autres troubles anxieux, mais également d’autres troubles relevant de l’internalisation aussi bien que de l’externalisation. Il est vraisemblable que cette conclusion s’applique aux phobies spécifiques, mais comme beaucoup d’auteurs, Brady et Kendall ne font pas la distinction entre les différents troubles anxieux. L’étude de Strauss et Last (1993) porte au contraire sur 38 enfants (moyenne d’âge 11 ans) présentant une phobie simple : 63 % avaient un diagnostic comorbide. Ce diagnostic était le plus souvent l’angoisse de séparation (29 %), suivie de l’anxiété généralisée (16 %) et des troubles thymiques (5 %). Wendy Silverman et son équipe (1999) ont étudié la comorbidité d’une population de 104 enfants âgés de 6 à 16 ans qui devaient bénéficier d’un programme de traitement et dont la grande majorité (87) souffrait d’une phobie spécifique. 72 % de ces enfants avaient un diagnostic comorbide : deuxième phobie simple (19 %), angoisse de séparation (16 %), anxiété généralisée (14 %), hyperactivité avec déficit de l’attention (6 %). Les 17 % restants avaient d’autres diagnostics comorbides dont aucun n’atteignait la fréquence de 5 %. Une autre étude portant sur 120 enfants phobiques donne des résultats très similaires (Weems et coll., 1999). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’article de synthèse d’Ollendick et de ses collègues (2002) fournit une information supplémentaire : les phobies sont relativement « pures » ou isolées quand on les étudie dans la population générale dans le cadre d’enquêtes épidémiologiques. En revanche, dans les études cliniques, les deux tiers des sujets souffrant de phobies spécifiques présentent d’autres troubles, qui sont le plus souvent d’autres troubles anxieux ; quand il y a comorbidité, le trouble comorbide est trois fois sur quatre un autre trouble anxieux. En d’autres termes, beaucoup d’enfants normaux ont des phobies mineures isolées, et, chez les enfants névrosés, les phobies sont généralement incluses dans un tableau clinique anxieux plus complexe. 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Théorie freudienne de la phobie On trouve dans l’œuvre de Sigmund Freud deux théories successives de la phobie. La première est ébauchée dès 1895 dans Obsessions et Phobies et elle évolue lentement vers sa forme définitive énoncée en 1917 dans 82 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT l’Introduction à la psychanalyse. La seconde trouve d’emblée son expression achevée dans Inhibition, Symptôme et Angoisse (1926). Les premières formulations de la première théorie sont antérieures à la reconnaissance par Freud de l’existence d’une névrose phobique spécifique (« hystérie d’angoisse ») et considèrent la plupart des phobies comme des symptômes de la névrose d’angoisse. L’apparition de la phobie nécessite deux phénomènes simultanés : – le premier est un accès d’angoisse spontané, sans rapport avec la peur d’un quelconque danger extérieur (sur la théorie freudienne de la névrose d’angoisse, cf. p. 51-53) ; – le second est la présence fortuite dans l’environnement, au moment de l’accès d’angoisse, d’un objet, phénomène ou animal qui provoque normalement une crainte modérée ou une « répulsion instinctive » : serpents, araignées, orages, obscurité. Lorsque ces deux conditions sont remplies, le sujet attribue faussement son angoisse à l’objet ou au phénomène dangereux ou répugnant, craint la reproduction de la crise d’angoisse en cas de nouvelle rencontre avec l’objet ou la situation, et tend désormais à l’éviter. Il n’y a donc aucune relation symbolique entre l’objet ou la situation phobogène et ce qui motive l’angoisse d’origine interne : l’association entre l’angoisse et l’objet ou la situation phobogène est purement fortuite, déterminée par un simple concours de circonstances. Freud souligne que ce processus se produit plus facilement chez l’enfant que chez l’adulte, car l’enfant est plus exposé au développement spontané d’une angoisse d’origine interne. En 1909, dans « Le Petit Hans » (p. 175), Freud rattache les phobies de situation à la névrose phobique, qu’il nomme hystérie d’angoisse et différencie nettement de la névrose d’angoisse. L’association entre l’objet ou la situation phobogènes et l’angoisse n’est plus considérée comme un phénomène fortuit, mais comme le résultat d’une activité du moi. L’origine de l’angoisse est une situation de danger inconsciente parce que refoulée : ce qui est redouté, c’est la perte de l’objet d’amour, ou la perte de l’amour, ou la castration. Dans le cas du petit Hans, qui présente une phobie des chevaux, le cheval représente symboliquement le père castrateur. La peur du père castrateur est projetée sur le cheval, qui risque de mordre l’enfant : c’est un mécanisme de défense du moi, qui assure une certaine protection contre l’angoisse, car il est plus facile pour un enfant d’éviter la rencontre avec un cheval (il suffit de limiter ses déplacements) que d’éviter son père. La projection qui assure un déplacement de la peur du père castrateur sur les chevaux permet, si elle réussit, un meilleur contrôle de l’angoisse. Ce n’est donc pas le hasard qui fait que l’angoisse flottante se fixe sur les chevaux. Le processus comporte deux aspects. D’une part, le moi établit sur la base de certaines ressemblances (dans le cas du petit Hans : la grande taille commune au père et aux chevaux, le fait qu’ils ont un pénis, le fait qu’ils risquent tous deux PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 83 d’infliger une blessure) une équivalence entre le danger inconscient et l’objet phobogène. D’autre part, et grâce à cette équivalence inconsciente, la peur du danger inconscient peut être déplacée sur l’objet qui devient ainsi phobogène. Le moi y gagne, puisqu’il est moins pénible d’avoir peur des chevaux que du père. La phobie est donc un moyen que le moi utilise pour canaliser, limiter, contrôler et, comme le dit Freud, pour « lier » l’angoisse. Telle est l’idée essentielle de la deuxième théorie freudienne de la phobie, qui prend sa forme définitive en 1926 dans Inhibition, Symptôme et Angoisse. 5.2 Théorie kleinienne Les conceptions kleiniennes ne sont pas radicalement différentes des théories freudiennes. Melanie Klein insiste surtout sur les mécanismes propres aux phobies archaïques, survenant dès la fin de la première année : peur des visages inconnus, de l’obscurité, des grands animaux. Ces objets deviennent phobogènes par projection sur eux des mauvais objets intériorisés : le nourrisson ne supporte pas la frustration, qu’il ressent comme une agression de la part de l’objet frustrateur. Pour se venger, il fantasme des attaques destructrices contre ces objets, et tout d’abord contre la mère qui le frustre. Incapable de distinguer entre le fantasme et la réalité en raison de l’immaturité de ses fonctions cognitives, il redoute que l’objet ne se venge de ces attaques. Selon un mécanisme semblable à celui que Freud décrit pour l’angoisse de castration, la peur des objets persécuteurs imaginaires est déplacée sur des objets extérieurs : les objets des phobies archaïques sont donc les représentants symboliques des objets internes persécuteurs (1932, p. 170-175). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5.3 Théorie comportementaliste des phobies La théorie béhavioriste, créée au début du XXe siècle par John Watson, prétendait expliquer l’ensemble des conduites humaines par le conditionnement : le comportement est défini par la réponse du sujet à un stimulus présent dans l’environnement. Il existe un certain nombre de comportements innés : certains stimuli déclenchent naturellement une réponse, par exemple un bruit soudain et violent déclenche chez un nouveau-né une réaction de sursaut (réflexe de Moro). Mais la plupart des comportements ne sont pas innés : Watson postule donc qu’ils sont appris au cours de l’expérience individuelle et que cet apprentissage s’effectue exclusivement par la voie du conditionnement pavlovien. L’une des conséquences de cette théorie est que les symptômes psychopathologiques sont eux-mêmes le résultat d’un conditionnement. Pour prouver ses affirmations, Watson n’a pas hésité à produire expérimentalement des phobies chez des animaux et des jeunes enfants. 84 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Watson et Rayner (1920) ont réalisé une expérience où ils sont arrivés à conditionner un enfant à avoir une réaction de peur en présence d’un rat blanc inoffensif et qu’il ne redoutait pas au début de l’expérience. La présentation du rat était suivie d’un bruit violent – qui est selon Watson le stimulus naturel de la peur. Après un nombre suffisant de répétitions de la séquence « rat, puis bruit », l’enfant manifestait de la peur dès l’apparition du rat. Par la suite, le même enfant a développé spontanément une peur de divers objets de couleur blanche (coton, lapin, masque), ce qui constitue une « généralisation de la réponse conditionnée ». Plus près de nous, le créateur des thérapies comportementales modernes, Joseph Wolpe (1954), a fait de nombreux travaux semblables sur des animaux. La découverte du conditionnement opérant par Hilgard et Marquis et par Skinner a élargi la théorie béhavioriste de l’origine des phobies : la peur d’un objet ou d’une situation peut s’installer lorsque la rencontre de cet objet a provoqué des expériences « aversives » douloureuses ou désagréables. Alors que dans le conditionnement pavlovien, de nombreuses présentations simultanées du stimulus naturel et du stimulus conditionnel sont nécessaires pour que la réponse passe du stimulus naturel au stimulus substitutif, dans le conditionnement opérant, le comportement est modifié par ses conséquences. Une seule expérience franchement douloureuse ou déplaisante suffit à créer une certaine crainte de l’objet ou de la situation et à mettre en place une tendance à l’évitement phobique. Plus récemment encore, les béhavioristes ont admis que de nombreuses informations sont apprises par l’imitation de modèles qui constitue, selon Albert Bandura (1976), une forme de conditionnement qu’il nomme apprentissage social ou vicariant. Les psychothérapeutes comportementalistes actuels, qui se veulent les continuateurs du béhaviorisme, admettent donc que les phobies peuvent être contractées par un enfant qui a assisté à une expérience aversive faite par une autre personne avec un objet ou une situation : par exemple, qu’un enfant peut développer une phobie des chiens après avoir vu un chien mordre un autre enfant. Ils admettent également que les phobies peuvent être transmises par instructions verbales, par exemple, par une mère anxieuse qui peut mettre en garde ses enfants contre le danger d’être renversés par les voitures avec une telle insistance que ces derniers peuvent développer une crainte phobique des véhicules. 5.4 Théories psychobiologiques De nombreux chercheurs et cliniciens anglo-saxons d’orientation béhavioriste ou cognitiviste ont constaté que certaines phobies sont difficiles à expliquer par l’un quelconque des mécanismes du conditionnement. Les études rétrospectives dans lesquelles on interroge les patients phobiques sur les conditions dans lesquelles leur symptôme est apparu permettent d’expliquer PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 85 de nombreuses phobies par des expériences aversives ou traumatisantes, des associations fréquentes avec des expériences aversives, ou l’observation des expériences aversives faites par d’autres personnes. Mais il arrive souvent que les patients déclarent avoir toujours éprouvé ces phobies, aussi loin que remontent leurs souvenirs : cela arrive tout particulièrement quand il s’agit de l’angoisse de séparation, des phobies d’animaux, de certaines phobies « situationnelles » comme l’acrophobie (peur des endroits élevés) ou l’hydrophobie (peur de l’eau, peur de nager en eau profonde). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Plusieurs chercheurs, notamment Isaac Marks (1969) et Ross Menzies et J.C. Clarke (1993a, 1993b), ont postulé que ces phobies ont une origine biologique : elles seraient inscrites dans le patrimoine héréditaire de l’humanité, parce que les craintes correspondantes auraient eu une valeur adaptative au cours de la préhistoire. J’ai déjà signalé que Bowlby pensait que l’angoisse de séparation était adaptative chez l’enfant préhistorique, parce qu’elle déclenchait des conduites de suite et de maintien de proximité avec la mère, seule capable de le défendre contre d’éventuels prédateurs. Il est facile de comprendre qu’une interprétation analogue peut être faite des phobies des inconnus, qui peuvent être hostiles, de certaines situations qui peuvent être dangereuses (hauteurs d’où on peut tomber, orages, obscurité où des prédateurs peuvent être à l’affût), des grands animaux, dont certains sont des prédateurs redoutables. Le fait que beaucoup de prédateurs s’attaquent de préférence aux jeunes mais évitent de s’en prendre aux adultes, plus aptes à se défendre, pourrait même expliquer que les phobies de grands animaux disparaissent après la première enfance. De telles conceptions semblent éloignées de la psychanalyse, mais elles ne sont pas fondamentalement différentes des théories énoncées dans Totem et Tabou (1912). Richie Poulton et Ross Menzies (2002) ont pu donner à cette position spéculative des bases empiriques empruntées à l’étude prospective de Dunedin, dans laquelle près de 1 000 enfants ont été suivis régulièrement tous les deux ans de leur naissance à l’âge adulte. Ces données confirment que certaines phobies sont bien le résultat d’expériences aversives répétées : ainsi la phobie des dentistes présente à l’âge de 18 ans est clairement reliée au nombre des interventions antérieurement nécessitées par des caries, information qui a été enregistrée aux âges de 5 et de 15 ans. Mais la plupart des phobies n’ont pas été précédées par des expériences traumatiques ou aversives, ni par des associations répétées entre l’objet phobogène et un « stimulus aversif ». La plupart d’entre elles sont apparues d’emblée, dès la première rencontre avec l’objet ou la situation phobogène. Paradoxalement, les expériences négatives en rapport avec les chutes, l’eau, les animaux dangereux sont beaucoup plus fréquentes chez les enfants ne présentant pas de phobies que chez ceux qui présentent les phobies correspondantes. Les auteurs relèvent que les phobies semblent protéger les enfants contre certains dangers bien réels : risque de chute dont sont préservés les enfants acrophobiques, risques de morsures ou de piqûres dont sont protégés les enfants qui ont peur 86 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT des chiens ou des serpents, risques de noyade dont sont préservés les enfants qui ont la phobie de l’eau et de la nage en eau profonde. Ils avancent l’idée que beaucoup de phobies ne sont pas apprises, mais désapprises au cours du développement : les peurs innées sont progressivement « déconditionnées » par la fréquentation habituelle d’endroits élevés d’où on ne tombe pas, de chiens inoffensifs, etc. L’expérience de la vie réaliserait donc chez la plupart des enfants une sorte de thérapie naturelle (par exposition in vivo) des phobies innées. Ceux qui conservent la phobie le feraient pour diverses raisons, dont deux sont faciles à imaginer : il est possible que la phobie présente chez eux une intensité particulière qui conduit à un évitement plus systématique ; il est également possible que la phobie soit également présente chez les parents qui n’encouragent pas la rencontre avec l’objet phobogène, ce qui empêche l’habituation progressive de l’enfant à cet objet. 6 ÉVOLUTION DE LA PHOBIE SPÉCIFIQUE On dispose de peu de données quantitatives sur le devenir des phobies infantiles, mais les cliniciens s’accordent généralement sur deux faits. Un certain nombre de phobies de la petite enfance, qui font partie du développement normal, ont tendance à s’atténuer ou à disparaître lorsque l’enfant grandit et disparaissent à l’adolescence. C’est le cas des phobies des inconnus, de l’obscurité, des phénomènes naturels (orages, éclairs, vent), des grands animaux. Mais lorsqu’elles ne disparaissent pas spontanément au cours du développement, elles suivent le même cours que les autres phobies (phobies des petits animaux, phobies des médecins et dentistes et des actes médicaux, phobies des ascenseurs, des tunnels, etc.). Celles-ci, qui apparaissent généralement au cours de la deuxième enfance, sont beaucoup plus stables et tendent à persister au cours de l’adolescence et de l’âge adulte et, en l’absence de traitement psychothérapique, durent souvent toute la vie. 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés La version française de l’ISC (Interview Schedule for Children) consacre un item aux phobies spécifiques (p. 644). Cependant, comme d’autres PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 87 instruments, elle mêle aux questions portant sur des phobies simples quelques questions portant sur des manifestations de phobie sociale. On demande directement à l’enfant s’il a peur d’un certain nombre de choses qu’on lui énumère. On fait l’inventaire de toutes les phobies recensées par la clinique et la recherche : animaux divers (grands ou petits, y compris les microbes) ; moyens de transport (trains, autobus, voitures) ; agoraphobie/claustrophobie (sortir seul, être dans la foule, dans les magasins, supermarchés ou hypermarchés, etc.) ; sang et blessures ; angoisse de performance (cf. p. 105) ; phobies « de situations » au sens anglo-saxon du terme (cf. p. 80) comme celles de l’eau ou des hauteurs, etc. Après avoir noté toutes les réactions de l’enfant aux mots de cette longue liste, on lui demande s’il y a encore d’autres choses dont il ait peur. Dans le cas où l’enfant présente une ou plusieurs phobies, on poursuit l’entretien en posant de nouvelles questions destinées à évaluer l’intensité de chacune d’elles, et le degré auquel elle provoque des comportements de fuite ou d’évitement. 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation La CBCL (Child Behavior Checklist) n’est pas destinée à évaluer les phobies spécifiques : elle ne comporte qu’un item relatif à la peur de certains animaux, de situations ou d’endroits autres que l’école. S’ils mentionnent une peur de ce type, les parents sont invités à la décrire plus complètement. On peut ainsi repérer un trouble phobique associé dans le cas où l’enfant consulte pour un autre trouble. Il est cependant conseillé de faire systématiquement remplir la CBCL aux parents des enfants présentant une phobie spécifique, parce que cet instrument apporte des informations précises relatives à l’ensemble du fonctionnement psychologique de l’enfant et aux troubles qui peuvent être associés à la phobie spécifique. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.3 Les échelles d’auto-évaluation La FSSC-R (Fear Survey Schedule for Children-Revised), l’échelle des peurs, a été adaptée pour les enfants par Scherer et Nakamura (1968) à partir de l’échelle des peurs (Fear Survey Schedule FSS III) de Wolpe et Lang dans le but d’évaluer la fréquence et l’intensité des peurs spécifiques chez les enfants. La forme la plus récente est due à Thomas Ollendick (Ollendick, 1983 ; Ollendick et coll., 1985) et disponible en langue française (Bouvard et Cottraux, 1996, p. 256). Elle est destinée aux enfants âgés de 8 à 11 ans. Cette échelle comporte 80 items qui décrivent la détresse que peuvent éprouver les enfants face à différents objets ou situations. La liste des items diffère peu de celle de l’ISC, on y retrouve presque tous les objets et situations phobogènes qui ont pu être décrits dans la littérature. Pour chacun des items, 88 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT l’enfant cote l’intensité de sa peur en entourant le chiffre 0, 1 ou 2 selon que « cette situation ne provoque aucune peur » (en ce cas l’enfant doit entourer le 0), « cette situation provoque un peu de peur » (l’enfant doit entourer le chiffre 1) ou « cette situation provoque une peur très importante » (l’enfant doit entourer le chiffre 2). L’analyse factorielle a permis de dégager cinq facteurs, c’est-à-dire cinq groupes de peurs qui sont fréquemment liées chez les mêmes enfants. Le premier groupe est en rapport avec la peur de l’échec et de la critique, qui sont plutôt des manifestations de phobie sociale. Le deuxième facteur est relatif à la peur de l’inconnu. Le troisième est relatif à la peur des blessures et des petits animaux : cela signifie que les enfants qui ont peur des blessures sont les mêmes que ceux qui ont peur des petits animaux. Le quatrième est relatif à la peur du danger et de la mort, et le cinquième regroupe des peurs « médicales » (peur des médecins ou des dentistes, peur des piqûres, etc.). Les travaux d’Ollendick (1983) ont établi que la FSSC-R possède d’excellentes qualités psychométriques et présente une utilité clinique considérable. On dispose de données normatives françaises publiées par Stéphane Rusinek et ses collègues (1998), mais l’intérêt de cette échelle est surtout qualitatif : elle permet de faire l’inventaire des peurs vraiment gênantes. Les enfants qui présentent une seule phobie, même intense et pathologique, n’ont pas forcément une note très élevée. 7.4 Les méthodes projectives 7.4.1 Le test de Rorschach Certains phénomènes apparaissant au test de Rorschach ont la réputation d’être typiquement phobiques. C’est le cas du choc au rouge observable aux planches II ou III et qui se traduit dans les cas extrêmes par le refus de donner une réponse ou plus couramment par un allongement du temps précédant la réponse, souvent accompagné d’une chute de la qualité formelle de la réponse ou du repli sur des déterminants ou des contenus très impersonnels ou au contraire bizarres. Ce phénomène est en rapport direct avec la phobie du sang et des blessures, effectivement très répandue chez les phobiques, même quand la phobie pour laquelle ils consultent concerne d’autres objets ou situations. Beaucoup de phobies peuvent s’exprimer au test de Rorschach, comme les phobies d’animaux qu’il est facile de voir dans de nombreuses localisations de beaucoup de planches : chauvessouris, souris, rats, vers, reptiles, oiseaux, insectes, etc. Le sujet peut alors présenter un refus de répondre ou un choc (dont l’enquête éclairera les raisons) ou exprimer directement son dégoût ou sa peur de ces animaux. Une autre expression directe de la phobie au test de Rorschach se trouve dans les réponses qui mettent en scènes des réactions de peur ou des PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 89 attitudes de fuite (par exemple : à la planche V, détail latéral « une biche qui court se réfugier derrière un buisson, on ne voit que son derrière et ses pattes »). Mais il n’est pas vraiment utile d’employer des tests, et encore moins des tests projectifs, pour faire le diagnostic d’une phobie spécifique. L’intérêt des tests projectifs, dans des pathologies dont le diagnostic psychiatrique est facile, réside ailleurs. Ils permettent de repérer des stratégies cognitives ou affectives mises en œuvre par le sujet pour faire face à ses difficultés. Ainsi, l’attitude d’exploration hypervigilante et méfiante de l’environnement à la recherche d’une éventuelle présence de l’objet phobogène s’exprime souvent au Rorschach par une forte élévation de l’indice d’hypervigilance proposé par John Exner. Pour que cet indice soit positif, il faut que deux conditions soient remplies : la première est qu’il n’y ait aucune réponse de texture dans le protocole ; la deuxième est que soient présents quatre signes faisant partie d’une liste de sept qui concernent le facteur d’organisation, les réponses données dans l’espace intermaculaire, les réponses dont le contenu est « vêtement », le nombre et certaines caractéristiques des réponses à contenu humain et/ou animal (Exner, 1993, p. 187). Le test de Rorschach permet aussi d’évaluer la quantité de l’angoisse qui n’est pas « liée » par la phobie : on a traité des indicateurs de l’angoisse au Rorschach dans le chapitre consacré à la névrose d’angoisse (cf. p. 57-58) Enfin, il permet d’avoir une vue d’ensemble du fonctionnement psychologique normal et pathologique, sans lien direct avec la phobie, mais dont la prise en compte est nécessaire pour élaborer un pronostic et une indication thérapeutique. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.4.2 Les tests d’aperception thématique Comme le test de Rorschach, le TAT permet assez souvent d’en apprendre plus sur les phobies et sur les peurs qui s’ajoutent à celle pour laquelle l’enfant consulte. Les planches les plus susceptibles de faire apparaître des thèmes de peur ou de phobie sont la planche 8BM (qui évoque souvent un meurtre ou une opération chirurgicale), les planches 11 et 19 (qui évoquent surtout des phobies de tempêtes, de catastrophes naturelles), la planche 11 (qui peut également révéler une phobie des serpents ou des films d’épouvante, parce qu’on y devine une tête de serpent ou de dragon), la planche 13B (qui évoque surtout des thèmes en rapport avec l’angoisse de séparation ou la peur de la solitude), les planches 13G, 17GF et 17BM (qui peuvent évoquer des thèmes de phobie des hauteurs) et la 18BM et la 18GF (crainte des agressions). Mais, comme on l’a déjà dit pour le Rorschach, l’intérêt principal du TAT dans l’examen psychologique des phobies est d’apporter des informations sur des aspects du fonctionnement psychologique qui ne sont pas en rapport 90 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT direct avec le symptôme phobique : atmosphère et thématique de la vie fantasmatique, caractéristiques de la représentation des relations interpersonnelles (ou « relations d’objet »), procédés de construction et de dénouement des récits, mécanismes de défense. Les mêmes remarques s’appliquent au CAT, destiné aux enfants plus jeunes et dont plusieurs planches permettent le repérage éventuel de phobies des grands animaux (1, 3, 7), de l’obscurité (5, 6, 9) ou des agressions (7). 8 CAS CLINIQUE : RODOLPHE, 10 ANS Rodolphe est en cours moyen deuxième année (CM2 : cinquième année de la scolarité obligatoire). Il a deux jeunes sœurs âgées de 8 et 6 ans. Son père est journaliste et sa mère est ingénieur chimiste. Rodolphe a toujours été un élève brillant occupant la tête de sa classe, mais actuellement les parents s’inquiètent parce que les résultats scolaires de leur fils ont une petite tendance au fléchissement. Rodolphe a été suivi en psychothérapie de l’âge de 7 ans à l’âge de 9 ans en raison d’une énurésie secondaire et parce qu’il était agressif envers ses camarades et la plus grande de ses sœurs. Il souffrait, en outre, de diverses peurs : du noir, des endroits obscurs, des animaux, de la pluie, des orages, et également d’aller à l’école. Il semble d’après les explications fournies par sa mère qu’il s’agissait plus d’une angoisse de séparation que d’une vraie phobie scolaire. Les parents ont fait une demande de consultation urgente en vue d’une psychothérapie, car Rodolphe les inquiétait en raison de l’intensité de sa peur de la pluie et des orages. Nous étions dans une période au cours de laquelle il y a eu de fréquentes intempéries : vent, pluies et orages violents pendant plusieurs semaines. Les journalistes de la radio et de la télévision s’interrogeaient sur un éventuel dérèglement du climat. Rodolphe n’arrivait plus à dormir et faisait des cauchemars récurrents. Il ne pouvait plus sortir de la maison et se rendre à l’école tant il avait peur. La nuit, lorsqu’il entendait les fortes averses ou le tonnerre, il était terrorisé et rejoignait la chambre de ses parents. Même lorsqu’il y avait des périodes de temps calme, il se faisait du souci et annonçait que ça allait recommencer. En raison de la pression des parents, motivée par l’intensité de la peur de Rodolphe et le handicap provoqué par celle-ci (il ne pouvait plus aller à l’école), il a fallu pratiquer l’examen psychologique en seulement deux séances. PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 91 Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 129 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 126 Quotient intellectuel total (QIT) : 132 Le niveau intellectuel est très supérieur à la moyenne : Rodolphe se situe dans les 2 % supérieurs de la population. Les aptitudes verbales et non verbales sont pratiquement au même niveau. ■ ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 13 Similitudes : 15 Arithmétique : 14 Vocabulaire : 16 Compréhension : 14 Mémoire des chiffres : 12 Complètement d’images : 15 Code : 12 Arrangement d’images : 14 Cubes : 14 Assemblage d’objets : 13 Symboles : 12 Labyrinthes : 13 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Compréhension verbale (CV) : 128 Organisation perceptive (OP) : 127 Vitesse de traitement (VT) : 112 Toutes les notes aux différents subtests varient entre 12 et 16, ce qui confirme l’homogénéité des aptitudes. La note la plus élevée concerne le vocabulaire, ce qui est cohérent avec le niveau socioculturel élevé de la famille. Seule la vitesse de traitement est un peu inférieure à la moyenne de Rodolphe, tout en restant supérieure à la moyenne de sa classe d’âge. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) On rappelle que les notes brutes sont ramenées à une note « standard » dont la moyenne est 50 et l’écart type 10, et que 68 % des enfants ont théoriquement des notes comprises entre 40 et 60. 92 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 49 Échelle d’activités : 50 Échelle sociale : 42 Échelle scolaire : 62 ■ Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 76 Trouble d’internalisation : 57 Trouble d’externalisation : 76 Retrait-isolement : 46 Plaintes somatiques : 44 Anxiété-dépression : 66 Problèmes interpersonnels : 76 Troubles de la pensée : 67 Attention/hyperactivité : 81 Comportement déviant : 76 Comportement agressif : 74 Le profil est assez inhabituel, puisque l’échelle de compétence est normale cependant que le score global de perturbation est élevé. De plus, contrairement à ce qu’on attendrait compte tenu de la tonalité phobique du tableau clinique, les troubles d’externalisation sont au premier plan et dépassent le seuil pathologique : les scores de comportement déviant et agressif sont très élevés, le score de troubles de l’attention/hyperactivité encore plus. Les troubles de la pensée sont, eux aussi, proches du niveau pathologique. Par contraste, les troubles d’internalisation ne sont représentés que par un score élevé en anxiété-dépression. Il est donc possible que l’accent mis par Rodolphe et sa famille sur la phobie des intempéries masque un malaise plus profond et qui s’exprime avant tout par des difficultés dans l’interaction et des conduites agressives et/ou déviantes. Résultats à l’échelle des peurs À l’échelle FSSC-R (Fear Survey Schedule for Children-Revised), Rodolphe obtient une note très faible de 15. Il s’agit là d’un résultat inhérent au fait que la FSS est un catalogue des situations et objets potentiellement phobogènes. Or, Rodolphe n’éprouve de peur que dans un petit nombre de situations bien spécifiques, mais dans lesquelles l’angoisse est d’une intensité extrême. Comme on pouvait s’y attendre, l’une de ces peurs est celle des orages, mais on trouve également la peur du noir et de l’obscurité ainsi que celle de l’eau PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 93 profonde. Il mentionne aussi la peur que ses parents ne le laissent à la maison sous la garde d’une « baby-sitter ». Résultats de l’échelle d’anxiété R-CMAS Échelle Note standard Générale Anxiété physiologique Inquiétude/Hypersensibilité Préoccupations sociales/Concentration Échelle de mensonge 58 12 13 11 11 Le niveau global d’anxiété est modérément élevé. Même l’échelle inquiétude/hypersensibilité est loin d’atteindre une valeur pathologique. Résultats de l’échelle de dépression de Maria Kovacs Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 49 44 78 39 52 40 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Rodolphe n’est pas du tout déprimé, l’humeur semble positive et l’estime de soi est bien assurée. Mais Rodolphe confirme l’importance des difficultés interpersonnelles signalées par ses parents au moyen de la CBCL. Protocole du test de Rorschach (temps total : 31 min) Passation Enquête (cf. p. 29) Planche I (TL [temps de latence] = 5 s) 1) Un oiseau. 1) L’ensemble. 2) Les ailes et le corps surtout avec les ailes tout le dessus ont la forme d’ailes. 2) V On dirait aussi un papillon. 1) L’ensemble. 2) Avec les grosses ailes. ☞ 94 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 3) Λ Un homme qui n’a plus de tête, qui a des ailes. 4) Un monstre comme ce que j’ai décrit pour l’homme sauf qu’il a une tête. 1) L’ensemble. 2) Là le corps, là les ailes, là il manque la tête, là les bords de la chemise (mamelons en haut). 1) L’ensemble. 2) C’est une sorte de monstre à cause des ailes et à cause du corps, car il ressemble à un corps d’homme. Réponse additionnelle donnée lors de l’enquête : En enlevant les ailes, on verrait une dame qui n’a plus de tête non plus. Planche II (TL = 5 s) Hou là ! 5) ΛV Là on dirait un oiseau vu d’encore plus haut que lui. 1) L’ensemble. 2) Parce que on voit la forme de la tête et parce que on voit bien les ailes et on le voit de très haut. 6) Λ À l’intérieur aussi un oiseau. 1) Dbl central plus le D rouge du bas. 2) Les ailes, le bec qui est un peu gris, la limite de la tête, la queue en rouge. 7) V On dirait des jambes avec le bas d’un corps. 1) D rouge du haut plus les détails noirs latéraux. 2) On distingue bien les jambes et le bas du corps, ça ressemble au bas d’une jupe. 8) V Là un dragon c’est tout. 1) L’ensemble avec le Dbl central. 2) La tête d’un dragon. On peut croire que le blanc c’est sa bouche et là c’est le feu qu’il crache. 3) En quoi ça ressemble à du feu ? – Ça ressemble à du feu rouge. Planche III (TL = 3 s) 9) Là on dirait un nœud papillon. 1) D3 (rouge médian). 2) On voit bien le nœud avec des couleurs un peu plus claires que sur les deux bords et on voit bien que ça grossit sur le côté comme un nœud papillon. 10) V On dirait un peu une mouche avec les pattes, une mouche qui a un nœud papillon. 1) D1 + D3 (mouche : les deux parties latérales ; nœud papillon : rouge médian). 2) Toujours le même nœud papillon et la mouche avec des gros yeux, là la bouche, là les pattes. Planche IV (TL = 5 s) 11) On dirait un homme avec une cape. 1) L’ensemble. 2) Déjà on voit la cape qui s’élargit du corps, on voit les pieds, on voit la tête c’est tout. ☞ PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE ☞ 12) Un dragon. 95 1) L’ensemble. 2) Une tête qui fait tête de lézard, on voit que c’est plus clair sur les côtés, on croit que c’est le feu qu’il crache aussi. 3) En quoi ça ressemble à du feu ? – Là ça ressemble à du feu parce que c’est plus clair et on voit bien que ça sort de la bouche et que ça s’élargit au fur et à mesure que ça descend. Planche V (TL = 3 s) 13) Là je vois un oiseau, je vois pas d’autres choses. 1) L’ensemble. 2) Les ailes, la tête et les pattes. 14) V Là ça peut ressembler à un papillon, pas beaucoup. 1) L’ensemble. 2) Les antennes et les ailes. Planche VI (TL = 6 s) 15) On dirait un totem, là-haut. 1) D3 (partie supérieure). 2) On voit bien le poteau qui est là et on voit aussi les formes. 16) Un dragon vu de haut quand il vole. 1) L’ensemble. 2) Les oreilles, le museau (partie supérieure) et ça c’est le corps. J’imagine qu’il volerait et là on le voit vu de dos, c’est plutôt qu’on est beaucoup plus haut que lui et on le voit de haut. Planche VII (TL = 8 s) 17) ΛV < > V De ce côté, on dirait un bonhomme qui a une énorme tête. 1) L’ensemble. 2) Les jambes, les bras et l’énorme tête qui est là (3e tiers). Planche VIII (TL = 12 s) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Ah ! Là c’est plein de couleurs ! 18) Un moineau. 1) L’ensemble. 2) La tête, le bec là (gris du haut), et on voit les ailes et le derrière avec la queue. 19) V De ce côté-là un papillon. 1) D2 (rose et orange en bas). 2) La tête et les ailes, c’est surtout toutes les couleurs. Planche IX (TL = 10 s) 20) On dirait une fontaine avec des décorations, un petit peu comme au château de Versailles. 1) L’ensemble. 2) La couleur le bleu on dirait l’eau qui jaillit, là on voit une sorte de dauphin (brun en haut),là des hippopotames (détails verts latéraux et, en rose, on dirait un socle.) ☞ 96 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 1) L’ensemble. 2) Là la tête qui est très large (détail rose), les bras (détails verts latéraux) et là les jambes (détail brun). 21) V Un dessin animé qui s’appelle Arnold qui a une tête très large car c’est une sorte de caricature. Planche X (TL = 11 s) Oh ! Jolie celle-là. ■ 22) Un oiseau de toutes les couleurs. 1) L’ensemble. 2) Le bec (gris médian en haut), les ailes et surtout parce qu’il y a beaucoup de couleurs. 23) Un feu d’artifice aussi. 1) L’ensemble. 2) On voit bien les trucs bleus et les couleurs on dirait des feux d’artifice. 24) Là on dirait deux insectes. 1) D8 (gris supérieur sans le bâton. 2) Ce sont deux scarabées qui se disputent, on voit bien les yeux et la bouche ouverte. 25) Là on voit un oiseau. 1) D3 (brun médian en haut). 2) On dirait qu’ils battent des ailes, on voit des ailes qui sont vers le bas quand ils battent. 26) Là deux caméléons. 1) D2 (jaune médian en bas). 2) Deux caméléons qui grimpent avec les yeux orange un peu bizarres pour un caméléon, je ne pense pas que ça ait les yeux orange. On voit la tête et on voit les pattes. Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu I 1 Oiseau G F+ A 2 Papillon G F+ A Ban, PSV 3 Homme G F+ (H), Vêt MOR, INCOM1 4 Monstre G F+ (H) 5 Oiseau G F- A 6 Oiseau DblD F- A 7 Jambes Dd F- Hd, Vêt 8 Dragon GDbl Kan. C - (Ad), Feu II Facteurs additionnels ☞ PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE III 9 Nœud papillon D F+ Vêt 10 Mouche Dd F- A, Vêt FABCOM2 11 Homme G F+ H, Vêt Ban 12 Dragon G Kan. YF + (A), Feu 13 Oiseau G F+ A 14 Papillon G F+ A 15 Totem D F+ Ay 16 Dragon G Kan + (A) VII 17 Homme G F- H VIII 18 moineau G F- A 19 Papillon D CF + A 20 Fontaine GDbl Kob. C + Art 21 Dessin animé G F+ (H) 22 Oiseau G CF - A 23 Feu d’artifice G Kob. C + Feu 24 Scarabées D Kan + A 25 Oiseau D F- A 26 Caméléons D Kan - A IV V VI IX X © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ ☞ 97 Ban, PSV (2), AG, FABCOM1 (2) Psychogramme R = 26 Temps total = 31 min T/R = 1 min 11 s G = 17 dont : GDbl = 2 D=6 Dd = 2 F + = 10 F- = 7 FC = 0 CF = 2 C=3 K=0 kp = 0 kan = 5 kob = 2 FT = 0 TF = 0 T=0 A = 13 Ad = 0 (A) = 2 (Ad) = 1 H=2 Hd = 1 (H) = 3 (Hd) = 0 Ban = 3 Chocs = 3 Codéterminations : ☞ 98 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ Dbl = 0 Ddbl = 0 DblD = 1 FV = 0 Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 0 Art = 1 Ay = 1 FClob = 0 VF = 0 Bot. = 0 ClobF = 0 V=0 Expl. = 0 Clob = 0 FD = 0 Feu = 3 FC’= 0 C’F = 0 C’= 0 FY = 0 YF = 1 Y=0 Géo. = 0 Reflets = 0 Paires = 2 G % = 65 D % = 23 Dd % = 7 Dbl % = 3 F % = 65 F + % = 59 F + % élargi = 61 T.R.I. Σ 0 K/Σ 6,5 C Form. cpl. Σ 7 k/Σ 1 (E + C’) RC % = 35 % Type couleur : Σ 5 C + CF > Σ 0 FC E. A. de Beck = 6,5 es = 8 Indice d’égocentrisme = 7 % ■ Nature = 0 Nuage = 0 Obj. = 0 Pays. = 0 Radio = 0 Sc. = 0 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 5 A % = 50 H % = 11 Σ2H>Σ1 Hd Σ13 A > Σ 0 Ad Kan. CF Kan. YF Kob. C Kob. C Cotations spéciales INCOM1 =1×2=2 FABCOM1 =1×4=4 FABCOM2 =1×7=7 Somme brute : 3 Σ pondérée : 13 Ban % = 11 Phénomènes particuliers : PSV = 2 MOR = 1 AG = 1 Chocs à : VIII, IX, X. Commentaire Ce protocole est assez pathologique, mais ce qu’il révèle a peu de rapports avec la dimension phobique. Il y a des manifestations d’anxiété, notamment les chocs et peut-être la lenteur de l’idéation, mais elles ne sont pas l’essentiel du protocole. Tous les autres traits saillants vont dans le sens d’une impulsivité importante et même un peu inquiétante : le type de résonance intime est extratensif pur, ce qui est rare à cet âge ; la présence de trois réponses intégrant l’espace blanc, de deux kob et d’un « type couleur de PHOBIE SPÉCIFIQUE OU NÉVROSE PHOBIQUE 99 gauche » réalise la « triade psychopathique » qui fait en principe redouter des passages à l’acte. Toute la question est de savoir s’il s’agit d’un fonctionnement « pré-psychopathique » ou si c’est une anxiété sous-jacente mais massive qui explique ce style très impulsif. Il peut paraître préoccupant qu’une névrose phobique n’apparaisse pas dans un protocole de Rorschach. Mais si l’on y réfléchit bien, les pathologies ne sont pas toutes envahissantes au même degré. Il est presque inévitable qu’un trouble comme l’anxiété généralisée ou la dépression, qui affecte de larges secteurs du fonctionnement psychique, apparaisse très facilement dans les tests projectifs et notamment dans le test de Rorschach. Mais les phobies de situation, dites « phobies spécifiques », n’affectent que des secteurs relativement limités de l’existence de l’enfant. À la suite de Freud, de nombreux psychanalystes ont souligné que la normalité psychique est un fonctionnement névrotique bien compensé, dans lequel la bonne santé psychique est acquise au prix de quelques inhibitions ou phobies mineures. On ne voit pas pourquoi un symptôme qui n’engage, si l’on peut dire, qu’une faible partie du fonctionnement psychique, devrait trouver nécessairement une expression dans le test de Rorschach. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Interprétation générale du cas Il convient de traiter la phobie qui a des conséquences sérieuses sur la scolarité et sur la « qualité de vie » générale de Rodolphe, sans oublier l’éventualité d’une organisation plus centrée sur l’acting out. J’avais établi une bonne relation avec Rodolphe – il souhaitait vivement que ce soit moi qui continue de le voir pour ses séances de psychothérapie –, et j’avais justement une possibilité de le prendre en charge immédiatement. La thérapie a duré sept mois à raison de deux séances par semaines. Il a réussi à trouver l’origine de ses peurs : à l’âge de 4 ans, alors qu’il était seul à la maison sous la garde d’une « baby-sitter » inconnue, il y a eu un orage violent accompagné d’éclairs et de tonnerre très proches et d’une forte averse. Il a pensé que sa mère allait mourir et qu’il ne la reverrait plus jamais. Il est possible qu’il s’agisse d’un simple « souvenir écran », mais sa simple remémoration, sans qu’une interprétation du contenu latent éventuel soit nécessaire, a suffi à atténuer la peur des orages et des averses. Après la disparition de la phobie, les difficultés interpersonnelles se sont progressivement atténuées, aussi bien à l’école que dans la famille. L’impulsivité et l’agitation ne posent plus de problèmes. Il semble donc raisonnable de supposer que l’impulsivité extrême exprimée dans la CBCL et dans le test de Rorschach était un phénomène relativement superficiel et motivé par l’angoisse phobique. Chapitre 4 PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La notion de phobie sociale n’est pas encore familière à tous les psychologues et psychiatres français. Il s’agit pourtant d’une réalité clinique incontestable, dont la fréquence et les effets perturbateurs sont importants chez l’adulte comme chez l’enfant ou l’adolescent. La phobie sociale est, en effet, une forme extrême et particulièrement gênante de timidité, c’est-à-dire de manque d’aisance et d’assurance dans les relations avec autrui. L’intérêt pour la phobie sociale est relativement récent, alors même qu’elle a été décrite dès l’Antiquité dans un fragment d’Hippocrate et dans de nombreuses œuvres littéraires classiques (dans la littérature française : La Bruyère, Rousseau, Baudelaire). Il semble que Pierre Janet ait été le premier à employer l’expression phobie sociale (1903) dans un sens très proche de son sens actuel, pour désigner une catégorie de phobies de situation qui regroupe un ensemble de tableaux cliniques caractérisés par la crainte d’agir en public (Pélissolo et Lépine, 1995 ; Servant et Parquet, 1997). C’est à Marks et Gelder, qui ont publié en 1966 l’article qui a lancé la recherche moderne sur cette pathologie, qu’on attribue généralement la définition de la phobie sociale. Passant en revue l’ensemble des phobies, ils en distinguent quatre types : – phobies spécifiques d’animaux ; – phobies de situations spécifiques, telles que la phobie de l’obscurité ou celle des orages ; – agoraphobie ; – et enfin anxiété sociale. Travaillant avec des patients adultes, ils indiquent que l’âge moyen de début de la phobie sociale est de 11 ans et insistent sur la variabilité de ses 104 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT manifestations qui peuvent comporter des manifestations extrêmes de timidité, telles que la crainte et le malaise dans les situations de rencontre de personnes inconnues ou peu familières, la crainte d’être maladroit ou ridicule dans des réunions, soirées, fêtes ou autres situations de groupe, la peur de rougir (éreutophobie), la peur de trembler lorsque l’on est le centre de l’attention d’un groupe, la peur d’effectuer certaines actions sous le regard d’autrui (par exemple, manger au restaurant). La reconnaissance de l’existence et de la fréquence de la phobie sociale chez l’enfant est encore plus récente. C’est seulement depuis une vingtaine d’années qu’un certain nombre de recherches lui ont été consacrées. Ce phénomène est dû en partie au fait que les éditions du DSM en vigueur de 1980 à 1994 proposaient le diagnostic de « trouble évitement de l’enfance et de l’adolescence » pour la plupart des tableaux cliniques que l’on rattache aujourd’hui à la phobie sociale. Bien qu’il ne s’agisse que d’une question de terminologie, cela a pu dissimuler en partie l’unicité fondamentale des manifestations de la phobie sociale aux différents âges de la vie. Si les psychiatres et les psychologues ont longtemps ignoré la phobie sociale, c’est en bonne partie parce que les phobiques sociaux se cachent : ayant peur de tout contact interpersonnel, et tout particulièrement du contact avec les inconnus, ils redoutent la rencontre avec les spécialistes et consultent peu. Quand ils se résignent à consulter, c’est souvent pour un problème autre que la phobie sociale. Chez l’enfant phobique social, le motif principal de consultation est généralement d’ordre scolaire : fléchissement des résultats, impossibilité de réciter des leçons ou de passer des examens ou « contrôles », etc. En outre, l’extrême timidité des enfants phobiques sociaux ne dérange personne, et ce trouble est bien mieux toléré par la famille et par l’école que les pathologies qui rendent l’enfant indocile ou désagréable. Les enfants phobiques sociaux sont à certains égards des enfants idéaux pour certains éducateurs et pour certains parents ayant une conception traditionnelle et autoritaire de l’éducation. Ce n’est que lorsque le trouble devient invalidant et provoque, par exemple, une baisse des résultats scolaires ou un refus systématique d’aller à l’école que les parents conduisent l’enfant à la consultation. Il convient de préciser que la peur du contact avec autrui est un phénomène tout à fait normal chez le jeune enfant jusqu’à l’âge de 3 ans environ. On ne saurait donc poser un diagnostic de phobie sociale chez des jeunes enfants. Par ailleurs, la timidité est fréquente chez certains enfants, mais cette timidité ne se confond pas avec la phobie sociale, même si l’on sait que la timidité peut parfois faire le lit d’une future phobie sociale. La phobie sociale se caractérise par une peur extrême et durable lorsque l’enfant se trouve dans des situations qu’on appelle sociales. Ce terme doit être entendu dans son sens anglais, qui désigne toutes les situations de groupe ou de rencontre interpersonnelle. Un premier type de situations est PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 105 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. caractérisé par la rencontre d’inconnus : l’enfant est mal à l’aise quand il est amené à rencontrer des personnes qui ne lui sont pas familières, qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants, et qu’il doit interagir avec elles, alors même qu’il peut établir de bonnes relations avec les personnes qu’il connaît bien. Le contraste entre le malaise avec les inconnus et l’aisance avec les familiers est l’une des caractéristiques fondamentales de la phobie sociale. Nous pensons qu’il faut faire, dans ce premier type de situations, une place à part à la peur de montrer sa peur, c’est-à-dire à la crainte de manifester des signes qui rendent visible l’anxiété, tels que le fait de trembler, de transpirer, de rougir, de bégayer ou de perdre la voix dans les situations de rencontre avec les personnes peu familières. Un second groupe rassemble des situations qui ont en commun de susciter ce qu’on appelle, d’un terme calqué sur l’anglais, l’« angoisse de performance », c’est-à-dire la peur de faire quelque chose (sous-entendu : devant les autres) : l’enfant a peur et perd ses moyens lorsqu’il se trouve dans une situation où il peut être évalué ou jugé par autrui. Il peut s’agir de la peur de parler ou d’écrire en public, de manger ou de boire en public. L’anxiété de performance est très fréquente chez les enfants, notamment dans les situations scolaires. Les enfants phobiques sociaux ont peur des situations dans lesquelles ils se sentent observés par leurs camarades ou par la maîtresse, ou lorsque leurs compétences sont évaluées : être interrogé en classe, lire ou réciter une poésie ou aller au tableau. Ils éprouvent alors une gêne extrême qui se manifeste souvent par les concomitants physiologiques de l’angoisse : tachycardie, moiteur des mains, transpiration, tremblements, douleurs abdominales, etc. Cette anxiété s’accompagne de pensées négatives dévalorisant leurs performances. Par exemple, les enfants se tiennent un monologue intérieur du type : « Ils vont penser que je suis nul » ; « Ils vont penser que ce que je dis est sans intérêt » ; « Ils vont dire que je suis bête, que je suis stupide. » Les enfants phobiques sociaux affirment généralement qu’ils savent leur leçon par cœur, mais qu’ils ont tellement peur qu’ils oublient tout et n’arrivent plus à répondre quand on les interroge en classe. Dans les cas les plus graves, la peur de se trouver dans ces situations est telle que l’enfant refuse d’aller à l’école. Les classifications de l’Organisation mondiale de la santé et de l’Association américaine de psychiatrie s’en tiennent à cette grande distinction entre les manifestations de la peur de l’interaction avec autrui et celles de l’angoisse de performance. Mais Holt et son équipe (1992) ont proposé une classification plus fine qui ajoute deux nouvelles catégories de situations. Le premier groupe concerne les situations dans lesquelles il faut s’affirmer, par exemple, réclamer la restitution d’un objet prêté, refuser le prêt ou le don d’un objet, demander ou refuser un service, etc. Le second groupe est assez proche des situations qui suscitent l’angoisse de performance, mais il concerne des activités qui ne donnent pas normalement lieu à la crainte d’une évaluation par autrui, telles que des activités quotidiennes : dessiner, jouer ou tout simplement marcher ou évoluer sous le regard d’autrui. En ce 106 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT sens, le fait de manger au restaurant appartiendrait plutôt à cette dernière catégorie qu’à celle des situations de performance, dans laquelle on le situe habituellement. En résumé, je propose de distinguer cinq types de situations sociales phobogènes : rencontre avec des inconnus, peur de montrer sa peur, angoisse de performance, situations où il faut s’affirmer, accomplissement d’activités quotidiennes sous le regard d’autrui. Lorsque le sujet se trouve face à ces situations, il éprouve une détresse psychologique intense accompagnée des manifestations physiologiques habituelles de l’angoisse : tachycardie, tremblements, sudation, rougeur, douleur abdominale, etc. Certains enfants et notamment les plus jeunes manifestent leur peur de ces situations sociales par des pleurs ou des crises de colère. On peut également observer chez certains d’entre eux un comportement d’inhibition ou de retrait. En effet, comme dans toutes les phobies, le problème principal est créé par la solution que l’enfant tente de donner à son problème, et qui est l’évitement, de plus en plus systématique à mesure que le temps passe, des situations sociales génératrices d’anxiété. Plus l’évitement est systématique, moins l’angoisse est fréquente, mais plus les possibilités d’activité sont limitées, plus l’adaptation générale est perturbée. Ces données de l’expérience clinique sont très largement confirmées par une recherche de Beidel et de ses collègues (1999) qui ont établi, à partir d’une enquête faite auprès de 50 enfants phobiques sociaux, un classement des différents types de situations sociales qui provoquent l’anxiété. Les situations suscitant le plus fréquemment l’angoisse sont les « performances publiques », comme lire à haute voix debout devant la classe (71 % des enfants phobiques sociaux), les « performances musicales ou sportives » (61 %), se joindre à une conversation déjà commencée par d’autres (59 %), parler à des adultes (59 %), écrire au tableau (51 %), commander de la nourriture dans un restaurant (50 %), danser (50 %), passer des examens (48 %), assister à des réunions amicales (47 %), répondre à une question en classe (46 %), travailler ou jouer avec d’autres enfants (45 %) et demander de l’aide au professeur (44 %). D’autres situations sont redoutées par un moindre nombre d’enfants phobiques sociaux (de 37 à 10 %), comme l’éducation physique en classe, les rencontres de groupe ou d’équipe sportive, être photographié, utiliser les toilettes publiques, inviter un ami à le rejoindre, manger à la cantine scolaire, marcher dans les couloirs, laisser ses vêtements au vestiaire, parler ou répondre au téléphone et manger en face des autres. Nous avons déjà noté que les enfants phobiques sociaux n’attendent pas passivement de se trouver pris par surprise dans ces situations qu’ils redoutent. Qu’il s’agisse d’anxiété relative au contact avec autrui, d’anxiété de performance ou de crainte de manifester des signes d’anxiété, l’enfant sait à l’avance qu’il va éprouver de la peur s’il se trouve dans de telles situations, et ces anticipations anxieuses ont pour conséquence l’évitement PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 107 aussi systématique que possible des situations redoutées. Cela entraîne presque inévitablement une altération importante des relations interpersonnelles, des activités et notamment des performances scolaires. L’échec scolaire est donc l’une des complications les plus fréquentes et les plus redoutables de la phobie sociale. C’est bien ce que souligne l’étude rétrospective de Davidson et de ses collègues (1993). Menée auprès de phobiques sociaux adultes examinés dans le cadre d’une vaste enquête épidémiologique (Duke Catchment Area Study), cette étude montre que près de 39 % de ces sujets ont redoublé au moins une classe, que 38 % d’entre eux ont systématiquement manqué l’école à un certain moment, ce qui n’a du reste entraîné des mauvais résultats scolaires que dans moins de la moitié des cas (14,5 % du total des phobiques sociaux). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 2 NOSOGRAPHIE Dans la littérature spécialisée, les termes phobie sociale, anxiété sociale et trouble d’évitement de l’enfance et de l’adolescence sont régulièrement utilisés par les cliniciens et les chercheurs, sans qu’ils en précisent toujours la signification exacte. Il convient de préciser que le trouble « évitement de l’enfance et de l’adolescence » était une catégorie diagnostique du DSM-III-R (APA, 1987) qui figurait dans la section de l’axe II consacrée aux troubles survenant habituellement au cours de la première et la deuxième enfance. Il s’agit d’un tableau clinique caractérisé par un retrait important dans la relation avec autrui, accompagné cependant d’un désir de relations avec les personnes familières. On note en outre une inhibition massive et une grande timidité. Le DSM-IV inclut maintenant ce trouble dans la « phobie sociale (trouble anxiété sociale) » qui figure dans la section consacrée aux troubles anxieux. Le diagnostic doit préciser s’il s’agit d’une phobie sociale de type généralisé, c’est-à-dire dans laquelle les patients ont peur à la fois des situations de performance en public et des situations d’interactions sociales. Dans la classification de l’Organisation mondiale de la santé (1994), ce trouble est nommé anxiété sociale de l’enfance et figure dans la section consacrée aux « troubles émotionnels apparaissant spécifiquement dans l’enfance ». Sa description ne mentionne pas les situations d’angoisse de performance, mais seulement des situations de contact avec des personnes peu familières. La CIM-10 précise que l’anxiété sociale de l’enfance survient souvent au cours de stades du développement pendant lesquels l’anxiété est normale, mais que le caractère pathologique de cette anxiété est dû à son intensité, à sa persistance au-delà de l’âge habituel et aux difficultés d’adaptation qu’elle entraîne. Le diagnostic exige que l’anxiété sociale ait 108 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT débuté avant l’âge de 6 ans et duré au moins quatre semaines, et se rapporte donc à des troubles d’apparition très précoces et concernant exclusivement l’interaction avec des personnes peu familières. Lorsque l’apparition des troubles est plus tardive et lorsque l’angoisse de performance fait partie du tableau clinique, on ne doit pas porter le diagnostic d’« anxiété sociale de l’enfance » mais celui de phobie sociale. La Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA, cf. Misès et coll., 2002) ne mentionne pas le diagnostic de phobie sociale ou d’anxiété sociale. Il faut donc classer les phobies sociales infantiles dans la catégorie dénommée troubles névrotiques à dominante phobique, qui englobe « les traits et les mécanismes appartenant au registre phobique avec les symptômes caractéristiques, notamment les crises d’angoisse et les comportements de fuite devant un élément phobogène ». Les auteurs estiment que cette catégorie correspond à la catégorie des troubles anxieux phobiques de l’enfance de la CIM-10. Beaucoup de cliniciens distinguent, à la suite du DSM, deux formes cliniques de phobie sociale : une forme dans laquelle les symptômes appartiennent à une seule des deux grandes catégories, malaise dans l’interaction et angoisse de performance. Cette forme ne porte pas de nom particulier. On parle au contraire de forme généralisée, lorsque les deux catégories de symptômes sont représentées dans le tableau clinique. De ce fait, le trouble « évitement de l’enfance et de l’adolescence » du DSM-III était nécessairement une forme généralisée, tandis que le trouble « anxiété sociale de l’enfance » de la CIM-10 n’est jamais une phobie sociale généralisée. 3 ÉPIDÉMIOLOGIE Il ressort du tableau 4.1 ci-contre que le taux de prévalence de la phobie sociale infantile dans la population générale est de l’ordre de 1 %, que cette pathologie affecte cinq fois plus de filles que de garçons et que l’âge de début est d’environ 11 ans. 4 PHOBIE SOCIALE ET TROUBLES ASSOCIÉS La comorbidité entre les différentes catégories de troubles anxieux est bien connue comme l’a montré l’étude déjà citée de Kendall et de ses collègues (2001). Par exemple, dans l’étude clinique de Last et ses collègues (1987), PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 109 63 % des enfants phobiques sociaux présentaient au moins un diagnostic associé et plus du quart (27,3 %) en présentait trois ou plus. L’association est particulièrement forte avec la forme infantile de l’anxiété généralisée : plus du quart des enfants phobiques sociaux présentent également les signes de l’anxiété généralisée, et plus du tiers des enfants hyperanxieux présentent également des symptômes justifiant le diagnostic de phobie sociale. Auteurs Date Type de population Effectif Répartition selon le sexe Âge de début Andersen et coll. 1987 Tout venant 0,9 % 1 garçon pour 5 filles – McGee et coll. 1990 15 1,1 % 1 garçon pour 5 filles – Giacona et coll. – – – 10, 8 1 436 6-18 2,9 % 2,4 garçons pour 4 filles – Troubles anxieux 173 9-13 33,5 % – – Troubles anxieux 73 14 15 % – – Âge Prévalence 792 11 Tout venant 943 1994 Tout venant 386 Garland et coll. 2001 Diagnostics divers Kendall et coll. 2001 Last et coll. 1987 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Tableau 4.1 Données épidémiologiques sur la phobie sociale infantile Les revues de la question établies par Angold et ses collègues (1999) et par Axelson et Birmaher (2001) montrent que les troubles anxieux sont souvent associés à la dépression, à l’hyperactivité avec déficit de l’attention et aux troubles du comportement. L’une des rares études qui traite spécifiquement de la phobie sociale, celle de Beidel et de ses collègues (1999), met en évidence que ce trouble est surtout associé à d’autres troubles anxieux. La population de cette étude comprenait 50 enfants phobiques sociaux, 22 garçons et 28 filles âgés de 5 à 13 ans. Soixante pour cent de ces enfants avaient un diagnostic comorbide. Dans la majorité des cas, il s’agissait d’un autre trouble anxieux : anxiété généralisée (10 %), phobie simple (10 %), angoisse de séparation (10 %), trouble obsessionnel compulsif (6 %) et trouble panique (2 %). L’association avec la dépression était moins forte : 6 % des enfants phobiques sociaux étaient déprimés et 2 % présentaient des troubles de l’adaptation avec humeur anxieuse et dépressive. Les auteurs relèvent que ce 110 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT taux est faible, mais qu’il n’est pas rare de relever chez ces enfants des symptômes dépressifs en nombre insuffisant pour justifier un diagnostic de trouble dépressif. Enfin, 10 % des enfants présentaient un trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention et 8 % souffraient de mutisme électif, c’est-à-dire de « l’incapacité régulière à parler dans des situations sociales spécifiques dans lesquelles l’enfant est supposé parler (exemple : à l’école ou avec ses camarades), alors qu’il parle dans d’autres situations » (DSM-IV, p. 135). Même lorsque les manifestations cliniques n’étaient pas assez nombreuses ou intenses pour que les critères diagnostiques de ces troubles soient remplis, les enfants phobiques sociaux avaient souvent des symptômes d’anxiété généralisée et beaucoup de peurs de certaines situations ou objets. Les peurs les plus répandues étaient la peur des injections (51 %) et des prises de sang (35 %), suivie par l’acrophobie ou peur des hauteurs et des emplacements élevés (30 %), la peur du sang coulant des coupures ou égratignures (28 %), la peur du noir (23 %), ainsi que des peurs de bêtes et d’insectes, la peur des orages et des éclairs, et la peur des médecins ou des dentistes. Dans l’étude de Strauss et Last (1993), 41 % des enfants phobiques sociaux présentaient un diagnostic comorbide d’anxiété généralisée, 17 % avaient une angoisse de séparation, 21 % avaient un diagnostic d’évitement de l’enfance (catégorie diagnostique du DSM-III-R). En outre, 17 % présentaient un trouble dépressif qui était, dans plus de la moitié des cas (10 %), une dépression majeure. 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Conception psychanalytique de la phobie sociale La notion de phobie sociale ne fait pas partie des nosographies traditionnelles auxquelles beaucoup de psychanalystes français demeurent attachés. Mais de nombreux psychanalystes ont souligné la spécificité de certaines situations anxiogènes fréquentes chez les adultes ou les enfants névrosés telles que la peur de rougir (éreutophobie ou érythrophobie), la peur d’accomplir certaines actions en public ou certaines formes pathologiques de timidité. Bien que la notion de phobie sociale n’appartienne pas à la psychopathologie psychanalytique, la théorie psychanalytique fournit des instruments utiles pour la compréhension et le traitement des principaux aspects de la phobie sociale, à tel point qu’il est étonnant qu’on ait attendu si longtemps pour que cette dernière soit reconnue dans sa spécificité. En effet, Freud a souligné la dualité des pulsions sexuelles infantiles. Les pulsions orales, anales et génitales infantiles se développent par étayage sur PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 111 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. une fonction corporelle et sont d’abord auto-érotiques avant d’investir l’objet libidinal. Parallèlement à ce premier groupe, d’autres pulsions relativement indépendantes des précédentes trouvent précocement le chemin de l’objet et donc ne sont à aucun moment auto-érotiques. Il s’agit de ce que Freud appelle les pulsions partielles dont les principales sont le sadisme et son opposé le masochisme, ainsi que l’exhibitionnisme et son opposé le voyeurisme. L’inconscient ignorant la logique, l’incompatibilité des opposés et la différence entre le sujet et l’objet, le sadisme coexiste souvent avec le masochisme et l’exhibitionnisme avec le voyeurisme (Freud, 1905 (1915), p. 87 ; 1915a, p. 29-31). Freud insistait sur la fréquence de l’exhibitionnisme chez les enfants au cours du stade anal et du stade génital infantile. Lors du refoulement du complexe d’Œdipe, cet exhibitionnisme est puissamment refoulé, ce qui se traduit par une inhibition qui porte, non seulement sur les conduites d’exhibition sexuelle, mais aussi sur des conduites qui représentent symboliquement ce type d’exhibition, comme parler en public, chanter ou jouer devant un public, être au centre de l’attention d’un groupe, etc. C’est dans ce cadre classique que se situait Otto Fenichel (1945, p. 249) quand il interprétait le trac, l’érythrophobie et la peur des examens comme la conséquence du refoulement de l’exhibitionnisme-voyeurisme, tout en soulignant cependant l’importance de facteurs plus archaïques. Les nombreux travaux cliniques de Melanie Klein permettent de relier les situations redoutées par les enfants phobiques sociaux à des situations anxiogènes de la première enfance. Ainsi le rythme de la voix dont la hauteur monte et descend au cours de l’acte de parole représente symboliquement le rythme de la masturbation qui lui-même reproduit le rythme des allers et retours du pénis au cours du coït des parents – observé ou imaginé et de toute façon réinterprété sous l’influence du fantasme originaire de la scène primitive. Plus tard, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture confronte l’enfant à l’étude et à la reconnaissance de caractères formés de lignes qui montent et descendent alternativement, reproduisant ainsi, en lui donnant, en outre, une inscription spatiale, le rythme commun à la masturbation et à la scène primitive. Ainsi parler, lire ou écrire deviennent des expressions symboliques d’actes sexuels (Klein, 1923). On comprend dès lors pourquoi il devient si difficile d’accomplir ces actes en public et en particulier devant des inconnus sur lesquels il est plus facile de projeter l’imago de parents interdicteurs, puisqu’on ne sait sur eux rien de rassurant qui soit de nature à démentir ce genre de projection. Ainsi les inconnus ou les personnes connues mais peu familières jouent le rôle de parents sévères qui répriment l’exhibitionnisme : père castrateur, mère rejetante ou dévoratrice. La projection d’une fonction surmoïque sévère sur autrui est particulièrement facile dans les situations où le sujet risque d’être évalué par le spectateur ou l’auditeur, ce qui explique la fréquence de l’angoisse de performance ou de la peur des examens ou des interrogations en classe chez les enfants phobiques sociaux. 112 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT À ces considérations classiques, Melanie Klein a ajouté plus tard, lorsqu’elle a élaboré sa théorie de la position dépressive et de la défense maniaque, l’idée que les tendances exhibitionnistes et voyeuristes, peuvent s’accompagner d’une agressivité destructrice à l’encontre des objets œdipiens. Le voyeurisme dont l’objet originel est la « scène primitive » peut s’accompagner de l’illusion d’un contrôle fantasmatique tout-puissant (1935), cependant que l’exhibitionnisme prend la signification d’un déni de la castration redoutée, accompagné du fantasme omnipotent d’avoir soimême castré le père ou les « parents combinés ». On conçoit que l’infiltration de l’exhibitionnisme infantile par des fantasmes sadiques si angoissants expose tout particulièrement au risque d’une inhibition massive de l’exhibitionnisme et du voyeurisme et de tous leurs équivalents symboliques, c’està-dire de nombreuses situations d’interaction sociale. 5.2 Théorie de l’inhibition du comportement Les conceptions psychanalytiques présentent la phobie sociale comme le produit d’un processus complexe résultant de conflits intrapsychiques. Dans cette perspective, la phobie sociale succède à une étape au cours de laquelle l’enfant a été expansif voire exhibitionniste. À l’inverse, de nombreux auteurs se sont contentés de supposer que la phobie sociale repose sur une prédisposition observable dès l’âge de 2 ans. Dans cette perspective, les enfants phobiques sociaux ont été des bambins timides et inhibés. Il existe actuellement tout un courant qui tente d’expliquer les troubles anxieux et en particulier la phobie sociale (ou, dans les études plus anciennes, le trouble évitement) par une dimension du tempérament nommée inhibition du comportement (souvent mal traduite « inhibition comportementale ») par Jérôme Kagan et ses collègues (1988, 1995), qui ont différencié depuis près de deux décennies deux catégories de tempéraments chez les enfants : les inhibés et les non-inhibés. Les enfants inhibés sont introvertis, prudents, tranquilles et timides quand ils sont dans une situation inhabituelle. Au cours des expériences de psychologie expérimentale, ils se caractérisent par une tendance durable à présenter une attitude de repli dans les situations d’incertitude créées en laboratoire. Les non-inhibés se caractérisent, au contraire, par une tendance à être spontanés et actifs. L’évaluation de l’inhibition du comportement se fait grâce à une méthode standardisée d’observation du comportement de l’enfant en laboratoire. Elle consiste à mesurer la réaction de l’enfant à des situations non familières : l’enfant est placé dans un environnement inconnu (locaux inhabituels) ou comportant des éléments inconnus (personnes, objets ou matériels de tests) (Rosenbaum et coll., 2000). Les manifestations et donc les critères de l’inhibition sont les expressions, variables selon l’âge, de la détresse et/ou de l’évitement en réponse à des personnes ou à des situations non familières. PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 113 Plusieurs études ont confirmé l’existence d’un lien entre l’inhibition du comportement et les troubles anxieux, notamment le trouble évitement et la phobie sociale (Biederman et coll., 1990, 1993, 2001a ; Rosenbaum et coll., 1991). Par exemple, dans l’étude la plus récente de l’équipe de Boston dirigée par Biederman (2001a), la présence de troubles psychopathologiques a été évaluée dans deux groupes d’enfants âgés de 2 à 6 ans ne différant que par la présence ou l’absence de l’inhibition du comportement. L’anxiété sociale – c’est-à-dire l’ensemble formé par la phobie sociale et le trouble « évitement de l’enfance et de l’adolescence » – était plus de trois fois plus fréquente chez les enfants inhibés (17 %) que chez les enfants non inhibés (5 %). Il est intéressant de noter que, dans cette même étude, les auteurs ont trouvé que les enfants non inhibés présentaient trois fois plus de troubles du comportement que les enfants inhibés (20 % contre 6 %). Quelle est l’origine de l’inhibition du comportement ? Le groupe de Boston incrimine la psychopathologie des parents. Par exemple, dans deux des études que nous venons de citer (Rosenbaum et coll., 2000 ; Biederman et coll., 2001a), les auteurs ont aussi trouvé que l’inhibition du comportement chez les enfants était environ deux fois plus fréquente chez les enfants dont l’un des parents ou les deux parents souffraient d’un trouble panique, de dépression majeure, ou de ces deux troubles simultanément. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Selon Biederman et ses collègues (2001a), le trouble panique des parents, avec ou sans dépression majeure, est un bon prédicteur de l’anxiété sociale de l’enfant. Mais la prise en compte de la présence ou de l’absence chez l’enfant de l’inhibition du comportement améliore la prédiction. Cela signifie sans doute que le lien entre pathologie des parents et pathologie des enfants est indirect : les enfants des parents anxieux et/ou dépressifs ont tendance à être inhibés, et c’est cette inhibition qui fournit le terrain pour le développement ultérieur d’une phobie sociale. Dans les études qu’on vient de citer, la méthode consistait à sélectionner des adultes souffrant de trouble panique et à rechercher l’inhibition du comportement chez leurs enfants. La même équipe de Boston a également suivi la démarche inverse en comparant la fréquence des troubles anxieux chez les parents et les germains (les frères et sœurs) des enfants inhibés et chez ceux des enfants d’un groupe témoin. Dans la famille proche des enfants inhibés, les troubles anxieux considérés dans leur ensemble sont quatre fois plus fréquents et la phobie sociale est six fois plus fréquente que dans les familles des enfants témoins. Par ailleurs, les parents et les germains des enfants inhibés présentent souvent plus de deux troubles anxieux simultanés. Ce phénomène est présent chez 25 % d’entre eux, alors qu’il n’apparaît pas une seule fois dans la famille des enfants témoins (Rosenbaum et coll., 1991). L’association entre l’inhibition du comportement pendant la petite enfance et la phobie sociale ultérieure au cours de la deuxième enfance ou 114 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT de l’adolescence est donc bien établie. Schwartz et ses collègues (1999) ont montré qu’elle se prolonge pendant l’adolescence. En effet, les enfants qui avaient été évalués comme des enfants inhibés au cours de la deuxième année de leur vie présentaient au cours de l’adolescence des phobies sociales généralisées beaucoup plus souvent que des peurs spécifiques, de l’angoisse de séparation ou d’anxiété de performance. Il convient de noter que ces constatations n’invalident pas la théorie psychanalytique de la phobie sociale comme refoulement d’un exhibitionnisme antérieur, car le lien entre l’inhibition du comportement et la phobie sociale est très fréquent, mais non universel. Il y a des exceptions, auxquelles peut s’appliquer la théorie du refoulement de l’exhibitionnisme. 5.3 Aspects familiaux Les données concernant les aspects familiaux de la phobie sociale sont peu nombreuses en raison de l’identification relativement récente de ce trouble. Cependant les quelques recherches dont nous disposons comme celle de James Reich et Yates (1988) montrent une fréquence de la phobie sociale, chez les parents du premier degré des sujets phobiques sociaux (6,6 %), significativement plus élevée que chez les parents du premier degré des sujets avec trouble panique (0,4 %). Quand on compare la famille des phobiques sociaux avec celle des témoins normaux, la phobie sociale y est trois fois plus fréquente (6,6 % contre 2,2 %). Cette différence n’est pas significative en raison de la faible taille de l’échantillon, mais elle est confirmée par d’autres travaux. Ainsi l’étude de Fyer et ses collègues (1993) trouve ce même rapport de trois contre un, quand on compare le nombre de phobiques sociaux dans la famille des phobiques sociaux et dans la famille des sujets témoins (16 % contre 5 %). Prenant les choses en sens inverse, l’étude pilote canadienne de Catherine Mancini et de ses collègues (1996) suggère que les enfants de parents phobiques sociaux présentent un risque élevé de développer des troubles psychiatriques et notamment des troubles anxieux. Mais, contrairement aux deux autres études, le diagnostic le plus fréquent est l’hyperanxiété (ancien nom de l’anxiété généralisée ou névrose d’angoisse survenant au cours de l’enfance : 30 %), la phobie sociale (23 %) et l’anxiété de séparation (19 %) ne venant qu’ensuite. Par ailleurs, cette étude indique que 65 % des enfants de parents phobiques sociaux présentent plus d’un trouble anxieux. Une troisième étude va exactement dans le même sens : Roselind Lieb et ses collègues (2000) ont examiné une population de 1 047 adolescents de la région de Munich, âgés de 14 à 17 ans. Ils montrent que les enfants de parents phobiques sociaux (diagnostiqués selon les critères du DSM-IV) ont un taux de phobie sociale quatre à cinq fois plus élevé que les enfants de parents sans troubles psychopathologiques (9,6 contre 2,1 %). La PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 115 prévalence de la phobie sociale était également élevée chez les adolescents dont les parents présentaient d’autres troubles anxieux, des troubles dépressifs ou des troubles liés à l’alcoolisme. Les auteurs ont également trouvé que le style d’interaction entre parents et enfants joue un rôle dans la production de la phobie sociale. Ainsi, l’hyperprotection élevée et le rejet parental sont significativement associés à la fréquence de la phobie sociale chez les enfants. Comme toujours, les auteurs de certaines de ces études estiment que la dimension familiale du trouble est un argument en faveur de son déterminisme génétique et de sa transmission héréditaire. On ne saurait évidemment souscrire à ce genre d’affirmation, tant il paraît évident que les explications concurrentes par l’imitation et l’identification sont tout aussi pertinentes et qu’aucun fait avéré ne permet pour l’instant de trancher entre ces hypothèses. 6 ÉVOLUTION DE LA PHOBIE SOCIALE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. On connaît peu de choses sur le devenir des enfants phobiques sociaux, mais l’expérience clinique semble souligner l’extrême stabilité de l’anxiété sociale au cours de la vie. Comme le disent les auteurs du DSM-IV (p. 487) : « L’évolution de la phobie sociale se fait souvent sur un mode continu. Elle dure fréquemment toute la vie bien que la sévérité du trouble puisse s’atténuer ou qu’il puisse y avoir rémission au cours de la vie adulte. » L’Étude européenne des premiers stades de développement de la psychopathologie (EDSP, Early Developmental Stages of Psychopathology Study ; cf. Wittchen et coll., 1999 ; Wittchen, 2000) met en évidence que l’évolution de beaucoup de sujets, spécialement à la fin de l’adolescence, présente des hauts et des bas. Les problèmes peuvent être atténués grâce à l’attachement à un partenaire dans le cadre d’une relation apaisante, mais la survenue d’un quelconque événement de vie peut provoquer la réapparition du trouble complet. En somme, le principal résultat de l’EDSP, c’est qu’il peut y avoir certaines variations dans la gravité de la phobie sociale : le trouble peut osciller entre un stade « symptomatique » où les symptômes sont suffisamment nombreux et gênants pour justifier le diagnostic de phobie sociale, et une forme « infraclinique » dans laquelle la fréquence et l’intensité des manifestations cliniques descendent en dessous du seuil justifiant ce diagnostic. Les rémissions complètes, stables et spontanées sont exceptionnelles. En dehors des phobies spécifiques de l’enfance, aucun trouble anxieux n’a un taux de rémission spontanée aussi faible que la phobie sociale. 116 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Les auteurs de l’EDSP (Wittchen et coll., 1999) ont suivi sur une période de plusieurs années des phobiques sociaux qui étaient des adolescents et des jeunes adultes au début de l’étude. Ils ont ainsi montré que les phobiques sociaux ont un risque élevé de développer ultérieurement un épisode dépressif majeur. Ils ont également un risque élevé de développer différents troubles anxieux et de devenir des consommateurs d’alcool ou de drogue. 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés L’originalité de l’ISC (Interview Schedule for Children), instrument mis au point par Maria Kovacs, est de centrer l’interrogatoire non pas sur l’anxiété éprouvée dans les situations sociales, mais sur l’évitement de ces situations. De ce fait, les questions portent sur le comportement observable de l’extérieur, ce qui évite les difficultés liées à l’interrogation de l’enfant sur l’anxiété qu’il ressent. Mais cela constitue également une limitation importante de la spécificité de l’instrument : en effet, la restriction des activités « sociales » n’est pas pathognomonique de la phobie sociale, et beaucoup des conduites visées par la section « retrait social » de l’ISC pourraient également être notées en cas de dépression. Quoi qu’il en soit, l’ISC prévoit un interrogatoire minutieux portant sur les différentes situations de la vie quotidienne de l’enfant qui sont susceptibles de procurer des occasions de rencontre avec autrui. On explore ainsi les activités de loisir, afin de savoir si l’enfant aime les pratiquer avec des camarades ou s’il préfère s’y adonner seul. Si tel est le cas, on essaie de connaître la nature de ces jeux et activités solitaires, leur cadre habituel, leur fréquence, leur durée. On aborde ensuite les relations avec les autres enfants. On cherche notamment à savoir si l’enfant va plus ou moins fréquemment rendre visite à d’autres enfants à leur domicile et s’il reçoit facilement ses camarades dans son propre domicile. Les échanges téléphoniques avec les camarades sont également l’objet d’une enquête très minutieuse, destinée à recueillir des informations quantitatives (nombre et durée des communications, nombre des interlocuteurs différents) et qualitatives (qui sont les interlocuteurs habituels ? qui prend habituellement l’initiative de l’appel ? etc.). On part ensuite à la recherche d’une éventuelle diminution récente de la participation de l’enfant à des activités collectives, qu’il s’agisse de sports ou de jeux divers avec d’autres enfants, ou d’activités habituellement accomplies en famille. PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 117 C’est seulement dans la dernière partie de cette section que l’interrogation, jusqu’ici centrée sur le comportement extérieur, se porte sur des aspects plus subjectifs : sentiments, souhaits et craintes de l’enfant. On cherche à savoir s’il éprouve dans les relations avec autrui un malaise tel qu’il préfère la solitude, ou s’il éprouve seulement une gêne relativement modérée et facilement surmontable, qui n’altère pas fondamentalement les relations interpersonnelles. Cela permet d’établir si l’on a affaire à une authentique phobie sociale ou à une simple « timidité naturelle qui a toujours caractérisé l’enfant » et que Maria Kovacs nous invite à ne pas confondre avec le retrait typique de la phobie sociale. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation La Child Behavior Checklist (CBCL) comporte une échelle syndromique relative au retrait-isolement. Cette échelle syndromique comporte 9 items relatifs à l’isolement social de l’enfant comme l’item 42 « aime être seul », l’item 75 « timide ou réservé (e) », l’item 111 « replié sur soi, ne se mêle pas aux autres ». Le retrait social peut également être estimé grâce à l’échelle sociale de la section « compétences ». L’échelle sociale évalue, par exemple, la participation de l’enfant à des organisations telles que des mouvements de jeunesse, des clubs, des équipes sportives ou des groupes quelconques, ainsi que sa capacité à établir des relations interpersonnelles. La CBCL fournit donc des informations précieuses quant aux capacités sociales et relationnelles de l’enfant. Deborah Beidel et ses collègues (1999) ont souligné l’intérêt de la CBCL dans l’évaluation des enfants phobiques sociaux : ils présentent généralement, en plus de l’anxiété sociale, une perturbation affective assez globale. Cette perturbation se manifeste principalement par des troubles du type « internalisation » (retrait-isolement, plaintes somatiques et anxiété-dépression). La note des enfants phobiques sociaux à cet indice est de près de 70, soit deux écarts types au-dessus de la moyenne. La pathologie des enfants phobiques sociaux s’exprime moins fréquemment (10 %) par des troubles du type externalisation (comportement déviant et comportement agressif), pourtant leur note moyenne à l’indice « externalisation » est nettement supérieure à celle des enfants de la population d’étalonnage, avec une moyenne de 58,5 et un écart type de 9,9. Ce point peut surprendre et cadre mal avec les données issues des travaux sur l’inhibition du comportement (cf. supra, p. 112-114), mais il est cohérent avec l’existence d’une comorbidité non négligeable entre la phobie sociale et les troubles du comportement tels que l’hyperactivité et le trouble de la conduite. 118 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 7.3 Les échelles d’auto-évaluation L’inventaire d’anxiété et de phobie sociales pour enfants (SPAIC1, Social Phobia and Anxiety Inventory for Children) a été élaboré par Deborah Beidel et ses collègues (1995) pour évaluer de manière spécifique la phobie sociale et l’anxiété sociale chez les enfants à partir de 8 ans, et il comprend 26 items. L’enfant doit encercler le nombre qui correspond le mieux à la fréquence avec laquelle il se sent nerveux ou a peur dans chacune des situations évoquées dans cette échelle : 0 (« jamais ou presque jamais »), 1 (« parfois ») ou 2 (« la plupart du temps ou toujours »). R. Gagné et ses collègues ont traduit cette échelle en français canadien. Cette traduction est publiée par Multi-Health Systems (customer [email protected]). Il est possible de l’utiliser en France à condition d’expliquer aux enfants certaines expressions typiquement québécoises. La note 18 permet de faire la distinction entre les phobiques sociaux et les enfants ne présentant pas d’anxiété sociale. L’analyse factorielle a permis de dégager une dimension principale et deux facteurs secondaires. Le facteur principal comprend 13 items en rapport avec l’affirmation de soi et l’aisance dans la conversation. Le facteur 2 comprend 9 items relatifs aux rencontres sociales dites traditionnelles qui sont pour la plupart des situations de groupe, et le facteur 3 comprend 7 items relatifs à la performance en public (comme parler en public, répondre à des questions en classe) (cf. Beidel, 2000). 7.4 Les méthodes projectives 7.4.1 Le test de Rorschach Aucune recherche publiée n’a encore étudié les réponses au test de Rorschach d’un groupe clinique d’enfants phobiques sociaux. Cependant, l’expérience clinique montre que les indices Rorschach relatifs à la socialisation et aux relations interpersonnelles sont particulièrement affectés chez ces patients. Le nombre de réponses humaines entières (« grandes H » ou « H pures »), qui témoigne de l’investissement des relations interpersonnelles et de l’intérêt pour autrui, est plutôt faible, tandis que le nombre des réponses humaines partielles (têtes et surtout yeux, mains, jambes, etc.) ou représentant des êtres imaginaires (diables, anges, personnages de contes de fées ou de films fantastiques) est souvent plus élevé que celui des réponses humaines entières. Les réponses « yeux » sont particulièrement typiques des enfants phobiques sociaux. Il y a très peu de réponses mouvement de coopération (COP) et, selon le cas, peu ou pas de réponses agressives (AG) ou au 1. Copyright © 1998, Multi-Health Systems Inc. USA : P.O. Box, North Tonawanda NY 141200950. Canada : 3770 Victoria Park Avenue, Toronto ON, M2H 3M6. PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 119 contraire beaucoup (chez les enfants dont la phobie recouvre des tendances agressives). Dans le même ordre d’idées, les réponses mettant en scène une relation de coopération ou de coexistence pacifique entre deux êtres quels qu’ils soient – personnes, animaux ou objets – sont moins fréquentes que chez les sujets normaux. L’échelle de réciprocité de Urist (1977) est rarement utilisable avec les enfants phobiques sociaux, parce que les réponses d’interaction sont rares dans leurs protocoles. Mais quand il y en a, elles sont souvent marquées par la dépendance ou l’agressivité. Le nombre de réponses animales, bon indicateur de l’adaptation et du conformisme social, est souvent plus faible que la moyenne. Par ailleurs, l’indice d’isolement social proposé par John Exner est généralement élevé – cet indice tient compte des réponses nature, nuages, botanique, paysage et géographie (cf. Exner, 1990, p. 82). Il évalue la prédisposition interne à l’isolement plutôt que la situation réelle d’isolement. Enfin, selon Exner, « […] quand la valeur des mouvements passifs excède de plus d’un point celle des mouvements actifs, cela indique que le sujet aura tendance à assumer un rôle plutôt passif dans les relations interpersonnelles, sans pour autant que cela prenne la forme d’une soumission ». Les protocoles de Rorschach de 16 adultes qui participaient à un groupe d’affirmation de soi indiquent que 7 d’entre eux (44 %) avaient des rapports a : p où p dépassait a de plus d’un point, alors que les réponses actives sont normalement plus nombreuses que les réponses passives chez l’adulte, le rapport étant ordinairement de deux à trois mouvements actifs pour un mouvement passif (1993, p. 325). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.4.2 Les tests d’aperception thématique Les histoires présentent une seule caractéristique, mais elle est massive : c’est l’absence de relations ou l’évocation de relations interpersonnelles difficiles, marquées par la gêne, l’incompréhension ou le conflit. Plus les enfants sont jeunes, plus ils ont tendance à projeter sans déguisement leurs sentiments et leurs expériences vécues dans les histoires qu’ils racontent. Le test devient alors le point de départ d’un entretien clinique, qui permet à l’enfant d’exprimer plus complètement des difficultés relationnelles qu’il avait eu du mal à exposer au cours du premier entretien. 8 CAS CLINIQUE : CAROLINE, 12 ANS Caroline est en classe de cinquième. Sa mère est infirmière, son père cadre moyen dans une grande entreprise. Caroline a deux frères et une sœur, âgés 120 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT respectivement de 15, 8 et 7 ans. Sa mère l’amène à la consultation en raison « d’un travail et de résultats scolaires très irréguliers » qui ont conduit depuis quelques mois à une baisse générale de ses notes. Elle est inquiète, parce que Caroline se referme complètement sur elle-même depuis l’effondrement de ses résultats scolaires. Elle n’a du reste pas d’amis et elle ne sort jamais sauf pour aller en classe. Mais ce qui a alerté récemment les parents et a précipité la consultation, c’est que leur fille s’est mise à dire ouvertement qu’elle n’a pas envie d’aller au collège. Caroline avait été suivie en psychothérapie de l’âge de 6 ans à l’âge de 8 ans. Elle souffrait à l’époque d’une grave angoisse de séparation, elle avait peur d’aller à l’école et avait des phobies diverses. Ces troubles étaient accompagnés de symptômes psychosomatiques très importants, maux de tête, vomissements et douleurs abdominales. Caroline semble effectivement très timide et ne parle guère lors de ce premier entretien. Néanmoins, lorsque je l’interroge sur la raison pour laquelle elle n’a pas envie d’aller au collège, elle dit qu’elle a peur de dire des bêtises et qu’on se moque d’elle. Le contact avec Caroline est difficile au cours des entretiens précédant l’examen psychologique. Elle semble tendue, ne répond qu’avec difficulté aux questions que je lui pose. Cependant, à mesure qu’on avance dans la passation du WISC-III et que je la félicite de ses bonnes réponses, elle se détend, semble retrouver confiance en elle et sa coopération est excellente tout au long de l’examen psychologique. Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 122 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 136 Quotient intellectuel total (QIT) : 134 Caroline a une intelligence très supérieure à la moyenne : ses résultats la situent dans les 1 % supérieurs de sa classe d’âge. ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 13 Similitudes : 14 Arithmétique : 12 Vocabulaire : 14 Compréhension : 14 Mémoire des chiffres : 10 Complètement d’images : 15 Code : 12 Arrangement d’images : 17 Cubes : 15 Assemblage d’objets : 16 Symboles : 12 Labyrinthes : 14 PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 121 L’examen de ces notes montre qu’elles sont toutes (sauf une) comprises entre 12 et 17. Les subtests qui font appel à la compréhension des relations spatiales (arrangement d’images, cubes et assemblage d’objets) sont particulièrement réussis. Le subtest mémoire des chiffres qui est sensible à l’attention et à la concentration est le moins bien réussi, ce qui est fréquent chez les enfants anxieux et dépressifs. ■ Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) Compréhension verbale (CV) : 123 Organisation perceptive (OP) : 141 Vitesse de traitement (VT) : 106 L’analyse en termes d’aptitudes spécifiques apporte dans ce cas une information importante : son résultat tout à fait exceptionnel au facteur d’organisation perceptive situe Caroline dans les 3 ‰ supérieurs des enfants de son âge. Au facteur vitesse de traitement, le résultat est moyen, mais il est très bas quand on le compare au niveau de Caroline aux deux autres facteurs, organisation perceptive et compréhension verbale. On note donc une certaine hétérogénéité dans les aptitudes intellectuelles de Caroline, mais il va de soi que la baisse des résultats scolaires ne peut en aucun cas être expliquée par une quelconque anomalie de l’intelligence. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Échelle de compétence Note totale de compétence : 30 Échelle d’activités : 26 Échelle sociale : 7 Échelle scolaire : 50 La note totale de compétence est très basse, elle est à deux écarts types en dessous de la moyenne. Caroline n’a pratiquement aucune activité, comme en témoigne la note de 26 à l’échelle d’activité. Les deux seules activités notées par la mère sont « faire la vaisselle » et « faire la cuisine ». La note à l’échelle sociale, qui évalue la participation à des groupes et les relations interpersonnelles, est tout aussi basse : Caroline n’a aucune activité de groupe, et ses relations avec autrui sont pratiquement inexistantes. La note à l’échelle scolaire est dans la moyenne, ce qui est surprenant compte tenu du niveau intellectuel. 122 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Échelle syndromique Note totale de perturbation : 53 Trouble d’internalisation : 58 Trouble d’externalisation : 51 Retrait-isolement : 64 Plaintes somatiques : 43 Anxiété-dépression : 59 Problèmes interpersonnels : 52 Troubles de la pensée : 45 Attention/hyperactivité : 65 Comportement déviant : 43 Comportement agressif : 54 On a affaire à un profil assez typique de phobie sociale : on ne relève aucune perturbation lorsqu’on examine la note totale relative à l’intensité des manifestations psychopathologiques et le trouble d’externalisation. Mais le score est assez élevé en trouble d’internalisation et surtout en retrait-isolement, ce qui est cohérent avec la note très basse à l’échelle sociale. Il faut, en outre, remarquer le score élevé en trouble de l’attention/hyperactivité et en anxiété-dépression. En somme, la CBCL de Caroline met en évidence l’importance du retrait-isolement et de difficultés d’attention et de concentration. Nous savons par les données épidémiologiques que ce type de comorbidité est particulièrement fréquent chez les enfants phobiques sociaux. Résultats à l’Inventaire d’anxiété et de phobie sociales (SPAIC, Social Phobia and Anxiety Inventory for Children) Caroline obtient une note de 24, ce qui confirmerait, s’il en était besoin, le diagnostic de phobie sociale. L’analyse qualitative de cette échelle montre que les situations les plus difficiles sont les disputes avec d’autres enfants, qui plongent Caroline dans l’angoisse et le désarroi. Elle a également peur de participer à des conversations banales avec d’autres enfants, de s’exprimer de façon maladroite ou de commettre des maladresses qui pourraient la rendre ridicule. Elle a encore plus peur quand elle doit prendre l’initiative d’adresser elle-même la parole à quelqu’un et lorsqu’il lui faut refuser une demande émanant d’un autre enfant ou d’un adulte. Résultats de l’échelle d’anxiété R-CMAS Échelle Note standard Générale Anxiété physiologique Inquiétude/Hypersensibilité Préoccupations sociales/Concentration Échelle de mensonge 54 9 8 16 9 PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 123 Globalement, Caroline n’est pas plus anxieuse que la moyenne des enfants de son âge, mais la note à la sous-échelle préoccupations sociales-concentration est à deux écarts types au-dessus de la moyenne. Les items de cette sous-échelle évaluent presque tous des préoccupations relatives à la manière dont l’enfant anticipe le fait d’être jugé ou évalué par les autres enfants ou par des adultes dans les différentes situations d’interaction quotidienne. Résultats de l’échelle de dépression de Maria Kovacs Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 70 75 56 70 54 73 Caroline présente de toute évidence un épisode dépressif majeur actuel, attesté par la note globale, avec des manifestations de tristesse, d’autocritique et des sentiments d’échec. Protocole du test de Rorschach (temps total : 42 min) Passation Enquête (cf. p. 29) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche I (TL [temps de latence] = 5 s) 1) Un animal avec les deux yeux, le nez, les dents et les oreilles. Un peu un chat avec de grandes dents qui ressortent, c’est bizarre. 1) L’ensemble, y compris les deux détails blancs supérieurs. 2) Les oreilles en pointe et comme un regard triste, comme si c’était un regard grave et triste, les yeux baissés, c’est-à-dire les yeux, c’est comme s’ils étaient vers le bas, baissés. 2) On dirait un peu des ailes. 1) D7 (saillies latérales supérieures). 2) Comme les ailes des anges. 3) Là, le devant d’un crabe avec les yeux qui sortent. 1) Dd 21 (moitié supérieure de la partie médiane). 2) Les yeux et les deux pinces sur les côtés et le corps. ☞ 124 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ Planche II (TL = 15 s) 4) Des personnages avec la tête et le corps, ils n’ont pas l’air contents. 1) L’ensemble. 2) Parce qu’il y a des taches claires (projections de taches entre les deux D rouges) qui fait comme un effet de tristesse dans les yeux. 5) Ça fait des éléphants ici avec la trompe. 1) D1 (détails noirs latéraux). 2) À la couleur grise, la trompe et le corps. Comme si c’était les trompes qui se rejoignaient et les oreilles. 6) La tache rouge du bas un peu comme un papillon. 1) D3 (détail rouge du bas). 2) Ça fait comme deux ailes des deux côtés et il a des petites branches (antennes) qui sont là (saillies inférieures du D3). Planche III (TL = 3 s) 7) Le rouge on dirait un nœud papillon. 1) D3 (rouge médian). 2) C’est pareil des deux côtés, c’est comme la forme d’un nœud papillon, une espèce de cœur sur les côtés. 8) Un oiseau qu’on a déjà déplumé avec un bec et une aile. 1) D9 (partie noire latérale). 2) La tête, le cou, le corps et une aile. 3) À quoi ça ressemble à un oiseau qu’on a déjà déplumé ? – C’est la forme. 9) Juste une tête avec des yeux et des cornes. 1) Dd35 (les deux parties latérales noires supérieures avec la partie latérale noire médiane). La tête (partie noire médiane), les cornes (parties noires supérieures). 2) C’est la tête d’un personnage surnaturel avec les deux yeux qu’on voit bien foncés, ils sont bien noirs. C’est juste le haut de la tête. 10) Là, ça fait une échographie comme si c’était en mouvement. 1) D7 (partie noire inférieure médiane). 2) Sur les échographies, il y a des taches plus sombres que d’autres et des petits traits qui donnent les effets de mouvements. Planche IV (TL = 2 s) 11) On dirait un peu un monstre humain avec la tête, des bras et des grands pieds, on dirait qu’on le voit du bas. Je ne vois pas d’autres choses. 1) D7 (partie noire entière sans la partie médiane inférieure). 2) Les mains ne sont pas proportionnelles au corps et ça descend comme si c’était une image vue du bas, ce qui fait que la tête elle est plus petite par rapport au reste. 12) Un peu des mitaines ici. 1) Dd 28 et Dd 27 (parties inférieure du Détail central inférieur). ☞ PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE ☞ 13) Un genre de canard qui est en train de se gratter. 125 2) Des mitaines parce qu’on voit les bouts des doigts. 1) D4 (partie latérale supérieure). 2) Comme un bec là, la tête d’un canard avec un très long cou comme un cygne, comme s’il était en train de se gratter le cou avec ses pattes, je ne sais pas comment il fait. Planche V (TL = 2 s) 14) Ça ressemble un peu à une chauve-souris toute noire avec les ailes qui partent comme ça. 1) L’ensemble. 2) Les petites antennes, avec la continuité des ailes et c’est pareil des deux côtés et la couleur noire aussi. 15) On dirait qu’il y a quelqu’un derrière le lapin. 1) L’ensemble. 2) Comme un monsieur avec un chapeau, qui a les pieds un peu déformés, comme si c’était un monsieur qui peut voler, un monsieur surnaturel. Là il y a comme un lapin debout avec de grandes oreilles, qui se trouverait devant un homme surnaturel qui aurait des ailes, et il est caché par ce lapin. 16) Un petit peu la tête d’un crocodile. 1) D10 droit (saillie latérale droite). 2) Comme une espèce de long museau avec une espèce de joue qui redescend. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche VI (TL = 6 s) 17) On dirait un peu une peau avec la tête de l’animal et un genre de pattes, comme si elle était aplatie, on dirait un peu des moustaches un petit peu d’un cheval, le museau et la raie sur le dos. 1) L’ensemble. 2) On voit souvent des animaux morts qui ont gardé la peau qui est un peu tannée et ça fait un peu doux comme une peau et des pattes avec ces différences de couleurs. 18) Là on dirait un crabe avec les yeux. 1) Dd 27 (petits mamelons à la base médiane). 2) C’est la même chose que tout à l’heure (planche I), c’est juste les yeux. 19) V Un petit peu les pinces d’un scorpion. 1) Dd 21 (crochets médians inférieurs). 2) Normalement elles sont plus longues, ici elles sont plus petites. Planche VII (TL = 9 s) 20) On dirait un peu des nuages. 1) L’ensemble. 2) Les couleurs ne sont pas les mêmes, il y a des taches plus foncées et des taches plus claires. 21) Là ça fait un peu un chat avec son oreille et sa queue, comme s’il faisait le beau et la tache c’est l’œil. 1) D2 (1er et 2e tiers). 2) Son oreille en haut et sa queue, il est assis et on dirait qu’il fait le beau, il essaie de se faire voir. ☞ 126 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 22) On dirait un visage avec le nez, la bouche, l’œil et les cheveux qu’il porte devant. 1) D3 (2e tiers). 2) C’est un visage d’un personnage de bande dessinée ou de dessin animé qui n’est pas très naturel. Il ressemble à un homme qui s’est transformé avec une tête déformée et les cheveux qui sont devant (saillies latérales du 2e tiers). Planche VIII (TL = 3 s) 23) Un petit peu un animal avec trois pattes, une longue queue. 1) D1 (partie rose latérale). 2) Un petit animal, une espèce d’animal qu’on trouve dans les forêts amazoniennes, qui sont sur des arbres. 24) On dirait un petit peu des yeux. 1) Petites taches blanches à l’intérieur du détail central gris-vert supérieur. 2) Des yeux qui se trouvent juste-là, des yeux parce que c’est clair et foncé ici. 3) Des yeux de qui ? – D’un personnage surnaturel. 25) On dirait un papillon avec le corps et les ailes. 1) D2 (rose et orange en bas). 2) Deux petites branches qui sont dans la continuité des ailes, au milieu comme le corps et la différence de couleur. Il est coloré, il a de belles couleurs et aussi les couleurs sont aussi assez vives et elles se rapprochent un peu mais on voit que c’est pas les mêmes. 26) Là aussi on dirait une tête un peu, les yeux ce qui dépasse, avec un peu la bouche. 1) Dbl 3 (lacune médiane dans le bleu, en haut). 2) Une espèce de nez derrière la tache sombre du bas, il y a comme une tache plus claire verte qui fait comme la bouche. Ça fait comme une espèce de tête de tigre qui ressemblerait plus à la Panthère rose du dessin animé, il y a des espèces de traits ça fait comme un tigre, et du blanc qui repart sur le côté, ça fait comme des oreilles. Planche IX (TL = 12 s) 27) Comme un poisson fantaisie avec l’œil et le nez. 1) D1 (vert latéral). 2) Comme la forme de Polochon dans la Petite Sirène de Walt Disney. Il fait un peu gros, il a de gros yeux et il a une petite nageoire et le bout ça fait comme un nez humain. 28) > Là comme une tête de cochon avec la couleur rose et il y a des taches plus foncées et plus claires. Ça fait comme un œil là, le bout dépasse comme une narine parce que c’est en plus clair. 1) D4 (détail rose latéral). 2) Un rond comme un œil, le bout qui dépasse est un peu aplati comme une narine, une tache rose plus foncée et des petites oreilles. ☞ PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 127 ☞ 29) Un peu comme des yeux qui se fondent dans le décor. 1) D11 + Ddbl 23 (yeux = fente à la base de la lacune centrale souvent interprétée comme guitare ou violon ; décor = les deux verts latéraux). 2) Ils sont déformés, ils sont tout en longueur, il y a un côté vert et un côté blanc comme le blanc de l’œil, ils se fondent un peu dans le décor. 3) – Des yeux de qui ? – Des yeux surnaturels, de toutes les façons, ça ne peut pas être des yeux d’humain ou d’animal. Comme ils étaient verts et comme s’ils ont été percés ou éclatés, le vert s’est dispersé et ils sont allés se déposer sur le côté. 4) – Tu as dit des yeux qui se fondent dans le décor ? – Ils sont derrière une espèce de décor d’une scène. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche X (TL = 10 s) 30) Comme des yeux avec un nez plus la moustache. 1) D jaune + D vert. 2) Des yeux avec une tache ovale au milieu et plus le nez et la forme de la moustache. 31) On dirait comme deux petits monstres qui sont en train de porter un vase. 1) D11 (gris médian entier, en haut). 2) Ils ressemblent à rien, c’est pas des humains, c’est peut-être des monstres animaux. 32) On a l’impression que c’est un sous-marin, c’est dans l’eau, il y a des poissons, des écrevisses. 1) L’ensemble (sous-marin dans le détail gris supérieur). 2) C’est la forme d’un sous-marin et tout le reste c’est des poissons de toutes les couleurs. 33) Des espèces de personnages qui sont en train de nager. 1) D7 (brun extérieur). 2) Comme des sirènes, ils ont des cheveux qui partent comme si c’était dans l’eau. Elles n’ont pas de queue de poisson, on dirait qu’elles ont des jambes. 34) Là, ça fait une grande pince. 1) D 10 (détail vert en bas). 2) Comme si c’était la pince d’une écrevisse, elle est grosse et elle fait comme une espèce de clapet, comme un peu des castagnettes. 35) Ça fait comme des petits vers, des espèces de poissons. 1) D4 (les deux détails verts en bas). 2) C’est un peu comme des anguilles. 36) On dirait un peu des lunettes. 1) D6 (bleu médian). 2) Ca ressemble à des lunettes. 37) Comme une espèce de grotte profonde, et tous les poissons qui sont en train de sortir ou qui rentrent. 1) Dd 21 (grotte = rose latéral avec gris en haut ; poissons = détails à l’intérieur). 2) C’est une grotte très profonde, ça fait comme des pierres de toutes les formes (détails roses latéraux) et les poissons de toutes les couleurs qui rentrent ou qui sortent. 38) Au milieu on dirait un lapin avec des oreilles et une bouche. 1) D5 (vert, en bas, médian). 2) C’est une tête de lapin, avec un petit peu comme la bouche du lapin et les deux traits qui partent ça fait des oreilles. 128 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu I 1 Tête de chat Gbl FClob + Ad 2 Ailes D F+ (Hd) 3 Crabe D F- A 4 Personnages G K+ H (2) 5 Éléphants D C’F + A Ban (2) 6 Papillon D F+ A 7 Nœud papillon D F+ Vêt. 8 Oiseau D F- A 9 Tête Dd FC’- (Hd) 10 Échographie D Y. m - Radio 11 Monstre D FD + (H) 12 Mitaines Dd F+ Vêt. 13 Canard D Kan + A 14 Chauve-souris G FC’+ A Ban 15 Quelqu’un G FD. Kan + (H), A MOR 16 Tête crocodile D F+ Ad 17 Peau G FT + Ad Ban 18 Yeux Dd F- Ad PSV 19 Pinces Dd F+ Ad 20 Nuages G Y Nuages 21 Chat D Kan + A 22 Visage D F+ (Hd) MOR 23 Animal D F+ A Ban 24 Yeux Dd YF + (Hd) II III IV V VI VII VIII Facteurs additionnels MOR Ban ☞ PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 129 ☞ IX X ■ 25 Papillon D YF. CF + A 26 Tête Dbl F+ (Ad) 27 Poisson D F- A 28 Tête cochon D CF. YF - Ad 29 Yeux DdDdbl FC’.FC. FD + (Hd), Obj. 30 Yeux Dd F- Hd 31 Monstres D Kan + (A), Obj. 32 Sous-marin G FC + Sc, Pays. 33 Sirènes D K- (H) 34 Pince D F- Ad 35 Anguilles D F+ A 36 Lunettes D F- Obj. 37 Grotte Dd FD. Kan. FC + Pays., A 38 Lapin D F+ Ad Psychogramme © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. R = 38 Temps total = 42 min T/R = 66 s PER MOR COP (2) (2) (2) 130 G=7 dont : GDbl = 1 D = 22 Dd = 7 Dbl = 1 DdDdbl =1 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT F + = 11 F- = 7 K=2 kp = 0 kan = 5 m=1 FC = 3 CF = 2 C=0 FT = 1 TF = 0 T=0 FC’= 3 C’F = 1 C’= 0 FClob = 1 ClobF = 0 Clob = 0 Paires = 5 Reflets = 0 G % = 18 D % = 58 Dd % = 18 Dbl % = 5 FY = 0 YF = 3 Y=2 FV = 0 VF = 0 V=0 FD = 4 F % = 47 F + % = 61 F + % élargi = 68 TRI Σ 2 K/Σ 3,5 C Form. cpl. Σ 6 k/Σ 8,5 (E + C’) RC % = 42 Type couleur : Σ 2 C + CF > Σ3 FC A = 13 Ad = 7 (A) = 1 (Ad) = 1 H=1 Hd = 1 (H) = 3 (Hd) = 5 Ban = 5 Chocs = 3 Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 0 Art = 0 Bot. = 0 Expl. = 0 Feu = 0 Géo. = 0 Nature = 0 Nuage = 1 Obj. = 1 Pays. = 2 Radio = 1 Sc. = 1 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 0 A % = 53 H%=5 Codéterminations : Y. m FD. Kan YF. CF CF. YF FC’.FC. FD FD. kan. FC Σ 1 H < Σ1 Hd Σ 13 A > Σ 7 Ad Ban % = 13 Phénomènes particuliers : MOR = 4 PER = 1 PSV = 1 Chocs à : II, IX, X EA de Beck = 5,5 es = 14,5 Indice d’égocentrisme = 13 % ■ Indice d’isolement social = 10 % Commentaire La particularité la plus immédiatement repérable de ce protocole réside dans le fait qu’on relève quinze réponses dont le contenu se réfère à des yeux ou dont la description mentionne les yeux. On ne peut manquer d’établir un PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 131 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. rapprochement entre ce fait et la crainte du regard d’autrui typique des phobiques sociaux. Cette crainte peut se lire aussi à travers la réponse de la planche V où un homme (surnaturel) se cache derrière un lapin, et la réponse à la planche IX où des yeux sont derrière un décor. L’analyse du protocole selon les procédures habituelles confirme cette première impression. Le fonctionnement intellectuel est tout à fait normal et correspond aux résultats obtenus par Caroline au WISC-III. La perturbation affective et la dévalorisation de soi que nous montre son protocole ne perturbent pas son rendement intellectuel, ce qui est de bon pronostic dans la mesure où elle garde des capacités exactes de jugement et d’épreuve de la réalité. Les indices relatifs à l’affectivité mettent en évidence un fonctionnement psychique tout à fait particulier et inattendu qui se manifeste par les cinq traits saillants suivants : – le type de résonance intime (TRI) est ambiéqual (2 K/3,5 C), ce qui est difficile à interpréter à cet âge. En effet, le style ambiéqual, réputé pathologique chez les adultes, est fréquent chez les enfants jusqu’à 14 ans ; – la présence de cinq réponses de perspective déterminée par la forme (dimension formelle d’Exner : FD). Ces réponses ont la même signification que les estompages de perspective : elles révèlent une tendance importante à l’introspection autocritique et à la dévalorisation de soi. Ce qui est confirmé par un indice très faible d’estime de soi (indice d’égocentrisme = 10 %) et par la présence de quatre réponses MOR (morbides) ; – la présence de cinq réponses estompage de diffusion (2 Y + 3 YF) et d’une réponse mouvement d’objet peu dynamique (m) qui témoignent de l’importance de l’angoisse situationnelle, c’est-à-dire de la peur d’un danger précis ; – cette peur s’accompagne de sentiments dépressifs importants attestés par cinq réponses déterminées par le noir, le gris ou le blanc (3 FC’+ 1 C’F + 1 FClob) ; – le « type couleur » (rapport entre la somme des réponses C et CF et celle des FC) est plutôt « de droite » – 2 C + CF < 3 FC – ce qui révèle un certain contrôle des émotions par le moi. On ne relève qu’une seule réponse humaine entière dans ce protocole, où manquent également la réponse humaine banale de la planche III et la réponse humaine fréquente à la planche VII. Ceci nous montre les grandes difficultés de Caroline dans le contact humain et dans ses difficultés à investir les relations interpersonnelles. La présence de huit réponses représentant des êtres humains fictifs – 3 (H) et 2 (Hd) – et de deux réponses animales fictives – 2 (A) et 4 (Ad) – sont de nature à nous indiquer l’importance du déni de la réalité et de la fuite dans l’imaginaire, tous deux constitutifs du mécanisme de défense nommé négation par le fantasme par Anna Freud. 132 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Mais le nombre de réponses animales réelles est très élevé (20 A + Ad), ce qui nous montre une tentative de répondre sur un mode conformiste. Cependant, elle ne donne que quatre réponses banales. Il y a trop de réponses animales partielles par rapport aux réponses animales entières (7 Ad pour 13 A), ce qui indique une certaine déformation de la perception par le fantasme. Donc, on note un conflit et une oscillation entre la fuite dans le fantasme et la recherche du maintien d’un lien solide, voire conformiste, avec la réalité. Protocole du TAT Planche 1 Le garçon, il est triste parce que ça n’a pas l’air de lui plaire. Ses parents l’ont obligé de faire ça. C’est pas ce qu’il voulait. Ses parents lui ont offert, il est déçu. C’est peut-être un cadeau ? Il va peut-être en jouer pour faire plaisir à celui qui lui a offert. Il n’a pas l’air joyeux. Planche 2 C’est peut-être la fille des deux personnages du fond qui revient de l’école. Elle a des livres à la main. Vu qu’elle rentre, elle va aider les parents dans les vignes. Elle est obligée par ses parents, c’est comme si c’était une habitude. Tous les jours quand elle revient, elle doit aider. Elle y va tous les jours, c’est comme un rituel. Elle en a peut-être assez, mais elle ne le montre pas, parce qu’il n’y a aucune expression sur son visage. Planche 3BM C’est peut-être la suite de la première image parce qu’on a l’impression que la personne est encore triste. À mon avis elle dort pas, ça doit pas être très confortable. Et puis si c’est la suite de la première image, ça sera la même fin. PSYCHOLOGUE : La même fin ? – Comme c’est un violon, il va en jouer quand même pour faire plaisir à celui qui lui a offert. Planche 4 C’est peut-être une peinture derrière. Il y a une espèce de tableau, ça ressemble à la fille qui est là. Il est peut-être en colère, il y a comme une espèce de désir de vengeance et la jeune femme le retient, enfin elle essaie de le retenir. PSYCHOLOGUE : Tu as dit un désir de vengeance ? – C’est peut-être en rapport avec la fille qui est derrière. C’est peut-être sa femme. Il va peut-être l’écouter et rester où il est. Planche 6BM Là on dirait aussi que les deux personnages se sont disputés. C’est la mère du monsieur parce qu’elle fait un peu plus âgée. Elle vient de lui avouer quelque PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 133 chose et ça le laisse perplexe. Ils se sont disputés parce qu’elle lui tourne le dos. Ils se regardent pas. Ils vont sans doute se réconcilier à la fin. Planche 6GF L’air de la jeune fille, on dirait qu’elle est surprise. Il lui a peut-être dit quelque chose qui l’a étonnée, qui l’a choquée. Elle est assez jolie, elle est bien habillée, elle a une belle coiffure. Puis pour le monsieur, la question qu’il lui a posée, c’est pour la tester, pour la piéger, pour voir quelle est sa réaction. À la fin, il va lui dire que ce n’était pas vrai. Planche 7GF C’est peut-être dans une famille riche, ça fait un peu vieux car les filles ne s’habillent plus comme ça. Là c’est peut-être la bonne de la famille. Elles doivent parler de la poupée parce que la bonne regarde fixement la poupée et puis la petite fille, elle doit avoir rien à faire. On a l’impression qu’elle est dans les nuages, elle regarde par la fenêtre. À la fin, elle en aura marre, elle va partir. Planche 8GF Elle fait pensive, elle est peut-être dans un cours de dessin. Une dame qui pose et plein de monde qui dessine. Elle regarde peut-être par la fenêtre comme pour passer le temps, parce qu’elle doit s’ennuyer un peu. Ça fait lugubre, peut-être parce que c’est en noir et blanc. Et puis elle va rester là jusqu’à la fin du cours dans la même position parce qu’elle ne doit pas bouger. Puis elle va rentrer chez elle. Planche 9GF © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Là, c’est des filles assez aisées quand on regarde leurs toilettes. Elles jouent peut-être à cache-cache. Elle (personnage au premier plan), elle fait celle qui cherche, en même temps elle a des yeux noirs. Ça fait comme si elle scrutait un peu partout. En fait, elle cherche la jeune fille qui est là (personnage au second plan). Puis à la fin, elle va la voir et elles vont continuer à jouer. Planche 8BM Là, ça fait comme au cinéma, comme si le garçon se rappelait de quelque chose. On dirait un peu que derrière, ils sont en train de faire une autopsie. Il n’y a aucune expression sur son visage. On a l’impression qu’il est tout sérieux. C’est peut-être tout simplement que c’est lui qui est là et qu’il s’est fait opérer. Il a la bouche fermée, mais il explique peut-être à d’autres personnes comment s’est faite l’opération. À la fin, il dit qu’il s’en est bien sorti. Planche 10 Je sais pas si c’est un homme ou une femme. Le personnage du fond, il a l’air triste et pensif en même temps. On voit pas vraiment à quoi il pense, l’autre 134 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT non plus d’ailleurs. Ils ont peut-être été séparés pendant un long moment. Ils sont un peu tristes et en même temps ils sont heureux de se retrouver. PSYCHOLOGUE : Ils ont été séparés pourquoi ? – On sait pas. Planche 13MF On a l’impression que la femme, elle est morte parce qu’elle a le bras qui tombe. Elle est toute droite et elle fait sans vie. C’est peut-être lui qui l’a tuée, ou elle est morte comme ça. Si elle est morte simplement, il cherche ce qu’il faut qu’il fasse. Il est triste, on a l’impression qu’il tient pas bien debout. Si c’est lui qui l’a tuée, c’est comme si c’était un geste de soulagement, il dit qu’il l’a fait. Si elle est morte simplement, il va appeler la police et les pompiers, les pompiers surtout. Si c’est lui qui l’a tuée, il va s’enfuir. Planche 13B Là, ça fait photo. Les autres, ça faisait plus dessin. Là, ça fait photo en noir et blanc. Il doit être pauvre. Il n’a pas de chaussures. Ce qu’on voit autour, ça fait vieux, ça fait sale. Il fait penseur, on a l’impression qu’il se pose des questions et puis finalement, il va peut-être jouer avec les autres enfants en laissant de côté ces questions. PSYCHOLOGUE : Il se pose des questions sur quoi ? – Des questions sur la vie quotidienne, des questions qu’il pourrait se poser par rapport à sa vie à lui. ■ Interprétation du protocole du TAT 1. Style des relations interpersonnelles et nature du conflit Planche 1 : relation de contrainte : obligé par les parents, tristesse, déception. Planche 2 : relation de contrainte : obligée par les parents. Planche 3BM : absence de relation, tristesse. Planche 4 : conflit interpersonnel : vengeance et colère. Planche 6BM : conflit interpersonnel : dispute. Planche 6GF : conflit interpersonnel : tester, piéger. Planche 7GF : relation banale : le héros principal « en a marre » et interrompt l’interaction. Planche 8GF : ennui dans une situation sociale effrayante pour les phobiques sociaux (être sous le regard d’un groupe). Planche 8BM : récit assez banal. Planche 9GF : scène banale d’observation d’un personnage par l’autre. Planche 10 : séparation, tristesse, retrouvailles. Planche 13MF : relation négative extrême, hésitation entre mort naturelle ou meurtre. Planche 13B : récit banal. Dénouement : va jouer avec les autres enfants. PHOBIE SOCIALE ET ANXIÉTÉ SOCIALE 135 2. Thèmes complexuels ou projection importante Planche 8GF : la jeune femme est dans une situation particulièrement effrayante du point de vue des phobiques sociaux, puisqu’elle pose pour un groupe qui dessine. Mais il est à remarquer que Caroline lui attribue un sentiment relativement modéré et paisible, l’ennui, et non une détresse extrême, ce qui confirme l’aptitude à contrôler les émotions révélées par le test de Rorschach. S’agit-il de la symbolisation d’une tendance exhibitionniste refoulée ? Planche 9GF : scruter des yeux un peu partout. Ces deux réponses font écho au thème des yeux et du regard qui était massivement représenté dans le test de Rorschach. 3. Aspects formels Les scénarios des histoires sont bien construits. Mais une peinture devient par la suite un personnage réel (planche 4). Il y a fabulation assez loin de l’image à la planche 8GF. À la planche 8BM, Caroline souligne que l’enfant du premier plan a la bouche fermée, mais qu’il explique aux autres comment s’est faite l’opération. On note également une hésitation entre deux thèmes différents (mort naturelle et meurtre) à la planche 13MF. Mais tout cela demeure mineur et n’a aucune signification pathologique. ■ Conclusion Le protocole de Caroline se caractérise par l’absence ou la qualité négative de la relation entre les personnages dans huit récits sur douze. Lorsqu’une relation précise est évoquée, elle est de type conflictuel : vengeance, colère, agressivité, piège tendu à l’autre. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Interprétation générale du cas Le fonctionnement intellectuel est très supérieur à la moyenne de sa classe d’âge, notamment en ce qui concerne l’intelligence « pure ». Le fléchissement des résultats scolaires ne peut en aucun cas être expliqué par un manque d’aptitudes intellectuelles. La CBCL et la R-CMAS témoignent de l’importance du retrait-isolement et des difficultés interpersonnelles, auxquels s’associent des symptômes anxieux et dépressifs et des difficultés d’attention et de concentration. La SPAIC confirme la présence d’une phobie sociale, tandis que la CDI impose le diagnostic d’un trouble dépressif comorbide. Le test de Rorschach met en évidence un conflit important, l’intensité de l’angoisse, la présence d’affects dépressifs et l’importance de la dévalorisation de soi. Il montre que l’anxiété sociale repose sur une représentation déformée de la personne humaine et des relations interpersonnelles, ce que 136 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT confirme le TAT. Le test de Rorschach met également en évidence une nette tendance au retrait dans l’imaginaire, qui peut rendre difficile la psychothérapie. Les deux tests projectifs semblent trahir la présence d’un exhibitionnisme refoulé (réponses « yeux » et séance de pose) qui peut donner une piste pour la psychothérapie qui s’impose. En effet, puisque Caroline a eu une bonne participation lors de l’examen psychologique, avec un désir évident de bien faire et de coopérer, on peut s’attendre à l’établissement rapide d’une alliance thérapeutique de bonne qualité et d’un transfert positif. Chapitre 5 LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE (LE TROUBLE OBSESSIONNEL COMPULSIF) LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. C’est Freud qui a défini en 1894-1895 la névrose de contrainte ou névrose obsessionnelle (Zwangsneurose). Bien qu’il l’ait d’abord découverte chez l’adulte, il considère qu’elle peut survenir chez l’enfant dès la période de latence sexuelle, c’est-à-dire à partir de 6 ou 7 ans. Cette névrose se caractérise essentiellement par trois phénomènes fondamentaux : les pensées obsédantes, les comportements compulsifs ou actes obsédants, dont certains deviennent des rituels. Les pensées obsédantes sont des idées, des représentations ou des impulsions qui font intrusion dans la conscience du sujet de façon répétitive et stéréotypée. Les auteurs anglo-saxons disent qu’elles sont egodystoniques, c’est-à-dire non conformes au moi. Elles s’imposent au sujet, alors même qu’il les trouve absurdes, déplaisantes ou incongrues ou même immorales ou blasphématoires. L’idée obsédante est donc une idée qui fait le siège de l’esprit et qui arrive à s’y introduire de force. Certains enfants sont ainsi obsédés par l’idée de la mort violente de l’un de leurs parents : cette idée les effraie, mais ils ne peuvent les chasser de leur esprit ni en empêcher le retour incessant. Freud a souligné que ces idées provoquent une culpabilité d’autant plus intense que la plupart des patients – et cela s’applique encore plus aux enfants – croient à la toute-puissance de ces pensées : ils ne peuvent s’empêcher de croire que les idées obsédantes possèdent une sorte de force magique intrinsèque qui fait qu’il suffit de les penser pour que ce qu’elles représentent se réalise. Certaines obsessions présentent le caractère particulier d’être la représentation d’un acte dangereux ou criminel que l’enfant pourrait accomplir luimême de façon involontaire et impulsive. Ces actes nécessitant certains objets ou ne pouvant être accomplis que dans certains lieux, l’obsession se 140 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT double d’une phobie de l’objet ou la situation en question. Ainsi, la peur obsédante de l’impulsion de blesser quelqu’un avec un couteau entraîne souvent une phobie de ces instruments et des lieux (meubles, pièces) où ils sont rangés. Ainsi, l’obsession de pousser un enfant plus jeune par-dessus la rambarde d’un balcon entraîne une phobie des balcons ou des étages élevés. Ces phobies typiquement obsessionnelles, déterminées par la crainte de ce qu’on pourrait faire impulsivement, sont fort différentes des phobies simples. Dans la tradition clinique française, on les appelle phobies d’impulsion. De même que l’enfant lutte contre une idée obsédante, il lutte contre l’impulsion avec la crainte de céder et de commettre l’acte redouté : il convient de préciser que chez l’enfant comme chez l’adulte, le passage à l’acte est rarissime. Les phobies d’impulsion sont donc essentiellement des représentations obsédantes d’actes qui ne sont jamais accomplis. Les comportements compulsifs ou actes compulsifs (ou actes obsédants) sont au contraire des actes accomplis de façon involontaire, mais sans que le sujet puisse s’empêcher de les accomplir. En un sens, ils sont impulsifs, mais il ne s’agit jamais d’actes criminels ou moralement condamnables. Ils sont simplement bizarres ou absurdes. Par ailleurs, beaucoup de ces actes sont purement mentaux : ils consistent en comptes ou en opérations de calcul mental, en répétitions purement mentales de prières ou de formules quelconques. La plupart du temps, ils ont une signification conjuratoire, superstitieuse ou magique : l’enfant qui vient de penser que son père pourrait avoir un accident de voiture, éprouve le besoin irrésistible de compter jusqu’à cent ou de faire trois fois le tour d’une voiture en stationnement pour conjurer le sort ou le destin et pour annuler ou neutraliser la menace. À la toutepuissance néfaste de l’idée obsédante, correspond la toute-puissance réparatrice attribuée à l’acte compulsif. L’acte obsédant est donc investi d’une valeur absurde, mais éminemment positive. En outre, l’accomplissement de l’acte compulsif atténue l’angoisse et la fait même parfois disparaître momentanément. Il n’y a donc généralement pas de lutte, ou une lutte assez molle, de l’enfant contre ses compulsions. Les rituels surviennent lorsque des actes compulsifs, qu’il s’agisse d’actions ou d’actes purement mentaux, ont tendance à se répéter de manière stéréotypée sous forme de séquences fixes d’actes que le sujet se sent contraint de faire pour conjurer l’angoisse provoquée par les pensées obsédantes. Tous les adultes et beaucoup d’enfants obsessionnels souffrent de devoir accomplir ces rituels, qu’ils considèrent comme excessifs, inutiles ou absurdes. Mais il arrive que, chez certains enfants, les rituels soient egosyntoniques, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas critiqués. Les rituels les plus fréquents sont des actions banales : rituels de lavage (lavage des mains ou douches répétées et prolongées, lavages ou désinfections d’objets) ; rituels du coucher (nécessité de disposer oreillers et couvertures d’une certaine manière bien déterminée, de poser les pantoufles à un endroit précis au millimètre près, etc.) ; rituels pseudo-religieux (récitation de prières) ou computs LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 141 et calculs arbitraires (compter jusqu’à un nombre déterminé, compter à rebours, faire des opérations de calcul mental, etc.). 1.1 Aspects normaux ou pathologiques des manifestations obsessionnelles Beaucoup d’enfants présentent à partir de 4 ou 5 ans un ensemble de traits obsessionnels qui ressemblent aux symptômes de la névrose obsessionnelle, mais qui ne sont pas à proprement parler névrotiques. Ils font partie du développement normal de l’enfant. Comme le précise Anna Freud (1965), ces manifestations obsessionnelles sont normales, transitoires et disparaissent avec le temps. Parmi ces traits fréquents, on trouve les rituels du coucher, notamment le besoin fréquent de se faire raconter tous les soirs par les parents certaines histoires, toujours les mêmes, dont l’enfant en a une connaissance parfaite, à tel point qu’il proteste lorsque par mégarde on oublie un détail. Il y a aussi des rituels dans les jeux et dans le rangement des jouets. Sont également fréquents le goût pour la propreté et les rituels de lavage, l’accumulation de divers objets (par exemple, les tickets de métro ou de train que l’enfant ramasse près des gares), la compulsion à compter, les tendances aux scrupules, au doute et une certaine recherche de la perfection. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Même si ces manifestations obsessionnelles peuvent dans certains cas frayer la voie à une pathologie ultérieure (A. Freud, 1965), elles n’en ont pas moins des aspects positifs et adaptatifs. Ces goûts et ces conduites obsessionnelles favorisent les apprentissages scolaires de base : lecture, écriture soigneuse, régulière, méticuleuse, goût d’avoir des cahiers bien propres avec des pages non cornées. Les traits obsessionnels ont également une grande utilité pour l’apprentissage des nombres, des opérations arithmétiques et du calcul mental qui nécessitent l’apprentissage de routines. Ces traits obsessionnels se distinguent nettement des manifestations de la névrose obsessionnelle : dans cette dernière, les actes compulsifs sont dans le meilleur des cas inutiles et le plus souvent gênants, parce qu’ils font perdre beaucoup de temps ou attirent à l’enfant des reproches des adultes ou des moqueries des autres enfants. De plus, les actes compulsifs sont une tentative de lutter contre des idées obsédantes egodystoniques. Enfin, les actes compulsifs sont souvent en partie egodystoniques : l’enfant qui ne peut pas s’en abstenir a cependant conscience du caractère absurde ou inutile de ses rituels. On ne trouve aucun de ces trois caractères dans les manifestations obsessionnelles normales : elles sont utiles pratiquement, socialement ou scolairement, elles ne sont pas des tentatives de conjurer une idée obsédante et elles sont egosyntones. 142 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 1.2 Les manifestations cliniques chez l’enfant Deux études, l’une française (Bouvard, 1995), l’autre américaine (Swedo et coll., 1989), nous informent sur la fréquence des différentes obsessions et compulsions chez les enfants et les adolescents obsessionnels. Une troisième étude, réalisée par Daniel Geller et ses collègues américains et israéliens (2001), a étudié séparément des enfants, des adolescents et des adultes, ce qui permet de les comparer. Le tableau 5.1 ci-contre récapitule les données apportées par ces auteurs. Bien que les grandes catégories entre lesquelles les symptômes sont regroupés ne soient pas identiques dans les trois études, les résultats sont convergents : les manifestations obsessionnelles sont globalement semblables chez les enfants, les adolescents et les adultes. Mais les obsessions à contenu agressif ou catastrophique sont plus de deux fois plus fréquentes chez les enfants et les adolescents que chez les adultes. Les obsessions religieuses, ainsi que les obsessions sexuelles, sont beaucoup plus fréquentes chez les adolescents que chez les enfants ou les adultes. En ce qui concerne les compulsions, les conduites d’accumulation et de collectionnisme sont environ deux fois plus fréquentes chez les enfants et les adolescents que chez les adultes. On observera que le total de chaque colonne du tableau 5.1 est supérieur à 100 : la plupart des patients présentent simultanément plusieurs obsessions et compulsions. Geller et ses collègues ont étudié le nombre d’obsessions par patient et ont constaté que la fréquence des tableaux cliniques comportant plus d’une obsession et plus d’une compulsion est nettement plus élevée chez les enfants et les adolescents que chez les adultes. Les obsessions sont multiples chez 93 % des enfants, 96 % des adolescents et 72 % des adultes. 100 % des enfants et des adolescents ont des compulsions multiples contre 58 % des adultes. Par ailleurs, les enfants sont un peu moins nombreux à avoir conscience du caractère pathologique de leurs obsessions et compulsions (82 % chez les enfants et 94 % chez les adolescents et les adultes). 2 NOSOGRAPHIE Le statut nosographique de la névrose obsessionnelle fait l’objet d’une unanimité rare en psychopathologie. Ni la définition, ni la place de ce trouble dans la classification n’ont été vraiment remises en question depuis plus d’un siècle. On notera toutefois que les deux classifications les plus utilisées dans le monde préfèrent la dénomination « trouble obsessionnel compulsif » à la dénomination traditionnelle. Il semble que cette préférence soit explicable par la méfiance des psychiatres anglo-saxons vis-à-vis du terme « névrose », trop lié à la psychanalyse qu’ils rejettent généralement. LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 143 Études réalisées Bouvard (1995) Swedo et coll. (1989) Geller et coll. (2001) Populations étudiées Enfants et adolescents N = 64 Enfants et adolescents N = 70 Enfants N = 46 Adolescents N = 55 Adultes N = 560 28 40 52 64 50 22 20 – – 25 – 15 – 63 – 11 15 69 – 36 36 31 – 24 10 – – 10 – – 33 36 33 63 47 27 22 80 44 18 50 48 63 37 – 56 65 33 – 50 61 28 – 17 – 14 9 20 – 22 23 44 30 – – 42 36 – – 36 18 – – – – 33 20 34 Symptômes Obsessions Propreté/ contamination Catastrophes/ Pensées agressives Symétrie Thèmes sexuels Thèmes religieux Sécrétions corporelles Somatiques © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Compulsions Lavage Vérifications diverses Rangements Activités répétitives Comptes et calculs mentaux Accumulations Toucher des objets Conjurations Confessions et questions Toutes les fréquences sont indiquées en pourcentage. Le tiret dans une colonne signifie que ce type de manifestations n’a pas été étudié comme tel dans l’étude citée dans cette colonne. Tableau 5.1 Fréquence de différents symptômes chez les obsessionnels enfants, adolescents et adultes Le DSM-IV inclut donc le « trouble obsessionnel compulsif » dans la catégorie des « troubles anxieux », cependant que la CIM-10 le classe plus traditionnellement dans une section consacrée aux « troubles névrotiques, troubles liés à des facteurs de stress et troubles somatoformes ». Dans les 144 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT deux systèmes, le diagnostic est porté sur la base de l’existence soit d’obsessions, soit de compulsions : il est donc possible de parler de trouble obsessionnel compulsif en présence de formes incomplètes, comportant des obsessions sans compulsions ni rituels, ou des compulsions sans obsessions. Le DSM précise que le critère relatif à la reconnaissance par le sujet qu’au moins l’une de ses obsessions ou compulsions est excessive et irrationnelle ne doit pas s’appliquer pour les enfants. Les deux classifications recourent au même critère pour différencier les formes normales et les formes pathologiques de phénomènes obsessionnels : le diagnostic ne peut être posé que si les obsessions ou compulsions sont à l’origine « de sentiments marqués de détresse » et de perturbations dans l’adaptation générale du sujet, cette perturbation s’exprimant souvent par une perte de temps due aux rituels. Le DSM fixe, en outre, un critère de durée : la perte de temps doit être supérieure à une heure par jour. En ce qui concerne la fréquence et la durée des symptômes, la CIM-10 propose comme critère diagnostique la présence d’au moins une obsession ou compulsion par jour, presque tous les jours, sur une période d’au moins deux semaines. La Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent, alors qu’elle est d’inspiration psychanalytique, abandonne curieusement la dénomination « névrose obsessionnelle » bien qu’elle donne de ce trouble une définition très large permettant de porter le diagnostic soit en présence de symptômes obsessionnels, soit en présence de traits plus généraux du fonctionnement psychologique : style de relations interpersonnelles (« modalités relationnelles dominées par l’hésitation, le doute, le besoin de vérification, l’ambivalence, l’alternance de rapprocher et de mises à distance des personnes investies »), traits de caractère classiquement considérés comme « anaux » (ordre, obstination, parcimonie ou avarice) et des mécanismes de défense relevant de la formation réactionnelle, à l’origine de scrupules, de pitié, d’obséquiosité, de souci de la propreté (p. 47). 3 ÉPIDÉMIOLOGIE La fréquence de la névrose obsessionnelle chez l’enfant a été longtemps sous-estimée. Cela s’explique en partie par le fait que les enfants obsessionnels ont souvent conscience du caractère absurde ou irrationnel de leurs troubles. Ils ont souvent honte de leurs troubles et essaient de les cacher à leur entourage. Cela explique que les taux de prévalence enregistrés sont fort différents lorsqu’on interroge les enfants eux-mêmes ou des tiers, y compris les parents. C’est ce qu’a montré une étude de Judith Rapoport et de son équipe du National Institute of Mental Health (Institut national américain de LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 145 la santé mentale, 2000), qui a évalué le taux de prévalence en fonction de la source d’information. Leur étude a porté sur 1 285 enfants et adolescents âgés de 9 à 17 ans auxquels les chercheurs ont administré le DISC, et sur leurs mères qui ont répondu à la forme « parent » de cet instrument. Les entretiens avec les mères permettaient de porter le diagnostic de trouble obsessionnel compulsif sur quatre enfants (0,3 % du total), tandis que l’interrogatoire des enfants permettait de diagnostiquer 32 d’entre eux (2,5 % du total). Le diagnostic final porté par les chercheurs était confirmé pour 35 enfants : la prévalence totale du trouble obsessionnel compulsif pour cet échantillon est de 1,72 %. Il aurait été de 1,62 % si l’on s’était fié aux déclarations des enfants, mais seulement de 0,02 % si l’on s’était fié aux informations fournies par les mères. Il n’est donc pas étonnant que l’étude suédoise récente d’Almqvist et de ses collègues (1999), dans laquelle ont été interrogés les parents de 5 813 enfants de 8 et 9 ans, conclut à un taux de prévalence très bas chez les filles (2 %) et nul chez les garçons. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Judith Rapoport et ses collègues apportent également des précisions intéressantes sur la répartition selon le sexe et sur l’âge de début du trouble : le trouble touche à peu près également les garçons (53 % des patients) et les filles (47 %), mais on note une différence sensible concernant l’âge de début : il est plus précoce chez les garçons (âge moyen de début : 7 ans et 2 mois avec un écart type important de trois ans et sept mois) que chez les filles (âge moyen de début : 10 ans et 9 mois avec un écart type d’environ trois ans). Agnès Whitaker et ses collègues (1990), qui ont étudié des adolescents, confirment le taux de prévalence avancé par Rapoport (environ 2 %) mais trouvent une différence dans la répartition selon le sexe (trois garçons pour une fille). Il est possible que cela soit propre aux adolescents. Heyman et ses collègues (2001) ont présenté les résultats de L’enquête nationale britannique sur la santé mentale de l’enfant faite sur une population de 10 438 enfants âgés de 5 à 15 ans. Ont été interrogés les enfants, un de leurs parents et un enseignant connaissant bien l’enfant. Malgré cela, le taux de prévalence serait de 0,25 %. Il est possible que cela s’explique par le fait que l’enquête comportait une seule question sur les manifestations obsessionnelles. Les études précédentes portent sur des populations normales. Une étude d’Ann Garland et de ses collègues de San Diego (2001) fournit des indications sur la fréquence du trouble obsessionnel compulsif dans une population d’enfants et d’adolescents (1 618 patients âgés de 6 à 18 ans) examinés dans cinq consultations médicales ou médico-sociales. Le taux de prévalence sur l’ensemble de cette population est estimé à 2,5 %. Une précision intéressante concerne les variations de la prévalence en fonction de l’âge : elle est de 2,1 % pour les 6-11 ans, de 2,7 % pour les 12-15 ans et de 2,6 % pour les 1618 ans. Le trouble atteint également les filles et les garçons. 146 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 4 NÉVROSE OBSESSIONNELLE ET TROUBLES ASSOCIÉS La névrose obsessionnelle est souvent associée à d’autres troubles psychopathologiques comme le montre une étude du National Institute of Mental Health (Rapoport et coll., 1994). Il s’agit le plus souvent de troubles dépressifs et de troubles anxieux. Ils peuvent coexister avec le trouble obsessionnel, le précéder ou lui succéder. Les autres troubles associés sont les troubles de la conduite, les troubles oppositionnels, l’hyperactivité, l’abus de substance et de drogue, les troubles de l’alimentation et la maladie de Gilles de la Tourette (association de tics moteurs multiples et verbaux). Chez les enfants français (Bouvard, 1995), les troubles comorbides les plus fréquents sont les autres troubles anxieux (20 à 30 %) dont le plus fréquent est l’angoisse de séparation. L’association avec les troubles dépressifs est de l’ordre de 25 %. Plusieurs autres études auprès d’enfants californiens (Fireman et coll., 2001) ou britanniques (Heyman et coll., 2001) vont dans le même sens. Les troubles associés à la névrose obsessionnelle sont-ils les mêmes chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte ? L’étude déjà citée de Geller et de son équipe (2001) permet de répondre à cette question. Les enfants obsessionnels se distinguent par la fréquence élevée de certains troubles comorbides : angoisse de séparation (56 % chez les enfants contre 35 % chez les adolescents et 17 % chez les adultes), maladie de Gilles de la Tourette (25 % chez les enfants contre 9 % chez les adolescents et 6 % chez les adultes), hyperactivité (51 % chez les enfants contre 36 % chez les adolescents). La fréquence des troubles oppositionnels avec provocation est à peu près équivalente chez les enfants (51 %) et les adolescents (47 %). La relation est inversée en ce qui concerne les troubles de la conduite (2 % chez les enfants contre 13 % chez les adolescents). Quant à la dépression majeure, sa fréquence est nettement moins élevée chez les enfants obsessionnels (39 %) que chez les adolescents (62 %) et les adultes (78 %). 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Théorie freudienne Dès son origine (1894, p. 9-11), la théorie psychanalytique de la névrose obsessionnelle en fait le prototype des psychonévroses de défense qui © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 147 deviendront ultérieurement les psychonévroses de transfert. Comme tous les symptômes névrotiques, les obsessions et les compulsions sont des formations de compromis entre le désir œdipien et l’interdit : le désir refoulé fait retour sous une forme déguisée. Les particularités de la névrose obsessionnelle sont dues aux mécanismes particuliers utilisés pour déguiser les désirs refoulés lors de leur retour. En effet, dans l’hystérie de conversion comme dans l’hystérie d’angoisse, nom freudien de la névrose phobique, le conflit central oppose le moi qui cherche à éviter la castration imaginaire et les désirs œdipiens, que le moi refoule dans l’inconscient, d’où ils cherchent en permanence à faire retour, c’est-à-dire à chercher leur accomplissement. Les névroses ne sont pas dues au refoulement, mais à l’échec du refoulement : le moi ne peut empêcher les désirs refoulés de se satisfaire, il ne peut que leur imposer une certaine transposition, suffisante pour que leur signification véritable reste inconsciente. Cette déformation est réalisée par des mécanismes de défense additionnels, qui se surajoutent au refoulement, et qui sont propres à chaque névrose. Dans la névrose obsessionnelle, l’angoisse de castration ne provoque pas seulement le refoulement des désirs œdipiens, elle provoque de plus une régression partielle de la libido au stade sadique-anal. Les désirs refoulés changent ainsi de nature et acquièrent des composantes « sadiques » (désir de dominer) et anales (intérêt pour les fonctions d’excrétion ; plaisir pris à la saleté, au désordre). L’attitude générale à l’égard de la réalité régresse parallèlement avec un retour partiel à la croyance de la petite enfance dans la toute-puissance magique de la pensée. À ces désirs régressifs, le moi oppose des mécanismes de défense spécifiques, que les psychanalystes appellent souvent obsessionnels et dont les principaux sont l’isolation, l’annulation et les formations réactionnelles. Le mécanisme d’annulation présuppose le retour partiel à la croyance dans la toute-puissance de la pensée. Il consiste à essayer d’annuler une pensée ou une action, soit par l’action inverse lorsqu’elle est matériellement possible, soit le plus souvent de façon magique, par un rituel conjuratoire. « Le sujet s’efforce de faire en sorte que des pensées, des paroles, des gestes, des actes passés ne soient pas advenus, il utilise pour cela une pensée ou un comportement ayant une signification opposée » (Laplanche et Pontalis, 1967, p. 29). En ce sens, la plupart des compulsions sont des annulations d’obsessions. L’isolation consiste à séparer deux pensées l’une de l’autre dans le temps de façon à ce qu’elles n’aient aucun contact. Parmi les procédés d’isolation, on trouve des formules, des rituels, des pauses dans le cours de la pensée. Tous les cas de figures se trouvent dans l’isolation, mais le plus typique de la névrose obsessionnelle est la séparation entre l’affect et la représentation qui le suscite en réalité. Par conséquent, le refoulement ne porte ni sur l’affect, ni sur la représentation, mais uniquement sur le lien qu’il y a entre eux, sur le fait que la représentation est la cause de l’affect. 148 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Une formation réactionnelle est une attitude psychologique de sens opposé à un désir refoulé et constituée en réaction contre celui-ci. Les formations réactionnelles sont rendues possibles par la régression pulsionnelle. Selon les lois du processus primaire, la pulsion peut être transformée par inversion du but pulsionnel. Cette modification permet à l’énergie pulsionnelle de se décharger tout en devenant acceptable pour le moi. Ainsi l’énergie des pulsions sadiques est utilisée pour produire la pitié, le besoin d’aider, de réparer et de secourir. Les pulsions anales sont inversées en goût de la propreté et de l’hygiène, de l’ordre et de la méticulosité (Freud, 1908). De ce fait, tout le fonctionnement psychologique des obsessionnels est caractérisé par l’ambivalence, puisque les goûts et les aspirations conscients sont l’expression de pulsions refoulées exactement inverses. Freud estimait que la névrose obsessionnelle est une psychopathologie de la deuxième enfance, qui ne se déclenche qu’à la période de latence, après le déclin du complexe d’Œdipe (1915b). La période de fixation de la névrose obsessionnelle est le stade anal : c’est dès ce stade que se mettent en place tous les éléments constitutifs qui donneront ultérieurement leur aspect particulier à la problématique et à la symptomatologie obsessionnelles. Mais la névrose obsessionnelle ne peut apparaître qu’à la période de latence parce qu’il faut qu’il y ait abandon du désir œdipien passif pour qu’il y ait régression au stade sadique anal. Cette régression est la conséquence du refoulement du complexe d’Œdipe. Aussi, l’idée fondamentale de Freud, c’est que la névrose obsessionnelle de l’adulte repose nécessairement sur une névrose obsessionnelle infantile dont elle est la répétition et la réélaboration tardive. 5.2 Théorie de Melanie Klein Melanie Klein affirme, au contraire, que la névrose obsessionnelle peut s’observer chez les enfants dès l’âge de 3 ans : elle a exposé à plusieurs reprises la psychanalyse de Rita, une fillette de 3 ans qui présentait un ensemble de manifestations obsessionnelles (1932, p. 177). Pour Melanie Klein, il existe un lien entre la névrose obsessionnelle et le complexe d’Œdipe archaïque, lui-même entendu comme un processus de perlaboration de la position dépressive (cf. p. 233-234). Les mécanismes obsessionnels sont intermédiaires entre les mécanismes maniaques (cf. p. 271) et les mécanismes de réparation les plus matures. De ce fait, l’ambivalence obsessionnelle est encore plus profonde que Freud ne l’avait pensé. Toute la question est de savoir si les phénomènes obsessionnels observables avant la période de latence sont, comme l’avait pensé Melanie Klein, d’authentiques névroses obsessionnelles, ou s’il ne s’agit de quelques traits ou symptômes obsessionnels isolés dans une névrose qui n’est pas encore structurée. L’expérience clinique et les données actuelles de la LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 149 recherche clinique et épidémiologique mettent en évidence que l’âge moyen du début de la névrose obsessionnelle est de 6 ans, avec un écart type de l’ordre de deux à trois ans : il est donc théoriquement possible de rencontrer des cas très précoces de névrose obsessionnelle, mais ils semblent fort rares. Les cliniciens qui rencontreraient de tels cas rendraient service à la communauté scientifique en publiant leurs observations. 5.3 Aspects familiaux Il y a une agrégation familiale de la névrose obsessionnelle, et elle est deux fois plus élevée pour les formes à début infanto-juvénile que pour les formes à début adulte. Si l’on inclut les formes infracliniques, la concordance double. On en déduit que ces formes ont un déterminisme génétique plus fort (Piacentini et Bergman, 2000). On a également montré que les familles des enfants obsessionnels comportent plus de cas de maladie de Gilles de la Tourette que les familles des enfants témoins, et réciproquement. Cela a conduit Judith Rapoport (1994, pp. 445-449) à estimer que ces deux troubles font partie d’un ensemble qu’elle nomme le spectre obsessionnel compulsif et qu’ils ont une étiologie commune. Dans son esprit, cette étiologie est neurologique : elle invoque des dysfonctionnements des ganglions de la base des lobes frontaux, ainsi que des anomalies dans le chimisme des neurotransmetteurs (sérotonine et dopamine). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5.4 Théories cognitivistes et comportementalistes Ces théories ne s’intéressent pas à l’origine lointaine des obsessions et compulsions, mais aux conditions actuelles susceptibles d’expliquer la répétition des symptômes. Les comportementalistes admettent ordinairement que tout le monde a des pensées intrusives de type obsessionnel, mais que les personnes normales n’y attachent aucune importance. Le trouble obsessionnel commence lorsque ces pensées suscitent un malaise qui nécessite la mise en œuvre de moyens de défense, tels que des actes compulsifs. Le piège obsessionnel se met en place rapidement, parce que ces actes compulsifs diminuent l’angoisse, ce qui constitue un renforcement négatif et augmente donc la probabilité du renouvellement de cette stratégie (Salkovskis et Warwick, 1985). Ce modèle explique la perpétuation des compulsions et rituels, mais ne donne pas d’explication de la vulnérabilité des enfants obsessionnels aux idées intrusives. 150 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 6 ÉVOLUTION DE LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE Tout semble indiquer que le trouble obsessionnel est généralement chronique. Henrietta Léonard et ses collègues (1993) ont suivi 54 enfants et adolescents obsessionnels sur une période allant de deux à sept ans. L’âge des enfants au début de l’observation variait entre 7 et 19 ans, la moyenne étant de 14 ans. Le groupe comportait deux fois plus de garçons (36) que de filles (18). Il faut souligner que tous les patients recevaient un traitement pharmacologique (antidépresseurs tricycliques ou inhibiteurs de la recapture de la sérotonine). Deux ans après le début de l’étude, 43 % des patients remplissaient encore les critères du DSM-III-R pour le trouble obsessionnel compulsif, 18 % avaient des manifestations obsessionnelles compulsives insuffisantes pour justifier le diagnostic, 28 % avaient des traits obsessionnels et compulsifs mineurs, enfin 11 % ne présentaient plus aucune manifestation du trouble. Dans cette même étude, les auteurs indiquent que les enfants et les adolescents développent d’autres troubles au cours de la période de suivi : tics et troubles du comportement (31 %), troubles anxieux (environ 30 %) et troubles de l’humeur (environ 22 %). Parmi les troubles de l’humeur, la dépression majeure est le plus fréquent (56 %), et parmi les troubles anxieux, le plus fréquent (54 %) est l’anxiété généralisée. Parmi les troubles du comportement, c’est le trouble oppositionnel qui domine (30 %). Les toxicomanies – incluant l’alcoolisme – et la psychose (2 %) sont les troubles les moins fréquents dans cette cohorte. Bradley Peterson et ses collègues (2001) ont montré que l’association entre le trouble obsessionnel compulsif et l’hyperactivité ou les tics possède une valeur pronostique importante : la présence d’hyperactivité ou de tics au cours de l’adolescence laisse prévoir une aggravation de la névrose obsessionnelle au début de l’âge adulte. Cette donnée doit être prise au sérieux, car elle résulte d’une impressionnante étude épidémiologique longitudinale multicentrique réalisée à partir de 1975 sur 776 enfants new-yorkais d’âge compris entre 1 et 10 ans et suivis jusqu’en 1992. 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE Le diagnostic est très facile lorsque l’enfant consulte spontanément ou à l’initiative de ses parents. Il ne nécessite que la constatation des deux faits LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 151 suivants : il y a des pensées obsédantes ou des comportements compulsifs ou des deux à la fois ; l’enfant reconnaît qu’il s’agit de ses propres pensées ou impulsions et qu’elles ne sont pas imposées de l’extérieur. Il est fréquent que l’enfant reconnaisse que les idées ou le comportement sont anormaux, excessifs ou absurdes, mais cela n’est pas indispensable au diagnostic. 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés La version française de l’ISC comporte une section destinée au dépistage et au diagnostic de la névrose obsessionnelle. Les questions se focalisent sur les idées obsédantes, le contenu des ruminations et les actes compulsifs. Avant de commencer l’interrogatoire, on explique à l’enfant, dans un langage simple, ce que sont les pensées obsédantes sur lesquelles va porter cette partie de l’entretien. On souligne le fait qu’on ne peut pas les empêcher de revenir sans cesse, même quand on veut les chasser de son esprit. Une fois qu’on est certain que l’enfant a bien compris, on lui pose une vingtaine de questions qui permettent de préciser la fréquence et la durée des obsessions, leur résistance aux tentatives de l’enfant pour les repousser, les caractéristiques de leur contenu et les conséquences pratiques de ces idées sur la vie de l’enfant. La section sur les compulsions est construite selon le même principe (Moor et Mack, 1982, p. 642-643). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation La Child Behavior Checklist (CBCL) n’est pas faite pour évaluer le trouble obsessionnel en lui-même, mais elle comporte 5 items qui permettent de le dépister si l’enfant consulte pour un autre motif. Si certains de ces items sont notés par les parents comme positifs, alors il est important d’explorer plus complètement l’existence de ce trouble. Il s’agit de : l’item 9 « ne peut pas se débarrasser de certaines pensées, est obsédé par certaines idées » ; l’item 31 « craint de penser ou de faire quelque chose de mal » ; l’item 66 « répète sans cesse certains actes ; a des manies, des compulsions » ; l’item 83 « accumule des choses dont il (elle) n’a pas besoin » ; l’item 99 « trop préoccupé par l’ordre ou la propreté ». Pour les items 9, 66 et 83, les parents sont invités à décrire plus complètement ces symptômes. Par ailleurs, l’une des huit échelles de la CBCL est relative aux troubles de la pensée et comporte sept items, dont deux d’entre eux, l’item 9 et l’item 66, font partie de cette échelle syndromique. L’élévation de cette échelle peut donc indiquer un éventuel trouble obsessionnel. 152 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 7.3 Les échelles d’auto-évaluation L’inventaire d’obsessions de Leyton, le Leyton Obsessional Inventory-Child Version (LOI-CV) est une échelle d’auto-évaluation des obsessions et compulsions. Berg et ses collègues (1985) l’ont adaptée pour les enfants et les adolescents de 8 à 18 ans. Il existe une version en langue française (Dugas et Bouvard, 1997) de cette échelle composée de 44 items qui constituent un inventaire très complet de la plupart des obsessions et compulsions recensées dans la littérature. Les enfants obsessionnels sont souvent rassurés de retrouver leurs symptômes dans cette liste, car cela leur montre que leur cas n’est pas unique et honteux. L’enfant doit répondre par oui ou par non, et les réponses positives, être cotées sur une échelle en cinq degrés selon le degré de résistance et d’interférence de ces manifestations obsessionnelles. La cotation donne lieu à trois notes différentes. La première note constitue la somme des réponses positives, la deuxième et la troisième note, les notes du degré de résistance et d’interférence. 7.4 Les méthodes projectives 7.4.1 Le test de Rorschach Didier Anzieu (1961) a récapitulé les indices classiques de la névrose obsessionnelle. Certains sont valables pour les enfants. Les enfants obsessionnels sont moins souvent extratensifs que les autres enfants, ils présentent souvent des types de résonance intime ambiéquaux ou même introversifs (ce qui est rare chez les enfants normaux de moins de 14 ans). De ce fait, ils ont parfois un nombre élevé de kinesthésies humaines. Mais les phénomènes les plus fréquents sont l’élévation du nombre des localisations en détail rare (Dd), en détail intermaculaire (Dbl) et parfois même en « détail oligophrénique » (Do) (cf. supra p. 58). La tentative de lutter contre les associations d’idées spontanées, qui pourraient être dangereuses, se traduit par un pourcentage élevé de réponses purement formelles (F %) qui sont le plus souvent de bonne qualité (F + % élevé). On note également, avec une fréquence variable, un excès des réponses humaines ou animales de détail sur les réponses entières correspondantes (Hd > H ; Ad > A), ainsi que la présence de choc au rouge ou de choc-Clob. John Exner (1993, pp. 137, 336) a dégagé une constellation d’indices de style obsessionnel à partir de données issues de la recherche empirique auprès de sujets adultes. Cet indice repose principalement sur le nombre des détails rares (Dd), la fréquence et la valeur des réponses organisées (Z de Beck), le nombre des banalités et la présence de réponses formelles très minutieusement justifiées lors de l’enquête. LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 153 7.4.2 Les tests d’aperception thématique La caractéristique principale des protocoles d’obsessionnels ne concerne pas les thèmes de leurs récits, mais la manière dont ils s’y prennent pour éviter de raconter une histoire. Ce recours massif à des mécanismes qui bloquent la liberté de l’imagination est sans doute dû au fait que les obsessionnels se méfient de leur idéation spontanée et s’efforcent de conserver le contrôle de leur production en privilégiant des mécanismes tels que l’isolation, l’intellectualisation et, dans le meilleur des cas, la formation réactionnelle. Rapaport, Schafer et Gill (1944) avaient déjà noté que le TAT des patients obsessionnels se caractérise par une description minutieuse et même bizarre des détails des planches, par la rareté des histoires complètes présentant une intrigue unique et dynamique, comportant réellement un début, des péripéties et un dénouement. En effet, les obsessionnels proposent souvent deux ou trois scénarios entre lesquels ils ne se décident pas à choisir, et donc ils ne développent complètement aucun. Monique Morval (1982, p. 84) a confirmé plus récemment cette difficulté à choisir un thème précis et le fait que les principales caractéristiques obsessionnelles concernent la forme plus que le thème des récits. Il convient, cependant, d’ajouter que les enfants obsessionnels arrivent parfois à imaginer de véritables histoires et que, dans ce cas, on y trouve souvent une alternance, révélatrice de leur ambivalence, entre les thèmes d’agression et de destruction et les thèmes de réparation ou de formation réactionnelle. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 8 CAS CLINIQUE : DAMIEN, 9 ANS ET 10 MOIS Damien est en classe de cours moyen première année (CM1 : quatrième année de la scolarité obligatoire). Il a un frère et une sœur respectivement âgés de 8 et 12 ans. Le père de Damien est ingénieur, et la mère professeur de lycée. Le développement de la première enfance n’a posé aucun problème, mais Damien était récemment dans une classe de soutien en raison de ses difficultés scolaires. Voilà quelques semaines, il en a été renvoyé parce qu’il était turbulent et dérangeait ses camarades. Les parents reconnaissent du reste qu’il est très agressif et opposant, même à la maison. C’est pour ces raisons qu’ils sont venus consulter, mais ils ajoutent, en outre, qu’ils sont inquiets du comportement de plus en plus bizarre de leurs fils. Damien a des « manies » et des obsessions bizarres. Les parents précisent que ces « manies » ont commencé vers l’âge de 4 ans et qu’elles ont une nette tendance à s’accentuer depuis environ deux ans. Damien accumule 154 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT toute une série d’objets, comme des vieux jouets, des cartons, des tickets d’autobus ou de métro qu’il ramasse soigneusement dans les gares. Il adopte de plus en plus souvent une démarche particulière : il avance d’un seul pied en laissant l’autre en arrière, le pied « arrière » ne venant jamais se poser devant le pied « avant », ce qui le fait avancer très lentement. Le soir, il éprouve le besoin de vérifier que les portes et les fenêtres sont bien fermées, ce qui le conduit à se coucher très tard, parce que, après ses vérifications, il faut qu’il se lave les mains soigneusement et longuement. Comme ces vérifications se répètent, il faut également répéter le lavage. Il affirme que tout est sale et contaminé, et chaque fois qu’on le touche ou qu’il touche un objet, il éprouve le besoin de se laver. Il reste longtemps sous la douche le matin, ce qui le met en retard pour l’école et crée des conflits avec sa mère. Damien exige de sa mère qu’elle lave des vêtements qu’il n’a portés qu’une seule fois, car ils sont « pleins de microbes ». Dès que Damien rentre de l’école, il se précipite dans la salle de bains et se lave longuement. Enfin, il récite souvent des prières après avoir souhaité la mort de son frère ou la mort de ses parents. Nous n’avons pas réussi à administrer l’inventaire d’obsessions de Leyton (Leyton Obsessional Inventory-Child Version), car Damien s’est assez rapidement lassé et a fini par refuser de répondre. Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 89 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 95 Quotient intellectuel total (QIT) : 92 Le niveau intellectuel est homogène et moyen (en fait : très légèrement inférieur à la moyenne). ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 7 Similitudes : 8 Arithmétique : 6 Vocabulaire : 11 Compréhension : 10 Mémoire des chiffres : 9 Complètement d’images : 11 Code : 7 Arrangement d’images : 7 Cubes : 10 Assemblage d’objets : 12 Symboles : 11 Labyrinthes : 10 LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… ■ 155 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) Compréhension verbale (CV) : 94 Organisation perceptive (OP) : 99 Vitesse de traitement (VT) : 94 Ces résultats confirment l’homogénéité à un niveau tout juste moyen. À part la faible réussite au subtest d’arithmétique et une relative réussite du subtest d’assemblage d’objets, toutes les notes sont comprises entre 7 et 11. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 50 Échelle d’activités : 53 Échelle sociale : 51 Échelle scolaire : 40 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 90 Trouble d’internalisation : 59 Trouble d’externalisation : 83 Retrait-isolement : 51 Plaintes somatiques : 59 Anxiété-dépression : 59 Problèmes interpersonnels : 66 Troubles de la pensée : 100 Attention/hyperactivité : 85 Comportement déviant : 76 Comportement agressif : 82 Le profil est pathologique, mais l’échelle de compétence reste normale. La note de perturbation globale est élevée. Le score d’externalisation est très supérieur au score d’internalisation, qui reste normal. Les troubles de la pensée semblent très importants : il faut donc envisager l’hypothèse d’une psychose, mais sans oublier que la CBCL ne comporte pas d’échelle spécifiquement destinée à l’exploration des manifestations obsessionnelles et que celles-ci peuvent suffire à expliquer l’élévation impressionnante de l’échelle de troubles de la pensée. Les autres traits saillants de ce profil (élévation des 156 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT échelles de comportement agressif et déviant) ne permettent pas de trancher entre ces deux hypothèses. Protocole du test de Rorschach (temps total : 13 min) Passation Enquête (cf. p. 29) Planche I (TL [temps de latence] = 6 s) 1) Au renard. 1) L’ensemble. 2) Il a une tête de renard avec ses oreilles et son nez (petite lacune au centre). 2) Une chèvre. 1) L’ensemble. 2) La tête et ses cornes (saillies supérieures médianes). 3) Un lion. 1) L’ensemble. 2) Une tête de lion. Planche II (TL = 8 s) 4) Une fleur. 1) L’ensemble. 2) Parce qu’elle a la couleur d’une fleur, au-dessus et en dessous il y a du rouge. 5) Des bottes. 1) D2 (détail rouge du haut). 2) Parce que ça ressemble à des bottes c’est tout. 6) Un animal. 1) D3 (détail rouge du bas). 2) La forme d’un papillon avec ses antennes. Planche III (TL = 2 s) 7) Des bottes, des souliers. 1) D2 (détail rouge extérieur). 2) Ils ont la forme. 8) Un papillon. 1) D3 (détail rouge médian). 2) Il y a son corps et ses ailes. 9) Un animal. 1) D1 (les deux détails noirs latéraux avec le panier). 2) C’est un monstre animal, là sa tête (détail noir inférieur) et le reste son corps et ses pattes. Planche IV (TL = 7 s) 10) Tête d’un animal. 1) Dd30 (enclave triangulaire dans l’extrémité médiane supérieure). 2) Tête d’un animal avec un museau. 11) Tête d’un monstre. 1) D1 (Détail médian inférieur). 2) Un dragon avec plein de cornes. 12) Des oreilles d’un chien. 1) D4 (saillies latérales supérieures). 2) La forme des oreilles qui tombent. 3) Où est le chien ? On voit que les oreilles. ☞ LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 157 ☞ Planche V (TL = 3 s) 13) Une chauve-souris. 1) L’ensemble. 2) Ses ailes, ses pattes, ses antennes. 14) Une queue d’un éléphant. 1) Dd32 (saillie médiane inférieure). 2) Juste le bout qui ressemble à une queue d’éléphant. 15) Des jambes. 1) D9 (détail médian inférieur). 2) Des jambes d’un chien, le chien, on le voit pas. Planche VI (TL = 6 s) 16) Une tête. 1) Dd23 (détail de l’extrémité supérieure). 2) La tête d’un serpent. 17) Un drapeau. 1) D3 (détail supérieur). 2) Un drapeau d’une tribu d’Indiens. 18) La peau. 1) D1 (les deux grands détails latéraux). 2) C’est plat, c’est dans un sens des poils. 3) En quoi ça ressemble à des poils ? On dirait que c’est des poils c’est tout. Planche VII (TL = 10 s) 19) Une petite queue. 1) Dd21 (saillie latérale du 2e tiers). 2) Une petite queue d’un caniche. 20) Des lapins. 1) L’ensemble (les deux détails latéraux). 2) Le corps, ils ont des grandes oreilles, une bouche et un petit nez. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche VIII (TL = 9 s) 21) Des pinces. 1) Dd24 (pointes médianes à l’extrémité en haut). 2) C’est comme des pinces. 22) Un monstre. 1) L’ensemble. 2) Une tête d’un monstre animal. 23) Un papillon. 1) D2 (détail rose et orange en bas). 2) Parce qu’il est rose et jaune. Planche IX (TL = 9 s) 24) Des griffes d’un animal. 1) Dd25 (projections brunes supérieures vers le milieu). 2) Parce que ça ressemble à des griffes. Planche X (TL = 11 s) 25) Une dame qui tombe de la colline. 1) Dd (dame : détail brun de côté, colline : détail rose latéral). 1) Là ça ressemble à une colline et là on dirait qu’elle tombe dans le vide. 158 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminant Contenu I 1 Renard G F+ Ad 2 Chèvre G F- Ad 3 Tête de lion G F+ Ad 4 Fleur G CF + Bot 5 Bottes D F- Vêt 6 Animal D F+ A 7 Bottes D F- Vêt 8 Papillon D F+ A 9 Monstre D F+ (Ad) 10 Tête animal Dd F+ Ad 11 Tête monstre D F+ (Ad) 12 Oreilles chien D F+ Ad 13 Chauve-souris D F+ A 14 Queue Dd F+ Ad 15 Jambes D F- Ad 16 Tête serpent Dd F+ Ad 17 Drapeau D F+ Emblème 18 Peau D F+ Ad (peau) 19 Queue Dd F+ Ad 20 Lapins D F+ A 21 Pinces Dd F- obj 22 Monstre G F- (A) 23 Papillon D CF + A IX 24 Griffes Dd F+ Ad X 25 Dame Dd K- H, Pays II III IV V VI VII VIII Facteurs additionnels Ban DV1 (2) Host LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… ■ 159 Psychogramme R = 25 Temps total = 13 min T/R = 31 s G=5 dont : GDbl = 0 D = 13 Dd = 7 Dbl = 0 Ddbl = 0 F + = 16 F- = 6 K=1 kp = 0 kan = 0 kob = 0 FC = 0 CF = 2 C=0 FT = 0 TF = 0 T=0 A=5 Ad = 11 (A) = 1 (Ad) = 2 H=1 Hd = 0 (H) = 0 (Hd) = 0 FY = 0 Abstr. = 0 YF = 0 Y=0 Alim. = 0 Anat. = 0 Art = 0 FC’= 0 C’F = 0 C’= 0 FV = 0 FClob = 0 ClobF = 0 Clob = 0 VF = 0 V=0 FD = 0 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Paires = 1 Reflets = 0 G % = 20 D % = 52 Dd % = 28 Dbl % = 0 F % = 88 F + % = 73 F + % élargi = 72 TRI Σ 1 K/Σ 2 C Form. cpl. Σ 0 k/Σ 0 (E + C’) RC % = 20 Type couleur : Σ 2 C + CF > Σ 0 FC EA de Beck = 3 es = 0 Indice d’égocentrisme = 4 % Bot. = 1 Emblème = 1 Expl. = 0 Feu = 0 Géo. = 0 Obj. = 1 Nature = 0 Nuage = 0 Pays. = 1 Radio = 0 Sc. = 0 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 2 Ban = 2 Chocs = 2 Cotations spéciales DV1 = 1 A % = 64 H%=4 Ban % = 8 Σ1H>Σ0 Hd Phénomènes particuliers : K- = 1 Dd = 28 % Σ 5 A < Σ 11 Ad Chocs à : VII, X Indice d’isolement social = 8 % 160 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Commentaire Ce protocole donne une impression globale de pauvreté et de bizarrerie. Tout indique la prédominance de mécanismes de refoulement qui inhibent l’expression affective et surtout fantasmatique. Les réponses impersonnelles en forme pure sont en nombre excessif, on ne trouve que deux réponses en couleur franche et l’unique kinesthésie humaine est en mauvaise forme. De ce fait, le type de résonance intime est coarctatif et le EA de Beck est très pauvre. Aucune kinesthésie mineure, aucune réponse en estompage ne vient témoigner d’un retour des fantasmes ou des affects refoulés. Le style obsessionnel se reconnaît au nombre élevé des détails rares (Dd) et des réponses stéréotypées de parties d’animaux. La pression du refoulement est telle que Damien n’arrive même pas à donner les réponses ordinaires les plus banales aux planches III et VIII : le protocole ne comporte qu’une seule représentation humaine entière qui est également la seule kinesthésie humaine. Cette réponse est en F-, ce qui aurait été considéré autrefois comme un signe pathognomonique de schizophrénie, mais la qualité formelle générale (F + % et F + % élargi) reste suffisante pour que l’hypothèse d’un fonctionnement obsessionnel soit la plus plausible. Il faut cependant noter le caractère à la fois très inhabituel et très projectif de cette représentation (une femme qui tombe dans le vide) qui exprime, à la toute dernière minute, une angoisse massive qui ne s’était jusqu’alors exprimée que de façon très indirecte par le choc de la planche VIII et l’excès des processus de refoulement. Protocole du TAT Planche 1 Un petit garçon qui pense à quelque chose devant un fromage. Il pense à ce qu’il va faire, s’il va râper le fromage. Bien, il va réussir à trouver ce qu’il veut faire. Il va râper le fromage. Planche 2 Une dame qui va quelque part et un monsieur qui jardine avec son cheval dans le champ de blé. Là, il y a une autre dame qui le regarde. Ils pensent qu’ils vont réussir à jardiner. Planche 3BM C’est un petit garçon qui pleure, il pleure sur son lit. Il doit être en prison et il doit penser que ses parents vont venir le chercher. Il va réussir à partir de la prison. Il a dû faire une bêtise, il a tué quelqu’un hier parce qu’elle l’a peutêtre embêté. Il a tué une femme, elle a dû le taper. Planche 4BM Là, c’est un homme qui veut s’échapper et une femme qui le retient. Il pense à partir et elle, elle pense à ce qu’il reste. Il veut partir parce qu’il est fâché avec elle. À la fin, il va rester. LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE… 161 Planche 6BM Là, c’est une veille dame qui regarde dehors, et elle pense aux oiseaux. Et le monsieur, il pense à aller travailler. Ce sont des amis. Planche 8BM Il pense à son ami qui s’est fait tuer. Eux, ils pensent à le tuer parce qu’ils avaient envie, parce qu’ils n’aiment pas les enfants. Ils n’aiment pas les enfants parce qu’ils sont pauvres. Ils vont réussir à le tuer, son copain. Lui, il pense à son ami, il ressent des sensations juste au moment où il se fait tuer. Planche 10 C’est des amoureux, l’homme il pense que la fille l’aime et la fille pense que l’homme l’aime. Ils vont se marier et faire des enfants. Planche 13MF Quelqu’un qui se réveille et il croit que sa femme, elle est morte. Alors il pense à elle. Elle fait semblant d’être morte pour lui faire une blague. Elle va se réveiller, il lui dit : « Je te croyais morte. » Planche 13B Un petit garçon qui pense à quelque chose. Il pense peut-être à avoir une ferme. Il aimerait bien en avoir une, une ferme d’animaux. Il est malheureux parce qu’il aimerait bien avoir la ferme, mais il ne l’a pas eue. Une vraie ferme avec des chevaux, des vaches, des lapins, des chiens, des poules. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ Interprétation du protocole du TAT 1. Style des relations interpersonnelles et nature du conflit Planche 1 : action banale incongrue réussie. Pas de relation interpersonnelle, pas de conflit. Planche 2 : pas de relation interpersonnelle, pas d’action. Pensent qu’ils vont réussir à jardiner. Planche 3BM : pleurs d’un enfant emprisonné pour avoir tué une femme qui a dû le taper : relation agressive violente, intervention salvatrice possible des parents. Planche 4BM : thème banal. Conflit : l’homme veut partir, mais il va finalement rester. Planche 6BM : pas d’action, pas d’interaction. Relation interpersonnelle positive (« ce sont des amis »). Planche 8BM : thème de meurtre. Relation interpersonnelle agressive. Planche 10 : thème banal : rapprochement amoureux (« se marier et faire des enfants »). 162 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Planche 13MF : humour noir (femme qui fait croire qu’elle est morte). Planche 13 B : rêve du petit garçon : ferme avec des animaux. Issue malheureuse. 2. Thèmes complexuels ou projection importante Plusieurs particularités sont frappantes. Le violon évident de la planche 1 est interprété comme un fromage, ce qui est totalement inhabituel et incongru et relance l’hypothèse d’un aspect psychotique. Il y a également une notation très étrange à la planche 8, lorsque Damien dit « […] il pense à son ami, il ressent des sensations juste au moment où il se fait tuer ». Enfin, si l’enfant qui pleure à la planche 3BM est banal, l’évocation d’un meurtre commis par cet enfant est très inhabituelle, ainsi que la situation bizarre imaginée à la planche 13 MF (la femme qui fait semblant d’être morte pour faire une blague à son mari). 3. Aspects formels Une fausse perception (le fromage à la planche 1) et les bizarreries déjà signalées. ■ Conclusion Le caractère un peu morbide et « grinçant » de certaines histoires pourrait faire penser à des traits psychotiques, mais cadre encore mieux avec l’idée d’un fonctionnement obsessionnel, caractérisé par le refoulement (effort pour donner des réponses banales ou triviales) et le retour des pulsions agressives refoulées. Interprétation générale du cas Les troubles obsessionnels comportent un risque d’évolution vers la psychose : il n’est donc pas possible d’écarter totalement cette hypothèse, en raison de quelques bizarreries au test de Rorschach et au TAT. Mais les troubles de la pensée signalés par la CBCL sont de type obsessionnel et ne s’accompagnent pas au Rorschach des cotations spéciales les plus typiques de troubles du cours de la pensée. Par ailleurs, on sait que les idées obsédantes donnent souvent un style étrange et incongru aux protocoles de tests projectifs. On note dans ces derniers des thèmes de destruction ou d’agressivité qui ne font pas partie de la symptomatologie psychiatrique du « trouble obsessionnel-compulsif », mais qu’on observe souvent chez les enfants atteints de ce syndrome et dont la psychopathologie psychanalytique fait un aspect essentiel du fonctionnement obsessionnel. Chapitre 6 LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC » PSYCHOTRAUMATIQUES (ÉTAT DE STRESS POST-TRAUMATIQUE ET ÉTAT DE STRESS TRAUMATIQUE) LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La pathologie psychotraumatique a été repérée et identifiée dès le XIXe siècle à l’occasion des premières catastrophes ferroviaires, notamment en Angleterre et aux États-Unis (Barrois, 1988). Les premières observations décrivaient des rescapés hagards, déambulant dans la campagne plusieurs heures après l’accident sans savoir ce qu’ils faisaient et paraissant avoir oublié ce qui leur était arrivé. Plus tard, l’attention s’est détournée de ces troubles immédiatement consécutifs à l’événement traumatique, si bien qu’ils n’ont pas reçu de dénomination dans la psychiatrie traditionnelle. Je les évoquerai ici sous le nom d’état de choc, qui a l’avantage d’être compris de tous parce qu’il a été popularisé par les journalistes. La psychiatrie classique s’est intéressée avant tout aux troubles survenant plusieurs semaines ou plusieurs mois après l’accident. C’est à ces manifestations plus tardives qu’on applique le terme névrose traumatique, créé par le médecin berlinois Oppenheim (1889). Il y a donc très longtemps qu’on connaît bien les symptômes de l’état de choc et de la névrose traumatique chez l’adulte. Mais c’est seulement depuis une vingtaine d’années que des études cliniques systématiques, effectuées auprès d’enfants qui ont été exposés à des événements traumatiques, ont montré que ces derniers peuvent également souffrir de pathologies psychotraumatiques et présenter des symptômes presque semblables à ceux des adultes et pouvant durer plusieurs mois et même quelques années. Le propre des troubles psychotraumatiques, c’est d’être déclenchés par un événement inattendu et effrayant qui désorganise brusquement et parfois durablement le fonctionnement psychologique des victimes. Chez l’adulte, la réaction la plus immédiate à l’événement prend le plus souvent la forme d’une crise d’angoisse paroxystique ou d’un état de sidération, c’est-à-dire 166 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT d’immobilité et de stupeur ou parfois d’états seconds, tels qu’une déambulation sans but accompagnée d’amnésie de l’événement et de la période qui l’a immédiatement suivi. Dès le XIXe siècle, on avait observé que des troubles plus tardifs pouvaient apparaître quelques semaines après l’effacement de l’état de choc, et que ces troubles prennent le plus souvent la forme d’un état d’anxiété accompagné de réminiscences involontaires de l’événement déclencheur et d’évitement phobique de tout ce qui se rapporte à cet événement. Parce que les premières observations médicales ont été faites sur des survivants d’accidents de chemin de fer, on a cru que ces troubles étaient dus à des lésions cérébrales provoquées par le choc du cerveau contre les os du crâne lors de la collision : c’est pourquoi les médecins ont supposé qu’il y avait traumatisme au sens physique. Ultérieurement, cette notion a été abandonnée, mais on a conservé le terme traumatisme en le prenant désormais dans un sens métaphorique : il s’agit d’un traumatisme psychologique ou psychotraumatisme. Quels sont les événements susceptibles de provoquer une pathologie psychotraumatique chez l’enfant ? Ils sont de nature variée. L’enfant peut être confronté à des catastrophes naturelles qui ont mis sa vie en danger (tremblement de terre, tornades, cyclones, débordement de barrages, incendies). Il peut aussi être confronté ou être témoin d’attaques terroristes, de prises d’otages, d’enlèvements, d’attaques par des tireurs embusqués, de menace de mort. Il peut être exposé ou être témoin d’accidents de la route violents, d’accidents de montagne, de mer ou de naufrages qui ont mis en danger sa vie ou celle de membres de sa famille. L’événement traumatisant est d’une grande violence, il est unique et de durée relativement brève dans le temps. À côté de ces événements spectaculaires et connus de tous, certains traumatismes sont plus difficiles à déceler : l’enfant peut être victime d’agressions, de viol ou sévices sexuels. Lorsque l’agression physique ou sexuelle est brutale, unique et brève, elle produit des états psychotraumatiques caractérisés. Mais les sévices sont souvent durables, répétés et prévisibles : ils produisent alors des perturbations que nous décrirons dans le chapitre sur la maltraitance. De nombreux travaux ont précisé récemment la forme que prend chez l’enfant le tableau clinique de l’état de choc, que les auteurs anglo-saxons nomment l’état de stress aigu. Les manifestations les plus fréquentes et les plus apparentes sont celles d’une crise d’angoisse paroxystique (cf. supra p. 45-46). Chez l’enfant, la crise d’angoisse est parfois remplacée par un état d’agitation ou par un comportement désorganisé : l’enfant se roule par terre, hurle, déambule sans but apparent, se mord, etc. On observe souvent des altérations de la conscience : sentiment subjectif de torpeur ou de détachement, absence de réactivité émotionnelle, comme si l’enfant n’était pas concerné par l’événement ; réduction de la conscience de l’environnement, avec impression d’être dans une sorte de brouillard ; impression que l’événement n’est pas réel, que c’est une sorte de cauchemar (déréalisation), ou © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 167 impression d’être soi-même devenu étrange ou irréel (dépersonnalisation). On observe parfois une amnésie totale ou partielle du traumatisme. Ces altérations de la conscience correspondent à ce que la psychopathologie anglosaxonne actuelle appelle les phénomènes dissociatifs hystériques. Par ailleurs, dès les premières heures ou les premiers jours, l’enfant revit sans cesse l’événement traumatisant sous forme de réminiscences involontaires et incontrôlables : à l’état de veille, sous forme d’images d’une précision photographique que l’on nomme des flash-back et pendant le sommeil sous forme de cauchemars. Contre cet envahissement de sa conscience par le souvenir et la peur, l’enfant tente de lutter par un évitement systématique de tous les lieux, objets ou activités qui rappellent l’événement. Enfin, il présente généralement un état d’anxiété quasi permanente, avec hypervigilance aux signaux de danger, hyperexcitabilité neurovégétative, exagération de la réaction de sursaut, irritabilité, troubles du sommeil, agitation motrice, difficultés de concentration. Le plus souvent, ces cinq groupes de manifestations s’atténuent progressivement en quelques jours et ont disparu trois ou quatre semaines après le traumatisme. Chez les adolescents, on observe parfois des sentiments de gêne ou de honte, comme s’il était humiliant ou dégradant d’avoir été victime de l’accident, de l’agression ou de la catastrophe, d’avoir éprouvé de la peur ou de ne pas avoir eu une conduite héroïque. On parle ordinairement de névrose traumatique, ou état de stress posttraumatique, lorsque des symptômes très analogues apparaissent ou reparaissent plusieurs semaines après le traumatisme et forment un syndrome durable, pouvant persister plusieurs semaines ou plusieurs mois, parfois même plusieurs années. Il arrive, mais c’est rare, que l’état de choc ne s’atténue pas et se chronicise : en ce cas, la névrose traumatique n’est que la prolongation de l’état de choc. Il y a donc trois types d’évolution psychopathologique après un traumatisme : la névrose traumatique peut apparaître sans qu’il y ait eu état de choc, après la rémission d’un état de choc, ou dans le prolongement direct de l’état de choc. Les symptômes de la névrose traumatique sont, à quelques variantes près, les mêmes que ceux de l’état de choc. Ils sont beaucoup plus surprenants pour l’observateur, qui a souvent du mal à comprendre que des réactions aussi extrêmes puissent encore avoir lieu plusieurs semaines ou plusieurs mois après l’événement traumatisant. Plusieurs études cliniques, comme celle de Lenor Terr (1981, 1983) portant sur des enfants qui avaient été victimes d’un enlèvement collectif (cf. p. 178), montrent que les enfants avaient, longtemps après l’événement, des peurs en rapport avec la situation traumatique : peur des bateaux, des voyages par l’eau, de l’obscurité, du noir, du vent ou peur d’aller à l’école, etc. Ces peurs s’accompagnent d’un sentiment de désespoir accablant. L’enfant semble constamment sur le qui-vive, avec des réactions de sursaut au moindre bruit. Chez certains enfants, la peur se manifeste par un comportement d’agitation, ils se roulent par terre, crient et pleurent. Dans les cas les 168 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT plus graves, ils se frappent la tête contre le mur, se mordent jusqu’au sang ou déchirent leurs vêtements. Ils sont, par ailleurs, très irritables et ont de fréquents accès de colère. Certains expriment leur détresse par un comportement franchement agressif. Les troubles du sommeil sont fréquents. Ils se manifestent aussi bien par des difficultés d’endormissement que par des réveils nocturnes. Il arrive fréquemment que les enfants se réveillent en criant. Ils font souvent des cauchemars dont les thèmes sont répétitifs. Interrogés sur le contenu de ces cauchemars, ils racontent des histoires effrayantes de monstres qui viennent les dévorer ou dévorer leurs parents. L’envahissement de la conscience par des souvenirs récurrents de l’événement traumatique que l’on observe chez les adultes prend une forme particulière chez les enfants. En effet, ces souvenirs récurrents, avec tout leur cortège d’images et de pensées, s’expriment chez eux dans les dessins et dans les jeux. Ceux-ci sont, dans certains cas, en rapport avec l’événement traumatique. Un enfant qui a vu son grand-père faire une chute mortelle lors d’une randonnée en montagne répète constamment cette scène dans ses jeux avec des figurines. Un enfant qui a survécu à l’explosion de sa maison provoquée par une fuite de gaz dessine ou joue des scènes où tout explose et où tout le monde meurt. Il arrive que certains enfants ne retiennent qu’un seul aspect de l’événement traumatique, par exemple, le pistolet utilisé par un malfaiteur lors d’une agression à laquelle l’enfant a assisté : il dessine sans cesse des pistolets, et aucun autre souvenir n’est évoqué dans ses dessins ou dans ses jeux. Mais il arrive que chez certains enfants, les plus jeunes notamment, les thèmes des dessins ou des jeux n’aient pas de rapport direct avec l’événement traumatique, mais un rapport symbolique évident. Par exemple, un enfant qui a été témoin d’une agression peut jouer de manière récurrente une histoire dans laquelle il y a des bonshommes ou des monstres qui veulent l’attaquer et le tuer : ils le poursuivent partout, il veut s’enfuir, mais il n’y parvient pas. La mort touche tout le monde à la fin de l’histoire. La névrose traumatique se manifeste aussi par un état de détresse intense avec des manifestations physiologiques d’activation neurovégétative permanente, qui redoublent d’intensité lorsque l’enfant est dans une situation qui évoque l’événement traumatique ou qui lui ressemble. Ainsi un enfant qui était présent lors d’un grave accident de la route impliquant la voiture de ses parents se met à crier et à pleurer, dit qu’il veut rentrer chez lui et ne veut plus ressortir, aussitôt qu’il aperçoit dans la rue un policier en tenue. Les idées pessimistes quant à l’avenir et la crainte que l’événement traumatique puisse se reproduire sont fréquentes. Un enfant qui a assisté à l’intrusion chez lui d’un cambrioleur qui a menacé sa mère avec une arme, craint sans cesse que le voleur revienne et qu’il tue toute la famille. On peut observer chez certains enfants un comportement marqué de retrait durable et un refus systématique de parler de l’événement traumatique, un LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 169 manque d’intérêt pour certaines activités qui étaient auparavant agréables, des troubles de la concentration et une baisse des résultats scolaires qui évoquent une réaction dépressive. On peut observer également des symptômes d’angoisse de séparation, tels qu’un comportement d’agrippement au parent, un comportement régressif, la peur de dormir tout seul ou de se trouver dans un lieu obscur, la peur du noir, la peur d’aller à l’école, ainsi que divers symptômes psychosomatiques. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 2 NOSOGRAPHIE Dans la classification du DSM-IV (APA, 1996), les troubles « état de stress aigu » et « état de stress post-traumatique » figurent dans la catégorie des troubles anxieux. La classification de l’Organisation mondiale de la santé (1994) regroupe dans une même section l’ensemble des « troubles névrotiques, troubles liés au stress et troubles somatoformes ». On y trouve non seulement l’état de choc, nommé « réaction aiguë à un facteur de stress » et l’« état de stress post-traumatique » mais aussi sept formes de troubles réactionnels regroupés sous le nom de troubles de l’adaptation. Il s’agit de réactions à des événements moins graves et plus répétitifs qu’un traumatisme proprement dit (le DSM-IV décrit également les troubles de l’adaptation, mais sans les rapprocher des troubles psychotraumatiques). La description des troubles psychotraumatiques par les deux classifications est presque semblable, à ceci près que le DSM-IV précise que certaines manifestations observées chez les adultes ou chez les adolescents ne se retrouvent pas telles quelles chez les enfants. Par exemple, comme on l’a déjà signalé, « une peur intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur » peut se manifester chez l’enfant par un comportement désorganisé ou agité. Autre exemple, les souvenirs répétitifs et envahissants de l’événement traumatique s’expriment souvent chez les jeunes enfants par des jeux ou des dessins répétitifs évoquant « des thèmes ou des aspects du traumatisme ». Par ailleurs, pour la CIM-10, les symptômes neurovégétatifs ne sont pas nécessaires pour établir le diagnostic, ils peuvent être remplacés par l’incapacité, partielle ou totale, de se souvenir des aspects importants du traumatisme. Enfin dans la CIM-10, les symptômes post-traumatiques doivent se manifester dans un délai de six mois après l’événement stressant. Dans le DSM-IV, ce délai de six mois est également évoqué : mais c’est pour signaler qu’il faut, s’il est dépassé, porter le diagnostic d’état de stress post-traumatique à survenue différée. Dans le DSM-IV, on précise la durée des symptômes : le trouble est « aigu » si la durée des symptômes est de moins de trois mois, et « chronique » si la durée des symptômes est égale ou supérieure à trois mois. 170 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Dans la classification française (CFTMEA), l’état de choc n’est pas évoqué. La névrose traumatique apparaît sous la dénomination du syndrome de stress post-traumatique, qui figure dans la catégorie des « troubles réactionnels » dont l’apparition est récente, consécutive à une cause précise et qui respectent l’intégrité de la personnalité. Les manifestations de l’état de stress post-traumatique sont variables, et comportent notamment l’anxiété, « la reviviscence répétitive des événements traumatiques, sous la forme de rêves, de cauchemars, de scènes jouées ou représentées, dans un contexte d’hypervigilance » (p. 55) et des modifications des rapports avec l’environnement. 3 ÉPIDÉMIOLOGIE Les informations disponibles proviennent de trois types d’études : – des études portant sur des populations cliniques d’enfants déjà suivis pour des raisons médicales, sociales ou psychologiques nous informent sur la fréquence de la pathologie post-traumatique par rapport aux autres troubles infantiles ; – des études épidémiologiques systématiques portant sur de larges échantillons représentatifs de la population générale nous indiquent la fréquence des troubles psychotraumatiques dans cette population ; – enfin, des études sur des groupes d’enfants qui ont été exposés à un événement catastrophique ou à une succession d’événements catastrophiques nous indiquent la proportion de ceux qui développent des troubles consécutifs à l’événement. Dans l’étude clinique d’Ann Garland et de ses collègues (2001), le taux de prévalence de l’état de stress post-traumatique est estimé à 2,4 % pour l’ensemble des 1 618 enfants et adolescents provenant de cinq centres publics de soins. La prévalence est un peu plus élevée – 3 % – chez les 779 patients provenant d’un centre de soins de santé mentale. La prévalence varie avec l’âge : elle est de 1,2 % chez les enfants âgés de 6 à 11 ans, de 2,3 % de 12 à 15 ans et de 3,1 % chez les adolescents de 16 à 18 ans. Dans cette population clinique nord-américaine, la répartition selon le sexe est à peu près de deux filles pour un garçon : 3,5 % chez les filles contre 1,8 % chez les garçons. L’étude épidémiologique de Helen Reinherz et ses collègues (1993), conduite auprès d’adolescents tout-venant, confirme ce déséquilibre : les filles semblent atteintes beaucoup plus souvent que les garçons (taux de prévalence sur la vie entière : 10,5 % chez les filles contre 2,1 % chez les garçons). Par ailleurs, le taux de prévalence sur un mois de l’ensemble de l’échantillon est de 2,9 %, il est de 4,2 % sur six mois, et il est de 6,3 sur la vie entière. Dans LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 171 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. cette étude, parmi les événements traumatiques les plus fréquents, les auteurs relèvent les viols et les agressions physiques subis par les adolescents (25 %), les agressions ou meurtres dont ils ont été témoins (17 %), les blessures soudaines ou accidents qu’ils ont eux-mêmes subis (13 %) et les annonces de mort ou d’accident concernant des proches ou des amis (13 %). Shannon et ses collègues (1994) ont réalisé une vaste étude épidémiologique sur une « population à risque », dont on savait qu’elle avait été exposée à un événement potentiellement traumatique, le cyclone Hugo qui a dévasté la côte atlantique des États-Unis en 1989. Ils ont examiné trois mois après l’événement 5 687 enfants et adolescents âgés de 9 à 13 ans. Le taux de prévalence du « stress post-traumatique » était de 5,4 %. Les filles étaient atteintes plus souvent que les garçons (presque deux fois plus : 6,9 % contre 3,8 %). Par ailleurs le taux de prévalence chez les enfants de 9 à 12 ans était de 9,2 % ; chez les 13-15 ans, il était de 4,2 % et chez les 16-19 ans, il était de 3,1 %. Les filles et les enfants les plus jeunes sont donc les plus vulnérables. Le taux de prévalence est évidemment beaucoup plus important lorsque les enfants ont été exposés directement à un événement qui a mis leur vie en danger. Par exemple, Robert Pynoos et ses collègues (1987) ont évalué les symptômes post-traumatiques de 159 écoliers à la suite d’une attaque par un tireur fou dans une cour de récréation. Près de 40 % des enfants présentaient un état de stress post-traumatique modéré à grave un mois après l’événement. Quatorze mois après les faits, les symptômes étaient atténués chez la plupart de ceux qui étaient absents lors de l’attaque, ou qui étaient relativement abrités dans les bâtiments de l’école, mais le niveau de pathologie psychotraumatique restait élevé chez ceux qui s’étaient trouvés dans la cour de récréation, directement exposés aux balles du forcené (Nader et coll., 1990). Abdel Aziz Moussa Thabet et Panos Vostanis (1999) ont mené une étude auprès de 239 enfants de Gaza (Palestine) âgés de 9 à 11 ans, exposés quotidiennement aux bombardements et aux attaques aériennes. Ils ont relevé que près de 73 % des enfants avaient des symptômes de stress post-traumatique : légers dans 31,8 % des cas, d’intensité moyenne dans 35,6 %, mais d’intensité sévère chez 5,4 % des enfants. Ils n’ont pas trouvé de différences entre les filles et les garçons. Les symptômes les plus fréquemment rapportés étaient les pensées et les peurs en rapport avec le traumatisme, l’anhédonie, les troubles de la concentration et l’évitement des situations qui rappellent le traumatisme. 4 NÉVROSE TRAUMATIQUE ET TROUBLES ASSOCIÉS Les enfants et les adolescents atteints de névrose traumatique présentent presque toujours, à côté des manifestations typiquement psychotraumatiques, 172 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT certains symptômes qui évoquent d’autres troubles anxieux ou dépressifs. Une bonne partie du tableau clinique ressemble à celui de la névrose d’angoisse. On relève également des manifestations d’angoisse de séparation, des phobies spécifiques, des phobies sociales. Le plus souvent, il ne s’agit que de manifestations isolées dans un tableau d’ensemble qui est manifestement traumatique. Les cas d’authentique comorbidité, c’est-à-dire de présence simultanée de deux troubles différents, sont relativement rares : aucune des études cliniques que nous avons citées n’en fait état. Il arrive pourtant que ces symptômes additionnels soient suffisamment nombreux pour que les critères d’un autre trouble anxieux soient réalisés, ce qui justifie que l’on porte un diagnostic secondaire. En outre, la détresse provoquée par l’angoisse et les répétitions provoquent fréquemment des sentiments dépressifs. Au bout d’un certain temps, ceux-ci réalisent souvent le tableau d’une véritable dépression, dont le diagnostic doit être mentionné en plus du diagnostic primaire. Enfin, certains enfants développent des troubles d’hyperactivité avec déficit de l’attention ou des troubles de la conduite. 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Nature et mécanismes de la névrose traumatique : la théorie freudienne Il est facile de se tromper sur la théorie freudienne de la pathologie psychotraumatique, car Freud a conceptualisé la notion de traumatisme à deux époques et dans deux contextes cliniques et théoriques fort différents. Au début de sa carrière, il est complètement isolé, en tant que disciple de Charcot qui avait rejeté la notion d’un lien nécessaire entre hystérie et dégénérescence et considérait le syndrome psychotraumatique comme une forme d’hystérie. Au contraire, la majorité des médecins autrichiens ou allemands estiment, à la suite d’Oppenheim, que la névrose traumatique est une entité autonome. Ils pensent qu’elle est, en tant que pathologie purement réactionnelle, à l’opposé de l’hystérie qu’ils croient essentiellement endogène, puisqu’elle est pour eux le résultat d’une dégénérescence. On peut signaler au passage que c’est là l’explication du profond malentendu qui règne sur la question de l’hystérie masculine. On sait que Freud a souvent affirmé qu’il avait vainement tenté de convaincre ses collègues viennois, aux alentours de 1890, de l’existence de l’hystérie masculine et qu’on avait refusé de l’entendre. En fait, le débat était faussé par un malentendu : Freud a présenté à la société des médecins de Vienne plusieurs cas d’hystérie traumatique, dans lesquels les symptômes de conversion étaient survenus après un accident. Ses confrères n’ont pas été convaincus, non parce qu’ils se seraient cramponnés au dogme de la nature fondamentalement féminine de l’hysté- © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 173 rie, mais parce que pour eux il s’agissait de névrose traumatique et non d’hystérie. Quoi qu’il en soit, la notion d’hystérie traumatique est centrale dans la psychopathologie freudienne jusqu’à 1920. Parce qu’il est armé de ce concept, il tend à considérer les pathologies névrotiques réactionnelles à un traumatisme comme des formes d’hystérie, et, réciproquement, il a tendance, comme Janet à la même époque, à expliquer l’origine des symptômes hystériques par des traumatismes. Mais la biographie de ses patientes hystériques ne révélant que rarement des traumatismes du type classique (catastrophes, accidents, agressions, etc.), il s’oriente assez rapidement vers la théorie selon laquelle les traumatismes responsables de l’hystérie sont précoces, de nature sexuelle, et frappés par l’amnésie. De ce fait, l’événement traumatique est revécu sans que les patientes sachent qu’elles revivent un événement de leur passé infantile : c’est ce que signifie la phrase selon laquelle les hystériques souffrent de réminiscences. Il faut entendre le mot réminiscence dans son sens précis, emprunté à la philosophie et à la neurologie – spécialité officielle de Freud – qui désigne, par exemple, les états seconds des épileptiques qui revivent de façon hallucinatoire des scènes de leur passé sans avoir conscience qu’il s’agit d’une répétition : ils sont complètement immergés dans la scène, et ils croient la vivre réellement dans le présent. L’abandon partiel de cette théorie, en 1897, est généralement considéré comme le moment de l’émergence de la psychanalyse proprement dite. C’est la multiplication des cas de névroses traumatiques (dites à l’époque névroses de guerre) chez les combattants de la Première Guerre mondiale qui a suscité l’intérêt des psychanalystes autrichiens et allemands mobilisés en tant que médecins militaires, puis de Freud lui-même et de ses disciples (Fenichel, 1944). Les premières évocations de la névrose traumatique figurent dans l’Introduction à la psychanalyse (1916-1917, p. 256) : Freud oppose désormais la névrose traumatique aux autres névroses, et notamment à l’hystérie, tout en déclarant qu’elle exhibe sous une forme particulièrement évidente un phénomène commun à toutes les névroses, l’importance des bénéfices secondaires dans l’apparition et surtout dans le maintien de la pathologie. Bien qu’il ne le dise pas explicitement, Freud semble penser que l’une des fonctions principales des névroses de guerre est de préserver la vie de ceux qui en sont atteints, en les rendant incapables de retourner au front. Mais, surtout, Freud est frappé par la répétition involontaire et automatique du traumatisme dans les rêves et dans les fantasmes des patients. Il note que, lorsque la névrose traumatique inclut des « accès hystériformes », l’analyse de ces derniers révèle qu’ils sont également des réminiscences du traumatisme. Dès lors, c’est essentiellement sous l’angle de la répétition du traumatisme qu’il aborde la théorie de la névrose traumatique, ce qui débouche sur une transformation profonde de l’ensemble de la théorie psychanalytique. Le rêve traumatique est, en effet, la seule exception reconnue par Freud à son principe selon lequel le rêve est la réalisation hallucinatoire d’un désir. 174 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Ce principe est lui-même l’application du principe fondamental selon lequel la fonction principale de l’« appareil psychique » est la recherche du plaisir et l’évitement du déplaisir. Les répétitions involontaires et douloureuses du traumatisme dans la névrose traumatique sont donc un fait contraire aux fondements mêmes de la théorie freudienne : il faut aller « au-delà du principe de plaisir » pour expliquer le phénomène singulier de cette névrose. Cette constatation implique la reconnaissance par Freud du fait que les symptômes de la névrose traumatique – en tout cas ceux qui ont valeur de répétition du traumatisme – n’ont pas de sens. Ils ont bien un sens commémoratif, en ce sens qu’ils font allusion à l’événement traumatique, mais ils n’ont pas un sens psychique au sens où Freud entend habituellement cette expression (1916-1917, p. 29) : ils ne sont pas la réalisation d’une intention mais la conséquence automatique, immédiate et involontaire d’un mécanisme énergétique. Ce mécanisme présente certaines analogies avec celui que Freud invoque pour expliquer les névroses actuelles (cf. supra p. 51-53). C’est, en effet, un brusque afflux d’excitations qui est à l’origine de la névrose traumatique : l’événement traumatique a la propriété de déborder les capacités de traitement de l’excitation psychique par le moi, ce qui paralyse le moi. « La suppression ou l’assimilation de cette quantité d’excitation par les voies normales devient impossible, ce qui a pour effet des troubles durables dans l’utilisation de l’énergie » (1916-1917, p. 257). Bien que Freud ne le dise pas explicitement, il est vraisemblable que les excitations dont il s’agit soient des développements d’affect, c’est-à-dire des émotions (peur, frayeur, désespoir). On sait que, pour Freud, les affects sont des phénomènes énergétiques de nature quantitative. Les perceptions et pensées qui ont eu lieu au moment de l’événement traumatique sont investies de charges excessives d’affect : le moi n’a pu décharger cette énergie qui, comme dans la névrose d’angoisse, se décharge automatiquement. Dans le cas de la névrose traumatique, la décharge se fait sous forme d’images ou de pensées répétitives échappant au contrôle du moi, dans les rêves ou dans les flash-back spontanés et involontaires. En ce sens, les réminiscences de la névrose traumatique n’ont pas un sens, mais une fonction énergétique ou, comme dit Freud, économique. On peut cependant se demander pourquoi les répétitions du traumatisme n’évacuent pas progressivement l’excitation accumulée. Dans la névrose d’angoisse, l’explication est simple : les crises d’angoisse et les épisodes d’anticipation anxieuse sont alimentés par une production constante d’angoisse due à la répétition des expériences de frustration, qui provoquent répétitivement la transformation en angoisse de nouvelles quantités de libido insatisfaite. L’explication vaut-elle pour la névrose traumatique ? Freud ne le suggère pas et cela semble peu probable. Il faut donc constater que le besoin de répétition est une énigme que les considérations énergétiques n’expliquent pas vraiment, si bien que Freud en vient à admettre, à titre d’hypothèse spéculative, la notion de l’existence d’une compulsion de LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 175 répétition qui serait un principe psychologique fondamental, plus archaïque que le principe de plaisir-déplaisir. Ce besoin de répétition serait l’expression manifeste d’une pulsion de mort ou de destruction qui traduirait la tendance de la matière vivante à revenir à un état inorganique (Freud, 1920, p. 43-50). Plus exactement, les répétitions du traumatisme seraient des formations de compromis entre la tendance à la répétition et les pulsions de vie, représentées par les pulsions libidinales, qui cherchent à lier les excitations. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Mais si la réflexion sur la névrose traumatique a conduit Freud à une remise en question radicale de sa métapsychologie, elle lui donne également l’occasion de préciser l’importance relative des facteurs de prédisposition et des facteurs événementiels en psychopathologie. Une névrose ne peut pas apparaître sans la rencontre d’une prédisposition et d’un événement déclenchant. La prédisposition est due à une fixation de la libido à un stade infantile du développement. Cette fixation est elle-même le résultat de la rencontre d’une prédisposition héréditaire (dont Freud admet parfaitement l’existence et l’importance éventuelle) et d’événements infantiles. Lorsqu’une telle prédisposition existe, elle rend le sujet vulnérable en cas de survenue de certains événements accidentels : il y a traumatisme lorsqu’un sujet prédisposé est confronté à un événement accidentel auquel la prédisposition le rend vulnérable. Selon les névroses, le dosage entre prédisposition interne et événement accidentel est variable : le poids des facteurs de prédisposition interne est plus important dans certaines pathologies, comme la mélancolie, tandis que le poids des événements accidentels récents est au maximum dans la névrose traumatique. Cependant, les sujets exposés à un événement grave de nature potentiellement traumatisante ne développent pas tous une névrose traumatique, ce qui montre bien l’importance de la prédisposition. Freud donne le nom de série complémentaire à cette conception selon laquelle l’apparition d’une névrose nécessite le concours de deux séries causales : des facteurs internes de prédisposition et des facteurs externes événementiels (Freud, 1916-1917, p. 341). Sous le nom de « modèle diathèse-stress », cette théorie est actuellement très répandue chez les psychiatres anglo-saxons qui semblent ignorer son origine freudienne. C’est elle qui fournit le cadre général des investigations les plus récentes sur les facteurs étiologiques de la névrose traumatique. 5.2 Aspects différentiels de la névrose traumatique (ou facteurs de risque) L’événement traumatique ne suffit pas à créer l’état de choc et encore moins la névrose traumatique chez des enfants qui ne présenteraient pas une 176 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT vulnérabilité particulière. Comme l’ont écrit Jean Laplanche et JeanBertrand Pontalis, « le traumatisme agit comme élément déclenchant, révélateur d’une structure névrotique préexistante » (1967, p. 286). Cette structure névrotique préexistante se manifesterait sous forme d’une sensibilité particulière à l’anxiété et de mécanismes de défense peu efficaces qui rendraient ces sujets plus vulnérables à l’événement. Cependant, ces facteurs psychologiques internes, supposés antérieurs à l’événement, sont difficiles à étudier. L’évaluation, faite après coup, de l’état psychologique que présentait l’enfant avant le traumatisme n’est pas impossible, mais elle est sujette aux erreurs et aux biais divers qui affectent toutes les recherches rétrospectives (cf. l’angoisse de séparation p. 16-18). De plus, les facteurs probables de prédisposition psychologique ne suffisent pas à rendre compte de la totalité des différences observées dans l’apparition d’une pathologie psychotraumatique. Tout n’est pas dans la « diathèse », il faut également considérer l’autre « série complémentaire ». Des chercheurs ont souligné l’importance des caractéristiques objectives de l’événement et de la situation traumatiques. Le développement de symptômes de stress post-traumatique est fonction de la proximité de l’exposition de l’enfant à l’événement traumatisant. C’est ce que montre, dans l’étude déjà citée de Kathi Nader, Robert Pynoos et leurs collègues (1990), la comparaison des réactions des groupes d’enfants plus ou moins exposés aux balles d’un tireur fou. La proximité de la violence et le degré de menace vitale sont les meilleurs prédicteurs de la chronicité des réactions de stress post-traumatique. Dans une autre étude, Robert Pynoos et ses collègues (1993) ont évalué 231 enfants, six mois puis un an et demi après le tremblement de terre survenu en Arménie en 1988. Les enfants provenaient de trois villes, Spitak, Gumri (ex-Leninakan) et Erivan. Les réactions de stress post-traumatique demeurent envahissantes, sévères, et chroniques chez les enfants de Spitak, ville située à l’épicentre du tremblement de terre. Les réactions sont moindres chez les enfants de Gumri et encore moindres chez les enfants d’Erivan, villes situées respectivement à 35 et 75 kilomètres de l’épicentre. La stratégie d’évitement des lieux associés au traumatisme est spontanément utilisée par la plupart des victimes. Est-elle efficace, c’est-à-dire protège-t-elle de l’apparition de la pathologie psychotraumatique ceux qui parviennent à éviter ce qui leur rappelle l’événement traumatique ? Pourraiton éventuellement la préconiser à titre de mesure préventive ? Louis Najarian et ses collègues (1996) ont fait l’hypothèse que les enfants évacués loin du lieu du sinistre présenteraient moins de troubles post-traumatiques, de dépression et de troubles du comportement que ceux restés sur place. Deux ans et demi après ce tremblement de terre, ils ont comparé des enfants demeurés à Gumri à des enfants qui avaient quitté la ville après la catastrophe et qui avaient été installés dans une autre localité. Ils ont dû renoncer à LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 177 cette hypothèse : les enfants des deux groupes manifestaient des troubles tout aussi intenses. Gilbert Vila et ses collègues (1999), récapitulant les facteurs qui peuvent contribuer au développement des symptômes post-traumatiques, signalent l’importance de l’absence de soutien social, c’est-à-dire dans le cas de l’enfant, de soutien familial. Les travaux de Stephen Joseph et de ses collègues (1993), sur les rescapés du naufrage du Jupiter, ont bien montré que les enfants qui ont pu bénéficier du soutien de leurs familles immédiatement après la catastrophe ont développé moins de syndromes post-traumatiques que les autres. 6 ÉVOLUTION DE LA NÉVROSE TRAUMATIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’existence chez des anciens combattants de névroses traumatiques remontant à la Première et à la Seconde Guerres mondiales montre que les effets du traumatisme sont souvent très durables et même chroniques. Plusieurs études longitudinales tendent à montrer que cela s’applique également à la pathologie psychotraumatique infantile, quelle que soit la nature de l’événement traumatique. Jon Shaw et ses collègues (1996) ont étudié l’évolution et les séquelles psychologiques (symptomatologie post-traumatique et comorbidité psychologique) présentées par 30 enfants âgés de 7 à 13 ans, exposés vingt et un mois auparavant au cyclone Andrew. 70 % des enfants présentaient encore une symptomatologie moyenne ou sévère. La CBCL (version pour enseignants) mettait en évidence une augmentation des troubles d’internalisation (retrait-isolement, plaintes somatiques et anxiété-dépression) et des troubles du comportement. Samuel Tyano et ses collègues (1996) ont effectué une étude longitudinale portant sur 389 enfants israéliens âgés de 13 ans, qui avaient été témoins ou survivants d’une collision entre un autobus et un train. Sept ans après l’accident, qui avait fait vingt-deux victimes, les survivants devenus adultes présentaient encore des symptômes d’inadaptation, continuaient d’avoir des symptômes d’état de stress post-traumatique et souffraient, en outre, de divers troubles comorbides : dépression, anxiété phobique, troubles somatiques et psychoses. Ce phénomène était d’autant plus prononcé que les sujets avaient été plus exposés au risque : il était maximal chez ceux qui s’étaient trouvés dans l’autobus percuté, nettement moindre chez ceux qui étaient à bord des autres véhicules. La gravité de la menace vitale semble donc expliquer non seulement le déclenchement de la pathologie psychotraumatique ; elle semble avoir également une influence sur sa durée. 178 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Lenor Terr (1981, 1983) a décrit les manifestations cliniques du traumatisme psychique vécu par 26 enfants âgés de 5 à 14 ans qui voyageaient dans un bus scolaire et qui avaient été menacés et enlevés par trois hommes armés et masqués. Les enfants avaient été transférés dans deux camionnettes fermées. Ils ont voyagé ainsi pendant onze heures, puis ils ont été enfermés dans un souterrain sans éclairage pendant seize heures, jusqu’à ce que deux des garçons les plus âgés et les plus forts trouvent une issue et libèrent le reste du groupe. Les enfants, après avoir été suivis en entretiens quelques mois après l’événement, ont tous été revus quatre ans après. Ils présentaient encore à cette époque des manifestations post-traumatiques. Les phénomènes répétitifs, comme les rêves post-traumatiques étaient toujours présents et certains enfants continuaient d’avoir des jeux répétitifs comme ceux qu’ils avaient lors du premier entretien. Beaucoup d’enfants avaient peur d’être à nouveau enlevés, qu’un quatrième ravisseur ait échappé aux investigations et soit toujours en liberté, ou que les ravisseurs reviennent. On notait également la fréquence de la peur des étrangers, du noir, des véhicules ou de la solitude. Certains enfants éprouvaient des sentiments de honte, déclaraient qu’ils se sentaient nus, humiliés et totalement vulnérables. Ils préféraient que personne ne sache qu’ils faisaient partie des victimes et ils n’aimaient pas en parler. Lenor Terr constate aussi des altérations du souvenir qu’elle est, à notre connaissance, la seule à avoir remarqué, et qu’elle attribue aux mécanismes de refoulement et de déni. Il ne s’agit pas seulement de la persistance des manifestations de « restriction cognitive » telles que la « suppression de la pensée », c’est-à-dire l’évitement conscient et délibéré des pensées relatives à l’événement traumatique. Mais, alors que les enfants sont encore capables de donner un récit détaillé de l’épisode traumatisant, on note des différences appréciables entre leurs souvenirs et la réalité des faits. Certains récits comportent des déformations perceptives, telles que des modifications dans l’ordre temporel des événements, le nombre des agresseurs, la durée du voyage. Certains des enfants ont exprimé le sentiment que l’enlèvement a semblé plus court que vingtsept heures, ou bien ont confondu le jour et la nuit. L’amnésie et les déformations des souvenirs sont encore plus spectaculaires s’agissant des émotions éprouvées par les enfants pendant les événements et des troubles psychotraumatiques apparus par la suite. La comparaison des récits faits quatre ans après l’événement avec les observations directes avancées par Lenor Terr trois ans auparavant montre que les enfants ont presque systématiquement oublié les attaques de panique, les cauchemars et les anticipations anxieuses qui les avaient perturbés. En somme, le souvenir de l’événement et de la perturbation émotionnelle initiale s’efface ou se transforme, mais les réminiscences et les symptômes post-traumatiques perdurent. LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 179 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Ni la version française de l’ISC, ni la version américaine plus récente (ISCA) ne comportent de section destinée au dépistage et au diagnostic des états psychotraumatiques. Nous présenterons donc brièvement la manière dont ce dépistage est effectué dans la Kiddie-SADS-PL (Schedule for Affective Disorders and Schizophrenia for School-Age Children-Present and Lifetime Version, kiddie est le terme américain familier pour « enfant »). Il s’agit d’un entretien standardisé semi-structuré destiné aux enfants de 6 à 16 ans, mis au point par une équipe de l’université de Pittsburgh (Kaufman et coll., 1996) qui comporte un interrogatoire de dépistage dont toutes les questions sont posées à l’enfant, et des sections additionnelles, composées de questions qu’on ne pose que lorsque l’enfant a répondu positivement aux questions de dépistage. Cet instrument n’est pas actuellement disponible en français, mais il est facile de l’imprimer (en anglais) à partir du site Internet de l’université de Pittsburgh (www.wpic.pitt.edu\ksads). La Kiddie-SADS explore la pathologie psychotraumatique en trois étapes. L’interrogatoire général contient un item destiné au dépistage d’un éventuel trouble psychotraumatique de ce type. Cet item est utile lorsqu’on fait une enquête épidémiologique ou lorsqu’on veut faire l’inventaire complet des troubles présentés par un enfant qui consulte pour un syndrome non traumatique, par exemple, une dépression ou un trouble du comportement. Il est constitué de onze questions fermées (c’est-à-dire appelant une réponse par oui ou non) qui énumèrent des événements susceptibles de provoquer un traumatisme psychologique et demandent à l’enfant s’il a été victime ou témoin d’un événement de ce type. Si la réponse à l’une de ces questions est positive, il y a possibilité de traumatisme, et on pose dans une deuxième étape cinq nouvelles questions destinées à établir la présence d’authentiques symptômes psychotraumatiques : répétition de pensées ou d’images renvoyant à l’événement traumatique, présence et intensité de l’évitement des pensées ou des émotions associées à la scène traumatisante, cauchemars et troubles du sommeil, troubles du contrôle des émotions, etc. Si une seule de ces questions reçoit une réponse positive, on doit poser une quinzaine de questions supplémentaires permettant d’établir de façon indiscutable la présence de phénomènes de répétition du traumatisme, de manifestations dites dissociatives (absences, amnésies, illusions ou hallucinations), du découragement face à l’avenir, de troubles de l’attention et de la concentration, d’hypervigilance, d’une exagération de la réaction de sursaut, d’hyperréactivité neurovégétative face à des événements évoquant symboliquement le traumatisme. Une dernière question permet d’évaluer l’importance du 180 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT handicap que tout cela entraîne dans la vie quotidienne. Lorsque l’enfant consulte pour un trouble manifestement traumatique, on peut utiliser directement la deuxième et la troisième séries de questions en tant que liste de vérification permettant de noter les symptômes. 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation La Child Behavior Checklist (CBCL) ne contient aucun item spécifiquement destiné à l’évaluation de la névrose traumatique, mais elle présente le double intérêt de permettre d’évaluer l’étendue et l’intensité des perturbations psychotraumatiques, et de faire rapidement le tour de l’ensemble des troubles qui peuvent être associés à une pathologie psychotraumatique déjà repérée. Elle permet d’évaluer l’intensité de troubles comme le retrait-isolement, l’anxiété-dépression, les troubles psychosomatiques et pour certains enfants les troubles du comportement. C’est dans ce but qu’elle est utilisée par de nombreux cliniciens et chercheurs. Par exemple, Brett McDermott et Anita Cvitanovich (2000) ont pu mettre en évidence, grâce à la CBCL, le niveau élevé de psychopathologie d’enfants âgés de 8 à 13 ans victimes d’accidents de la route et présentant un état de stress post-traumatique. La note totale à l’échelle de perturbation de la CBCL était élevée (note standard : 60, c’est-àdire un écart type au-dessus de la population d’étalonnage). Les troubles d’internalisation (notamment anxiété-dépression) étaient nettement prédominants et il y avait une corrélation élevée entre l’échelle PTSD-RI de Pynoos (Post-Traumatic Stress Disorder Index), le niveau global de perturbation et l’intensité des symptômes anxieux et dépressifs. En revanche, la relation entre l’échelle du syndrome post-traumatique et les troubles du type externalisation n’était pas significative. 7.3 Les échelles d’auto-évaluation 7.3.1 L’Impact of Event Scale (IES) L’Impact of Event Scale (IES) est une échelle d’auto-évaluation qui mesure l’impact qu’un événement traumatique peut avoir sur un enfant. Cette échelle a été développée par Horowitz et ses collègues (1979) et traduite et validée en France par Hansenne et ses collègues (1993). L’IES est destinée aux adultes, mais elle a été utilisée avec des enfants à partir de 8 ans. Elle comporte 15 items regroupés en deux sous-échelles. La première est composée de sept items relatifs aux sentiments et aux idées intrusives liés à l’événement traumatique. La seconde, composée de huit items, permet d’évaluer l’évitement des pensées, des situations et des sentiments associés au traumatisme. Pour chacun de ces items, l’enfant cote la fréquence d’occurrence sur LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 181 une échelle de quatre degrés. L’addition de ces notes permet d’évaluer le niveau du stress post-traumatique. Stephen Joseph et ses collègues (1993), ont utilisé cette échelle auprès de jeunes adolescents victimes du naufrage du paquebot Jupiter. Lors de la première évaluation, la note totale était de 30 avec un écart type de 9,46. Dans une recherche française de Vila et de ses collègues (1999, p. 148), portant sur des enfants qui avaient été pris en otage dans leur classe, la note totale à cette échelle était, six à huit semaines après l’événement, de 33,6 avec un écart type de 12,7. 7.3.2 Les autres instruments d’auto-évaluation Plusieurs autres instruments d’auto-évaluation sont utilisés classiquement par les cliniciens et les chercheurs pour évaluer les symptômes et les troubles associés ou les troubles divers consécutifs à la névrose traumatique. Parmi ces instruments figurent : – l’échelle de dépression, la Children Depression Inventory (CDI) de Maria Kovacs (cf. p. 244-245) ; – l’échelle d’anxiété de Reynolds et Richmond, la R-CMAS (cf. p. 57) ; – l’échelle des peurs de Ollendick, la Fear Survey Schedule for Children (FSSC) (cf. p. 87-88). 7.4 Les méthodes projectives © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.4.1 Les dessins Parce que l’évocation répétitive du traumatisme dans les jeux et les dessins fait partie du tableau clinique spontané de la névrose traumatique infantile, les dessins sont un instrument essentiel pour l’exploration clinique de cette pathologie. Il arrive fréquemment que les enfants dessinent de façon stéréotypée le traumatisme ou l’un de ses aspects. Ainsi un enfant qui avait vu un malfaiteur menacer sa mère avec un pistolet dessinait-il inlassablement des pistolets depuis plusieurs semaines sans manifester d’émotion apparente. Des dessins de telle nature sont un excellent point de départ pour un entretien clinique : il suffit généralement de demander à l’enfant de commenter son dessin, d’en dire plus ou, si cela ne suffit pas, de poser une question qui peut paraître saugrenue mais que les enfants acceptent très bien (dans le cas de cet enfant, je lui ai demandé d’imaginer l’histoire du pistolet). 7.4.2 Le test de Rorschach La psychologue américaine Margot Holaday (2000) a comparé les protocoles du test de Rorschach de 35 enfants et adolescents présentant un 182 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT syndrome de stress post-traumatique avec les données normatives établies par John Exner. Plusieurs indices du test de Rorschach distinguent les enfants traumatisés du groupe normatif : – élévation de l’indice de schizophrénie (SCZI), rebaptisé Perception and Thinking Index (PATI) depuis lors. On estime maintenant que cet indice de perturbation de la perception et de la pensée peut renvoyer à plusieurs catégories diagnostiques, et pas seulement à la schizophrénie ; – élévation de l’indice de dépression (DEPI) ; – élévation de l’indice de déficit d’adaptation ou CDI (Coping Deficit Index) qui témoigne d’une fragilité du sujet et du déficit des stratégies adaptatives efficaces dans les situations difficiles ; – abaissement du X + % (qui est l’équivalent du F + % élargi de la méthode française) ; – abaissement ou au contraire élévation de l’indice d’égocentrisme (Ego) ou de centration sur soi qui regroupe toutes les réponses reflets plus les réponses paires ; – abaissement du rapport affectif (Affective Ratio ou Afr, qui est l’équivalent du « RC % » de la méthode française) ; – faible nombre de réponses d’estompage de texture ; – abaissement du EA (Experience Actual) de Beck, qui est l’addition des deux membres du type de résonance intime : somme des kinesthésies humaines plus somme pondérée des réponses couleur. La diminution du EA exprime l’affaiblissement du moi, qui se traduit par la réduction des ressources immédiatement mobilisables au service des processus d’adaptation et de défense ; – faible nombre des réponses banales, qui exprime une certaine difficulté à percevoir la réalité de la manière la plus habituelle ; – abaissement de la somme pondérée des réponses couleur, qui exprime l’inhibition de l’expression des émotions ; – somme brute et ; – somme pondérée des six cotations spéciales critiques qui signalent la présence de troubles du cours de la pensée (cf. p. 402-405). Bien que l’auteur ne le souligne pas, on notera que les enfants traumatisés présentent également une élévation de l’indice d’hypervigilance d’Exner. Ces différentes variables n’ont certainement pas toutes la même signification. Ainsi l’abaissement du EA et la présence de troubles du cours de la pensée sont très probablement les effets du traumatisme. L’élévation du Coping Deficit Index (CDI) est l’expression d’une vulnérabilité qui est peut-être consécutive au traumatisme, mais dont on ne peut exclure qu’elle l’ait précédé et qu’elle ait constitué un facteur de LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 183 prédisposition. Le calcul de cet indice est complexe : il se fait à partir de critères tels qu’une valeur faible du EA, une faible quantité de réponses couleur, la présence de plus d’une réponse texture, l’absence d’évocation de la coopération ou de l’agressivité dans les relations, etc. (cf. Exner, 2001, p. 89). 7.4.3 Les tests d’aperception thématique © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Le TAT permet d’évaluer le degré d’envahissement de la vie fantasmatique de l’enfant ou de l’adolescent par les images ou les idées se rapportant au traumatisme. Chez certains enfants, le souvenir du traumatisme est une véritable idée fixe, tous les récits ou presque sont des allusions directes ou des représentations plus ou moins symboliques de l’événement traumatique. Chez d’autres, l’activité de création de récits se développe assez librement, sans être profondément perturbée par l’angoisse ou par les phénomènes de répétition post-traumatiques. Cependant, certaines planches du TAT se prêtent mieux que d’autres à l’évocation d’événements spécifiques : catastrophes naturelles pour les planches 11 et 19, agressions physiques, meurtres ou assassinats pour les planches 8BM, 18GF et 18BM, viols ou agressions sexuelles à la planche 13MF. La planche 3BM, qui représente une silhouette affalée sur un divan, avec un pistolet sur le sol, a un intérêt plus général : elle se prête à la projection de sentiments d’angoisse, de désespoir ou de détresse. Les raisons invoquées pour expliquer la détresse de ce personnage nous renseignent indirectement sur ce qui motive l’angoisse ou la détresse de l’enfant ou de l’adolescent qui passe le test. Au CAT, pratiquement toutes les planches peuvent donner lieu à une projection massive de l’angoisse (cf. l’anxiété généralisée p. 59). Mais l’intérêt principal des tests thématiques est de nous renseigner sur les aspects généraux du fonctionnement psychologique du patient : contenu et orientation des rêveries, nature des relations interpersonnelles, contenu et nature des conflits intérieurs, style des mécanismes de défense, etc. Lorsque le contenu des histoires n’est pas envahi par les allusions au traumatisme, il nous donne un aperçu de la personnalité prémorbide. 8 CAS CLINIQUE : CHIRAZ, 12 ANS ET 10 MOIS Chiraz est en classe de quatrième. Elle a un frère âgé de 10 ans. Les parents de Chiraz sont des réfugiés politiques installés en France depuis quelques années. Le père était haut fonctionnaire, et de surcroît assez proche parent du sultan d’une île à majorité musulmane d’un archipel du 184 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Sud-Est asiatique. Après un changement de régime consécutif à un coup d’état, ils ont échappé de justesse au massacre de la famille de l’ancien souverain. Ils ont trouvé refuge en France où ils ont ouvert un commerce d’appareils électroniques. Voici quelques mois, le père de Chiraz a fait une tentative de suicide par pendaison dans le domicile familial. Son épouse l’a découvert juste à temps pour qu’il puisse être sauvé. Chiraz a été directement mêlée à cette scène dramatique : sa mère a crié, l’a appelée, elles l’ont toutes deux dépendu avec l’aide de son jeune frère avant d’appeler les secours. Depuis cette époque, Chiraz est extrêmement nerveuse et très angoissée. Elle n’arrive plus à travailler en classe. Ses professeurs ont conseillé à sa mère d’aller voir un spécialiste. Chiraz est très agitée, elle a du mal à se concentrer et à travailler, parce qu’elle dit revoir sans cesse l’image de son père pendu. Elle a des troubles du sommeil, ne parvient pas à dormir et fait des cauchemars récurrents portant toujours le même thème : son père est pendu et elle n’arrive pas à le sauver, elle se réveille en criant. Chiraz ne peut pas nous en dire plus lors de cet entretien, mais elle nous demande clairement de l’aider, parce qu’elle dit craindre en permanence que son père fasse une nouvelle tentative de suicide. Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 111 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 114 Quotient intellectuel total (QIT) : 115 Le niveau intellectuel est normal, homogène et supérieur à la moyenne : le QI total de Chiraz est à un écart type au-dessus de la moyenne, ce qui la situe à peu près dans les 15 % les plus intelligents de sa classe d’âge. ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 13 Similitudes : 12 Arithmétique : 9 Vocabulaire : 12 Compréhension : 13 Mémoire des chiffres : 9 Complètement d’images : 11 Code : 10 Arrangement d’images : 12 Cubes : 13 Assemblage d’objets : 14 Symboles : 10 Labyrinthes : 12 LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… ■ 185 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) Compréhension verbale (CV) : 115 Organisation perceptive (OP) : 116 Vitesse de traitement (VT) : 100 Les résultats aux différents subtests sont assez groupés. Cependant, les subtests mémoire des chiffres et arithmétique sont moins réussis : cela peut signaler une très légère difficulté de concentration. On pourrait s’expliquer de la même façon le fait que les subtests qui évaluent la vitesse de traitement sont un peu moins bien réussis que les subtests de compréhension verbale et d’organisation perceptive. Mais il n’y a là que des différences mineures, et les résultats sont globalement homogènes. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 36 Échelle d’activités : 39 Échelle sociale : 42 Échelle scolaire : 38 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 74 Trouble d’internalisation : 89 Trouble d’externalisation : 54 Retrait-isolement : 93 Plaintes somatiques : 53 Anxiété-dépression : 88 Problèmes interpersonnels : 52 Troubles de la pensée : 81 Attention/hyperactivité : 69 Comportement délinquant : 53 Comportement agressif : 54 Le profil est révélateur du trouble psychologique, avec la différence typique entre une échelle de compétence abaissée (de plus d’un écart type) et par l’élévation de l’échelle de perturbation globale (de plus de deux écarts types). Il montre également qu’il s’agit principalement de troubles d’intériorisation. 186 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Les difficultés majeures apparaissent aux échelles de retrait-isolement et d’anxiété-dépression, mais il y a manifestement des problèmes d’hyperactivité et/ou de troubles de l’attention. L’échelle de somatisation et les échelles d’extériorisation ont des valeurs normales. Enfin, le score de troubles de la pensée est très élevé, ce qui appelle un examen plus attentif des items cochés par la mère : ce sont les items 70 « voit des choses qui n’existent pas », 80 « a le regard vide sans expression » ou 40 « entend des choses qui n’existent pas ». Il faudra donc, dans la suite de l’évaluation, porter une attention à tout ce qui pourrait ressembler à des manifestations psychotiques. Résultats de l’échelle de dépression de Maria Kovacs Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 81 79 56 58 84 79 L’intensité de la dépression est très élevée. Il s’agit d’une forme qu’on pourrait dire intériorisée, dans la mesure où les manifestations les plus intenses concernent l’humeur, l’absence de plaisir et l’autodévalorisation, avec peu de retentissement sur les aspects plus extérieurs, problèmes interpersonnels et auto-évaluation des compétences. Protocole de Rorschach (temps total : 14 min 45 s) Passation Enquête (cf. p. 29) Planche I (TL [temps de latence] = 4 s) 1) Une chauve-souris. 1) L’ensemble. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à une chauve-souris ? – Déjà à la couleur noire et la manière dont ils ont fait les taches d’encre. 2) Ou une araignée. 1) D4 (partie médiane entière avec les Ddbl supérieurs et inférieurs). 2) La forme des antennes déjà, la couleur aussi pareil que la première, ça fait penser à une araignée avec les antennes de devant qui pincent. ☞ LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… ☞ 187 3) Un oiseau. 1) Toute la tache mais sans l’extrémité inférieure médiane et sans les saillies médianes supérieures (les mains). 2) La forme des ailes, ça fait penser que ça vole haut, il vole en liberté, il n’a pas besoin d’un appareil pour voler. 3) C’est quoi un appareil pour voler ? – Il peut voler en liberté. 4) Une robe toute noire. 1) D4 (partie médiane entière). 2) C’est une robe toute noire comme celle que portent les femmes dans mon pays, c’est une robe toute seule avec la forme du col (mamelons centraux), des bras (saillies médianes supérieures), elle est très longue. Planche II (TL = 3 s) 5) Deux personnes qui sont côte à côte qui se tiennent la main. 1) L’ensemble. 2) La tête (rouge supérieur), le corps, ils se tiennent la main ici (pointe médiane supérieure). 6) Des coqs avec leur crête, ils sont debout. 1) L’ensemble). 2) Déjà la crête rouge qu’ont les coqs et la bouche qui s’ouvre, je sais pas si c’est une bouche, juste là (petite tache en bas du D rouge). Planche III (TL = 4 s) 7) Deux personnes qui sont assises autour d’une table. 1) D1 (personnes : les deux parties noires latérales, table : toute la partie noire médiane). 2) Deux personnes qui sont face à face. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche IV (TL = 12 s) 8) Un ogre. 1) L’ensemble. 2) La forme des pieds, on voit le corps et qu’il est en hauteur, très haut alors on voit pas bien la tête. 9) Un peu la carte de France. 1) Toute la tache mais sans les saillies latérales supérieures et sans la partie médiane inférieure. 2) À la forme, c’est tout. 10) Il y a des flammes, il y a eu un feu. 1) L’ensemble. 2) Ça fait penser à une explosion, ce n’est pas le feu directement, mais c’est un appareil qui a explosé, une bombe ici (partie médiane inférieure) qui a explosé et qui a mis le feu quelques minutes après. 3) Tu as dit ce n’est pas le feu directement, peux-tu m’expliquer ? – La couleur noire fait penser à quelque chose de catastrophique, après un feu terrible on voit ça, une fumée très noire. Planche V (TL = 3 s) 11) Une chauve-souris. 1) L’ensemble. 2) Les ailes et la tête, les oreilles, je dirais aussi à la couleur noire ça me fait penser à ça. ☞ 188 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 12) Un deltaplane. 1) L’ensemble. 2) Un deltaplane vu de derrière, la personne se cramponne, le deltaplane vole, on ne voit pas la personne de face. 13) Un oiseau aussi. 1) Toute la tache sans la partie médiane inférieure, les saillies médianes supérieures et les saillies latérales. 2) La forme des grandes ailes, la tête, on ne la voit pas, je dirais aussi à la couleur noire, on le voit voler en liberté aussi. Planche VI (TL = 4 s) 14) Quelqu’un qui fait du yoga. 1) L’ensemble. 2) Quelqu’un vu de derrière, vu de dos, qui a croisé ses jambes et qui met ses bras… on dirait qu’il met ses bras sur ses jambes. 15) Je vois aussi un grand chien qui est assis. 1) L’ensemble. 2) J’ai vu le dessin animé Titi et Gros Minet, ça fait plus penser à un chien. Planche VII (T. L. = 7 s) 16) Deux lapins qui se tiennent dos à dos sur une autre statue. 1) L’ensemble (lapins 1er et 2e tiers, pierre 3e tiers). 2) La forme de lapins avec les oreilles, le corps, c’est des lapins qui sont face à face, ça ressemble à des statues de lapins. 3) C’est quoi l’autre statue ? – C’est pas une statue, on dirait que c’est la forme d’une pierre qui tient les statues. Planche VIII (TL = 5 s) 17) Deux loups qui font de l’escalade sur un très grand rocher. 1) L’ensemble (loups : parties roses latérales ; rocher : toute la partie centrale). 2) Ils contournent le rocher pour pouvoir monter au sommet. 3) En quoi ça ressemble à un très grand rocher ? – On le voit du bas et il est très, très haut. 18) Ou bien un aigle en train de voler ou immobile je dirais les deux. 1) L’ensemble. 2) Le corps, les ailes. 3) Tu as dit en train de voler ou immobile, tu peux m’expliquer ? – Oui il vole et de temps en temps il devient immobile. Planche IX (TL = 13 s) 19) Deux cerfs qui sont dos à dos derrière des arbres, dans la forêt. 1) D2 (cerfs : brun orangé en haut, arbres : verts latéraux). 2) Avec leurs cornes et le corps, ils sont l’un en face de l’autre debout de l’autre coté, derrière des arbres. 3) En quoi ça ressemble à des arbres ? – Ça m’a fait penser à des arbres ☞ LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… ☞ 189 et à l’herbe, la mousse qui est sur les arbres, elle prend beaucoup de place, on dirait qu’elle est tassée. 4) Tu peux m’expliquer pourquoi on dirait qu’elle est tassée ? – On dirait que c’est épais comme la mousse et c’est vert foncé et aussi c’est vert plus clair aussi, c’est pour ça que j’ai dit qu’elle est tassée. 20) Deux flammes qui brûlent l’herbe. 1) D2 (flammes : brun orangé en haut ; herbe : les deux détails verts latéraux). 2) Déjà à la couleur orange et aussi parce qu’il y a des endroits où c’est des couleurs qui sont plus foncées et plus claires qui montrent que le feu est très fort en bas, les flammes sont plus importantes. 3) Et l’herbe ? – C’est à la couleur verte. 21) Un bébé qui est couché, pareil dans la forêt. 1) D6 + D11 (bébé : partie rose entière ; forêt : les deux verts latéraux). 2) Déjà il est rose et il est couché en dessous de quelques arbustes verts et que personne ne voit. 3) Tu as dit : et que personne ne voit, peux-tu m’expliquer ? – Personne ne le voit, il est en dessous des arbres, quelqu’un l’a caché en dessous de façon que personne ne le voie. Planche X (TL = 4 s) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ 22) Plein d’insectes, des araignées. 1) D1 (bleu latéral). 2) La forme des pattes qui vont partout. 23) Des vers, ça bouge vite, ça rampe. 1) D8 (gris latéral en haut). La forme de vers et la couleur aussi. 24) Des limaces qui rampent. 1) D13 (brun latéral, en bas). 2) La couleur orange, la taille aussi et ça rampe aussi pareil. 25) Des cafards. 1) D7 (gris brun de côté). 2) Un peu la couleur grise, des pattes ici et ça va partout. Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu Facteurs additionnels I 1 Chauve-souris G C’F + A Ban 2 Araignée DDdbl FC’- A 3 Oiseau G amputée Kan + A 4 Robe D FC’+ Vêt DR1 ☞ 190 II ☞ 5 Personnes G K+ H (2) 6 Coqs G Kan. CF - A (2), DV1 III 7 Personnes D K+ H, Obj Ban, (2) IV 8 Ogre G FD + (H) Ban 9 Carte Dd F- Géo 10 Feu G C’. Clob Feu 11 Chauve-souris G FC’+ A 12 Deltaplane G K. Kob + H, Sc 13 Oiseau Dd FC’. Kan + A 14 Quelqu’un G K- H 15 Chien G Kan - A VII 16 Lapins G F+ Art VIII 17 Loups G Kan, FD + A, Pays 18 Aigle G Kan - A 19 Cerfs G Kan. FD. VF + A, Bot (2) 20 Flammes D Kob.C.Y. CF + Feu, pays (2) 21 Bébé Dd K. CF + H, Pays 22 Araignées D F+ A Ban, (2) 23 Vers D Kan. FC’- A (2) 24 Limaces D Kan. CF + A (2) 25 Cafards D Kan. C’F + A (2) V VI IX X ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Psychogramme R = 25 Temps total = 14 min 45 s T/R = 35 s Ban PER Ban, (2) LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… G = 14 dont : GDbl = 0 G amputé =1 D=7 Dd = 3 Dbl = 0 Ddbl = 0 DDdbl = 1 F+=2 F- = 1 K=5 kp = 0 kan = 10 kob = 2 FC = 0 FT = 0 A = 14 Ad = 0 (A) = 0 (Ad) = 0 H=5 Hd = 0 CF = 4 C=1 TF = 0 T=0 (H) = 1 (Hd) = 0 FY = 0 YF = 0 Y=1 Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 0 Art = 1 Bot. = 1 Expl. = 0 Feu = 2 Géo. = 1 Nature = 0 Nuage = 0 Obj. = 1 Pays. = 3 Radio = 0 Sc. = 1 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 1 FC’= 5 C’F = 2 C’= 1 FClob = 0 ClobF = 0 Clob = 1 FV = 0 VF = 1 V=0 FD = 3 Paires = 10 Reflets = 0 F % = 12 F + % = 67 F + % élargi = 68 G % = 56 D % = 28 Dd % = 12 Dbl % = 0 DDdbl = 4 TRI Σ 5 K/Σ 5,5 C © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Form. cpl. Σ 12 k/Σ 8,5 (E + C’) ■ A % = 56 H % = 20 Σ5H>Σ0 Hd Σ 14 A > Σ 0 Ad 191 Ban = 6 Chocs = 2 Codéterminations : Kan. CF C’.Clob K. Kob FC’.Kan Kan. FD Kan. FD. VF Kob.C.Y.CF K. CF Kan. FC’ Kan. CF Kan. C’F Cotations spéciales : DV1 : 1 = 1 DR1 : 1 = 3 Ban % = 24 Phénomènes particuliers : G amputé = 1 K-=1 PER = 1 RC % = 36 Type couleur : Σ 1 C + CF > Σ 0 FC Chocs à : IV, IX EA de Beck = 10,5 es = 20,5 Indice d’égocentrisme = 40 % Indice d’isolement social = 21 % Commentaire Ce protocole est très inhabituel. Le nombre des réponses impersonnelles (purement formelles) est très bas, en raison du grand nombre de réponses 192 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT exprimant une implication personnelle : kinesthésies humaines et réponses déterminées par la couleur, mais aussi, et en nombre encore plus élevé, kinesthésies mineures et réponses en valeur achromatique ou en estompage. Le nombre très élevé des réponses à déterminants multiples confirme la richesse et la complexité du fonctionnement psychologique de Chiraz. Mais les aspects positifs de cet état de fait ne doivent pas faire oublier les aspects négatifs, et même inquiétants : les réponses formelles sont en nombre très insuffisant. Il ne faut pas oublier que ces réponses n’ont une signification impersonnelle et défensive que lorsqu’elles sont en nombre excessif. Elles expriment aussi la présence d’un certain contrôle sur les fantasmes et les affects. L’insuffisance de ces réponses est ici le signe que le moi est débordé et envahi par l’imaginaire et l’affectivité, qui sont assez largement régressifs (le es est le double du EA, et il est extraordinairement élevé) et révèlent une souffrance importante. Le « type couleur », c’est-à-dire la proportion des C et CF comparée aux FC, est complètement « de gauche », ce qui confirme la faiblesse du moi incapable de contrôler et de moduler les affects. Tout cela indique non seulement une importante labilité affective, mais peut-être également une certaine impulsivité (2 kob). Les chocs aux planches IV et IX vont dans le même sens. Cependant, même si le F + % et le F + % élargi sont un peu bas, le sens de la réalité ne semble pas gravement perturbé. Le nombre très élevé des valeurs achromatiques C’, la présence d’une Clob pure et de quatre perspectives (un estompage de perspective et trois perspectives déterminées par les caractéristiques formelles FD) confirment la présence massive d’affects dépressifs, consistant essentiellement en tristesse, pessimisme et autocritique. Le type de résonance intime est ambiéqual, mais cela est assez courant à 12 ans. La présence d’une kinesthésie humaine en mauvaise forme pourrait inquiéter, car elle fait partie des signes traditionnels de schizophrénie, mais cette tradition n’a pas reçu de confirmation solide et, dans ce cas, aucun autre élément ne va dans le sens de la psychose. En particulier, les cotations spéciales sont peu nombreuses, sont du type le plus courant et n’ont rien d’inquiétant. Rien dans le test de Rorschach n’indique la présence de troubles du cours de la pensée. Il n’y a pas de déformation de la représentation de la personne humaine – cinq H pures pour aucune Hd et une seule (H) –, ce que confirme l’examen des réponses animales : quatorze réponses A et aucune Ad ni (A). Deux réponses, données après qu’un choc a été surmonté, sont probablement des réminiscences des situations traumatiques vécues dans son pays d’origine : la fumée consécutive à l’explosion à la planche IV et le bébé caché sous des arbustes de la planche IX. L’intensité de la souffrance dépressive s’exprimant au Rorschach, la faiblesse du moi et l’impulsivité, ainsi que la présence d’un signe spécifique heureusement isolé (la réponse 20 codéterminée par la couleur et LA NÉVROSE TRAUMATIQUE ET LES « ÉTATS DE CHOC »… 193 l’estompage) pourraient faire redouter des tendances suicidaires : le risque ne semble pas imminent, mais on ne peut l’écarter. On sait, en outre, que les enfants dont l’un des parents a fait une tentative de suicide ont un risque plus élevé d’en faire eux-mêmes. Interprétation générale du cas © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Bien que les manifestations dépressives soient massives et qu’un diagnostic de trouble dépressif majeur comorbide s’impose, le noyau véritable de la psychopathologie est psychotraumatique : le moi est complètement débordé par des affects dont la plupart sont dysphoriques. Il est incapable d’opposer la moindre barrière aux « flash-back » et réminiscences des traumatismes. Heureusement, le test de Rorschach n’a pas confirmé les inquiétudes relatives à des manifestations psychotiques, mais, quoi qu’il en soit, il est urgent d’apporter une aide psychologique à Chiraz. Elle a donc immédiatement commencé une psychothérapie dont le « démarrage » très rapide a rendu inopportun la poursuite de l’examen psychologique (qui aurait dû comporter normalement un TAT). Chapitre 7 LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS (NÉGLIGENCE, VIOLENCES PHYSIQUES ET SEXUELLES) LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 1 REMARQUES PRÉLIMINAIRES ET DÉFINITION © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Le présent chapitre sera fort différent des autres. Les troubles présentés jusqu’ici sont des tableaux cliniques bien définis. Mais leur étiologie n’est pas certaine, sauf dans le cas de la névrose traumatique. Dans le cas des effets psychologiques des mauvais traitements, l’étiologie est généralement connue ou relativement facile à identifier, mais les tableaux cliniques sont fluctuants ou mal définis. La psychanalyse a montré que des événements ponctuels ou des situations répétitives survenant au cours de l’enfance peuvent produire des troubles psychologiques immédiats ou différés dont le tableau clinique n’est pas celui de la névrose traumatique : ainsi le petit Hans, après avoir assisté à la chute d’un cheval, développe une phobie de ces animaux ; l’Homme aux loups, après avoir assisté aux relations sexuelles de ses parents, développe une névrose obsessionnelle qui évoluera plus tard, à l’âge adulte, vers des troubles graves comportant des aspects psychotiques. Par ailleurs, Freud a renoncé en 1897 à sa théorie de l’étiologie sexuelle de l’hystérie qui affirmait le caractère universel et nécessaire de la détermination de l’hystérie des adultes par des traumatismes sexuels infantiles ou juvéniles. Mais il a toujours maintenu que de tels traumatismes sont fréquents chez les futurs hystériques et que leur contribution à l’étiologie de l’hystérie est loin d’être négligeable. Certains événements, sans présenter le caractère d’intensité dramatique et de surprise des événements déclencheurs de névrose traumatique, pourraient provoquer des troubles psychologiques. Ces troubles sont, en un sens, psychotraumatiques, mais leur symptomatologie diffère de la névrose traumatique. Même si certains auteurs lui reprochent d’avoir renoncé en 1897 à sa théorie du déterminisme de l’hystérie par des traumatismes sexuels, Freud a été 198 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT le premier à signaler la fréquence des « abus » sexuels et leur rôle pathogène, et les psychanalystes ont longtemps accordé la plus grande attention à la recherche d’événements traumatiques dans le passé de leurs patients. De nombreux psychiatres et psychologues ont redécouvert ces faits et ces notions à partir de 1980 et leur ont attribué une fréquence et un rôle étiologique qu’il conviendra d’évaluer. C’est également à la psychanalyse qu’on doit la découverte et la compréhension d’un autre type de mauvais traitements, consistant dans l’absence, l’insuffisance ou l’inadéquation des soins élémentaires et de l’amour apporté aux enfants. Les travaux fondateurs dans ce domaine, provoqués par la Seconde Guerre mondiale, ont été le fait de René Spitz et de John Bowlby. Ce n’est pas la psychanalyse qui a attiré l’attention sur les sévices physiques puisque les premières observations, dues à Ambroise Tardieu, datent de 1868. Mais c’est assurément l’attention aux enfants et à leurs souffrances psychologiques, largement inspirée par la psychanalyse, qui a fait qu’après une longue période d’indifférence ou de silence, les observations cliniques et les études épidémiologiques se sont multipliées depuis les travaux conduits par Ruth et Henry Kempe à partir de 1961. La plupart des auteurs s’accordent actuellement pour distinguer trois catégories de mauvais traitements : la négligence, la maltraitance physique et les sévices sexuels. Dans ce chapitre, nous appellerons maltraitance ou mauvais traitements l’ensemble de ces trois catégories. Nous appellerons maltraités les enfants victimes d’une ou de plusieurs formes de maltraitance, et nous préciserons selon le cas si les enfants sont maltraités physiquement, sexuellement ou négligés. 1.1 La négligence La négligence fait référence à une situation où un parent ne fournit pas à son enfant les éléments nécessaires à son développement. Elle peut prendre différentes formes qui peuvent survenir ensemble ou séparément et auxquelles les spécialistes ont pris l’habitude de donner des dénominations précises. • La négligence physique consiste en ceci que l’enfant se trouve dans des conditions de vie défavorables à son développement physique et psychologique. Cela peut prendre plusieurs formes : les enfants ne sont pas nourris ou, plus souvent, sont nourris en dépit du bon sens et des règles diététiques les plus élémentaires (nous avons vu des enfants qui ne mangeaient pratiquement que des bonbons et des gâteaux), ce qui a pour conséquence des ralentissements ou des arrêts de croissance. Souvent, du fait de l’irréflexion des parents ou de leur incapacité d’anticiper le danger, les enfants sont livrés à eux-mêmes sans que personne pense à les protéger des dangers de la vie quotidienne et de la vie sociale. Ils ne sont pas LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 199 habillés de manière adéquate et, dans les cas les plus extrêmes, ils dorment dans la rue. C’est surtout – mais pas seulement – dans les milieux défavorisés qu’on rencontre ces situations. Mais dans les pays avancés où existent de nombreux dispositifs d’aide sociale, il est très rare qu’elles soient intégralement attribuables à la pauvreté. • La négligence relative aux soins médicaux est le fait que les parents négligent la santé de leur enfant. Ils dénient l’existence d’une maladie manifeste de leur enfant et refusent les soins médicaux. Comme le soulignent R. et H. Kempe, il peut s’agir d’une forme très insidieuse de mauvais traitement (1978, p. 16). • La négligence émotionnelle est habituellement définie comme le fait que les parents refusent de reconnaître que l’enfant souffre sur le plan psychologique et refusent, par conséquent, d’entreprendre toute démarche susceptible de déboucher sur une prise en charge psychologique, psychosociale ou psychiatrique. • La négligence éducative est l’absence d’attention ou d’intérêt portés par les parents à l’assiduité et au travail scolaire des enfants. Elle est souvent repérable à partir de l’absentéisme scolaire de l’enfant. 1.2 La maltraitance © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1.2.1 La maltraitance physique On en observe différentes formes dont les plus fréquentes sont les coups et les brûlures. La forme la plus typique est celle qui consiste à porter des coups violents à l’enfant provoquant des fractures ou des blessures graves nécessitant une hospitalisation d’urgence ou des contusions ou des marques de bâton, de fouet ou de martinet sur le visage, sur le cou ou sur le corps. Les brûlures infligées intentionnellement sont une autre forme importante et fréquente de maltraitance. Les plus fréquemment détectées sont les brûlures de cigarettes qui sont courantes. Elles se répartissent habituellement à plusieurs endroits du corps de l’enfant. Les brûlures avec un fer à repasser sont également fréquentes, mais sont plus difficiles à détecter en tant que forme de sévices, car les parents soutiennent ordinairement qu’il s’agit d’un accident dû à l’imprudence de l’enfant. Les parents brûlent assez souvent les enfants en leur mettant la main ou les deux mains sous le robinet d’eau chaude. Les douches glacées en plein hiver sont encore une autre forme de maltraitance. 1.2.2 La maltraitance sexuelle Nous choisissons de traduire ainsi l’expression anglaise sexual abuse que de nombreux auteurs traduisent littéralement par abus sexuel. Cette traduction 200 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT est inexacte, car elle sous-entend qu’il y aurait, si l’on ose dire, une utilisation sexuelle légitime des enfants. Il importe de définir précisément ce qu’on appelle maltraitance sexuelle, car les divergences entre les auteurs et les affirmations excessives de certains reposent sur le choix de définitions discutables. On ne sera donc pas surpris que les chercheurs se soient engagés dans des controverses académiques sur la différenciation des variétés de maltraitance : c’est que les enjeux idéologiques sous-jacents sont importants. Pour certains auteurs anglo-saxons, un baiser donné par un père à sa fille de 13 ans sent le soufre. Grâce à des définitions extensives de la maltraitance sexuelle, on a pu affirmer qu’une femme nord-américaine sur deux a subi un « abus sexuel » avant l’âge de 18 ans. On n’entrera pas dans le détail de ces classifications. La plupart des auteurs admettent un continuum allant des actes les moins graves qui n’impliquent pas de contact physique direct (exhibitionnisme, exhibition d’images ou de films pornographiques, propositions sexuelles) aux actes les plus graves (pénétration accompagnée de menace ou de violence) en passant par des degrés intermédiaires : caresses et attouchements sexuels, masturbation. Selon une loi relevée par les sociologues pour l’ensemble des actes déviants ou délinquants, il y a une relation inverse entre la fréquence et la gravité des actes sexuels impliquant des enfants. Beaucoup d’enfants ont vu des images pornographiques ou des exhibitionnistes, ceux qui ont subi une pénétration sexuelle sont beaucoup plus rares. 2 LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS 2.1 Effets physiologiques et psychologiques de la négligence Le premier effet de la négligence est l’arrêt ou le ralentissement de la croissance au cours des premières années qui peut se prolonger au cours de l’enfance (Kempe, 1978, p. 50). Ces enfants sont petits et maigres. Lorsqu’ils sont hospitalisés ou placés, l’identification de la cause de l’arrêt de croissance est facile : à l’inverse des enfants souffrant de troubles médicaux ou psychologiques divers inhibant l’appétit, ils mangent avec avidité, et leur poids et leur croissance se rétablissent rapidement. Centrés sur les problèmes graves et urgents de santé physique des enfants négligés, les chercheurs et les cliniciens se sont peu intéressés aux effets psychologiques de la négligence. Sandra Kaplan et ses collègues (1999) ont fait la synthèse des quelques résultats disponibles : les enfants négligés présentent généralement des troubles LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 201 intellectuels, ils ont souvent un QI inférieur à la moyenne (Palacio-Quintin et Jourdan-Ionescu, 1994) et ont de mauvais résultats scolaires. Les déficits concernent surtout des troubles de la compréhension et de la production du langage. D’autres études ayant montré que ce type de troubles du langage chez l’enfant prédit souvent l’apparition ultérieure de comportements agressifs et de troubles de la conduite, on peut s’attendre à ce que les enfants négligés présentent un risque particulier d’évoluer dans ce sens. En effet, leurs échecs dans les tests de langage et de mathématiques sont encore plus prononcés que ceux des enfants maltraités. Les enfants négligés ont également des difficultés au niveau du fonctionnement social et interpersonnel, avec des conflits fréquents avec les camarades et ils ont au total moins d’amitiés réciproques que les autres enfants (Kaplan et coll., 1999). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 2.2 Effets psychologiques des mauvais traitements physiques et sexuels Il paraît raisonnable de supposer que les trois formes de maltraitance produisent des effets psychologiques différents. Mais comme les enfants subissent souvent deux ou trois types de mauvais traitements à la fois, les données disponibles ne permettent pas de différencier clairement ce qui est attribuable à chacun. On sait que les enfants et les adolescents maltraités peuvent souffrir de divers types de troubles psychopathologiques, mais n’en souffrent pas tous. Les troubles les plus fréquents sont des troubles cognitifs se traduisant par l’échec scolaire et les troubles anxieux et dépressifs dont la fréquence est nettement plus élevée chez les enfants maltraités que dans la population générale (Birmaher et coll., 1996 ; Kaufman, 1991 ; Pelcovitz et coll., 1994). Le psychiatre américain Michael De Bellis et ses collègues de l’université de Pittsburgh (2001) ont administré la Kiddie-SADS à 53 enfants et adolescents maltraités dont la moyenne d’âge était de 11 ans. Ces enfants avaient été victimes de sévices sexuels (66 %), physiques (62 %) et de négligence physique (42 %). Le total dépasse largement 100 %, car 81 % des enfants avaient subi plus d’un type de maltraitance. La majorité a également rapporté avoir assisté fréquemment à des scènes de violence entre d’autres membres de leur famille (85 %). Cette étude confirme que les troubles les plus fréquents sont les troubles anxieux (94 %) et les troubles dépressifs (89 %). Le trouble anxieux le plus fréquent est la névrose traumatique (PTSD des auteurs américains : 85 %), suivie par l’angoisse de séparation (19 %) et le trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse (9 %). Le trouble dépressif le plus fréquent est la dysthymie (79 %), suivi par la dépression majeure (45 %) et le trouble bipolaire (6 %). Dans les troubles du comportement, le plus fréquent est le trouble caractériel négativiste (« trouble oppositionnel avec provocation » des auteurs américains : 60 %) suivi par l’hyperactivité 202 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT avec troubles de l’attention (38 %), les troubles de la conduite (9 %) et les troubles du contrôle des impulsions (explosions intermittentes de colère ou d’agressivité, kleptomanie, pyromanie, trichotillomanie : 2 %). Les auteurs mentionnent également la fréquence des « troubles de la régulation des affects et des conduites » (72 %). Il faut souligner l’intensité de la détresse psychologique qui se manifeste par une fréquence extraordinairement élevée des idées suicidaires (68 %) et des tentatives de suicide (34 %). Lorsque, en plus de subir eux-mêmes des mauvais traitements, les enfants assistent à des scènes de violence familiale, telles que querelles et échanges de coups entre les parents, coups ou blessures infligés à la mère ou à d’autres enfants, cela augmente encore le risque qu’ils développent des troubles psychopathologiques. David Pelcovitz et ses collègues (2000) ont montré que les adolescents maltraités physiquement et témoins de violences entre les parents présentent encore plus de troubles psychopathologiques (névrose traumatique, anxiété de séparation, dépression et trouble oppositionnel) que les adolescents maltraités mais qui ne sont pas témoins d’autres scènes de violence familiale. Il faut remarquer que les auteurs n’ont pas trouvé de différences entre les adolescents maltraités et non maltraités en ce qui concerne l’anxiété généralisée qui semble donc indépendante de la maltraitance. 3 ÉPIDÉMIOLOGIE Les données disponibles ne portent pas sur les troubles psychologiques consécutifs aux mauvais traitements, mais sur les mauvais traitements euxmêmes. Il est regrettable qu’on ne dispose pas d’informations concernant la France, mais de telles études sont difficiles à réaliser et leurs résultats incitent parfois au scepticisme en raison de l’extrême variabilité des taux rapportés par les différentes enquêtes. Ainsi, l’Organisation mondiale de la santé (1999), se fondant sur plusieurs études nationales, estime que 40 millions d’enfants dans le monde sont victimes de mauvais traitements. Mais les données varient beaucoup selon les pays, par exemple, de 7 % à 34 % pour les filles en ce qui concerne les sévices sexuels. Il est probable que de telles différences s’expliquent à la fois par des variations culturelles (la définition socialement admise des mauvais traitements est-elle la même en Suède et en Afrique du Sud ?), par des différences de définition et peut-être dans les méthodes d’enquête. Même quand on compare des pays proches par la géographie et l’organisation sociale dans lesquels les psychologues partagent la même idéologie, comme les États-Unis et le Canada, on constate des divergences étonnantes. Aux États-Unis, trois études nationales réalisées en 1980, 1986 et 1993 ont montré une augmentation régulière de la LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 203 maltraitance. La maltraitance physique est passée de 3 pour mille à près de 6 pour mille entre 1980 et 1993 ; la négligence physique de 1,6 à 3,2 pour mille (Kaplan et coll., 1999). Nous sommes loin des chiffres rapportés pour le Canada, où 31 % des hommes et 21 % des femmes auraient été victimes de mauvais traitements physiques au cours de l’enfance (McMillan, 2000). Même en se limitant aux cas de mauvais traitements « sévères » (11 % des hommes et 9 % des femmes), il faudrait admettre que la maltraitance est cinquante fois plus fréquente au nord de la rivière Niagara qu’au sud. 4 FACTEURS DE RISQUE DES MAUVAIS TRAITEMENTS © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 4.1 Données socio-économiques La relation entre les conditions socio-économiques et la maltraitance des enfants est généralement admise par les cliniciens et les chercheurs. Elle est confirmée par les données quantitatives. Peter Sidebotham et ses collègues (2002) ont suivi dans le cadre d’une vaste étude prospective 14 256 enfants britanniques dont 115 avaient été placés avant l’âge de 6 ans dans des centres de protection de l’enfance. Quatre faits caractérisent les familles des enfants placés : chômage du père, habitation à loyer modéré, surpeuplement du logement et non-possession d’une voiture. Plus le nombre de ces indices est élevé, plus le risque de maltraitance est élevé. Cette étude souligne, en outre, que le chômage de la mère, les déménagements fréquents et la faiblesse des contacts sociaux augmentent également le risque des mauvais traitements. Les caractéristiques des mères (comme le fait d’avoir moins de 20 ans, un faible niveau d’études, d’avoir été suivies dans des centres de guidance infantile), l’existence d’antécédents psychiatriques et l’absence du père constituent d’autres facteurs de risque de maltraitance (Sidebotham et coll., 2001). Une autre étude longitudinale, réalisée aux États-Unis par Mary Keegan Eamon (2001) sur 1 397 enfants de 4 à 9 ans, confirme que la pratique des punitions corporelles est associée à des facteurs tels que la pauvreté, l’âge de la mère à la naissance de l’enfant, le passé scolaire des parents, les conflits conjugaux et la dépression maternelle. 4.2 Troubles psychiatriques des parents Plusieurs études ont mis en évidence que les parents des enfants maltraités souffraient de troubles de l’estime de soi, de dépression, d’anxiété, de 204 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT comportements antisociaux et d’abus d’alcool (Famularo et coll., 1992 ; Kaplan et coll., 1983 ; Kaufman et coll., 1998). Michael De Bellis et ses collègues (2001) ont étudié l’incidence des troubles mentaux chez les parents maltraitants. Les mères des enfants maltraités avaient sur la vie entière une incidence de troubles psychiatriques plus élevée que celle des mères témoins de même niveau socio-économique et non maltraitantes. Parmi ces troubles psychiatriques, on compte des troubles de l’humeur (72 %), des troubles anxieux et plus spécifiquement des névroses traumatiques (43 %), l’abus d’alcool et de drogue (32 %) et des tentatives de suicides. En outre, 30 % des mères avaient eu affaire à la police à la suite de comportements violents, et 19 % avaient un casier judiciaire, mais cela ne les différencie pas des mères non maltraitantes du groupe témoin de même niveau socio-économique. Les données psychiatriques semblent donc très intriquées avec les données sociologiques. Ces mères présentaient en général plus de deux troubles comorbides. 85 % des conjoints (pères naturels ou concubins) impliqués dans la maltraitance avaient, sur la vie entière, une incidence élevée d’alcoolisme et/ou de toxicomanie. 75 % de ces hommes avaient des antécédents de comportements violents ayant entraîné une arrestation par la police et 21 % avaient accompli des peines de prison. 5 ÉVOLUTION ET DEVENIR À LONG TERME DES TROUBLES PSYCHOLOGIQUES DES ENFANTS MALTRAITÉS Les effets à long terme des mauvais traitements sont le simple prolongement de leurs effets à court terme. Les pathologies observables dès l’enfance perdurent jusqu’à l’âge adulte. Les anciens enfants maltraités physiquement ou sexuellement présentent différents troubles psychopathologiques, comme des troubles anxieux (notamment des névroses traumatiques), des dépressions et l’abus d’alcool et de drogue (Fergusson et Dacey, 1997 ; Schuck et Widom, 2001). David Fergusson et Michael Linskey (1997) ont interrogé 1 265 adolescents de Christchurch (Nouvelle-Zélande), dont le fonctionnement psychologique a par ailleurs été évalué, sur le degré de sévérité et sur la fréquence des punitions physiques que leurs parents leur avaient infligées au cours de leur enfance. Les troubles psychopathologiques sont d’autant plus fréquents et graves que les punitions ont été fréquentes et sévères. Comme on pouvait s’y attendre, les troubles les plus fréquents sont les troubles anxieux, la dépression majeure, les tentatives de suicide, l’abus de drogue et d’alcool et les agressions violentes. LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 205 Dans l’étude rétrospective nord-américaine de Beth Molnar (2001) menée auprès de 5 877 adultes, les auteurs ont trouvé que 13,5 % de femmes et 2,5 % des hommes avaient subi des sévices sexuels. Ces sujets présentaient un niveau élevé de troubles anxieux, dépressifs et de consommation de drogue ou d’alcool. 39 % des femmes et 29 % des hommes ayant été victimes de maltraitance sexuelle souffraient de névrose traumatique, contre 5,7 % des femmes et 3,8 % des hommes n’ayant pas subi de mauvais traitements. La dépression majeure était nettement plus fréquente chez les femmes et les hommes victimes de maltraitance sexuelle au cours de leur enfance (respectivement 39,3 % et 30,3 %) que chez les femmes et les hommes non victimes (respectivement 19,2 % et 11,4 %). Les problèmes liés à l’alcool sont également plus fréquents chez les femmes « victimes » (33,9 %) que chez les « nonvictimes » (18, 2 %), mais, chez les hommes, la différence est moins nette entre les victimes (57,7 %) et les autres (37 %). En ce qui concerne l’utilisation de drogue, chez les femmes, le taux est de 27,6 % chez les victimes (contre 10 %), et chez les hommes, il est de 41 % (contre 17, 9 %). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Steven Safren et ses collègues (2002) ont mené une étude sur 149 patients adultes (âge moyen : 37 ans) souffrant de trouble panique, de phobie sociale et d’anxiété généralisée. 23 % de ces patients ont déclaré avoir subi des mauvais traitements physiques ou sexuels au cours de leur enfance. Les chercheurs ont trouvé que les patients qui présentaient simultanément deux ou trois de ces troubles anxieux tendaient à avoir subi plus de sévices physiques ou sexuels que ceux qui ne présentaient qu’un seul trouble anxieux. Les patients souffrant de trouble panique avaient plus d’antécédents de sévices physiques ou sexuels que les patients souffrant de phobie sociale. Les troubles anxieux étaient plus souvent comorbides avec la dépression majeure chez les patients qui avaient été maltraités que chez ceux qui n’avaient pas subi de mauvais traitements. Enfin, en ce qui concerne l’anxiété généralisée, elle paraît être en position intermédiaire, plus liée avec les mauvais traitements que la phobie sociale, mais moins que le trouble panique. 6 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE En ce qui concerne la maltraitance, les démarches de diagnostic et d’évaluation psychologique sont radicalement différents de celles qui conviennent dans les autres troubles psychopathologiques. Les faits de maltraitance sont des actes plus ou moins facilement observables commis par des adultes, dont la détection relève de l’observation sociale formelle (par des travailleurs sociaux, voire des policiers) ou informelle (par l’entourage, les voisins). Il est 206 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT assez rare qu’on ait à détecter ou à diagnostiquer la maltraitance par des techniques purement psychologiques dans le cadre d’une consultation pédopsychiatrique ou médico-psychologique. Compte tenu de la forte tendance des enfants à dissimuler ce qu’ils subissent et à protéger leurs parents, on a peu de chances de découvrir la maltraitance par un interrogatoire direct des enfants. C’est pourquoi les entretiens cliniques structurés sont de peu d’utilité de ce point de vue. Ainsi, l’ISC ou la Kiddie-SADS ne contiennent pas de section consacrée à la maltraitance. Pour la même raison, il y a peu à attendre des échelles d’auto-évaluation et de la CBCL (puisqu’elle n’est vraiment informative que lorsqu’elle est remplie par les parents). Seuls les tests projectifs peuvent parfois apporter quelque chose, parce que l’enfant peut y révéler la maltraitance indirectement et à son insu. Encore faut-il être très prudent, car il serait peu sérieux de conclure à l’existence de mauvais traitements sur la seule base de réponses aux tests projectifs. Cela constituerait un manquement éthique en même temps qu’une erreur technique. La situation la plus fréquente est celle dans laquelle le psychologue doit observer un enfant dont on sait qu’il est maltraité : son travail consiste alors à faire un inventaire général du fonctionnement psychologique en vue de déterminer la nature et l’intensité des troubles éventuels. Dans une telle situation, la démarche n’a rien de particulier, à part le fait qu’en général il n’y a pas de trouble précis ayant motivé la consultation : on ne sait pas si l’enfant est anxieux ou déprimé, on sait simplement qu’il a été gravement négligé, ou battu ou victime d’actes sexuels et on cherche s’il présente des troubles psychologiques. On ne doit exclure aucun trouble. Il faut, par conséquent, utiliser des entretiens cliniques structurés comme l’ISC qui passent en revue l’ensemble du comportement et du fonctionnement, faire le point sur le niveau intellectuel au moyen du WISC et administrer des questionnaires d’auto-évaluation, comme l’échelle d’anxiété de Reynolds et Richmond, l’échelle de dépression de Maria Kovacs, l’échelle de phobie sociale de Beidel, ainsi que la CBCL (à condition que l’un des parents soit suffisamment digne de confiance) et un ou plusieurs tests projectifs. Dans la mesure où la maltraitance n’est pas une pathologie mentale des enfants, mais un comportement déviant et éventuellement pathogène de leur entourage, qui peut produire chez les enfants pratiquement toutes les pathologies, l’examen psychologique des enfants maltraités n’a rien de spécifique. 7 CAS CLINIQUE : VALÉRIE, 11 ANS ET 6 MOIS Valérie est en classe de sixième (sixième année de la scolarité obligatoire). Son père est cadre moyen dans une entreprise du Nord-Est, où il réside, et sa © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 207 mère est secrétaire. Le père de Valérie est alcoolique et très violent. Déjà très agressif vis-à-vis de son épouse avant la naissance de Valérie, il a commencé à la battre peu après l’accouchement. Les scènes de violence conjugale ont fini par entraîner le divorce. Vers l’âge de 3 ans, Valérie était complètement repliée sur elle-même, ne souriait jamais, semblait constamment triste. Elle pleurait souvent et faisait régulièrement des cauchemars. Elle avait peur de rester seule et suivait sa mère partout. Elle hurlait et se roulait par terre lorsque sa mère la conduisait à l’école maternelle. À l’école, elle était amorphe et continuait de pleurer dans un coin de la classe, et personne ne parvenait à la consoler. C’est ainsi que la psychologue scolaire a conseillé à la mère de consulter un spécialiste. Mis au courant, le père s’oppose de façon véhémente à toute forme d’aide psychologique. Lorsque son épouse a voulu se plaindre, il l’a frappée, menacée de la défigurer et de la tuer. Peu de temps après cet épisode, et parce qu’il ne supportait pas les pleurs incessants de sa fille, il a commencé à la battre. D’abord il la secouait violemment, lui donnait des gifles, la traînait par terre en la tirant par les cheveux tout en lui donnant des coups de pieds. Lorsque la mère s’interposait pour protéger sa fille, elle était battue à son tour. Assez souvent, la scène se terminait par le départ de la mère et de sa fille, qui se réfugiaient tantôt chez la grand-mère, tantôt chez la tante maternelle de Valérie. Alors, le père suppliait son épouse de rejoindre le foyer conjugal en promettant de ne plus recommencer. Mais tout recommençait quelques semaines après le retour au foyer de Valérie et de sa mère. Finalement, alors que Valérie avait un peu plus de 6 ans, sa mère a définitivement quitté le foyer conjugal et l’a emmenée avec elle dans la région parisienne. Valérie commence alors une psychothérapie, qui dure près de quatre ans, et se termine à l’initiative de la psychologue qui estime – contrairement à l’avis de la mère – que Valérie va bien. Un an après, la mère de Valérie consulte parce que sa fille a commencé à commettre de nombreux vols : vols d’objets divers dans des magasins et à l’école. À la même époque, son intérêt pour le travail scolaire diminue et ses notes commencent à baisser. Elle semble de nouveau triste et irritable. Chaque fois qu’elle reçoit la visite de son père (environ une fois par mois), elle se met à parler à sa mère des scènes de violence et dit ne pas pouvoir « enlever ces images de sa tête ». Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 112 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 125 Quotient intellectuel total (QIT) : 121 Le niveau intellectuel est nettement supérieur à la moyenne. C’est surtout vrai du QI performance, qui situe Valérie dans les 5 % qui réussissent le 208 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT mieux. Le décalage entre les QI performance et verbal est significatif, mais ne peut pas expliquer les difficultés scolaires puisque les aptitudes verbales sont légèrement supérieures à la moyenne. ■ ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 15 Similitudes : 14 Arithmétique : 7 Vocabulaire : 12 Compréhension : 12 Mémoire des chiffres : 11 Complètement d’images : 16 Code : 9 Arrangement d’images : 13 Cubes : 14 Assemblage d’objets : 15 Symboles : 10 Labyrinthes : 12 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) Compréhension verbale (CV) : 120 Organisation perceptive (OP) : 131 Vitesse de traitement (VT) : 97 Seul le subtest arithmétique est vraiment inférieur à la moyenne, ce qui est en rapport avec les difficultés scolaires de Valérie. Les résultats aux subtests code et symboles sont tout juste moyens, d’où la note moyenne à l’indice de vitesse de traitement. Les indices factoriels confirment que les aptitudes logiques et spatiales de Valérie sont excellentes, et supérieures à ses aptitudes verbales qui sont, cependant, nettement supérieures à la moyenne. Il est clair que les difficultés scolaires ne sont la conséquence d’aucune anomalie de l’intelligence. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) L’échelle a été remplie par la mère. ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 31 Échelle d’activités : 35 Échelle sociale : 36 Échelle scolaire : 36 LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… ■ 209 Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 63 Trouble d’internalisation : 69 Trouble d’externalisation : 51 Retrait-isolement : 65 Plaintes somatiques : 50 Anxiété-dépression : 73 Problèmes interpersonnels : 45 Troubles de la pensée : 45 Attention/hyperactivité : 72 Comportement déviant : 70 Comportement agressif : 46 Le niveau de « compétence » globale est très bas (près de deux écarts types en dessous de la moyenne), alors que la note totale de perturbation reste modérée. Mais le score d’internalisation est élevé, en raison de l’intensité des manifestations d’anxiété-dépression et, dans une moindre mesure, de retrait-isolement. Le score d’externalisation est moyen, mais l’échelle de comportement déviant est très élevée. Notons enfin qu’il semble y avoir des manifestations d’hyperactivité ou d’inattention qui n’apparaissaient pas lors du premier entretien. Il conviendra donc d’être attentif à cet aspect des choses. Tout le reste est normal. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Résultats de l’échelle de dépression de Maria Kovacs Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 65 64 89 64 50 62 Le niveau global de dépression est élevé, mais inférieur au seuil pathologique (qu’on fixe généralement à deux écarts types au-dessus de la moyenne, soit 70). Du reste, l’échelle la plus élevée n’évalue pas la dépression proprement dite, mais des difficultés interpersonnelles qui sont souvent associées à la dépression, sans en être spécifique. L’humeur dépressive, le sentiment d’échec (inefficacité) et l’autodévalorisation sont présents, mais à un niveau qui reste modéré. 210 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Résultats de l’échelle d’anxiété R-CMAS Échelle Note standard Générale Anxiété physiologique Inquiétude/Hypersensibilité Préoccupations sociales/Concentration Échelle de mensonge 64 13 15 13 10 Le niveau global d’anxiété est également élevé mais inférieur au seuil pathologique. Seule est vraiment élevée l’échelle d’inquiétude-hypersensibilité qui évalue la dimension d’anticipation anxieuse caractéristique de l’anxiété généralisée. Protocole de Rorschach (temps total : 23 min 30 s) Passation Enquête (cf. p. 29) Planche I (TL [temps de latence] = 5 s) 1) Un papillon. 1) L’ensemble y compris les espaces blancs. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à papillon ? – Là le corps et les ailes. On peut voir sa queue qui ressort et ses ailes qui ont différentes formes, différents dessins (Ddbl). 2) Une sorte de parapente avec quelqu’un dessus qui lève les bras. 1) L’ensemble. 2) Sa tête, son corps et les pieds, parapente sur les côtés. 3) Une danseuse. 1) D4 (partie médiane entière). 2) Avec son corps et ses mains comme ça en couronne. 4) Des anges là. 1) D2 (les deux détails latéraux). Avec le visage (saillie supérieure), le corps et les ailes. 5) Deux personnes qui pourraient se tenir par la taille et en même temps ils lèvent les bras. 1) D4 (partie médiane entière). 2) Une première tête et une deuxième tête (petits mamelons dans le milieu supérieur) et ils lèvent chacun une main. Leur robe ici et comme ils sont un peu collés, on peut imaginer qu’ils se tiennent par la taille et là on voit les chaussures. ☞ LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 211 ☞ Planche II (TL = 8 s) 6) On dirait une tête d’oiseau qui ouvre le bec. 1) D3 (rouge du bas). 2) C’est surtout le bec ouvert et la forme de la tête. 7) Des clowns qui se tapent les mains et on a l’impression qu’ils tiennent un chausson dans leurs mains. 1) L’ensemble. 2) Parce qu’ils sont rouges, on a l’impression que là, c’est les bras et ils se tiennent les mains, main contre main (pointe médiane supérieure). 3) En quoi ça ressemble à un chausson ? – Le bout droit, c’est gris clair avec une bande foncée et ça devient un peu gris clair et foncé, un mélange quoi. 8) On dirait un petit papillon en bas en rouge. 1) D3 (rouge du bas). 2) Avec ses ailes son corps et ses antennes, la forme des ailes et il y a du rouge de différentes couleurs comme sur certains papillons, les rouges ne sont pas les mêmes. 9) Une tête d’un bonhomme avec des joues et des yeux avec une cagoule sur la tête. 1) D2 (rouge du haut). 2) Avec juste un œil et la cagoule qui est sur sa tête. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche III (TL = 4 s) 10) Deux danseuses qui tiennent une sorte de table avec les fesses en arrière, elles ont des chaussures à talon. 1) D1 (les deux parties noires latérales). 2) C’est plutôt deux dames, pas des danseuses, elles portent une table. 11) Un petit nœud papillon au milieu. 1) D3 (rouge médian). 2) Une sorte de nœud papillon au milieu c’est clair et autour, de chaque côté, c’est plus foncé et plus clair. 12) On a l’impression qu’il y a un thorax, des poumons. 1) D7 (partie noire inférieure médiane). 2) Là, c’est en foncé, c’est noir c’est les poumons, ici on peut voir une sorte de côte fine avec ce gris clair et foncé et là au milieu un trait noir très fin qui peut faire la colonne vertébrale et on voit un peu le démarrage du cou aussi. Planche IV (TL = 21 s) 13) Une grosse personne qui est sur un tabouret et qu’on voit de très bas. 1) L’ensemble. 2) Le visage, les petits bras, les grands pieds, le corps et comme ça au niveau de ses fesses, on voit le pied du tabouret ou il pourrait être assis, on dirait qu’il est très haut et on le verrait de très bas. ☞ 212 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 14) Ou une personne assez gluante qui tombe en cendres par terre. 1) L’ensemble. 2) Les contours de son corps ne sont pas droits (montre les irrégularités du contour de la tache). C’est un peu tourbillon, une personne molle qui ne tient plus et qui se laisse tomber, ça retombe comme une grosse masse, ça fait masse gluante parce que c’est plus clair et plus foncé, une masse étalée par terre. 3) Tu as dit qui tombe en cendres par terre, peux-tu m’expliquer ? – C’est comme les cendres de la cigarette, ça se laisse tomber. 15) On a l’impression que c’est une personne qui n’a pas de bras, au niveau des bras il y a comme des manches, ça retombe. 1) L’ensemble. 2) Il y a les épaules, on pourrait imaginer qu’il y a un habit autour d’elle et comme elle n’a pas de bras, les manches de l’habit retombent. Planche V (TL = 5 s) 16) On dirait un insecte avec des petites antennes et qui tient sur des pattes très fines et que ses ailes sont complètement par terre comme s’il ne pouvait pas décoller. 1) L’ensemble. 2) Avec cette couleur noire, ses ailes qui retombent, sa tête avec ses antennes et là ça part en deux jambes toutes fines et là son corps au milieu. Les ailes qui retombent, on peut imaginer qu’il est blessé. 17) Quelqu’un qui a des jambes de bois. 1) D7 (partie médiane entière). 2) Avec sa tête, et son corps et des jambes de bois comme les pirates, il a un pantalon qui s’arrête mi-genou et après c’est tout fin. 18) Une gueule de crocodile. 1) D10 (les deux saillies latérales). 2) Là c’est plus gros, plus épais en haut et en bas, c’est plus fin. Planche VI (TL = 7 s) 19) On dirait un tapis en peau de loup qu’on pose par terre près d’une cheminée, il y a des poils assez doux, là des sortes d’antennes, on peut voir son cerveau en noir plus foncé. 1) L’ensemble. 2) Les avant-bras, les jambes là, l’arrière et là on dirait un peu les oreilles avec sa gueule et là c’est plus clair, ça peut être le dessus du ventre, au milieu du ventre ça peut-être plus foncé comme une peau. 3) Et le cerveau ? – C’est une petite boule ovale ici avec cette couleur qui est noire foncée (extrémité supérieure). 20) Des petits organes là. 1) Dd 32 (taches claires dans l’axe médian). 2) C’est des petits poumons ou des organes de digestion, c’est rond et c’est symétrique. ☞ LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 213 ☞ Planche VII (TL = 20 s) 21) ΛV Des pattes d’une grenouille avec des os. 1) L’ensemble. 2) Des pattes d’une grenouille avec des cuisses (3e tiers), après le genou et les mollets, c’est les muscles et pas des os. 22) Λ Une tête d’éléphant avec la trompe. 1) D3 (2e tiers). 2) Les yeux et la trompe et des petits traits qu’ils ont sur la trompe ça fait des petites bosses sur le côté. 23) V Là une sorte de tête de chameau. 1) Dd23 (moitié du 3e tiers). 2) Avec l’œil et la bouche, on voit juste le visage. 24) Λ Là on a l’impression que c’est un visage avec une sorte de plume qui remonte comme les Indiens. Là, il n’y a que des visages, le chameau, l’éléphant et la dame. 1) D1 (1er tiers). 2) Le creux des yeux, le nez et la bouche et une sorte de chapeau qu’elle a mis, qui cache l’arrière des cheveux avec une plume dessus, un peu comme dans l’ancien temps. 3) Et la dame ? (Après un quiproquo, il apparaît que cette « dame » se confond avec le visage de la réponse 24.) Planche VIII (TL = 4 s) 25) On a l’impression que c’est des cochons. 1) D1 (parties roses latérales). 2) Avec le corps, les pattes et le visage. 26) V Comme un scorpion avec des pinces qu’ils ont devant pour piquer. 1) D4 (gris du haut). 2) Là le visage avec les yeux et là les petites pinces (petites pointes médianes supérieures). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche IX (TL = 62 s) 27) On dirait des têtes d’éléphants. 1) D3 (brun en haut). 2) Avec la trompe et les petits yeux. 28) < On dirait un ours qui ouvre la bouche avec les oreilles et les petits yeux. 1) D1 (vert latéral). 2) C’est une grosse tête et les oreilles sont plus petites que le reste. Planche X (TL = 15 s) 29) Là on dirait des crabes blessés qui essayent de s’échapper et de grimper sur quelque chose. 1) D11 (gris médian en haut). 2) Avec la couleur grise, le corps est ovale, avec les antennes, la bouche, l’œil et de chaque côté, il y a des petites pattes et des petites antennes. ☞ 214 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ ■ 30) Une sorte de chenille avec un corps un peu bombé. 1) D9 (rose latéral). 2) Avec le corps et parce que les couleurs plus foncées et plus claires ça fait qu’on a l’impression que le corps est épais et bombé et avec l’antenne au-dessus (extrémité en haut du D rose). 31) Des ciseaux qu’on prend pour couper les fleurs. 1) D10 (vert médian du bas). 2) Là le bout des ciseaux, les manches qui partent de chaque côté, on peut mettre les doigts dans les petites fentes. 32) Là des petits bébés grenouilles qui sont morts. 1) D7 (gris brun de côté). 2) Avec les petites antennes, les petites pattes et le corps. 3) Tu as dit mort ? – On dirait des cadavres. Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° II III IV Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu Facteurs additionnels 1 Papillon Gbl F+ A Ban 2 Parapente G K. kob + H, Sc Orig + 3 Danseuse D K+ H 4 Anges D F+ (H) 5 Personnes D K+ H, Vêt 6 Tête oiseau D Kan - Ad 7 Clowns G K. CF. FY + H, Vêt 8 Papillon D FC. FY + A 9 Tête homme D F- Hd, Vêt 10 Danseuse D K+ H, Obj, Vêt 11 Nœud papillon D FY + Vêt 12 Thoraxpoumons D C’F. YF - Anat 13 Grosse personne G K. FD + H, Obj (2) (2) Ban, (2) ☞ LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… ☞ V VI VII VIII IX © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. X ■ 215 14 Personne gluante G K. ClobF. TF + H MOR 15 Personne G F+ H, Vêt MOR 16 Insecte G C’F + A MOR 17 Quelqu’un D F+ H, Vêt MOR 18 Gueule D F+ Ad 19 Tapis de loup G FT. FC + Ad (tapis) 20 Organes Dd F- Anat 21 Pattes grenouille G F+ Ad 22 Tête éléphant D F+ Ad 23 Tête chameau D F- Ad 24 Visage D F+ Hd Ban 25 Cochons D F+ A Ban, (2), DV1 26 Scorpion D F- Ad DV1 27 Têtes éléphants D F- Ad (2) 28 Tête ours D F+ Ad 29 Crabes blessés D C’F. kan + A 30 Chenille D FV + A 31 Ciseaux D F- Obj. 32 Bébés grenouilles D F- A FABCOM2 (2), MOR MOR Psychogramme R = 32 Temps total = 23 min 30 s T/R = 44 s G=9 dont : GDbl = 1 F + = 10 F-=7 K=7 kp = 0 kan = 2 A=7 Ad = 9 (A) = 0 Ban = 6 Chocs = 4 ☞ 216 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ D = 22 Dd = 1 Dbl = 0 Ddbl = 0 F- = 7 kob = 1 FC = 2 CF = 1 C=0 FT = 1 TF = 1 T=0 FY = 3 YF = 1 Y=0 FC’= 1 C’F = 3 C’= 0 FClob = 0 ClobF = 1 Clob = 0 Paires = 6 Reflets = 0 G % = 28 D % = 69 Dd % = 3 Dbl % = 0 FV = 1 VF = 0 V=0 FD = 1 (Ad) = 0 H=9 Hd = 2 (H) = 1 (Hd) = 0 Codéterminations : Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 2 Art = 0 Bot. = 0 Expl. = 0 Feu = 0 Géo. = 0 Nature = 0 Nuage = 0 Obj. = 3 Pays. = 0 Radio = 0 Sc. = 1 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 7 K. kob K. CF. FY FC.FY C’F. YF K. FD K. ClobF. TF FT. FC’ C’F. kan Cotations spéciales DV1 : 2 × 1= 2 FABCOM2 : 1×7=7 A % = 50 H % = 34 Ban % = 19 TRI Σ 7 K/Σ 2 C Σ9H>Σ2 Hd Phénomènes particuliers : MOR = 6 Form. cpl. Σ 3 k/Σ 8 (E + C’) RC % = 25 % ΣA7<Σ9 Ad F % = 53 F + % = 59 F + % élargi = 72 Chocs à : IV, VII, IX, X. Type couleur : Σ 1 C + CF < Σ 2 FC Indice d’anxiété somatique = 15 % EA de Beck = 9 es = 11 Indice d’égocentrisme = 19 % LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… ■ 217 Commentaire © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Les caractéristiques principales de ce protocole riche mais perturbé sont l’introversion et les indices de dépression, d’anxiété et d’hypervigilance. On relève sept kinesthésies humaines qui sont toutes en bonne forme, ce qui est très rare à cet âge, puisque la plupart des enfants sont extratensifs jusqu’à la préadolescence (période au cours de laquelle une petite moitié d’entre eux évolue vers l’introversion en passant par une étape intermédiaire d’ambiéqualité). Très logiquement, cela s’accompagne d’un phénomène tout aussi rare : le grand nombre de réponses humaines, dont neuf sont des « H pures ». On peut y voir un indice d’hypermaturité qu’il est possible de relier au grand nombre de réponses dont le contenu est « vêtements », ce qui est une manifestation d’hypervigilance anxieuse. L’anxiété s’exprime également par la présence de quatre estompages de diffusion et par quatre chocs. Elle s’accompagne de sentiments dépressifs manifestés par quatre réponses C’, une Clob, deux perspectives (une Vista et une FD) et six réponses morbides. L’une de ces réponses, celle qui évoque à la planche IV une « personne gluante en train de tomber en cendres » est très étrange et inquiétante. Cette planche donne lieu au premier choc du protocole, et ouvre une succession très rapprochée de réponses morbides. Une tradition ancienne fait de la planche IV celle du « surmoi paternel » ou de l’image du père. Il serait imprudent d’interpréter systématiquement toutes les réponses à cette planche d’après ce principe, comme si la signification latente était dans la planche et non dans le psychisme du patient qui donne les réponses. Mais dans ce cas précis, compte tenu de ce que nous savons de l’histoire de Valérie, il est très plausible que cette réponse exprime symboliquement la représentation à la fois dégradée et destructrice qu’elle a de son père et qui semble s’accompagner d’un mélange de peur et de dégoût. Enfin, rien dans ce protocole ne permet de rapporter les vols impulsifs à des aspects stables et profonds du fonctionnement psychique : on n’y trouve pas les indices classiques d’impulsivité tels que les Dbl, le type couleur « de gauche » (c’est-à-dire plus de C et de CF que de FC) ou les kob, etc. Les conduites kleptomaniaques sont sans doute quelque chose de relativement circonstanciel et périphérique. On sait que de tels accès sont assez fréquents chez les enfants maltraités, et qu’ils sont généralement sans lendemain. Protocole du TAT Planche 1 C’est un petit écolier qui fait du violon. Il a une partition en dessous. On dirait qu’il n’a pas très envie d’en faire. Il fixe son violon comme s’il n’avait pas envie d’en faire. Il va pas avoir le choix, il va en faire. PSYCHOLOGUE : Pourquoi il n’a pas envie d’en faire ? – Il a pas l’air joyeux, il a l’air plutôt triste, très triste. 218 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Planche 2 Il y a une femme enceinte et il y a son mari qui est en train de faire les champs. Il y a une dame qui passe, c’est une maîtresse, elle a l’air soucieuse, elle regarde la dame. La dame c’est comme si elle avait un problème car elle est appuyée sur un arbre et elle a l’air fatiguée. Elle ose pas aller la voir parce qu’il y a l’homme. À la fin la dame elle va bien accoucher, elle était fatiguée parce que l’homme la faisait trop travailler. Planche 3 C’est une dame qui est appuyée sur son lit et on dirait qu’elle est blessée et qu’elle pleure. En fait elle s’est fait frapper par son mari et elle va aller à l’hôpital et elle va se faire soigner et elle va quitter son mari. Planche 4 On dirait une femme qui parle à son mari. Mais son mari ne veut pas l’écouter alors il part, puis voilà. Planche 6GF On dirait une femme qui est surprise par un homme et on dirait qu’il veut lui faire du mal et elle s’enfuit. (Très long silence, tête baissée sur la planche, puis rire.) Planche 7GF On dirait une maman qui est en train de raconter une histoire à sa fille et la petite fille, elle s’en fiche un peu et puis voilà. PSYCHOLOGUE : Pourquoi la petite fille s’en fiche un peu ? – Elle est plutôt triste alors elle veut aller jouer avec ses amis dehors. Planche 8GF On dirait une femme qui est pensive, qui pense à quelque chose et on dirait qu’elle voudrait avoir quelque chose mais elle peut pas l’avoir. PSYCHOLOGUE : Que voudrait-elle avoir ? – Quelque chose qu’elle regarde dehors, une grande maison avec des enfants. À la fin, elle aura des enfants mais pas une grande maison. Planche 8BM On dirait des chirurgiens qui veulent opérer le patient, alors que le patient n’est pas endormi et il crie, crie très fort. Et le monsieur qui est là devant (personnage au premier plan), on dirait que c’est le chef de tout ça, qui est à l’origine parce qu’il a un regard méchant et puis voilà. Et puis il va faire ça à plusieurs patients et un jour il sera retrouvé par la police et lui-même il sera tué comme il a tué des gens. LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 219 Planche 9GF On dirait des femmes qui sont sur la plage et il y en a une qui espionne une autre fille parce qu’elle est jalouse d’elle. Parce qu’elle aimerait avoir une même vie qu’elle, donc elle l’espionne, elle essaie de faire comme elle. Planche 10 On dirait un homme et une femme qui dansent. (Très long silence). Puis on dirait qu’ils sont concentrés sur la musique, alors ils ferment les yeux puis c’est tout. PSYCHOLOGUE : Comment ça va se terminer ? – Je sais pas. Planche 13MF On dirait un homme qui vient de tuer sa femme et on dirait qu’il va l’abandonner comme ça, il va la laisser et il va partir. Et après, il sera retrouvé dans un autre pays et il ira en prison. Planche 13B On dirait un enfant qui est triste, qui est pauvre, qui a pas de chaussures et qui fait la manche dans la rue et il rêve d’une autre vie. À la fin ça va toujours être comme ça, parce qu’il va pas à l’école, il sait pas lire et écrire. ■ Interprétation du TAT 1. Style des relations interpersonnelles et nature du conflit Planche 1 : petit écolier qui n’a pas envie de faire du violon. Planche 2 : la maîtresse n’ose pas aller voir la femme enceinte parce qu’il y a l’homme. La femme enceinte, fatiguée parce que l’homme la faisait trop travailler. Issue positive : elle va bien accoucher. Planche 3BM : femme battue par son mari, va aller à l’hôpital et quitter son mari. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche 4 : femme qui parle à son mari qui ne veut pas l’écouter. Planche 6GF : femme surprise par un homme qui veut lui faire du mal, elle fuit. Planche 7GF : mère qui raconte une histoire : la petite fille s’en fiche, elle est plutôt triste et veut aller jouer avec ses amis dehors. Planche 8GF : femme pensive. Désir de grande maison avec des enfants. Fin mitigée : elle aura des enfants mais pas la maison. (Remarque : aucune allusion à un père des enfants). Planche 8BM : thème d’opération chirurgicale sans anesthésie qui glisse à un thème de meurtre en série. Planche 9GF : jalousie et espionnage d’une femme par l’autre, qui « aimerait avoir une même vie qu’elle ». 220 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Planche 10 : couple qui danse concentré sur la musique (remarque : rien sur la relation entre cet homme et cette femme ; pas de dénouement). Planche 13MF : homme qui vient de tuer sa femme. Fuit mais sera retrouvé et ira en prison. Planche 13B : enfant triste et pauvre. Pas de dénouement. 2. Thèmes complexuels ou projection importante Le résumé qui précède révèle clairement la répétition des thèmes. C’est d’abord l’homme inquiétant ou dangereux : six histoires évoquent un homme indifférent dans le meilleur des cas, et criminel ou violent dans quatre histoires (3BM, 6GF, 8BM et 13MF). La planche 10 permet l’évocation d’un couple en train de danser, mais c’est une image figée, non une histoire, et Valérie n’arrive pas à évoquer ce que les personnages pourraient éprouver l’un pour l’autre. Dans ce contexte, il faut souligner que la jeune femme de la planche 8GF rêve d’enfants et de grande maison, mais sans la moindre évocation d’un homme qui serait le père de ses enfants. En bref, l’homme fait peur. Les relations entre femmes ne semblent pas pouvoir faire contrepoids. Elles ne sont évoquées que trois fois, à la planche 2, la « maîtresse » (institutrice) n’ose pas parler à la femme enceinte à cause de son mari ; à la planche 7GF, la mère ennuie la fillette avec son histoire ; et à la planche 9GF, c’est un thème de rivalité du reste assez classique, mais dont la formulation est assez particulière. Quant aux trois enfants évoqués, ils sont tristes ou n’ont pas de désir (1, 7GF, 13B). Au total, les sentiments évoqués sont tous de l’ordre de la cruauté, de la peur, de la tristesse ou de l’ennui. Les relations interpersonnelles sont médiocres ou catastrophiques, sauf peut-être les relations des enfants qui jouent entre eux évoquées en passant à la planche 7GF. 3. Thèmes apportant ou confirmant des informations biographiques Bien sûr, tous ces thèmes sont largement autobiographiques et montrent l’intensité de la détresse provoquée par les violences subies par Valérie et par sa mère. 4. Aspects formels Valérie n’arrive pas à raconter des histoires avec une succession d’événements. Elle évoque surtout des scènes statiques sans véritable dénouement. Elle commence presque tous ses récits de façon stéréotypée par « On dirait ». ■ Conclusion du TAT Le monde intérieur de Valérie est complètement envahi par des représentations anxiogènes de violence. Toutes les émotions évoquées sont négatives. LES EFFETS PSYCHOLOGIQUES DES MAUVAIS TRAITEMENTS… 221 Alors qu’elle approche de la pré-adolescence, à aucun moment elle ne peut développer une rêverie mettant en scène des désirs personnels. Ce recouvrement des fantasmes personnels par des réminiscences traumatiques, sur un mode qui ressemble un peu à celui de la névrose traumatique, exprime bien l’impact des violences subies sur son fonctionnement psychique. Interprétation générale du cas © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La chute des résultats scolaires et l’apparition des vols pourraient sembler n’avoir aucun rapport avec les mauvais traitements qui ont cessé depuis plusieurs années : on pourrait craindre qu’il ne s’agisse de troubles de la conduite, d’autant que la CBCL révèle une hyperactivité élevée (ce qui accompagne souvent les troubles de la conduite). Mais les tests projectifs montrent que rien n’évoque les conditions psychodynamiques du trouble de la conduite. Au contraire, la détresse psychologique est au premier plan et le fonctionnement psychique de Valérie semble essentiellement marqué par les séquelles anxio-dépressives des scènes psychotraumatiques répétées qu’elle a vécues au cours de sa première enfance. Les premières séances de thérapie ont confirmé cette hypothèse et fourni des éléments qui ont donné de bonnes raisons de penser que les conduites déviantes, qui ont rapidement disparu, n’étaient qu’un appel à l’aide : en réalité, l’angoisse liée au souvenir des scènes traumatiques était réactivée à chaque visite de son père. Elle avait pu surmonter ces angoisses répétitives tant qu’elle était en psychothérapie, parce qu’elle pouvait en parler avec sa psychothérapeute vis-à-vis de laquelle elle avait développé un transfert positif intense. L’apparition des symptômes était réactionnelle à l’interruption de la psychothérapie, qu’elle avait ressentie comme un rejet et qui, en outre, l’a laissée sans aide face aux situations difficiles vécues lors des visites de son père. Elle a heureusement pu développer un transfert positif avec sa seconde psychothérapeute, et son état s’est rapidement amélioré. Chapitre 8 LES ÉTATS DÉPRESSIFS 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. On appelle dépressions un ensemble de syndromes qui ont en commun la présence simultanée de la plupart des manifestations suivantes : tristesse extrême et prolongée, repli sur soi et perte d’intérêt pour ce qui intéressait auparavant la personne, vision négative et pessimiste de soi-même, des autres et de l’avenir, souvent accompagnée d’idées de culpabilité et d’autoaccusation. Les troubles de l’attention et de la concentration sont fréquents. À ces symptômes purement psychologiques, se surajoute assez souvent un ensemble de perturbations de la vie végétative qu’on appelle le syndrome somatique, et qui comprend des troubles de l’appétit et du sommeil, ainsi qu’un ralentissement psychomoteur, souvent accompagnés d’une fatigabilité importante. Les tableaux cliniques dépressifs observables chez l’enfant diffèrent souvent de ceux qu’on connaît chez l’adulte. La tristesse semble souvent faire défaut et s’exprime sous forme d’irritabilité. Le syndrome somatique peut se manifester chez l’enfant et l’adolescent de façon inversée, sous forme d’augmentation de l’appétit, d’hypersomnie et d’agitation motrice. Il faut, en outre, souligner que les enfants dépressifs expriment très souvent des plaintes somatiques variées, concernant le plus souvent des maux de tête, des douleurs abdominales, des nausées et vomissements, etc. La tristesse peut s’exprimer sous forme verbale par des plaintes directes. Il arrive que l’enfant se plaigne d’être seul, de ne pas être aimé ou d’être rejeté. Mais son expression la plus fréquente est non verbale : l’enfant pleure souvent, sans raison apparente, il est inconsolable ou très difficile à consoler. Lorsqu’il ne pleure pas, il reste morose, on remarque l’absence de sourire ou d’expression émotionnelle. Il arrive assez souvent que les pleurs ne s’inscrivent pas dans un contexte de tristesse apparente, mais semblent survenir dans 226 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT un contexte de grande irritabilité. On assiste alors fréquemment à de grandes crises de colère accompagnées de pleurs et de manifestations d’agressivité verbale et physique chaque fois que l’enfant est contrarié. On peut supposer que ces explosions de colère sont des expressions substitutives de l’humeur triste. L’asthénie, la perte de l’entrain ou de l’intérêt pour l’entourage ou pour les activités habituellement plaisantes sont parmi les symptômes les plus spectaculaires chez l’enfant au début d’une dépression. L’enfant se désintéresse brusquement ou progressivement des jeux et des activités qui le passionnaient antérieurement. Il ne recherche plus la compagnie de ses amis ou camarades. Il n’a plus envie de rien et s’ennuie manifestement. Cette perte généralisée d’intérêt affecte les activités scolaires et entraîne souvent une baisse rapide des résultats scolaires qui constitue souvent le premier signe d’alerte pour les parents et le principal motif de consultation. Ce manque de motivation s’accompagne fréquemment d’un pessimisme général, qui s’exprime notamment par des ruminations relatives à la maladie ou à la mort qui s’accompagnent d’une grande anxiété et ressemblent aux anticipations anxieuses de la névrose d’angoisse (cf. p. 44-45). Ces pensées morbides portent généralement sur des proches, parents, grands-parents ou frères et sœurs, ou sur l’enfant lui-même. L’enfant est affecté par n’importe quelle maladie même bénigne touchant l’un de ses proches et par tous les événements plus ou moins inquiétants qu’il va interpréter de manière systématiquement dramatique. Bien entendu, ces pensées relatives à la mort sont particulièrement fréquentes lorsque la dépression est provoquée par un deuil. Dans la plupart des dépressions, on assiste à une chute douloureuse de l’estime de soi. L’enfant se dévalorise systématiquement : il déclare aux autres ou se dit à lui-même qu’il est « nul », qu’il « ne vaut rien », que « tout ce qu’il fait est mauvais », qu’il est « moche » ou « pas beau ». Ce phénomène se manifeste de façon particulièrement spectaculaire lors de l’examen psychologique qui comporte des tests de niveau comme le WISC : même lorsqu’il réussit normalement, l’enfant est persuadé que ses réponses sont mauvaises et souvent même il déclare, dès qu’on lui présente la tâche ou qu’on lui donne la consigne, que c’est trop difficile, qu’il n’y arrivera jamais. Cette autodépréciation peut prendre une dimension morale et s’accompagner de sentiments de culpabilité ou d’auto-accusations, mais c’est un peu moins fréquent chez l’enfant que chez l’adulte. C’est surtout lors de la survenue de maladies, d’accidents ou de divorce qu’apparaissent ces sentiments de culpabilité : l’enfant se reproche alors d’être responsable de ces événements. La tristesse extrême, le pessimisme anxieux et l’autodévalorisation contribuent puissamment au phénomène le plus grave de la dépression, le dégoût de la vie conduisant à l’idéation suicidaire et aux tentatives de suicide. Ce phénomène est généralement bien connu chez l’adolescent, mais son LES ÉTATS DÉPRESSIFS 227 existence chez l’enfant est systématiquement ignorée. Cette méconnaissance est facilitée par le fait que le « mode opératoire » de nombreuses tentatives de suicide les fait ressembler à des accidents : lorsqu’un enfant de 7 ans se défenestre, ou se jette délibérément sous une voiture qui passe ou dans l’eau d’une rivière, on incrimine ordinairement l’inattention de l’enfant, le fait qu’il s’est trop penché par-dessus la rambarde et a perdu l’équilibre, ou l’imprudence du conducteur, ou le fait que la berge était glissante, etc. Comme, en outre, la plupart des adultes n’arrivent pas à imaginer que de jeunes enfants puissent entretenir des idées suicidaires, et encore moins passer à l’acte, ils se contentent généralement de la thèse de l’accident et nul ne songe à interroger l’enfant. Parce que tout concourt à faire sous-estimer la fréquence et l’importance du risque suicidaire chez l’enfant, la détection de l’idéation suicidaire et du risque suicidaire est l’un des premiers devoirs du clinicien qui examine un enfant dépressif. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Des difficultés d’attention et de concentration sont particulièrement fréquentes dans les dépressions des enfants et adolescents. Elles sont en large partie responsables de la baisse des résultats scolaires et des échecs relatifs aux tests d’intelligence. Ces troubles de l’attention n’expriment pas un déficit cognitif : ils sont très vraisemblablement la conséquence d’un manque de motivation et de la perturbation des opérations cognitives par des ruminations pessimistes et autodépréciatrices. Le syndrome somatique est aussi fréquent chez les enfants que chez les adultes, mais il prend chez les premiers des formes particulières. Les troubles de l’appétit se manifestent le plus souvent par une diminution et plus rarement par une augmentation importante de l’appétit. Les troubles du sommeil prennent le plus souvent la forme d’insomnies d’endormissement. Les réveils très matinaux sont plus rares. L’hypersomnie est rare chez l’enfant, mais fréquente chez l’adolescent. Les troubles du sommeil s’accompagnent souvent de cauchemars ou rêves d’angoisse dont les thèmes portent sur la séparation, la mort, les accidents, ou les catastrophes. L’inversion du syndrome somatique chez l’enfant se traduit fréquemment par une agitation psychomotrice intense : impossibilité de tenir en place, mouvements incontrôlés des bras et des jambes lorsqu’ils doivent rester assis en classe ou à table, etc. On a déjà indiqué que la tristesse dépressive s’accompagne d’une perte d’entrain et d’énergie. On peut considérer que la fatigue dépressive est comme la surcharge somatique de ce phénomène psychique, peut-être provoquée en partie par les troubles du sommeil et par l’agitation. La fatigue dépressive – qu’on appelle parfois fatigue névrotique – présente des particularités qui la différencient de la vraie fatigue résultant de l’activité. La principale est que la fatigue dépressive est à son maximum au début de la journée, alors que l’enfant vient de se lever et n’a encore rien fait. Elle diminue progressivement au cours de la journée, même si l’enfant réussit à avoir des 228 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT activités, à aller à l’école, à faire ses devoirs, et elle est à son minimum en fin d’après-midi. 2 NOSOGRAPHIE La dépression, décrite sous le nom de mélancolie dès l’Antiquité, a été l’un des premiers troubles psychiatriques identifiés par la médecine. Plus récemment, la tradition psychiatrique et la pensée psychanalytique se sont accordées pour différencier la mélancolie, dépression grave souvent accompagnée de délire et dans laquelle le risque suicidaire est élevé, et les dépressions névrotiques d’intensité plus modérée, sans délire et avec un risque suicidaire moins élevé. Une autre distinction oppose des dépressions endogènes, qui semblent spontanées en ce sens qu’elles n’ont pas d’événement déclencheur identifiable, et des dépressions exogènes ou réactionnelles qui semblent être des réactions compréhensibles, bien qu’exagérées, à des événements douloureux. On note souvent que certaines dépressions ont tendance à être répétitives et apparaissent comme des épisodes successifs d’une même maladie périodique, tandis que d’autres restent uniques et ne récidivent jamais. Les formes périodiques semblent être en partie héréditaires, ce qui n’est pas le cas des formes exogènes. Ces oppositions se recoupent en partie : les mélancolies graves surviennent plus souvent sans événement déclenchant et ont plus tendance à se répéter périodiquement et à être héréditaires. Les dépressions névrotiques sont plus souvent liées à un événement et semblent moins déterminées par des processus internes plus ou moins biologiques. Daniel Widlöcher (1986) a souligné que ces distinctions, qui sont théoriquement justifiées, sont parfois difficilement applicables à la clinique, notamment en raison de l’intrication des facteurs endogènes et exogènes. Le système de classification du DSM-IV prétend s’en tenir aux faits observables et ne pas tenir compte des considérations théoriques dans la définition et la description des troubles. C’est pourquoi il décrit sous le nom d’épisode dépressif majeur un syndrome observable sous une forme plus ou moins complète dans des troubles thymiques différents : trouble dépressif majeur, trouble unipolaire, trouble bipolaire, dysthymie, trouble de l’adaptation avec humeur dépressive. Le qualificatif majeur n’est pas très satisfaisant, car il existe des formes atténuées ou mineures : mieux vaudrait parler d’épisode dépressif caractérisé ou typique. La dépression majeure ou trouble dépressif majeur est la forme clinique la plus fréquente qui se caractérise par la survenue d’un ou de plusieurs épisodes dépressifs caractérisés intenses. C’est l’état dépressif le plus typique, dont les mélancolies sont une des variantes les plus graves. Cependant, la durée de l’épisode est relativement brève. Il se termine spontanément après LES ÉTATS DÉPRESSIFS 229 environ six mois. Lorsque les dépressions majeures se répètent avec une certaine périodicité, on les considère comme des épisodes renvoyant à un processus morbide unique qu’on nomme le trouble unipolaire. Lorsqu’une ou plusieurs dépressions alternent avec un ou plusieurs épisodes maniaques caractérisés par l’exaltation et l’hyperactivité, on parle de trouble bipolaire (cf. p. 267). La dysthymie ou névrose dépressive se caractérise par un état dépressif d’intensité relativement modérée, dans lequel les symptômes dépressifs ne sont pas assez nombreux et assez intenses pour réaliser les critères de l’épisode dépressif « majeur », mais ils sont chroniques ou tout au moins prolongés pendant de longues périodes qui se comptent en années plutôt qu’en mois. Chez l’enfant, ils peuvent durer pendant une période allant jusqu’à trois ans. Le trouble de l’adaptation avec humeur dépressive est un état dépressif réactionnel d’intensité modérée, consécutif à un facteur déclenchant ou un événement grave (par exemple : départ du milieu familial, divorce des parents, l’entrée à l’école, catastrophe naturelle, maladie physique, rupture sentimentale, etc.). Ce syndrome dépressif comporte peu de symptômes et sa durée est généralement brève, pas plus de six mois. On peut en rapprocher le deuil pathologique, dont les manifestations peuvent avoir l’intensité d’un véritable épisode dépressif majeur. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Les autres troubles dépressifs sont la conséquence directe soit d’un trouble physique ou d’une maladie, soit de l’utilisation de substances psychoactives. Ils sont rares chez l’enfant et sont souvent associés à des anomalies physiques ou à des maladies graves, nécessitant des hospitalisations prolongées et des traitements médicaux ou chirurgicaux douloureux. La CIM-10 fait de l’épisode dépressif un diagnostic primaire, qui doit être porté lorsqu’un patient présente pour la première fois de sa vie un tableau clinique dépressif d’une durée d’au moins deux semaines. Selon le nombre, l’intensité et la nature des symptômes, on distingue quatre niveaux de gravité : léger, moyen, sévère sans symptômes psychotiques, sévère avec symptômes psychotiques. Dans les trois premiers troubles, les symptômes sont exclusivement affectifs ou thymiques, dans le quatrième on observe des phénomènes psychotiques. Il s’agit d’idées délirantes ou des hallucinations qui se différencient de celles de la schizophrénie par le fait qu’elles sont moins étranges et plus vraisemblables, et par l’absence d’automatisme mental. Il peut également s’agir d’une stupeur profonde. Mais cette forme psychotique n’a jamais été observée, à notre connaissance, chez l’enfant. Dès qu’on observe un épisode dépressif – léger, moyen ou sévère – chez un patient ayant présenté antérieurement un autre épisode dépressif mais n’ayant jamais présenté d’épisode maniaque ou hypomaniaque, on doit porter le diagnostic de trouble dépressif récurrent, qui correspond donc au 230 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT trouble unipolaire du DSM, et dont un grand nombre de variantes sont envisagées, selon la gravité de l’épisode actuel. La CFTMEA fait état de deux types de troubles dépressifs (en dehors des « psychoses dysthymiques de l’enfant », cf. p. 267). La première figure dans la catégorie des troubles névrotiques sous la dénomination « dépression névrotique ». On classe dans cette catégorie « les troubles névrotiques où le syndrome dépressif domine le tableau clinique dans un contexte marqué par la continuité avec la personnalité antérieure. Ce diagnostic reflète un état actuel, il est éminemment variable avec le temps » (p. 48). Selon les auteurs de cette classification, cette forme de dépression correspond dans l’ensemble aux catégories « épisodes dépressifs » et « troubles dépressifs récurrents » de la CIM-10. La seconde, la « dépression réactionnelle », figure dans la catégorie des troubles réactionnels. Il s’agit d’une dépression dont l’apparition est récente, elle est clairement liée à un facteur déclenchant et elle répond rapidement au traitement. Elle correspond en partie, selon les auteurs, aux « troubles de l’adaptation » de la CIM-10. Dans la pratique, la plupart des dépressions sont des épisodes dépressifs ou des dysthymies. Le tableau 8.1 récapitule les données épidémiologiques (Ryan et coll., 1987 ; Kovacs et coll., 1994 ; Masi et coll., 2001a) permettant de comparer les ressemblances et les différences entre les manifestations des deux syndromes. En dehors des critères d’intensité et de durée, les épisodes dépressifs comportent plus d’anhédonie, d’auto-dépréciation, de tendances suicidaires, de retrait social, de difficultés de concentration et le syndrome somatique y est plus marqué, quelle que soit sa forme (ralentissement ou agitation). Études réalisées Cibles étudiées Symptômes Humeur dépressive Irritabilité Colère Anhédonie/ Perte d’intérêt Pessimisme Culpabilité N = 36 Kovacs (1994) Dépression majeure N = 45 Kovacs (1994) Dépression majeure N = 95 Ryan (1987) Dépression majeure N = 92 Ryan (1987) Enfants et adolescents Enfants Enfants Enfants Adolescents 92 83 – 52 92 56 64 6 80 71 62 71 99 83 83* 90 95 82 82* 87 – 77 36 14 42 31 46 52 69 55 Dysthymiques Dysthymiques N = 48 Masi (2001a) ☞ LES ÉTATS DÉPRESSIFS 231 ☞ Faible estime de soi Idéation suicidaire Tentative de suicide Concentration Fatigue Perte de l’appétit Augmentation de l’appétit Insomnie Hypersomnie Agitation psychomotrice Ralentissement psychomoteur Plaintes somatiques Retrait social – 56 64 82 74 44 17 22 60 61 – 52 79 37 – 42 22 6 – 67 64 47 12 86 81 50 26 87 81 52 17 60 14 17 22 11 13 62 22 14 74 16 23 73 34 12 – 76 61 35 – 65 61 71 – – 36 8 67 53 83 64 66 73 Les nombres indiquent la fréquence, exprimée en pourcentage, des différents symptômes et signes dans cinq groupes d’enfants dépressifs (dysthymie ou dépression majeure). Ryan et coll. (1987) ne différencient pas irritabilité et colère, nous reportons donc deux fois la même donnée dans deux lignes différentes. Tableau 8.1 Caractéristiques cliniques de la dysthymie et de la dépression majeure © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 3 ÉPIDÉMIOLOGIE L’Enquête québécoise sur la santé mentale de l’enfant (Breton et coll., 1999), qui porte sur 2 400 enfants et adolescents âgés de 6 à 14 ans, montre qu’on aboutit à des résultats très différents selon qu’on interroge les parents ou les enfants eux-mêmes : le taux de prévalence estimé à partir d’entretiens faits avec les enfants et des adolescents est trois fois plus élevé (3,5 %) que celui auquel on aboutit quand on interroge les parents (1,1 %). Malgré cela, l’étude suédoise d’Almqvist et de ses collègues (1999), faite par enquête auprès des parents de 5 813 enfants âgés de 8 et 9 ans, révèle un taux de prévalence global de 6,2 % : 4,7 % chez les filles et 7,8 % chez les garçons. Dans l’étude épidémiologique française d’Éric Fombonne (1994) portant sur plusieurs centaines d’enfants d’âge scolaire de la région de Chartres, la prévalence pour les « troubles affectifs » (anxiété plus dépression) est 232 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT également estimée à environ 6 %, sans différence marquée selon le sexe. La prévalence ne semble pas plus élevée dans les populations cliniques d’enfants suivis dans des centres de soins médico-sociaux. L’étude d’Ann Garland et coll. (2001) donne des indications sur la fréquence de la dépression dans une population clinique d’enfants et d’adolescents (1 618 patients âgés de 6 à 18 ans). Le taux de prévalence de la dépression majeure sur l’ensemble de cette population est estimé à 5,1 % et les filles sont plus souvent atteintes que les garçons (9,8 % contre 2,7 %). Le taux de prévalence de la dépression majeure augmente avec l’âge : il est plus élevé chez les grands adolescents (7,3 % chez les 16-18 ans) que chez les plus jeunes (3,9 % chez les 12-15 ans) et les enfants âgés de 6 à 11 ans (3,2 %). En ce qui concerne la dysthymie, elle est nettement moins fréquente que la dépression majeure (moins de 5 %), et deux fois plus fréquente chez les filles (0,6 %) que chez les garçons (0,3 %). Le taux de prévalence ne change pas de 6 à 15 ans (0,5 %). Après 15 ans, il descend à 0,3 %. 4 DÉPRESSION ET TROUBLES ASSOCIÉS Il y a une comorbidité élevée entre la dépression et les différents types de troubles anxieux. Les taux de comorbidité rapportés varient considérablement, de 16 à 75 % (Angold et coll. 1999 ; Brady et Kendall, 1992 ; Kovacs et Devlin, 1998). Selon Maria Kovacs et ses collègues (1989), 41 % des enfants déprimés présentaient également des troubles anxieux. L’angoisse de séparation était le trouble le plus fréquent dans leur échantillon, suivi par l’hyperanxiété (forme infantile de l’anxiété généralisée). Dans l’étude de Neal Ryan et de ses collègues (1987), portant sur des enfants et adolescents présentant une dépression majeure, l’angoisse de séparation était présente chez 58 % des enfants et 37 % des adolescents. Les phobies étaient plus fréquentes chez les enfants (45 %) que chez les adolescents (27 %). L’hyperanxiété et le trouble obsessionnel-compulsif avaient la même fréquence dans les deux groupes d’âge, respectivement 20 % et 11 %. Masi et ses collègues (2001b) ont montré que la dysthymie est également associée aux troubles anxieux, notamment à l’anxiété généralisée qui est présente chez plus de la moitié des patients. L’angoisse de séparation était présente chez un cinquième des patients. Plus de 10 % présentaient une phobie spécifique. Les auteurs n’ont pas trouvé de différences dans cette étude en fonction de l’âge et du sexe. Cette comorbidité aggrave la douleur morale. Masi et ses collègues (2001b) ont comparé des dysthymiques avec LES ÉTATS DÉPRESSIFS 233 anxiété généralisée avec des dysthymiques purs. Les patients dysthymiques avec anxiété généralisée comorbide avaient cliniquement plus de symptômes, ce qui n’est pas surprenant, et surtout plus d’idéation suicidaire que les patients dysthymiques sans anxiété généralisée. Ce sont donc les troubles anxieux qui sont le plus communément associés à la dépression, mais d’autres formes de comorbidité peuvent être observées, notamment avec les troubles de la conduite, les troubles oppositionnels avec provocation, l’hyperactivité avec déficit de l’attention et la consommation de drogue ou d’alcool. Par exemple, dans une étude longitudinale nord-américaine portant sur 203 enfants âgés de 7 à 17 ans (Avenevoli et coll., 2001), à côté des troubles anxieux qui étaient présents chez 74 % des enfants dépressifs, on observe également des troubles du comportement chez 52 % des enfants et l’abus ou la dépendance à la drogue ou à l’alcool étaient présents dans 95 % des cas. Masi et ses collègues (2001a) ont relevé que 14 % de leurs patients dysthymiques présentaient des troubles d’externalisation (hyperactivité avec déficit de l’attention, trouble oppositionnel avec provocation, trouble de la conduite). 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5.1 Théories psychanalytiques Toutes les conceptions psychanalytiques de la dépression infantile en font la réaction à la perte de l’objet d’amour. Pour certains psychanalystes, cette réaction est en quelque sorte primaire et automatique. Pour d’autres, elle est le résultat de processus psychologiques extrêmement complexes. C’est Karl Abraham (1924, p. 287-290) qui a le premier avancé l’hypothèse que les jeunes enfants pouvaient souffrir de perturbations graves de l’humeur. Dans le prolongement direct des idées freudiennes, ce psychanalyste d’adultes a supposé que les mélancoliques avaient souffert au cours de leur enfance d’une perturbation première de l’humeur (Urverstimmung) qui est le point de fixation de leur future dépressivité. Élève d’Abraham, Melanie Klein a cherché à observer directement cette dépression primaire chez les jeunes enfants et l’a considérée tout d’abord comme une réaction à la frustration provoquée par le sevrage. Puis sa théorie s’est progressivement compliquée : si le sevrage provoque un état dépressif, ce n’est pas la conséquence immédiate et directe de la frustration, mais la conséquence indirecte de la colère et de l’agressivité provoquée par cette frustration. L’enfant cherche à se venger de sa mère par des fantasmes agressifs dans lesquels il la vide de son lait et de tous les contenus de l’intérieur de son corps, la démembre et la dévore. Comme l’enfant est encore, à l’âge du sevrage, incapable de 234 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT distinguer les fantasmes des actes réels, il croit avoir réellement attaqué et détruit la mère. Comme la notion de destruction définitive n’a encore aucun sens pour lui, il redoute que la mère dévorée ne se venge en lui rendant la pareille. Cette peur du talion est le noyau de ce que Melanie Klein nomme la position persécutive. Plus tard, l’enfant redoute d’avoir détruit la mère et de l’avoir perdue. Cette nostalgie de l’objet perdu s’accompagne de la croyance que l’objet a été perdu par sa propre faute. Elle est à l’origine de la culpabilité. La nostalgie de l’objet perdu et la culpabilité de l’avoir perdu par sa propre faute constituent le noyau de l’angoisse dépressive. Les formes primitives de la dépression sont caractérisées par l’écrasement du moi encore très immature par l’angoisse dépressive encore fortement mélangée à des angoisses persécutives. Cette dépression primordiale est selon Melanie Klein une étape cruciale du développement de l’enfant : elle surviendrait au milieu de la première année de la vie. Toute l’évolution ultérieure de la petite enfance aurait pour fonction de surmonter l’angoisse dépressive au moyen de mécanismes de défense divers. Certains sont primitifs et inefficaces, tels que le déni de la perte ou de son importance caractéristiques des défenses schizoïdes ou maniaques : l’enfant tente de nier sa peur et son chagrin. Les défenses les plus efficaces sont des mécanismes de réparation qui procèdent par annulation ou surcompensation : la haine est niée et transformée en amour ; l’enfant tente de réparer symboliquement dans ses fantasmes, ses jeux ou ses activités les dommages infligés à l’objet d’amour. Le complexe d’Œdipe luimême apparaît comme une nouvelle redistribution de l’amour et de la haine qui permet un nouveau progrès des mécanismes de réparation, notamment en ceci que la jalousie œdipienne est adoucie par l’admiration pour le rival ou la rivale et permet l’accès à des émotions plus complexes, plus nuancées et mieux modulées par le moi. Les mécanismes de réparation sont seuls capables d’assurer une perlaboration efficace de la position dépressive à travers et grâce aux processus œdipiens. L’utilisation prédominante de mécanismes de défense schizoïdes, maniaques ou obsessionnels est responsable d’une prédisposition à la dépression. L’enfant qui présente une telle prédisposition présente un risque élevé de réagir par un épisode dépressif à tout événement ayant la signification d’une perte réelle ou symbolique (Klein, 1945). Les conceptions de René Spitz sont moins élaborées, mais elles ont l’avantage de reposer sur des observations qui suggèrent l’existence d’un lien direct et quasiment automatique entre la perte de la mère et la dépression. Freud a fortement souligné l’état de dépendance totale du nourrisson vis-à-vis de sa mère et en déduit que l’absence de la mère provoque un état de détresse et de désespoir (Hilflosigkeit) (Freud, 1926, p. 98-102). Spitz a montré dès 1945 que lorsque l’absence se prolonge, d’authentiques états dépressifs apparaissent chez les nourrissons. Il a nommé dépression anaclitique cette pathologie réactionnelle à l’absence prolongée de la mère ou d’une personne capable d’assurer des soins maternels. Le terme « anaclitique », qui LES ÉTATS DÉPRESSIFS 235 renvoie à la notion de dépendance, souligne que la dépression est la conséquence du fait qu’un être dépendant se trouve privé de la personne dont il dépend pour sa survie biologique et son bon fonctionnement psychologique. Lorsque des nourrissons âgés de 6 à 8 mois sont séparés de leur mère pendant une période ininterrompue d’une durée d’au moins trois mois, cette séparation produit des réactions typiques dont la succession dans le temps est constante (Spitz, 1965). Au cours des premières semaines, ce sont des pleurs et des manifestations de déplaisir. Vient ensuite une période caractérisée par une sorte de repli ou de retrait, la perte de poids, des insomnies (pour certains bébés), une propension aux affections respiratoires, un retard du développement. Après 3 mois, on atteint un troisième stade marqué par un arrêt massif du développement avec une rigidité de l’expression faciale qui rappelle beaucoup celle de la dépression mélancolique de l’adulte. Le développement psychomoteur s’arrête, on assiste même parfois à des régressions. Lorsque l’absence de la mère dure plus de trois à cinq mois, et qu’il n’y pas de substitut acceptable, on observe une nouvelle dégradation de l’état des enfants. On observe alors un ralentissement de la vie organique qui aboutit au marasme (atteinte grave de l’état général) et à la mort de certains enfants. Spitz a donné à ce syndrome terminal le nom d’hospitalisme. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Les travaux de Spitz soulignent l’existence d’un lien direct entre la perte de la mère et la dépression. Ils ont introduit l’idée que la dépression est une réaction psychobiologique innée et spontanée à la carence de soins et d’amour maternel. Ils fournissent deux pistes pour rendre compte des dépressions infantiles, dans le cadre du modèle freudien de la série complémentaire (Freud, 1916-1917, p. 341). D’une part, elle explique qu’un enfant, même s’il ne présente pas de prédisposition particulière, réagit par des sentiments dépressifs à une situation de perte ou d’abandon qui se prolonge. D’autre part, elle avance que, chez certains enfants, les séparations ou des abandons précoces ont provoqué des réactions dépressives qui ont jeté les bases d’une prédisposition dépressive qui les rendra plus vulnérables face aux séparations, même provisoires, ou à tout ce qui peut ressembler à un abandon ou à une perte de l’amour de ses proches. John Bowlby a effectué, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des études sur les effets psychologiques sur les jeunes enfants de la disparition de leurs parents. Ces observations confirment très largement celles de Spitz. Intégrant les conceptions psychanalytiques classiques, sa propre théorie de l’attachement (cf. p. 12-15) et l’analyse des déformations cognitives typiques des déprimés (cf. p. 237-239), il a passé en revue les différentes conditions nécessaires au passage d’un état de tristesse banal caractérisé par une humeur dépressive normale à une dépression pathologique. La tristesse est une réaction normale à toute perte d’une relation, d’une personne aimée, d’un lieu, d’une activité voire d’un objet aimé ou apprécié. La réaction également normale de défense contre cette tristesse est de chercher une compensation dans une nouvelle relation affective ou dans des satisfactions 236 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT substitutives quelconques. Lorsque cette compensation est difficile ou impossible, l’espoir diminue mais ne disparaît pas complètement. Le sentiment de compétence et de valeur personnelle est intact. La dépression apparaît lorsque le sujet se sent profondément isolé, lorsque toute possibilité d’échange avec le monde extérieur a disparu. Elle se caractérise alors par le désespoir et l’affaiblissement de l’estime de soi. La dépression n’est pas forcément pathologique : elle peut être un état transitoire lorsque l’enfant a perdu une relation affective et n’a pas encore investi une personne substitutive. L’intérêt clinique de Bowlby se porte sur les conditions qui font qu’à la suite d’une perte certains enfants ont plus de mal que d’autres à sortir de la tristesse et de l’humeur dépressive normales et que celles-ci se stabilisent pour former un authentique trouble dépressif. Étudiant plus particulièrement l’évolution des enfants dont l’un des parents est mort, il souligne l’intrication complexe de nombreux facteurs internes et externes, passés et présents : les causes et les conséquences de la mort – maladie, accident, suicide –, la façon dont l’enfant en a été informé et le moment auquel l’information lui a été donnée, la participation de l’enfant aux rituels civils et religieux de l’enterrement et du deuil, la possibilité qu’il a ou n’a pas de partager ses émotions et d’évoquer le disparu avec le parent survivant et le reste de sa famille. Un deuxième ensemble de facteurs qui influencent la possibilité pour l’enfant de surmonter la tristesse comprend la nature des relations familiales après la perte, le fait que l’enfant reste ou non avec le parent survivant et avec ses éventuels frères ou sœurs, le fait qu’il y a ou non changement de domicile, sans oublier la nature, l’intensité et la durée des réactions de deuil du parent survivant. Enfin, le passé pèse lourd, car les capacités de réaction de l’enfant comme du parent survivant et des frères et sœurs dépendent des modes de relation qui s’étaient institués dans la famille antérieurement à la perte (Bowlby, 1980, p. 404-508). 5.2 Théories comportementales et cognitives 5.2.1 Le modèle comportemental et cognitif de Peter Lewinsohn Les conceptions développées par le psychologue comportementaliste américain Peter Lewinsohn (1974) s’inscrivent dans le cadre général des théories du conditionnement, mais reposent sur une hypothèse originale. Cet auteur présuppose, sans l’énoncer explicitement, que l’humeur normale – ce qu’on appelle parfois la normothymie – ni dépressive ni euphorique, n’est pas un phénomène spontané ou du moins qu’elle dépend de la réalisation d’un certain nombre de conditions. La principale de ces conditions est l’apport régulier par l’environnement extérieur d’une quantité suffisante de satisfactions. Conformément aux théories du conditionnement opérant, Lewinsohn considère que ces satisfactions, survenant à la suite de nos actions et en conséquence de celles-ci, ont valeur de renforcement positif, LES ÉTATS DÉPRESSIFS 237 c’est-à-dire de récompenses qui fournissent une motivation pour la répétition des activités dispensatrices de ces satisfactions. Lorsque la fréquence et l’intensité des satisfactions résultant de l’activité baisse, cela entraîne une diminution de la motivation et de l’activité. Tout se passe comme si Lewinsohn considérait, d’un point de vue pragmatique, cette diminution de la motivation et de l’activité comme le phénomène central de la dépression, qui ouvre la voie à la fatigabilité, à la perte de l’élan vital, au dégoût de la vie, et à la détérioration de l’estime de soi. Le rôle dépressogène des événements négatifs – pertes, déceptions, échecs, etc. – n’est pas nié, mais la théorie de Lewinsohn a l’intérêt de mettre en évidence des facteurs étiologiques supplémentaires qui peuvent soit s’ajouter aux événements négatifs, soit expliquer des dépressions survenant en l’absence d’événement déclenchant. Elle présente, en outre, l’intérêt de déboucher directement sur des mesures thérapeutiques (prescription d’activités agréables) dont la mise en œuvre est particulièrement facile. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5.2.2 Les conceptions cognitives d’Aaron T. Beck Le psychiatre américain Aaron Beck s’est intéressé aux particularités de la pensée des déprimés adultes. Il a mis en évidence la présence chez ces patients de biais et de déformations systématiques dans la perception et l’interprétation des événements les plus courants de l’existence quotidienne (1976). Ces déformations sont systématiquement orientées dans le sens du pessimisme et de la dévalorisation de soi et provoquent à chaque fois des réactions émotionnelles plus ou moins intenses de tristesse, de découragement voire de désespoir, et parfois de colère, dont la répétition régulière est caractéristique de l’humeur dépressive. Beck a dressé un catalogue des principaux procédés de déformation qu’il nomme des distorsions cognitives. On a montré, à partir de 1980, que ces distorsions cognitives sont également repérables chez les enfants. L’abstraction sélective est, comme son nom l’indique, le fait que l’enfant déprimé ou dépressif ne voit, dans une situation réelle complexe et toujours plus ou moins ambiguë, que les aspects qu’il peut interpréter comme les preuves de son incompétence, de sa méchanceté ou du fait que personne ne l’aime. Ainsi, lorsque sa mère gronde un enfant qui a commis une imprudence, il n’enregistre que les reproches et la colère mais néglige le fait que c’est parce qu’elle tient à lui qu’elle est si véhémente. Les enfants dépressifs sont infiniment plus sensibles à leurs échecs qu’à leur réussite : ils se désespèrent de leurs résultats scolaires faibles ou médiocres, mais ils ne tiennent pas compte de leurs bonnes notes dans certaines matières ou de leurs succès dans d’autres domaines (musique, sport, etc.). L’inférence arbitraire est une erreur logique qui consiste à tirer d’un fait une conclusion qui n’est pas plus vraisemblable que d’autres conclusions, divergentes ou contradictoires : lorsqu’un enfant veut absolument intervenir en classe et que la maîtresse lui demande d’attendre son tour, il interprète 238 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT cela comme le signe qu’elle ne l’aime pas ou qu’elle le considère comme un imbécile incapable de dire des choses intéressantes. Il n’envisage pas d’autres explications possibles du comportement de l’enseignante : le fait que d’autres enfants ont demandé la parole avant lui, ou que la maîtresse a coutume de terminer ses explications avant de donner la parole aux élèves. La surgénéralisation ou généralisation abusive concerne à la fois la perception des événements passés et présents et l’attitude à l’égard de l’avenir. Elle est facilitée par l’abstraction sélective et l’inférence arbitraire : l’enfant qui ne voit que les aspects négatifs de sa vie et qui les interprète dans un sens systématiquement défavorable a tendance à penser que tout se passe toujours mal et qu’il en sera toujours ainsi. L’enfant qui est habituellement dans les meilleurs de sa classe mais dont les résultats scolaires fléchissent légèrement pense qu’il est en situation d’échec catastrophique, que son avenir scolaire est irrémédiablement compromis et que ses parents ne l’aimeront plus. La personnalisation est une tendance systématique à expliquer tout ce qui est négatif par les caractéristiques personnelles, les défauts voire les fautes de l’enfant : elle est particulièrement spectaculaire lorsqu’un enfant s’attribue la responsabilité d’un événement grave, croit, par exemple, que ses parents ont divorcé parce qu’il a été méchant. La personnalisation est souvent associée à des sentiments de culpabilité, mais cela n’est pas nécessaire : il arrive que certains enfants soient convaincus d’être marqués par la malchance, et pensent qu’ils sont seuls à être maladroits, à ne pas comprendre en classe, à se faire punir lorsqu’ils n’ont pas fait leurs devoirs (« ça n’arrive qu’à moi »), etc. L’ensemble de ces distorsions cognitives culmine dans la pensée dichotomique, caractérisée par l’exagération ou maximisation du négatif et la minimisation du positif. L’enfant est attentif à tout ce qui est négatif, décourageant, dévalorisant, il en surestime la fréquence et l’importance. Corrélativement, il néglige tout ce qui est positif, encourageant ou valorisant, il en sous-estime systématiquement la fréquence et l’importance. Il tire de cette vision déformée des choses des conséquences négatives extrêmes. Il est facile de comprendre que ces erreurs systématiques de perception et d’interprétation, qui se répètent plusieurs dizaines de fois pendant une journée, créent sans cesse les émotions négatives d’intensité variable, mais dont la répétition altère considérablement l’humeur. Les conceptions de Beck montrent bien comment, concrètement, fonctionnent les processus qui conduisent à l’installation et au renouvellement de l’humeur dépressive. On pourrait dire, d’un point de vue psychanalytique, que Beck, qui était initialement psychanalyste, a fourni une contribution de très grande valeur à la description des modalités concrètes d’intervention du surmoi dans la vie psychique consciente. Plusieurs chercheurs ont confirmé la présence chez les enfants et les adolescents de telles distorsions cognitives (Asarnow et coll., © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. LES ÉTATS DÉPRESSIFS 239 1987 ; Haley et coll., 1985 ; Kendall et coll., 1990 ; Leitenberg et coll., 1986). Il est facile à tout clinicien attentif de remarquer ces distorsions chez les enfants déprimés, notamment dans le domaine des compétences scolaires ou sportives. Mais pourquoi les enfants déprimés se livrent-ils à ces interprétations erronées ? On serait tenté de répondre que c’est précisément parce qu’ils sont déprimés : c’est la dépression de l’humeur qui provoque les déformations cognitives systématiques. En effet, toute la tradition médicale, philosophique, psychiatrique et psychopathologique affirme depuis l’Antiquité que le pessimisme des déprimés est la conséquence d’un phénomène primordial, physique ou affectif, de dérèglement de l’humeur. Beck renverse cette conception : le phénomène primordial, c’est l’adhésion à une vision du monde pessimiste qui inspire les distorsions cognitives qui provoquent l’humeur dépressive. Cette vision du monde est constituée de principes très généraux qui orientent la perception, l’interprétation et l’évaluation de la réalité, et que Beck appelle des schèmes cognitifs. Ces principes pessimistes ne sont pas inconscients au sens psychanalytique du terme (ils ne sont pas refoulés), mais le sujet n’en est pas conscient parce qu’il n’a aucun recul : ce sont pour lui des évidences qui résultent généralement de l’intériorisation d’idéaux, d’exigences et d’interdits transmis au cours de l’enfance par l’éducation familiale. On pourrait dire que ces principes sont non conscients de la même façon que le sont les règles de la grammaire de notre langue maternelle : on les utilise pour former des phrases sans être capable de les énoncer explicitement tant qu’on n’a pas appris la grammaire à l’école. Mais s’il en est ainsi, nous devons faire face à un problème inattendu : pourquoi les dépressifs ne sont-ils pas toujours déprimés ? Si les distorsions cognitives sont la simple application des schèmes dépressogènes, et si les déprimés adhèrent de façon permanente à ces schèmes, comment est-il possible qu’il y ait des intervalles libres au cours desquels les enfants ne sont pas déprimés ? Beck est amené à affirmer que les schèmes peuvent être présents mais inactifs pendant de longues périodes. Il est vraisemblable que cette « quiescence » (état de repos) des schèmes dépressogènes signifie en fait qu’ils sont présents et faiblement actifs et qu’ils sont contrebalancés par l’activité de schèmes optimistes. Pour que les schèmes dépressogènes soient activés ou réactivés, il faudrait que surviennent des événements ou des situations de « stress ». Ces événements viendraient confirmer les prédictions ou les évaluations pessimistes, ce qui provoquerait l’activation ou la réactivation des schèmes dépressogènes. Après avoir affirmé qu’on n’est pas déprimé à cause d’événements, mais à cause de l’interprétation qu’on en fait, Beck se rallie ainsi au « modèle diathèse-stress ». Des remarques analogues pourraient être faites à propos des théories de Marvin Seligman, qui pense que la prédisposition à la dépression est constituée par l’adhésion à un style cognitif pessimiste, consistant à attribuer systématiquement l’origine des événements négatifs ou des échecs à des causes 240 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT internes, stables et globales, cependant que les événements heureux ou les succès seraient imputables à des causes externes, instables et spécifiques (Seligman, 1975 ; Petot, 1999b). Mais ce « style attributionnel » n’est observable que pendant les périodes de dépression et rien ne permet d’affirmer qu’il était présent avant les épisodes dépressifs. La valeur explicative de cette théorie semble donc assez faible, même si son intérêt descriptif est réel. 5.3 Aspects familiaux Les chercheurs anglo-saxons adhèrent dans leur grande majorité à une conception biologique de l’étiologie de la dépression. Ils insistent sur l’importance d’une prédisposition génétique. Cette théorie les conduit à multiplier les enquêtes épidémiologiques destinées à montrer que les dépressions sont plus fréquentes chez les parents des enfants déprimés que dans la population générale, ou qu’elles sont plus fréquentes chez les enfants d’adultes déprimés que chez les enfants d’adultes non déprimés. Ce faisant, ils ont découvert des faits incontestables, mais dont l’interprétation reste à notre sens discutable. Ainsi Joaquim Puig-Antich et son équipe (1989) ont mis en évidence que, chez les personnes apparentées au premier degré aux enfants déprimés, la moitié des femmes sont elles-mêmes déprimées tandis que près du tiers des hommes sont alcooliques. Goldstein et ses collègues (1994) ont constitué deux groupes d’adultes atteints de dépression récurrente, en fonction de la date d’apparition de leur premier épisode dépressif, selon qu’il était antérieur ou postérieur à la puberté. Ils ont comparé la prévalence des troubles dépressifs dans les familles de ces deux groupes de patients. La dépression majeure était deux fois plus fréquente, et la dysthymie huit fois plus fréquente chez les parents biologiques des patients dont le premier épisode dépressif avait eu lieu avant la puberté. D’autres chercheurs ont travaillé en sens inverse et complémentaire, en se demandant quelle est la fréquence des troubles dépressifs chez les enfants de parents déprimés. Myrna Weissman et son équipe (1987) ont montré que la dépression est plus fréquente et surtout beaucoup plus précoce chez les enfants de parents dépressifs que chez les enfants de parents non dépressifs : 13 % des enfants dont les parents sont dépressifs ont eu un épisode dépressif majeur avant l’âge de 17 ans. L’âge moyen de leur premier épisode dépressif se situe aux alentours de 12 ou 13 ans, contre 16 à 17 ans chez les sujets dépressifs dont les parents ne sont pas eux-mêmes dépressifs. Lorsque les parents souffrent non seulement de troubles dépressifs, mais également de troubles anxieux comorbides tels que l’agoraphobie ou le trouble panique, la prévalence de la dépression chez leurs enfants est deux fois plus élevée (25 %) que chez les enfants dont les parents ne souffrent que de troubles dépressifs, sans troubles anxieux comorbides. LES ÉTATS DÉPRESSIFS 241 On dispose également d’études faites sur des couples de jumeaux, dont certaines sont impressionnantes par leur ampleur : Kenneth Kendler et ses collègues (1986) ont étudié la concordance des troubles anxieux et dépressifs chez 3 800 couples de jumeaux australiens tout-venant ; le psychologue norvégien Sven Torgersen (1986) a étudié la concordance des troubles dépressifs chez 151 couples de jumeaux dont l’un était déprimé. La concordance est très élevée, et elle l’est plus chez les jumeaux monozygotes que chez les dizygotes. Tous ces faits sont systématiquement interprétés comme des preuves absolues d’un déterminisme génétique. Les chercheurs semblent ne pas envisager que la transmission des parents aux enfants se fasse, au moins partiellement, par d’autres voies. Il est pourtant plausible que la dépression maternelle altère la qualité de son « maternage » et que cela exerce un effet dépressogène sur l’enfant. Par ailleurs, les jumeaux partagent le même environnement et c’est encore plus vrai des monozygotes que des dizygotes. Les phénomènes d’agrégation familiale des troubles dépressifs dans certaines lignées sont un fait, mais qu’il n’est pas absurde d’expliquer par des phénomènes d’atmosphère relationnelle familiale, d’imitation ou d’identification. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 6 ÉVOLUTION DE LA DÉPRESSION Les dépressions aiguës, c’est-à-dire les épisodes dépressifs majeurs et les troubles de l’adaptation avec humeur dépressive, ont une durée moyenne de six à huit mois, mais les variations individuelles sont importantes : l’écart type est de l’ordre de six mois, ce qui signifie que les deux tiers des dépressions ont une durée comprise entre deux semaines (durée minimale exigée par les critères habituellement retenus) et quatorze mois. Les névroses dépressives ou dysthymies ont une durée moyenne beaucoup plus longue, qui est de trois ans, avec une variabilité individuelle moindre, les deux tiers des dysthymies durant entre deux et quatre ans (Kovacs et coll., 1984a). Le risque ultérieur de rechute est relativement faible pour les troubles de l’adaptation avec humeur dépressive, qui sont les dépressions les plus manifestement réactionnelles (Kovacs et coll., 1984b ; Fleming et coll., 1993). Il est très élevé pour les dépressions qui semblent plus endogènes, c’est-à-dire les dépressions majeures et les dysthymies : plus de 70 % des enfants présentant une de ces pathologies développent un épisode dépressif majeur au cours des cinq années suivantes. Le processus morbide semble se prolonger au cours de l’âge adulte : les adultes ayant eu un trouble dépressif au cours de l’enfance sont deux fois plus nombreux (60 %) à présenter des dépressions que les adultes ayant souffert au cours de leur enfance de troubles psychopathologiques non dépressifs (27 %, cf. Harrington et coll., 1990). 242 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Le risque suicidaire immédiat est relativement faible chez les enfants déprimés. Mais toutes les recherches montrent que les sujets qui ont fait une dépression infantile sont plus nombreux à faire des tentatives de suicide lorsqu’ils sont devenus adolescents ou adultes (Kovacs et coll., 1993 ; Harrington et coll., 1994). Rao et ses collègues (1993) ont montré que les anciens enfants déprimés devenus adolescents ou adultes ont un taux de mortalité par suicide plus élevé que celui de toute autre catégorie nosographique. Les dépressions infantiles doivent donc être prises au sérieux, non seulement en raison des souffrances actuelles qu’elles entraînent, mais aussi en tant que signaux d’alarme laissant présager un risque dépressif et suicidaire ultérieur. Jane Costello et ses collègues (1999) ont mis en évidence que cela ne s’applique pas seulement aux troubles francs, qui réalisent pleinement le tableau clinique de l’épisode dépressif majeur ou de la dysthymie. Ils ont suivi sur une période de cinq à sept ans des enfants présentant des troubles psychopathologiques divers et se sont intéressés à la valeur prédictive des manifestations infracliniques, c’està-dire dans lesquelles le nombre, l’intensité et la durée des symptômes au cours de l’enfance n’étaient pas suffisants pour qu’on puisse porter un diagnostic psychiatrique. Ils ont souligné que des manifestations dépressives au cours de l’enfance peuvent provoquer des altérations notables du fonctionnement, lesquelles sont annonciatrices de troubles dépressifs plus graves à l’adolescence, même si la dépression infantile était infraclinique. 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE DE LA DÉPRESSION Il n’est pas nécessaire de recourir à des instruments standardisés pour reconnaître qu’un enfant souffre de dépression, mais il peut être utile de le faire pour préciser le type de dépression dont il s’agit. Par ailleurs, une fois que le diagnostic psychiatrique est porté, il est important d’évaluer la fréquence et l’intensité des manifestations dépressives, le degré de handicap qu’elles provoquent, ainsi que la présence et la gravité éventuelle de l’idéation suicidaire. Enfin, il arrive assez souvent que des enfants soient amenés à la consultation psychiatrique pour des troubles qui masquent une dépression sous-jacente. Les interrogatoires qui passent en revue l’ensemble de la symptomatologie sont alors utiles, car ils permettent de repérer la dépression et donc de la traiter dès le début de la prise en charge psychologique. LES ÉTATS DÉPRESSIFS 243 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés 7.1.1 L’ISC (Interview Schedule for Children) Il prévoit un interrogatoire très approfondi sur les manifestations dépressives et maniaques, qui s’explique par le fait que son auteur principal, Maria Kovacs, est une spécialiste éminente des troubles thymiques de l’enfant. Plusieurs dizaines de questions sont prévues pour explorer une quinzaine de manifestations : humeur sombre et dysphorie, élation, impression de ne pas être aimé ou d’être délaissé, sentiments d’isolement, colère et irritabilité, sentiments de culpabilité, auto-accusation et autodésapprobation, exagération de l’estime de soi, pessimisme et découragement, perte de plaisir et d’intérêt, retrait social, troubles de la concentration, idéation et menaces suicidaires ou tentatives de suicide, troubles du sommeil, de l’appétit, variations significatives de l’énergie et de l’activité, fatigabilité et enfin plaintes somatiques (Mack et Moor, 1982, pp. 633-642). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.1.2 Le CDRS-R (Children’s Depression Rating Scale-Revised) Cet instrument a été conçu par Elva Poznanski (Poznanski et coll., 1984, 1985). Lise Moor et Mack (1982), puis Dugas et Bouvard (1996), en ont donné une version française incomplète, sous forme d’une grille destinée à la conduite d’un entretien non directif. Dans la version originale, il s’agit d’un entretien structuré dont le but est d’évaluer la présence et la gravité de la dépression chez les enfants de 6 à 12 ans. La CDRS-R comporte 17 items. Les 14 premiers concernent la symptomatologie dépressive. Plusieurs dizaines de questions (quatre ou cinq par item) permettent de les coter à partir des réponses faites par l’enfant. Le plus souvent, ces questions sont destinées à faire préciser ce qui provoque les manifestations pathologiques, à préciser leur fréquence, leur intensité et leur durée. Elles permettent une évaluation particulièrement fine de la gravité de l’inadaptation provoquée par la dépression. En effet, pour la plupart des items, le clinicien devra coter la manifestation concernée de 1 (rare, bénin, proche de la normale) à 7 (très fréquent, très grave, très pathologique) en passant par les degrés intermédiaires 2 (occasionnel, léger, pathologie modérée), ou 5 (pathologie plus sérieuse). Les trois derniers items concernent l’intensité de l’affect dépressif, le rythme de la parole et l’hypoactivité, et sont cotés par le clinicien à partir de l’observation du comportement non verbal de l’enfant au cours de l’entretien. 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation La Child Behavior Checklist (CBCL) comporte une échelle syndromique anxiété-dépression composée de quatorze items. Lorsque le diagnostic de 244 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT dépression n’est pas encore fait – par exemple, lorsque la consultation a pour motif principal un trouble différent – cette échelle contribue utilement à l’identification de symptômes dépressifs. Le parent cote des items tels que « se plaint de se sentir seul (item 12) ; « pleure souvent » (item 14), « se trouve bon à rien ou inférieur » (item 35) ; « trop peureux ou anxieux » (item 50). Lorsque le diagnostic de dépression est déjà fait, elle permet de le confirmer et d’évaluer l’intensité du risque suicidaire. En effet, la CBCL comporte, en plus de l’échelle anxiété-dépression, trois items qui ont trait au suicide : l’item 18 « se fait mal délibérément ou a fait des tentatives de suicide », l’item 36 « se fait souvent mal, a tendance à avoir des accidents » et l’item 91 « parle de se tuer ». La CBCL fournit, en outre, des informations précieuses relatives aux troubles comorbides et aux symptômes habituellement associés à la dépression comme les plaintes somatiques ou le retrait social, ainsi que les troubles du comportement. 7.3 Les échelles d’auto-évaluation 7.3.1 La Children Depression Inventory (CDI)1 Quel que soit l’intérêt de la CBCL, elle ne suffit ni à détecter ni à évaluer l’intensité de la dépression : les études épidémiologiques ont démontré que les parents ont tendance à sous-estimer la dépression de leurs enfants. Il est donc indispensable, dès qu’il y a suspicion de dépression, d’utiliser un instrument d’auto-évaluation. Le meilleur est selon nous l’inventaire de dépression de Maria Kovacs (CDI, Children Depression Inventory, 1985, 2001) dont il existe une traduction française due à Mack et Moor (1982, in Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence ; rééditée in J.D. Guelfi et coll., 1996), et qui est de loin l’échelle la plus utilisée par les chercheurs et les cliniciens pour évaluer la dépression de l’enfant. Elle permet de rendre compte des aspects les plus subjectifs de la dépression qui ne sont pas perçus par les parents ou les enseignants. Elle n’est malheureusement pas étalonnée en France, ce qui contraint à se référer aux normes canadiennes. Cet inconvénient est largement compensé par l’intérêt clinique de l’instrument qui, en plus de ses qualités psychométriques intrinsèques, fournit au clinicien soucieux d’approfondir les choses le prétexte à un entretien semi-structuré très approfondi dans lequel on reprend chacune des réponses de l’enfant en lui posant des questions supplémentaires. Ce questionnaire « crayon-papier », inspiré de l’échelle de dépression de Beck, est destiné aux enfants et aux adolescents de 7 à 17 ans, mais on peut 1. Copyright © 1982, Maria Kovacs, 1991, 1992, 1993, sous licence exclusive, Multi-Health Systems. USA : P.O. Box 950, North Tonawanda NY 14120-0950. Canada : 3770 Victoria Park Avenue, Toronto ON, M2H 3M6. LES ÉTATS DÉPRESSIFS 245 l’utiliser avec des enfants plus jeunes ou avec des enfants qui ont une maîtrise incertaine de la lecture. Dans ces cas, le psychologue lit les items à l’enfant et lui demande de choisir la phrase qui convient le mieux. Les 27 items permettent d’évaluer l’étendue des symptômes dépressifs : troubles de l’humeur, baisse de l’estime de soi, désespoir, problèmes dans la capacité de prendre du plaisir, fonctions végétatives et difficultés au niveau des relations interpersonnelles. De plus, certains items sont relatifs aux conséquences de la dépression comme les difficultés scolaires. Chacun de ces items est composé de trois phrases entre lesquelles l’enfant doit choisir celle qui décrit le mieux « ce qu’il a fait, ressenti ou pensé au cours des deux dernières semaines ». Ces trois phrases sont cotées 0, 1 ou 2 selon la présence ou l’intensité du symptôme. L’addition des notes aux 27 items permet d’obtenir une note totale qui peut varier de 0 à 54. Dans la population générale canadienne, la moyenne est proche de 9 et l’écart type 7 (Kovacs, 1985b). La note seuil distinguant les dépressifs des non-dépressifs est 19. En plus de cette note totale qui permet d’évaluer l’aspect quantitatif de la dépression (intensité et fréquence des symptômes), l’analyse factorielle a permis de dégager cinq sous-échelles qui permettent une approche qualitative fine de la symptomatologie : – humeur dépressive (total des notes aux items 1, 6, 8, 10, 11 et 13) ; – problèmes interpersonnels (total des notes aux items 5, 12, 26 et 27) ; – incompétence (total des notes aux items 3, 15, 23 et 24) ; – anhédonie (total des notes aux items 4, 16, 17, 18, 19, 20, 21 et 22) ; © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. – estime de soi négative (total des notes aux items 2, 7, 9 14 et 25). Enfin, la CDI permet de détecter l’idéation ou l’intention suicidaire. De nombreux cliniciens ont avancé dans le passé des raisons éthiques pour utiliser une version incomplète de l’instrument, dans laquelle on supprime les phrases évoquant l’idéation suicidaire. Ils redoutaient de heurter la sensibilité des enfants en leur posant des questions trop directes. Ils craignaient également de suggérer le suicide à des enfants qui n’y auraient pas pensé spontanément. L’inconvénient majeur de cette attitude est le risque de ne pas détecter à temps un projet suicidaire. Ce risque est faible au point de vue statistique, mais il me paraît inacceptable de le courir. J’utilise pour ma part la version complète, et je constate que cet item est très bien accepté par les enfants, peut-être parce que je reprends systématiquement la réponse de l’enfant au cours de l’entretien clinique qui suit immédiatement la passation de la CDI. 7.3.2 L’échelle composite de dépression pour enfants On peut également utiliser la MDI-C (Multiscore Depression Inventory-Children) ou l’échelle composite de dépression pour enfants qui a l’avantage d’avoir été bien étalonnée en France. Il s’agit d’une échelle d’auto-évaluation destinée aux enfants et aux adolescents de 8 à 17 ans, qui a été élaborée par 246 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT David Berndt (1986) et adaptée en France par les Éditions du Centre de psychologie appliquée (ECPA, 1999). 7.4 Les méthodes projectives 7.4.1 Le test de Rorschach La dépression peut s’exprimer dans les tests projectifs de façon variée. On peut avoir des manifestations d’inhibition massive et de lenteur de l’idéation, qui rendent les protocoles pauvres et difficiles à interpréter (dans ce cas, seuls les entretiens et les questionnaires permettent l’évaluation de la dépression). ■ Les indices les plus typiques Les indices les plus typiques reconnus par les spécialistes du test de Rorschach n’apparaissent que lorsque leur expression n’a pas été étouffée par l’inhibition. Ils sont au nombre de six. 1. Les réponses déterminées par la valeur achromatique, c’est-à-dire par la couleur blanche, grise ou noire, expriment directement les affects dépressifs. Il faut souligner que les réponses déterminées par la couleur blanche ou le gris clair ont la même valeur dépressive que celles déterminées par le noir ou le gris sombre. Le fait que la réponse est déterminée par la valeur achromatique est coté par le symbole C’; le fait que la réponse est déterminée par la ressemblance du contour est coté F. Si la forme prédomine sur la valeur, on cote FC’; si la valeur achromatique prédomine sur la forme, on cote C’F ; s’il n’y a aucun aspect formel dans la réponse, on cote C’. On admet que lorsque la forme l’emporte sur la couleur, les affects dépressifs sont mieux contrôlés et intégrés par le moi (surtout s’il s’agit d’une bonne forme F +) et que, dans le cas contraire, les affects dépressifs échappent au contrôle du moi (surtout si la forme est mauvaise F- ou absente). 2. Les réponses Clair-obscur (Clob) sont déclenchées par la masse noire et elles possèdent une tonalité nettement dysphorique, exprimée explicitement ou indiquée sans ambiguïté par le contenu de la réponse. C’est surtout aux planches I, IV et V que les patients donnent des réponses Clob. Elles ont la signification d’anxiété avec des nuances dépressives. 3. Les réponses de perspective, qui expriment une tendance à l’introspection critique, auto-dépréciative ou pessimiste et généralement douloureuse. Les Vistas ou réponses en estompage de perspective sont déterminées par le dégradé de la couleur ou de la valeur achromatique : on cote Vista lorsque les nuances du ton local déterminent une impression de tridimensionalité ou de profondeur. Il existe également des réponses dans lesquelles l’impression de perspective, de profondeur ou de trimensionalité est déterminée par les LES ÉTATS DÉPRESSIFS 247 proportions relatives des parties de la tache. L’exemple le plus classique en est l’interprétation de la planche IV comme un géant vu en contre-plongée, parce que ses pieds sont immenses comparativement à sa tête qui de ce fait semble très éloignée. John Exner a proposé de coter FD (forme dimensionnelle, c’est-à-dire tridimensionnelle) ces réponses, que les psychologues français cotent souvent FE ou EF comme s’il s’agissait d’authentiques Vistas déterminées par l’estompage. Ce choix ne présente pas d’inconvénient sérieux, car ces réponses ont exactement la même signification que les réponses estompage de perspective. 4. Les réponses morbides (cotées MOR dans la dernière colonne) sont celles qui représentent des personnages ou des animaux morts, blessés, infirmes ou malades, et des objets abîmés, détruits, cassés, laids, etc. La cotation MOR s’applique aussi aux réponses dans lesquelles un sentiment dysphorique est exprimé. Ces réponses traduisent le pessimisme et une image de soi nettement négative. Elles sont particulièrement fréquentes dans les états dépressifs. On peut considérer qu’il est normal de trouver dans un protocole de Rorschach une ou deux réponses cotées C’, Clob, Vista, FD ou MOR. Dès qu’il y en a trois ou plus, l’existence de sentiments dépressifs est probable et leur nombre est proportionnel à l’intensité de la dépression et à son caractère envahissant de l’ensemble du fonctionnement psychique de l’enfant. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5. L’indice de dépression d’Exner : John Exner, qui aborde le test de Rorschach dans une perspective psychométrique, a proposé un certain nombre d’indices dont le calcul est intéressant, même si on n’utilise pas la méthode de cotation selon le « système intégré ». Le premier de ces indices est le DEPI (Depression Index) qui est estimé à partir de la présence de réponses de perspective, d’estompages dans la couleur, de la somme des réponses estompage ou C’, du nombre des réponses morbides, etc. 6. Exner a également proposé un indice d’intellectualisation et un indice d’égocentrisme qui sont souvent élevés chez les déprimés (Exner, 2001, p. 89). L’indice d’égocentrisme inclut les réponses reflet, qui représentent un être quelconque et son image spéculaire de part et d’autre du plan de symétrie de la planche. Ces réponses expriment la centration narcissique sur soimême et sont particulièrement significatives parce qu’elles sont rares. Quand elles apparaissent, c’est surtout aux planches II, III et VII (un personnage qui se regarde dans un miroir), VI (un paysage et son reflet dans l’eau dans l’eau) et VIII (un animal et son reflet). ■ Le test de Rorschach et les indicateurs d’idéation suicidaire ou de suicide Différents systèmes d’interprétation du test de Rorschach ont élaboré des listes ou de constellations d’indices de risque suicidaire (Petot, 2002). Le système le plus répandu actuellement est la constellation suicidaire de John Exner (1977, 2001, p. 89). Mais cette constellation, élaborée à partir de recherches faites sur des protocoles d’adultes qui s’étaient effectivement 248 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT suicidés quelques semaines après avoir passé le test de Rorschach, ne s’applique guère aux sujets âgés de moins de 14 ans. Joyanna Lee Silberg et Judith Armstrong (1992) ont mené une étude comparant trois groupes d’adolescents dont les uns étaient gravement déprimés avec idées suicidaires, les deuxièmes gravement déprimés mais sans idées suicidaires, et les troisièmes hospitalisés en psychiatrie mais ni dépressifs ni suicidaires. Elles constatent que la constellation suicidaire de John Exner ne permet pas de différencier ces trois groupes, mais qu’ils peuvent l’être par une constellation particulière qui comporte six variables : 1. au moins une réponse Vista ; 2. au moins une codétermination couleur-estompage ; 3. au moins une réponse morbide (MOR) ; 4. type couleur de gauche (CF + C > FC) ; 5. présence d’au moins une kinesthésie humaine en mauvaise forme ; 6. somme pondérée des six cotations spéciales critiques supérieure à 9. Trois de ces variables appartiennent à la constellation de J. Exner. Selon les auteurs, cette constellation identifie 64 % des dépressifs suicidaires, elle identifie faussement comme suicidaires 15 % des sujets dépressifs non suicidaires et 25 % des sujets des autres groupes. J’ai moi-même (Petot, 2002) effectué une étude qui comparait trois groupes d’enfants : les uns dépressifs avec des idées suicidaires, les autres dépressifs sans idées suicidaires et les derniers anxieux sans dépression caractérisée ni idées suicidaires. Les premiers se distinguent nettement des deux autres groupes par la présence de réponses codéterminées impliquant l’estompage. Mais ces réponses ne sont pas seulement des réponses codéterminées par la couleur et l’estompage. Les enfants dépressifs et suicidaires sont également les seuls à donner des réponses codéterminées par deux ou trois formes différentes d’estompage (Vista et Diffusion, ou Diffusion et texture, etc.), des réponses codéterminées par la valeur achromatique et l’une des catégories d’estompage ou des réponses codéterminées par la couleur et la valeur achromatique. On trouve même chez eux des réponses qui présentent les trois déterminants à la fois (couleur-estompage-valeur achromatique) comme on le verra dans le protocole de Sébastien (cf. p. 252-257). 7.4.2 Les tests d’aperception thématique La dépression se traduit assez souvent par une inhibition de la créativité des enfants, qui donnent des histoires courtes, elliptiques, dépourvues de scénario et réduites à de simples descriptions des planches. Lorsque le processus de projection peut avoir lieu, les récits des enfants dépressifs se caractérisent par l’importance de la thématique morbide. Les histoires racontées portent LES ÉTATS DÉPRESSIFS 249 très souvent sur des thèmes de mort, de maladie et de perte. L’atmosphère affective est celle de la morosité, de la tristesse, du découragement ou du désespoir. Les planches 3BM, 8BM, 13B et 13MF sont particulièrement utiles pour la détection de l’idéation morbide, parce qu’elles la sollicitent en partie. Mais des thèmes morbides peuvent survenir à n’importe quelle planche, et leur apparition est d’autant plus significative que la scène représentée s’y prête moins et que la projection apparaît comme particulièrement arbitraire : par exemple, le personnage de la planche 1 deviendra un enfant gravement malade qui pense avec nostalgie aux succès qu’il aurait pu avoir s’il avait vécu. L’analyse thématique des protocoles d’enfants déprimés confirme parfaitement ce que Monique Morval (1982) relevait dans des protocoles d’adultes : « la dépression s’exprime clairement au TAT à travers les thèmes de nostalgie du passé, découragement, désespoir, maladie, faiblesse, dénuement, abandon, incapacité, échec » (p. 87). L’inhibition et les thèmes morbides se combinent assez souvent : les histoires sont courtes ou incomplètes et les héros de l’histoire sont «… le plus souvent tristes, malheureux, découragés, inertes, passifs, irritables et dépendants » (p. 88). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 8 CAS CLINIQUE : SÉBASTIEN, 12 ANS Sébastien présentait un état dépressif grave au moment où nous l’avons examiné. Ses parents l’avaient conduit en consultation en raison de la chute importante de ses résultats scolaires et de son comportement, que les parents qualifient d’inquiétant. Depuis plus de six mois, Sébastien a du mal à s’endormir, il fait des cauchemars et se réveille en criant. Il est très agité et irritable. Il semble très malheureux et très triste. Mais ce qui a alerté le plus les parents c’est que Sébastien s’est mis à parler ouvertement de son désir de mourir, et ce à de nombreuses reprises. La mère de Sébastien s’accuse d’emblée de l’état actuel de son fils. Elle nous dit que c’est de sa faute si Sébastien se trouve dans cet état. Elle n’a jamais pu s’en occuper vraiment et n’a jamais pu lui donner l’affection nécessaire. Elle était au terme de sa première grossesse lorsque sa propre mère est morte à la suite d’une grave maladie. Elle en a été extrêmement affectée et lorsque Sébastien est venu au monde, elle dit qu’elle s’est trouvée « désemparée », et n’a pas pu s’occuper de lui, car il lui rappelait constamment sa mère. Elle a dû le confier à sa belle-mère qui s’en est occupée pendant presque trois ans. La mort de son beau-père il y a moins d’un an a été une nouvelle épreuve pour elle, mais aussi et surtout pour Sébastien qui a été particulièrement bouleversé. 250 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Environ deux mois après que je l’eus examiné et alors qu’il était en psychothérapie, Sébastien a tenté par deux fois de se suicider. Il a essayé de se jeter dans le vide depuis le sixième étage, et c’est de justesse que son père l’a rattrapé. Mais environ une heure plus tard, il a avalé une grande quantité de médicaments trouvés dans la pharmacie familiale. Les difficultés scolaires rendent nécessaire l’évaluation de l’intelligence. La composante dépressive et suicidaire impose l’administration d’une échelle de dépression. La compréhension générale du fonctionnement psychologique de Sébastien rend souhaitable l’utilisation de la CBCL et des méthodes projectives. Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 92 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 132 Quotient intellectuel total (QIT) : 111 Malgré les difficultés scolaires, le niveau intellectuel global est supérieur à la moyenne, mais il y a un décalage exceptionnellement important entre l’intelligence pure (capacités de raisonnement non verbal) qui est très élevée et l’intelligence cristallisée (évaluée à partir des subtests verbaux) qui est tout juste moyenne. ■ ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 11 Similitudes : 9 Arithmétique : 2 Vocabulaire : 12 Compréhension : 10 Mémoire des chiffres : 9 Complètement d’images : 15 Code : 12 Arrangement d’images : 14 Cubes : 15 Assemblage d’objets : 16 Symboles : 13 Labyrinthes : 13 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) Compréhension verbale (CV) : 106 Organisation perceptive (OP) : 135 Vitesse de traitement (VT) : 115 LES ÉTATS DÉPRESSIFS 251 L’examen des résultats aux subtests confirme l’ampleur de ce décalage. La note du subtest verbal le mieux réussi est tout juste égale à la note du subtest performance le moins réussi. Les notes factorielles, qui distinguent la vitesse de traitement, font apparaître dans cette dimension un score qui correspond à peu près au niveau global de Sébastien. La note d’organisation perceptive confirme le fait que les aptitudes spatiales sont exceptionnelles. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 41 Échelle d’activités : 44 Échelle sociale : 44 Échelle scolaire : 40 ■ Échelle syndromique de la CBCL © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Note totale de perturbation : 76 Trouble d’internalisation : 87 Trouble d’externalisation : 71 Retrait-isolement : 67 Plaintes somatiques : 52 Anxiété-dépression : 95 Problèmes interpersonnels : 66 Troubles de la pensée : 56 Attention/hyperactivité : 56 Comportement déviant : 64 Comportement agressif : 72 Les notes de compétence sont moyennes, un peu faibles, ce qui est cohérent avec les difficultés scolaires actuelles. Le niveau global de perturbation est très élevé, en particulier en ce qui concerne les troubles intériorisés, ce qui est imputable à la valeur exceptionnelle de la note d’anxiété-dépression. Notons que les troubles d’externalisation atteignent un niveau franchement pathologique, en raison de la présence de comportements agressifs et déviants. La détresse psychologique s’accompagne donc de sérieuses difficultés interpersonnelles qui s’expriment surtout dans le registre du passage à l’acte, mais aussi, dans une moindre mesure, sous la forme du retrait et de l’isolement. 252 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Résultats de l’échelle de dépression de Maria Kovacs Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 80 85 49 64 83 72 La note standard de 80 situe Sébastien à presque quatre écarts types audessus de la moyenne et témoigne de l’intensité de la pathologie dépressive. L’une des réponses de Sébastien révèle nettement la présence d’idées suicidaires. L’analyse en termes de facteurs montre que les notes les plus élevées sont relatives à l’humeur dépressive, à l’anhédonie et à l’estime de soi négative. Protocole du test de Rorschach (temps total : 16 min 15 s) Passation Enquête (cf. p. 29) Planche I (TL [temps de latence] = 2 s) 1) Une sorte d’insecte, un papillon. 1) Où as-tu vu le papillon ? - Indique toute la tache. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à un papillon ? – Les ailes et le corps. 2) Deux diables qui arrivent vers le même poteau, l’un du côté droit, l’autre du côté gauche, ils vont poser la main sur une bosse, on dirait qu’ils ont des ailes. 1) L’ensemble (diables : les deux très grands détails latéraux ; mains : les petites saillies médianes supérieures ; poteau : axe central). 2) En quoi cela ressemble à deux diables ? - Ils sont de couleur noire et ils ont des ailes, il y a une sorte de colonne au milieu (axe central), ils posent leur main dessus. Planche II (TL = 7 s) 3) Des éléphants qui se battent avec leur trompe, il y a du sang partout, le sang gicle partout, c’est rouge et ça dégouline sur leur corps, ils en ont partout sur eux. 1) L’ensemble (éléphants : les deux parties latérales noires ; les pattes : saillies des bords inférieurs ; sang : rouge haut et bas). 2) Tu as dit ils ont en partout sur eux, à quoi tu le vois ? – Oui ici des taches de sang sur leur peau. 3) En quoi ça ressemble à une peau ? – On sent que c’est une peau avec ces couleurs différentes ☞ LES ÉTATS DÉPRESSIFS ☞ 4) V Un papillon un peu bizarre qui sort de l’ordinaire. 253 et c’est noir aussi comme les peaux d’éléphants et comme ils se battent, il y a du sang sur eux. 1) L’ensemble. 2) Les ailes, les antennes. 3) En quoi ça ressemble à un papillon un peu bizarre qui sort de l’ordinaire ? - Il est rouge et il y a des petits dessins de couleur rouge mélangés avec la couleur noire. Planche III (TL = 6 s) 5) Une sorte de crapaud qui a été déchiqueté jusqu’au dos, on voit encore la tête et les pattes, et là un papillon rouge qui doit être en train de sortir ou de rentrer. 1) D1 (tête : partie noire inférieure médiane ; pattes : partie inférieure de côté ; corps déchiqueté : grande lacune autour du rouge médian). 2) C’est ouvert au milieu, on le voit c’est tout blanc et le papillon rouge qui rentre ou qui sort du crapaud. 3) Et le papillon ? – Il a des ailes et il est de couleur rouge. 6) V Dans ce sens-là un chat ou plutôt un chien qui lève les pattes, on lui a enlevé son ventre et le sang tout rouge qui dégouline un peu partout. 1) L’ensemble (chien : les deux parties noires latérales ; tête : partie noire inférieure médiane ; pattes : partie inférieure de côté ; ventre : lacune autour du rouge médian ; sang : rouge médian et rouge extérieurs en haut). 2) Un chien avec sa tête, les pattes, là son cou tout blanc et il est de couleur noire, le sang tout rouge qui dégouline. 3) À quoi tu vois qu’on lui a enlevé son ventre ? – Il n’a plus de ventre (indique le Dbl). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche IV (TL = 8 s) 7) On voit un homme du bas, on voit des pieds, une tête, plus ça monte plus ça se rétrécit. 1) L’ensemble. 2) C’est un homme vu du bas, comme si on le voyait d’en bas, il a deux petits bras assez ramollis, des gros pieds. 8) Peut-être un arbre avec des branches cassées, on dirait que l’arbre est immense et là c’est le haut. 1) L’ensemble. 2) On voit le tronc (partie médiane inférieure), les grosses branches (parties latérales inférieures), c’est peut-être un sapin avec tout en haut et des branches cassées (saillies latérales supérieures). 3) Tu as dit qu’il est immense ? – Comme si on le voyait du bas. Planche V (TL = 4 s) 9) Une chauve-souris qui a déplié ses ailes et qui a dû prendre son envol. 1) L’ensemble. 2) Elle a deux antennes, des ailes, deux pattes identiques et elle vole. ☞ 254 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 10) Peut-être une statue d’animal. 1) L’ensemble. 2) L’animal est en pierre, il a la forme d’un aigle. Planche VI (TL = 7 s) 11) ΛV Un sapin qui ressemble à une étoile dont le bas commence droit et le haut forme une sorte d’étoile. 1) l’ensemble. 2) Le tronc et branchage en forme d’étoile et un peu de feuilles au début. 3) En quoi cela ressemble à des feuilles ? – À la forme. 12) Ça peut aussi ressembler à un canon qui tire et qui explose en même temps. 1) L’ensemble. 2) C’est un canon qui tire (toute la ligne médiane entière) et toute sa partie explose, ça part de tous les côtés. 13) < Un bateau, il se reflète sur l’eau, il doit avoir quelque chose qui explose. 1) L’ensemble (le bateau avec une cheminée : grande saillie latérale), un pont à l’avant et un en arrière et là il se reflète sur l’eau. 2) Qu’est-ce qui explose ? – C’est une bombe, ça explose parce que ça monte assez haut (saillies supérieures) et ça brûle, parce que ça monte, ça fait comme des piques un peu et c’est noir. 3) Et l’eau ? – C’est une eau un peu sombre. Planche VII (TL = 11 s) 14) Un puits de pétrole qui brûle avec une sorte de fumée qui part dans le désert. 1) L’ensemble (puits centre du 3e tiers). 2) À quoi tu vois que c’est un puits de pétrole qui brûle ? – Ça flambe, c’est un puits de pétrole qui brûle et on dirait que c’est un puits profond (centre du 3e tiers) avec ces couleurs foncées et claires et la fumée qui s’échappe. 3) Et la fumée ? – C’est les couleurs de la fumée claire et foncée. 15) < Une île en feu, en flammes, un volcan qui a explosé et il y a de la fumée pareil, le vent qui vient de l’Est et qui pousse la fumée à l’Ouest. 1) L’ensemble (l’île : 3e tiers entier, fumée : 1er et 2e tiers). 2) En quoi ça ressemble à une île en feu, en flammes ? – C’est un volcan qui a explosé c’est très noir là, et il y a la fumée parce que c’est assez foncé, plus foncé ici que toutes les autres couleurs qui sont plus claires. 16) Λ Un puzzle. 1) L’ensemble. 2) C’est des bouts de puzzle parce que c’est pareil. 17) V Un gros criquet qui n’a plus de dos. 1) L’ensemble (tête : 3e tiers entier, pattes : 1er et 2e tiers). 2) La tête et les quatre pattes. 3) À quoi tu vois qu’il n’a plus de dos ? – Tout ce qui est blanc, ça veut dire qu’il n’y a plus de dos, il lui manque le dos et le ventre, ils ont été arrachés, à cause du blanc ici on voit qu’il a eu le dos arraché. ☞ LES ÉTATS DÉPRESSIFS 255 ☞ Planche VIII (TL = 3 s) 18) Une sorte de félin qui passe d’un rocher à un autre rocher, il y a de l’eau, il y a un relief montagneux, et on voit le reflet de ce côté. 1) L’ensemble. 2) Oui il y a l’eau (lacune entre le bleu et le rose de côté) qui fait le reflet du félin et le reflet des montagnes. Il y a une sorte de montagne ou de cailloux ou de falaise, ça monte comme ça et ça fait une sorte de rondeur (geste de la main pour expliquer la masse). 3) Explique-moi en quoi ça fait une sorte de rondeur ? – Il y a des couleurs foncées et des couleurs plus claires, ça fait comme un relief montagneux. 3) Et l’eau ? – C’est la couleur blanche. 19) Une sorte de vase. 1) L’ensemble. 2) Une sorte de vase avec le couvercle du vase (gris en haut) et le reste c’est le récipient. 20) V Un masque qui a des lunettes, qui a des oreilles qui tombent sur les côtés. 1) L’ensemble. 2) Le haut c’est le front, les lunettes ici (2e tiers bleu), les oreilles et le menton. 21) V Une sorte de chien bizarre qui est de toutes les couleurs. 1) L’ensemble. 2) On voit la tête du chien avec ses oreilles et sa gueule en bas. 3) En quoi il est bizarre ? – Parce qu’il est de toutes les couleurs. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche IX (TL = 10 s) 22) Une bombe chimique qui a explosé et qui a fait des fumées de toutes les couleurs et c’est quelque chose qui se reflète de l’autre coté, qui fait miroir de la fumée. 1) L’ensemble. 2) C’est parce qu’il y a toutes les couleurs rose, vert, orange et là, une fumée qui est mélangée qui est plus foncée (indique les endroits les plus estompés de la tache), quand il y a des explosions, il y a des gaz qui montent, qui s’échappent comme ça, de toutes les couleurs et on voit le reflet de l’autre côté. 23) V Une sorte d’éléphant qui met ses mains sur les hanches et qui a une trompe qui descend jusque par terre. 1) L’ensemble. 2) Un éléphant avec sa tête, ses oreilles et sa trompe, il fait comme ça (geste), il met ses mains sur ses hanches. Planche X (TL = 5 s) 24) V On dirait un grand feu d’artifice qui sort d’une grosse machine grise qui fait sortir des fumées un peu de toutes les couleurs 1) L’ensemble. 2) Un grand feu d’artifice avec toutes ces couleurs. 3) Et la machine grise ? – C’est un engin tout gris d’où sortent les pétards. ☞ 256 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ et des pétards qui explosent en faisant des feux d’artifices. ■ 25) < Peut-être à une île avec un arbre floral, on dirait de la verdure et l’eau commence à monter, on voit l’île qui se reflète dans l’eau. 1) L’ensemble (île : rose latéral ; arbre : bleu latéral ; verdure : vert latéral en haut). 2) En quoi ça ressemble à une île avec un arbre floral ? – On voit bien que c’est une île avec un arbre avec plein de fleurs de couleur bleue, et là c’est de l’eau et on voit le reflet (il me demande de tracer un trait qui divise la tache en deux parties et indique le blanc de la planche pour l’engramme eau). 3) Tu as dit l’eau qui commence à monter ? – Oui ça monte progressivement, l’eau monte petit à petit et va recouvrir ça (indique les détails non interprétés de la planche). 4) En quoi ça ressemble à de l’eau ? – C’est de couleur blanche. 5) Et la verdure ? – À la couleur. 26) Une sorte de soleil à moitié disparu dans les nuages blancs. 1) Soleil (orange latéral en bas), nuages (blanc de la planche). 2) En quoi cela ressemble à un soleil ? – Parce que c’est orange comme le coucher du soleil, il est caché par les nuages. 3) Et les nuages ? – La couleur blanche des nuages. Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu Facteurs additionnels I 1 Papillon G F+ A Ban 2 Diables G K. C’F + (H) (2) 3 Éléphants G Kan. kob. CF. TF. C’F + A, Sg, AG, (2), MOR 4 Papillon G FC. FY + A 5 Crapaud DDbl C’F. FC. kan- A MOR 6 Chien GDbl FC’.CF. m- A, Sg MOR 7 Homme G FD + H Ban 8 Arbre G FD + Bot MOR 9 Chauvesouris G Kan + A Ban II III IV V ☞ LES ÉTATS DÉPRESSIFS ☞ VI VII VII I IX X © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ 257 10 Statue G F+ Art 11 Sapin G F+ Bot 12 Canon G Kob + Sc, Expl. 13 Bateau G Fr. Kob. C’F. YF + Sc, Expl. 14 Puits de pétrole G Kob. VF. Y + Feu, Sc 15 Île en feu G Kob. C’F. Y + Pays, feu 16 Puzzle G F- Obj. 17 Criquet GDbl FC’- A 18 Félin GDbl kan. CF. VF. Fr + A, Nat 19 Vase G F+ Obj 20 Masque G F- Masque 21 Tête chien G F- Ad 22 Bombe chimique G C.Y.Kob. rF + Feu 23 Éléphant G K+ A 24 Feu d’artifice G Kob.C. FC’+ Feu 25 Île G CF. C’F. rF. m- Pays 26 Soleil DDdbl CF. C’.FD- Nat Psychogramme R = 26 Temps total = 16 min15 s T/R = 37 s MOR DV1 258 G = 24 dont : GDbl = 3 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT F+=4 F- = 3 K=2 kp = 0 kan = 4 kob = 7 ; m = 2 FC = 2 FT = 0 D=0 Dd = 0 Dbl = 0 Ddbl = 0 CF = 5 C=2 TF = 1 T=0 DDbl = 2 FC’= 3 C’F = 5 C’= 1 YF = 1 Y=3 FV = 0 VF = 2 V=0 FD = 3 F % = 27 F + % = 57 F + % élargi = 69 Dbl % = 0 DDbl % = 1 (Hd) = 0 TRI Σ 2 K/Σ 9 C Form. cpl. Σ 13 k/Σ 18 (E + C’) RC % = 35 Type couleur : Σ 7 C + CF > Σ 2 FC EA de Beck = 11 es = 31 Indice d’égocentrisme = 58 % Ban = 3 Chocs = 2 Codéterminations : K. C’F Kan. Kob. CF. TF. C’F FY = 1 FClob = 0 ClobF = 0 Clob = 0 Paires = 2 Reflets = 4 G % = 88 D%=0 Dd % = 0 A=9 Ad = 1 (A) = 0 (Ad) = 0 H=1 Hd = 0 (H) = 1 Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 0 Art = 1 Bot. = 2 Expl. = 2 Feu = 3 Géo. = 0 Masque = 1 Nature = 2 Nuage = 0 Obj. = 2 Pays. = 2 Radio = 0 Sc. = 3 Sex. = 0 Sg. = 2 Vêt. = 0 A % = 38 H%=4 ΣH1>Σ0 Hd FC. FY C’F. FC. Kan FC’.CF. m Fr. Kob. C’F. YF Kob. VF. Y Kob. C’F. Y Kan. CF. VF. Fr C.Y.Kob. rF Kob.C.FC’ CF. C’F. rF. m CF. C’.FD Cotations spéciales : DV1 = 1 Ban % = 11 Phénomènes particuliers : MOR = 5 AG = 1 Σ9A>Σ1 Ad Indice d’anxiété somatique =7% Chocs à : VII et IX Indice d’isolement social = 31 % LES ÉTATS DÉPRESSIFS © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ 259 Commentaire D’une manière globale, le protocole de Sébastien met en évidence la gravité de la pathologie, il montre des signes de perturbation si nombreux et si massifs qu’il serait purement académique de tous les relever et les commenter. L’essentiel est que la pathologie affecte le fonctionnement psychique dans son ensemble. C’est un enfant qui est en proie à des affects dépressifs intenses (9 réponses C’, 5 réponses MOR, c’est-à-dire morbides), avec une composante anxieuse également très importante (chocs aux planches VII et IX, 5 estompages de diffusion et deux mouvements passifs d’objet que nous cotons m selon la cotation de Klopfer), associés à l’auto-dévalorisation (5 réponses de perspective Vista ou FD). On relève également des indices qui nous montrent la faiblesse du moi de cet enfant : manque de contrôle des affects et impulsivité (TRI extratensif dilaté, type couleur de gauche, présence de deux réponses couleur pure, 5 réponses qui intègrent l’espace blanc et 7 réponses kob ; la somme des petites kinesthésies, des C’et des estompages atteint une valeur que je n’avais jamais rencontrée jusqu’ici). La présence d’un nombre exceptionnel de reflets témoigne de l’importance de l’égocentrisme et des problèmes narcissiques de cet enfant. Dans un protocole d’une telle richesse, il est étonnant qu’il n’y ait qu’une seule réponse humaine entière, ce qui, associé à l’indice d’isolement social élevé, confirme la fragilité de l’investissement objectal et montre que les difficultés interpersonnelles ont des racines profondes. Enfin, ce protocole comporte un nombre vraiment extraordinaire de réponses codéterminées, dont certaines comportent jusqu’à cinq déterminants simultanés. Cela témoigne d’une complexité et d’une profondeur psychologique inhabituelles chez un enfant. Mais la nature des associations entre déterminants montre le caractère tourmenté de cette richesse et de cette complexité psychologique : douze sur treize sont typiquement suicidaires (association d’estompage et de couleur, mais aussi de couleurs et de valeurs achromatiques, d’estompages et de valeurs achromatiques et de différentes variétés d’estompage entre eux). Le risque suicidaire est réel et sans doute imminent : on est dans une situation d’urgence thérapeutique. C’est pourquoi nous avons interrompu aussitôt l’investigation psychologique et obtenu que Sébastien soit immédiatement pris en charge par un psychiatre qui a simultanément administré un antidépresseur et commencé une psychothérapie. Du reste, les informations recueillies suffisaient largement, et on peut considérer que l’administration d’un test projectif thématique n’aurait guère pu apporter d’éléments supplémentaires. Cette intervention rapide n’a pu empêcher les deux tentatives de suicide que nous avons évoquées mais, une fois la thérapie véritablement engagée, Sébastien n’a pas récidivé. Chapitre 9 HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE Le terme « manie » est l’un des plus anciens du vocabulaire psychiatrique : il était déjà employé dans l’Antiquité grecque pour désigner un état de folie accompagné d’agitation. Au XIXe siècle, le mot a pris la signification d’une folie générale, affectant toutes les facultés : intelligence, mémoire, attention, volonté, etc. Vers le milieu du XIXe siècle, on a précisé la sémiologie des états d’exaltation. On a remarqué qu’ils reviennent périodiquement chez les sujets qui en sont atteints et qu’ils alternent souvent avec des épisodes mélancoliques. Ainsi se trouvait définie la « folie périodique » qu’on a ensuite nommée, avec Kraepelin, psychose maniaco-dépressive. Lorsque se succèdent des troubles maniaques ou mixtes, c’est-à-dire mêlant des symptômes maniaques et des symptômes dépressifs, alternant habituellement (mais pas nécessairement) avec des épisodes dépressifs, on parle souvent aujourd’hui de trouble bipolaire de type I. Le trouble bipolaire de type II est celui dans lequel les épisodes hypomaniaques alternent avec des épisodes dépressifs francs. La forme atténuée de ces alternances entre dépression et exaltation est la cyclothymie. Dans cette dernière, les périodes de tristesse ou d’abattement se limitent à une simple morosité, ne réalisant pas le tableau clinique complet de la dépression, de même que les périodes d’exaltation ne réalisent pas complètement le tableau clinique de la manie. Ultérieurement, le terme hypomanie a été appliqué à des états d’exaltation observables chez les enfants et dont les manifestations sont moins intenses, moins complètes et moins spectaculaires que celles de la manie des adultes. Les auteurs récents, surtout les chercheurs anglo-saxons, affirment que la manie chez l’enfant n’a été étudiée que très récemment. Il est vrai que plusieurs auteurs, comme Lurie, Bradley ou Barton-Hall (Ajuriaguerra, 1974, p. 743) ont nié qu’elle puisse survenir avant le début de l’adolescence. 264 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Cependant l’aliéniste français Moreau de Tours avait décrit dès 1888 des cas de manie infantile survenant dès l’âge de 7 ans. Kraepelin croyait la manie très rare chez les enfants prépubères, mais il ne la niait pas : sur les 900 patients maniaques qu’il avait étudiés, il en relève quatre chez lesquels la manie a débuté avant l’âge de 10 ans. En 1928, le psychiatre allemand Rümke décrivait un syndrome infantile qu’il nommait manie fantastique infantile (mania phantastica infantilis). De nombreuses observations cliniques ont confirmé l’existence de ce trouble. C’est donc essentiellement dans la psychiatrie anglo-saxonne que la manie infantile a été ignorée ou négligée jusqu’à une période récente. Des études épidémiologiques assez récentes (Anderson et coll., 1987 ; Mc Gee et coll., 1990 ; Reinherz et coll., 1993) et même l’étude québécoise de Breton et de ses collègues (1999) ne font aucune mention des troubles maniaques chez l’enfant ni même chez l’adolescent. Cela renforce l’idée erronée que le trouble est très rare et qu’il ne peut pas se manifester avant le début de l’adolescence. Comment expliquer cette méconnaissance ? La manie infantile est difficile à diagnostiquer en raison de la difficulté de différencier les symptômes maniaques des symptômes d’autres troubles plus familiers aux cliniciens, tels que les troubles de la conduite, les comportements agressifs, et même la névrose traumatique (Biederman et coll., 2000). Mais c’est surtout avec l’hyperactivité infantile que le risque de confusion est le plus grand. En effet, plusieurs symptômes sont communs aux deux tableaux cliniques (Bowring et Kovacs, 1992). De plus, il est fréquent de constater une authentique comorbidité entre ces deux troubles, les critères de chacun d’eux se trouvant réalisés simultanément. C’est en tout cas ce que soutient l’un des chercheurs les plus actifs dans ce domaine, Joseph Biederman (1998), qui affirme qu’en pareil cas, la manie, plus rare, est masquée aux cliniciens par l’hyperactivité qu’ils sont plus habitués à diagnostiquer. La frontière entre la manie et l’hypomanie est difficile à fixer. Elle varie selon les auteurs et les classifications. Une des meilleures descriptions de la manie infantile se trouve dans un ouvrage déjà ancien de Michel Dugas et Marie-Christine Mouren (1980) dans lequel ce tableau clinique est attribué à l’hypomanie. Se fondant sur l’inventaire des caractéristiques cliniques de neuf enfants, ces deux auteurs ont regroupé les manifestations observables en quatre domaines principaux. Nous adhérons à cette analyse qualitative du tableau maniaque, et nous lui emprunterons donc une bonne partie de notre présentation de la sémiologie maniaque infantile. • Le premier groupe de symptômes est constitué par des troubles de l’activité qui comprennent en premier lieu l’instabilité motrice qui est intense et improductive ; il s’agit d’« une véritable fuite dans les actes ». À cette instabilité motrice s’ajoutent un comportement ludique et une exagération de la mimique qui est « labile, grimacière et moqueuse ». © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 265 • Dans le deuxième groupe de symptômes, on trouve essentiellement les troubles thymiques, c’est-à-dire l’exaltation, l’euphorie, la jovialité et l’optimisme qui sont présents dans tous les cas. Le contact avec autrui est bon, mais l’exaltation de l’humeur lui donne une coloration particulière : les enfants maniaques sont trop à l’aise, excessivement familiers, indiscrets, taquins et moqueurs. Ils importunent vite leurs interlocuteurs, ne s’en rendent pas compte ou, s’ils s’en rendent compte, se mettent en colère. Chez les plus grands, les préoccupations sexuelles plus ou moins incongrues sont également fréquentes. L’exaltation de l’humeur ne concerne pas seulement des émotions considérées comme positives : l’agressivité est également exacerbée chez les enfants maniaques, et elle se manifeste sous forme de colères intenses et de passages à l’acte. Des études cliniques plus récentes (Geller et Luby, 1997 ; Wozniak et coll., 1995) ont confirmé ce fait auquel on donne aujourd’hui une portée accrue : l’irritabilité est le symptôme thymique le plus fréquent de la manie, avant l’exaltation joyeuse. Cette irritabilité est sévère, persistante et souvent violente. Elle entraîne souvent des actes franchement agressifs envers les parents, les camarades ou les professeurs. • Un troisième groupe de symptômes concerne les fonctions intellectuelles : difficultés de l’attention et de la concentration, logorrhée, fuite des idées et télescopages des idées entre elles, goût des jeux de mots par assonance, des calembours, des jeux de mots grossiers, obscènes ou scatologiques réalisant ce qu’on appelle en psychiatrie coprolalie (parler des fèces). On reviendra sur les manifestations typiques de ces troubles objectivées grâce au test de Rorschach. Mais il faut préciser dès maintenant ce qu’on entend par fuite des idées, puisqu’il s’agit de l’un des symptômes fondamentaux de la manie. On peut dire que la fuite des idées est l’aspect intellectuel de l’exaltation : elle se caractérise par un extraordinaire foisonnement d’idées qui s’enchaînent de façon excessivement rapide et se succèdent de façon désordonnée, donnant à l’observateur à la fois l’impression d’une incohérence extrême et une sorte de vertige. • Enfin, un quatrième groupe de symptômes est constitué par des perturbations neurovégétatives : troubles du sommeil, qui peuvent prendre la forme de difficultés d’endormissement ou de réveils nocturnes, et plus rarement des troubles de l’appétit, qui peuvent prendre aussi bien la forme de l’hyperphagie par exaltation de la voracité que de l’anorexie par excès d’activité qui fait oublier la faim. 1.1 L’hypomanie L’hypomanie n’est qu’une forme atténuée de la manie et tous les degrés intermédiaires existent entre ces deux diagnostics. Parce qu’on a souvent cru que la manie proprement dite n’existait pas chez l’enfant, on a longtemps 266 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT utilisé le terme hypomanie pour désigner tous les tableaux cliniques thymiques marqués par l’exaltation, y compris ceux qu’on considérerait aujourd’hui comme franchement maniaques. Les différences sont surtout quantitatives : la durée de l’épisode maniaque doit être d’une semaine selon le DSM-IV, mais il suffit de quatre jours pour porter le diagnostic d’état hypomaniaque. La liste des symptômes retenus comme critères diagnostiques est la même et le nombre de symptômes nécessaires pour porter les deux diagnostics est le même. Mais le diagnostic de l’état maniaque nécessite soit qu’on observe « une altération marquée du fonctionnement professionnel, des activités sociales ou des relations interpersonnelles » du fait de la perturbation de l’humeur, soit que l’hospitalisation soit nécessaire afin de prévenir les conséquences dommageables pour le sujet ou pour autrui, soit qu’il existe des caractéristiques psychotiques, c’est-à-dire des idées délirantes de grandeur ou des hallucinations. On porte le diagnostic d’hypomanie lorsqu’aucune de ces conditions n’est réalisée. La CIM-10 présente les choses de façon peu différente : elle fait de l’hypomanie une des formes cliniques de l’épisode maniaque, avec des critères de durée et de retentissement sur l’adaptation générale très proches de ceux du DSM-IV. Quand il s’agit d’enfants, on parlera donc d’hypomanie lorsqu’il n’y a pas d’altération marquée du fonctionnement scolaire ou de la vie sociale, lorsque l’hospitalisation n’est pas indispensable et lorsque le tableau clinique ne comporte pas de symptômes d’allure psychotique. 1.2 Troubles associant manie et dépression Dans certains cas, la manie est le seul trouble observé. Cependant certains enfants présentent une alternance entre des troubles maniaques et des troubles dépressifs. Dugas et Mouren soulignaient qu’on trouve également des tableaux cliniques caractérisés par la présence simultanée, voire une intrication de manifestations maniaques et de manifestations dépressives. Une étude quantitative de Faraone et de ses collègues (1997) confirme l’importance de cette observation. Sur 68 enfants maniaques, 40 % présentent une manie seule, 59 % présentent un trouble mixte caractérisé par la présence simultanée d’un épisode maniaque et d’une dépression majeure. Un seul enfant sur les 68 observés présente un trouble périodique du type classique, dans lequel la manie alterne avec une dépression majeure. La simultanéité des manifestations maniaques et dépressives semble donc beaucoup plus fréquente que leur alternance. Cette simultanéité est présente dès le début chez la moitié des enfants. Dans 34 % des cas, la dépression a précédé la manie ; dans les 16 % restant, la manie est apparue avant la dépression. HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 267 2 NOSOGRAPHIE Les classifications des troubles maniaques et hypomaniaques sont toutes fondées sur l’évolution caractéristique de ces troubles. Comme les épisodes dépressifs, les épisodes maniaques peuvent être isolés : ils peuvent se terminer sans laisser de séquelles et sans récidiver. Mais le cas le plus fréquent est celui dans lequel surviennent des rechutes périodiques : l’épisode maniaque est alors une manifestation d’un trouble bipolaire. Ce trouble est bien connu chez l’adulte. On a déjà signalé que dans le trouble bipolaire de type I, les épisodes maniaques ou mixtes se répètent et alternent habituellement avec des épisodes dépressifs majeurs. Le trouble bipolaire II est plutôt caractérisé par la présence d’au moins un épisode hypomaniaque dans une suite d’épisodes dont la plupart sont dépressifs. La CIM-10 n’opère pas cette distinction entre type I et type II. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Le trouble bipolaire existe-t-il chez l’enfant prépubère ? L’observation clinique semble le confirmer, mais on manque de données sur la fréquence de ce trouble. Une table ronde organisée en 2000 par l’Institut national de santé mentale des États-Unis (National Institute of Mental Health, 2001) conclut à la réalité et à la fréquence chez l’enfant du trouble bipolaire, et souligne, en outre, qu’il convient de considérer comme des formes atypiques de ce trouble des tableaux cliniques caractérisés par des perturbations graves de l’humeur, à forte composante agressive, et qui compromettent gravement l’adaptation des enfants. Dans la CFTMEA, les troubles infantiles caractérisés par l’alternance de dépression et d’excitation de nature hypomaniaque figurent dans la grande catégorie des « troubles thymiques » sous la rubrique « psychoses dysthymiques de l’enfant ». Mais les auteurs de cette classification mentionnent eux aussi qu’à côté du phénomène d’alternance entre manie et dépression, on observe également la présence simultanée de manifestations maniaques et dépressives. Ils précisent que ces « psychoses dysthymiques de l’enfant » peuvent apparaître à partir de 3 ou 4 ans « sous la forme d’expressions symptomatiques appartenant à la dépression et à l’excitation » (p. 43). Aux alentours de l’adolescence, ces psychoses dépressives ou maniaques commencent à prendre l’allure des formes adultes. Une dernière catégorie de troubles comportant des alternances d’exaltation et de dépression de l’humeur est souvent décrite sous le nom de cyclothymie. Au cours des périodes d’exaltation, on a affaire à des formes atténuées d’hypomanie. De même, au cours des périodes dépressives, les critères de la dépression majeure ne sont généralement pas réalisés. On distingue souvent deux formes de cyclothymie, selon que les épisodes pathologiques se succèdent sans interruption ou laissent place à des intervalles libres pendant lesquels l’humeur est normale. 268 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Les troubles maniaques de l’enfant sont donc souvent, comme ceux de l’adulte, des troubles marqués par la périodicité. Mais d’assez nombreuses observations semblent établir l’existence chez l’enfant d’une forme de manie ou d’hypomanie chronique dans laquelle l’alternance des phases dépressives et maniaques est remplacée par une présence simultanée d’aspects maniaques et d’aspects dépressifs dans le tableau clinique. Outre sa chronicité, cette manie pédiatrique (Geller et Luby, 1997 ; Biederman et coll., 2000) se caractériserait par la prédominance de l’irritabilité sur l’euphorie et par le caractère mixte des symptômes affectifs, comportant des éléments dépressifs. 3 ÉPIDÉMIOLOGIE La seule étude épidémiologique ayant pris en compte la manie et l’hypomanie infantiles a été conduite à San Diego, en Californie, par Garland et son équipe (2001). Elle a porté sur 1 618 patients âgés de 6 à 18 ans provenant de cinq secteurs publics de soins. Elle indique un taux de prévalence total de 1,1 % pour la manie et de 1 % pour l’hypomanie. Pour la manie, le taux de prévalence ne change pas avec l’âge : il est de l’ordre de 1 % pour toutes les classes d’âge. Mais l’hypomanie est totalement absente chez les enfants de 6 à 11 ans, elle s’élève à près de 2 % entre 12 et 15 ans et retombe à 1 % de 16 à 18 ans. En ce qui concerne la répartition selon le sexe, chez les filles, le taux de prévalence de la manie est de 1,7 % contre 0,9 % pour les garçons. Le taux de prévalence de l’hypomanie est à peu près le même – environ 1 % – chez les filles et chez les garçons. Cette étude étant la seule disponible, on ne sait pas si ces résultats sont généralisables ou s’il s’agit d’une caractéristique fortuite de la population étudiée. 4 LA MANIE, L’HYPOMANIE ET LES TROUBLES ASSOCIÉS On a déjà mentionné la grande fréquence de la comorbidité entre la manie et d’autres troubles psychiatriques infantiles. Plusieurs études répertoriées par Joseph Biederman et son équipe (2000) ont confirmé que les troubles comorbides les plus fréquents sont l’hyperactivité, les troubles de la conduite, les troubles anxieux, l’abus de drogue et d’alcool et l’état de stress post-traumatique (névrose traumatique). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 269 Stephen Faraone et ses collaborateurs (1997) ont trouvé un taux très élevé de comorbidité entre la manie et l’hyperactivité. Cette étude comprend 68 enfants et 42 adolescents avec un diagnostic de manie. Chez les enfants, la comorbidité avec l’hyperactivité est de 93 % ; chez les adolescents dont la manie a débuté dans l’enfance, elle est de 88 % ; chez les adolescents dont la manie a débuté à l’adolescence, elle est de 59 %. La présence d’hyperactivité comorbide avec la manie chez un adolescent maniaque peut donc être un indice révélant un début très précoce des troubles bipolaires. D’autres études ont montré la fréquence de l’association de la manie infantile et des troubles de la conduite. Kovacs et Pollock (1995) ont trouvé un taux de 69 % de troubles de la conduite chez les enfants maniaques qu’ils ont étudiés. Certains de ces enfants présentaient des comportements de passage à l’acte graves incluant des cambriolages, vols, vandalismes et des antécédents de suspension scolaire. Biederman et son équipe (1999) ont consacré une étude au chevauchement de la manie et des troubles de la conduite dans une population de 192 enfants dont la moyenne d’âge était d’environ 11 ans. 76 d’entre eux (40 %) remplissaient à la fois les critères de la manie et les critères des troubles de la conduite. L’anamnèse montre que la manie avait précédé les troubles de la conduite dans 41 % des cas et que les troubles de la conduite avaient précédé la manie dans 25 % des cas. Enfin, dans 34 % des cas, les deux troubles étaient apparus simultanément. Les auteurs estiment qu’il ne faut pas en conclure que les symptômes du trouble apparu en second lieu ne sont que la conséquence du trouble apparu en premier : ils affirment au contraire qu’on a affaire à un véritable phénomène de comorbidité, c’est-à-dire que deux troubles distincts et indépendants sont simultanément présents. Dans cette même étude, les auteurs se sont intéressés à l’association de la manie et du trouble oppositionnel : elle est de l’ordre de 77 % sur l’ensemble des enfants maniaques étudiés. Mais lorsqu’on examine seulement les enfants chez lesquels la manie est associée aux troubles de la conduite, on constate que la fréquence du trouble oppositionnel s’élève à 99 % dans ce sous-groupe qui cumule donc trois diagnostics comorbides : manie, trouble de la conduite et trouble oppositionnel. Bien que ce ne soit pas l’objectif principal de leur étude, Biederman et ses collègues relèvent la grande fréquence de la comorbidité de la manie avec la dépression majeure. Le taux de comorbidité est de 81 % lorsque la manie n’est pas accompagnée de troubles de la conduite, il s’élève à 91 % chez les enfants présentant à la fois manie et troubles de la conduite. En ce qui concerne l’histoire des troubles, la dépression majeure avait précédé la manie dans environ 35 % des cas, la manie avait précédé la dépression dans environ 40 % des cas et les deux troubles avaient débuté simultanément dans environ 25 % des cas. La présence ou l’absence de troubles de la conduite comorbides avec la manie ne semble pas avoir beaucoup d’influence sur l’ordre d’apparition des troubles. 270 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT La comorbidité de la manie avec les troubles anxieux est de l’ordre de 54 %. Elle ne semble pas être influencée par le fait que la manie est accompagnée ou non de troubles de la conduite. Enfin, la comorbidité entre la manie et les troubles psychotiques n’est pas négligeable. Elle est de l’ordre de 16 % chez les enfants qui présentent simultanément trouble des conduites et manie, mais elle est nettement plus élevée, de l’ordre de 23 %, chez les enfants ne présentant que la manie. 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Théorie freudienne Toutes les théories étiologiques, qu’elles soient biologiques ou psychologiques, s’appuient sur un fait fondamental : la manie est liée à la dépression. Freud a été l’un des premiers à comprendre ce fait dont la reconnaissance est au principe de sa théorie de la manie, qu’il considère comme une défense contre la dépression. La théorie freudienne de la manie en fait une complication de la dépression mélancolique. Ce type de dépression peut survenir lorsque l’objet perdu a été l’objet d’un attachement ambivalent. Le sujet se défend contre la perte en introjectant l’objet perdu. De ce fait, les critiques et reproches adressés à l’objet retombent maintenant sur le moi : l’apparente auto-accusation des mélancoliques, si douloureuse qu’elle soit, est en fait une accusation de l’objet. On passe à la manie par un mécanisme supplémentaire : le sujet régresse de l’introjection à l’incorporation cannibale. Il détruit l’objet par la dévoration imaginaire et s’en libère, ce qui provoque l’euphorie, le sentiment de toute-puissance et la mégalomanie maniaques. Mais la dépression mélancolique est le fait de sujets qui sont restés fixés à la phase narcissique du développement de la libido. Lorsqu’ils sont confrontés à une perte douloureuse, l’introjection imaginaire de l’objet perdu est chez eux plus radicale et plus régressive que chez les névrosés. Les investissements libidinaux refluent sur la personne propre, aussi bien les investissements agressifs qui alimentent les auto-accusations que les « contre-investissements » qui assurent la défense du moi contre ces accusations. Lorsque le sujet, entrant dans le processus maniaque, se libère de l’objet, les investissements libidinaux refluent sur le moi, ce qui conduit à une surestimation narcissique du moi par lui-même, qui est le fondement économique (au sens freudien du terme, désignant les processus énergétiques inconscients) de la grandiosité et de la mégalomanie des maniaques (Freud, 1917). HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 271 5.2 Théorie de Melanie Klein © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La théorie kleinienne de la manie prolonge les conceptions freudiennes. Elle leur donne une forme plus concrète et beaucoup plus facile à appliquer à la psychopathologie de l’enfant. Pour Melanie Klein comme pour Freud, la manie est une défense contre la dépression. Mais, à la différence de Freud, Melanie Klein considère la dépression comme un phénomène relativement simple et très général puisque la position dépressive (cf. p. 233234) s’inscrit dans le développement normal de l’enfant. La défense maniaque fait elle aussi partie du développement normal : elle est une tentative de lutter contre la douleur morale de la position dépressive en niant l’importance de la perte. Il faut la distinguer du déni psychotique de la réalité, dans lequel c’est la perte elle-même qui est niée : dans la défense maniaque, la perte est reconnue, mais son impact est minimisé. Chez l’enfant normal, la défense maniaque s’exprime volontiers dans les jeux ou les fantasmes par des tentatives de réparation magique des objets ou des personnes abîmés ou blessés. Le déni maniaque prend dans ce cas la forme d’une illusion de toute-puissance réparatrice qui conduit à nier ou à sousestimer la difficulté de réparer réellement les destructions infligées aux objets. Melanie Klein évoque également des fantasmes de contrôle absolu des parents par l’enfant, qui sont une autre forme de cette illusion de toutepuissance. À mesure que l’enfant élabore la position dépressive, au cours de sa première et de sa deuxième années, son sens de la réalité augmente et le recours à la défense maniaque diminue à mesure que les mécanismes authentiques de réparation, fondés sur l’empathie et la gratitude, prennent le dessus. Dans cette perspective, Melanie Klein est en mesure de reconnaître et d’expliquer l’existence de phénomènes maniaques chez le jeune enfant. Elle ne semble pas avoir observé d’enfant maniaque ou hypomaniaque. Mais elle a souligné la présence d’une dimension maniaque défensive chez des enfants présentant des pathologies variées, et sa théorie nous permet de comprendre des aspects importants du fonctionnement des enfants maniaques (Klein, 1934, p. 310-340). 5.3 Conceptions biologiques On admet généralement qu’une prédisposition génétique contribue à l’étiologie des troubles de l’humeur. C’est encore plus vrai pour la manie et l’hypomanie que pour les dépressions. Les principaux arguments sont tirés des études de concordance de la manie à l’intérieur des familles. On sait que les parents du premier degré des sujets atteints de manie ont des taux de prévalence augmentés des troubles maniaques ou bipolaires : trouble bipolaire I (4 à 24 % selon les études contre environ 1 % dans la population 272 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT générale) ; trouble bipolaire II (1 à 5 % contre environ 0,5 % dans la population générale). Mais cela ne s’applique pas au trouble dépressif majeur (4 à 24 % contre 5 à 25 % dans la population générale). On peut donc affirmer que les membres de la famille proche d’un patient maniaque présentent un risque d’être eux-mêmes maniaques au moins quatre fois supérieur à celui qu’on observe dans la population générale. Cette augmentation du risque diffère selon le diagnostic, ce qui conduit à l’idée d’une hérédité spécifique d’une prédisposition bipolaire, et non à l’idée d’une prédisposition plus générale aux troubles thymiques : les proches parents d’un bipolaire I sont eux-mêmes bipolaires I quatre fois plus souvent qu’ils ne sont bipolaires II. Quant à la proportion des dépressions majeures chez les proches parents des patients bipolaires, elle est la même que dans la population générale (American Psychiatric Association, 1994, p. 416-417). Les études épidémiologiques portant sur l’adulte semblent avoir établi que le trouble bipolaire est d’autant plus grave qu’il est d’apparition précoce (avant 30 ans) et qu’il est d’autant plus déterminé par les facteurs génétiques qu’il est grave et précoce. De ce fait, la plupart des épidémiologistes travaillant sur la manie infantile ont estimé qu’elle constitue une forme particulièrement précoce, et donc particulièrement grave de trouble bipolaire et en ont souligné la dimension génétique. Certains des plus grands noms de la psychiatrie américaine (dont Nancy Andreasen, Jean Endicott, Gerald Klerman) ont cosigné en 1987 un article proposant l’idée que les formes précocissimes de trouble bipolaire constituent une forme clinique ayant sa propre étiologie, laquelle correspondrait à une transmission génétique avec un seul gène majeur (Rice et coll., 1987). D’où l’idée que la manie infantile constitue une forme particulièrement sévère de trouble bipolaire, avec un déterminisme génétique plus évident, une résistance plus fréquente au traitement par le lithium et donc un pronostic plutôt sombre. D’où également l’intérêt de nombreux chercheurs anglo-saxons pour la distinction de soustypes en fonction de leur « agrégation » (c’est-à-dire leur plus grande fréquence) dans certaines familles et de leur mécanisme hypothétique de transmission génétique. Par ailleurs, les progrès de la psychopharmacologie des troubles de l’humeur ont amené les chercheurs à étudier le mode d’action des substances efficaces, ce qui a contribué à la compréhension des mécanismes biochimiques de la manie. Celle-ci semble liée à une anomalie de la transmission intersynaptique des médiateurs chimiques qui assurent le passage de l’influx nerveux d’un neurone à celui qui lui succède dans la fibre nerveuse. On incrimine le plus souvent l’augmentation de l’activité des systèmes monoaminergiques. Mais les mécanismes biochimiques de la manie sont loin d’être clairement identifiés et compris (Jouvent, 1994, p. 162-163). HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 273 6 ÉVOLUTION DE LA MANIE Les données sur l’évolution de la manie infantile sont rares et contradictoires. D’un côté, et contrairement à ce que l’on peut observer chez les adultes, on admet généralement sur la base de l’expérience clinique que la durée de la manie est généralement égale ou supérieure à un an (Sanchez et coll., 1999). Mais personne ne semble avoir jamais observé de façon prolongée une cohorte d’enfants maniaques, à l’exception de Biederman et de son équipe dont les données sont difficiles à interpréter. Les quinze enfants chez lesquels la manie avait été diagnostiquée au début de l’étude, alors qu’ils avaient en moyenne 11 ans, se répartissent en deux groupes à peu près égaux : chez huit d’entre eux, la manie prend cette forme mixte, comportant des aspects dépressifs, que certains auteurs nomment manie pédiatrique ; dans ce cas, le trouble semble stable sur de longues périodes. Chez les sept autres, on assiste à une forme périodique proche de ce qui est classiquement décrit chez l’adulte, les épisodes maniaques et les épisodes dépressifs se succédant. Dans ce dernier cas, il semble que les cycles maniaques soient rapides et qu’on puisse assister à quatre épisodes ou plus par an (Biederman et coll., 1999). 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés L’agitation de l’enfant maniaque est tellement évidente qu’il est généralement inutile d’utiliser un instrument spécial pour s’en rendre compte. C’est sans doute pour cette raison que l’Interview Schedule for Children (ISC) ne comporte pas de section spéciale consacrée au diagnostic de la manie ou de l’hypomanie. Cependant, la pathologie maniaque peut être dissimulée par une agitation de type hyperactif ou, plus rarement, anxieux. Dans les cas de « manie pédiatrique », elle peut également être, dans un premier temps, moins évidente que les symptômes dépressifs. C’est pourquoi il est intéressant de ne pas négliger les items inclus dans la section thymique, qui portent sur l’élation, sur les crises de colères et l’irritabilité, l’estime de soi exagérée, le sommeil raccourci, les modifications de l’appétit, l’augmentation de l’activité physique et l’excès d’énergie. Il existe enfin deux items qui sont cotés par le clinicien sur la base de l’observation directe de la conduite de l’enfant au cours de l’entretien : agitation psychomotrice et hyperactivité. 274 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation 7.2.1 L’échelle de manie (Mania Rating Scale, MRS) L’échelle de manie est une échelle clinique d’hétéro-évaluation de l’état maniaque, à remplir par le clinicien, développée par Young et ses collègues (1978) dans le but d’évaluer la manie chez l’adulte. Elle est actuellement utilisée chez l’enfant, notamment pour distinguer les enfants maniaques des hyperactifs (Fristad et coll., 1992). Elle comporte 11 items relatifs aux symptômes de la manie et à leur gravité. Ces items reprennent la définition globale et les sept critères du DSM-IV en dédoublant certains d’entre eux. Ils permettent de faire l’inventaire de tous les aspects du tableau clinique maniaque ou hypomaniaque : humeur expansive et exaltée, énergie débordante, augmentation générale de l’activité, qu’elle soit orientée vers un but ou qu’il s’agisse de simple agitation psychomotrice désordonnée, diminution du besoin de sommeil, irritabilité, etc. Chaque item est évalué de 0 (item absent) à 4 (le symptôme est présent au niveau le plus élevé possible). Les résultats de l’étude de Fristad indiquent que les enfants maniaques obtiennent une moyenne de 24,1 (écart type = 8,1), cependant que les hyperactifs obtiennent une moyenne de 7,8 (écart type = 4,8). Le chevauchement de ces deux distributions étant limité, la Mania Rating Scale est un excellent instrument pour le diagnostic différentiel entre la manie et l’hyperactivité. Cette échelle n’est pas disponible en France, mais comme son intérêt diagnostique est réel, les items, tels que nous venons de les énumérer, peuvent être utilisés dans la pratique clinique comme liste de vérification ou comme grille d’entretien. 7.2.2 La Child Behavior Checklist (CBCL) Le profil des enfants maniaques est très anormal. En particulier, les notes standard sont particulièrement élevées aux échelles syndromiques de comportement agressif, de comportement déviant et de troubles de la pensée. Par exemple, dans l’étude de Biederman et ses collègues (1998), la comparaison de la CBCL des enfants maniaques et des enfants hyperactifs montre que les enfants maniaques sont beaucoup plus nombreux que les hyperactifs à avoir des notes standard supérieures à 70 : environ les trois quarts des maniaques contre seulement un quart des hyperactifs pour l’échelle « comportement agressif » ; environ 65 % des maniaques contre 20 % des hyperactifs pour l’échelle « anxiété/dépression » ; plus de 60 % des maniaques contre un peu plus de 40 % des hyperactifs, alors même que la notion de « déficit de l’attention » figure dans la dénomination complète de l’hyperactivité ! On peut dire la même chose de la plupart des échelles de la CBCL. HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 275 7.3 Les échelles d’auto-évaluation Il n’y a pas d’échelle d’auto-évaluation de la manie et cela n’est pas surprenant. Les maniaques sont trop agités et trop instables, et surtout trop dépourvus de recul et de capacité d’auto-observation pour pouvoir remplir correctement un instrument de ce type. Lorsque l’agitation n’est pas trop intense, et surtout lorsqu’on a affaire à l’une de ces formes mixtes fréquentes chez les enfants, il est souhaitable, afin précisément d’explorer cette dimension dépressive de la manie bipolaire, d’utiliser l’inventaire de dépression pour enfants (CDI) de Maria Kovacs. Il va de soi que, lorsque les sujets ont conservé une capacité de concentration suffisante pour remplir des questionnaires d’auto-évaluation, il est souhaitable de leur administrer, pour chacun des troubles comorbides observés, une échelle d’auto-évaluation spécifiquement destinée à l’exploration de ce trouble. 7.4 Les méthodes projectives © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.4.1 Le test de Rorschach Il n’existe pas d’études cliniques sur les caractéristiques des réponses des enfants maniaques ou hypomaniaques au test de Rorschach. Mais on dispose, en psychopathologie de l’adulte, d’un ensemble de travaux qui soulignent l’importance et l’intensité des troubles de la pensée chez les maniaques et la prépondérance des mécanismes combinatoires dans ces troubles. Par troubles de la pensée, on entend des anomalies des associations d’idées du type de celles qu’on a longtemps crues typiques des schizophrènes et qu’on nomme troubles de la pensée formelle (terme employé par les Anglo-Saxons) ou troubles du cours de la pensée. Il faut souligner, avant d’aller plus loin, que ces troubles ne sont pas de nature déficitaire. Le sujet qui en est atteint conserve toutes ses capacités d’opérations logiques, mais il organise les contenus de façon bizarre ou incongrue qui viole les règles implicitement admises concernant l’ordre ou la continuité de la pensée. Ainsi, au test de Rorschach, en face d’une planche présentant trois couleurs, il peut répondre : « c’est Dieu ». Lorsqu’on lui demande « Qu’est-ce qui fait que cela ressemble à Dieu ? », il répond : « C’est les trois couleurs, le Père ici, le fils là, et le Saint-Esprit. » La réponse est bizarre, arbitraire et incongrue, mais elle ne viole aucune loi de la logique formelle. Les travaux classiques de Mary H. Johnston et Philip Holzman (1979) avaient déjà établi que les patients maniaques adultes présentent un nombre de troubles de la pensée équivalent à celui des schizophrènes, mais que ces troubles sont qualitativement différents et sont caractérisés par l’hypertrophie des mécanismes combinatoires, c’est-à-dire des mises en rapport étranges et bizarres entre idées sans grand rapport entre elles. Ces résultats ont été confirmés par 276 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Margie Solovay et ses collègues (1987), Hedy Singer et Virginia Brabender (1993), Khadivi et ses collègues (1997). Alors que les troubles de la pensée des schizophrènes se manifestent sous forme de désorganisation, confusion et impénétrabilité, avec beaucoup de verbalisations particulières, les troubles de la pensée des maniaques adultes se caractérisent par la faiblesse des liens associatifs et par la prépondérance des mécanismes combinatoires extravagants. Or, le test de Rorschach est l’instrument privilégié pour la mise en évidence de ces phénomènes, qui s’y expriment sous une forme typique. On relève tout d’abord des combinaisons incongrues (INCOM) qui sont des réponses composites associant des parties de deux êtres ou objets différents, par exemple, « une dame avec des ailes » (planche I, l’ensemble) ou « un avion avec des moustaches » (planche VI, l’ensemble). Dans les combinaisons fabulées (FABCOM), deux êtres ou objets différents sont imaginés dans une relation irréelle ou impossible, par exemple : « un monsieur qui dit bonjour à un sapin » (planche VIII, détails latéraux et pointe grise supérieure) ou « des homards qui jouent de la guitare » (planche IX, détails orangés supérieurs et Dbl central). Même les contaminations, qu’on a longtemps crues exclusivement schizophréniques, sont en fait plus fréquentes chez les maniaques. Ce sont des réponses dans lesquelles le patient n’arrive pas choisir entre deux interprétations distinctes et donne une réponse composite, mais dans laquelle les éléments d’origine différente sont confondus – alors que dans les combinaisons incongrues, ils sont faciles à identifier. En voici un exemple : « un croisement entre une chauve-souris, un homme et un bélier » (planche I, l’ensemble ; à l’enquête, le sujet explique que le croisement est une fusion). Dans de telles réponses, on trouve plusieurs éléments. D’abord, il y a le relâchement des liens associatifs qui s’affranchissent de tout souci de vraisemblance : le sujet n’hésite pas à mettre en relation des parties ou des êtres qui ne peuvent guère avoir de relation dans la réalité. Ensuite, on détecte une tendance ludique : les combinaisons inappropriées sont souvent amusantes ou fantaisistes. On ne sera pas surpris de trouver chez les maniaques cette tendance ludique qui les pousse également à donner des réponses désinvoltes (flippant responses) qui sont volontiers humoristiques. Cependant, cette apparente liberté de la fabulation maniaque semble cacher une incapacité de prendre vis-à-vis des taches d’encre cette liberté qui est indispensable au développement des processus de représentation et de symbolisation. Si le Rorschach est l’instrument privilégié d’évaluation des troubles de la pensée, c’est parce que les taches d’encre suggèrent des associations incongrues que les sujets normaux rejettent parce qu’elles leur paraissent absurdes, mais que les maniaques (et aussi les schizophrènes) acceptent impulsivement par manque d’esprit critique. Par exemple, beaucoup de sujets voient des crustacés dans certains détails de la planche IX, et beaucoup de personnes voient une guitare dans un autre détail de cette HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 277 même planche. Mais les sujets normaux ne se sentent pas tenus de mettre ces deux choses en rapport simplement parce qu’elles se touchent sur la planche : ils donnent deux réponses distinctes, sans chercher à établir de rapport entre elles. Mais les sujets très impulsifs ou très fantaisistes se sentiront poussés à mettre ces deux choses en relation simplement parce que les deux détails sont contigus, sans tenir compte de l’absurdité ou de l’invraisemblance. Ces résultats obtenus sur des patients adultes sont-ils applicables aux enfants maniaques ou hypomaniaques ? En l’absence d’études quantitatives, on ne peut l’affirmer catégoriquement, mais tout semble l’indiquer. L’étude du protocole de Julien, que j’ai déjà utilisé (Petot, 1999c) pour mettre en évidence la possibilité de trouver des manifestations de troubles du cours de la pensée chez l’enfant, nous en fournira un exemple. 7.4.2 Les tests d’aperception thématique © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. On ne dispose d’aucune étude sur les récits inventés au TAT par des patients maniaques, qu’ils soient adultes, adolescents ou enfants. C’est sans doute parce qu’il est pratiquement impossible pour ces patients de se concentrer sur la tâche plus de quelques instants : la caractéristique la plus typique des protocoles maniaques, c’est d’être interrompus après quelques planches. Mais la plupart des cliniciens qui ont eu l’occasion de commencer la passation du TAT ou du CAT avec des enfants maniaques n’ont pu manquer de retrouver dans leurs histoires d’autres caractéristiques typiques telles que la difficulté à se concentrer, la tendance à raconter des histoires extravagantes n’ayant qu’un rapport lointain avec les images qui leur sont présentées, et dont les thèmes sont marqués par les idées de grandeur, les associations d’idées fondées sur l’assonance et la consonance des mots, les jeux de mots et calembours, etc. 8 CAS CLINIQUE : JULIEN, 10 ANS Julien est en cours moyen deuxième année (CM2), ce qui est normal pour son âge. Sa mère le conduit à la consultation psychiatrique en raison d’une perturbation grave de son comportement. J’avais déjà examiné Julien quand il avait 8 ans. À cette époque, il nous avait été adressé à la suggestion de son institutrice en raison d’une agitation excessive et de difficultés d’apprentissage. Nous avions porté le diagnostic d’hyperactivité avec trouble de l’attention et nous l’avions nous-même adressé à un psychiatre qui l’avait suivi en psychothérapie pendant dix-huit mois. 278 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Julien est un ancien prématuré, né à 8 mois de gestation. Le développement de la première enfance s’est effectué sans difficulté particulière, à ceci près qu’à l’âge de 3 ans, Julien a été victime d’un accident. Ayant échappé à la vigilance de sa mère, il a traversé la rue en courant et a été renversé par une voiture. Gravement blessé, il a dû subir plusieurs interventions chirurgicales longues et délicates, ce qui a nécessité une hospitalisation de plus de deux mois. Cet accident a bouleversé la mère qui, déjà anxieuse antérieurement, a eu par la suite une forte tendance à surprotéger Julien. Elle craint en permanence qu’il n’arrive quelque chose à Julien lorsqu’il n’est pas à la maison. Les parents de Julien sont d’un niveau socioculturel élevé. Tous deux ont fait des études universitaires. Le père est cadre supérieur, la mère cadre moyen. Ils se sont séparés avant même la naissance de leur enfant. Le comportement et les propos très particuliers de Julien au moment de cette deuxième consultation tranchent nettement avec ce que j’avais pu observer deux ans auparavant. Il ne s’agit plus d’une agitation purement psychomotrice, mais bien d’une excitation maniaque tout à fait manifeste. Il va et vient sans but précis dans mon bureau. Sa mère m’explique qu’il éclate de rire sans motif apparent, parle fort et interpelle dans la rue des personnes qu’il ne connaît pas. Il engage des conversations avec des inconnus ou leur fait des commentaires incongrus. Il a dit à sa pédiatre, sans aucune gêne, « t’es grosse toi ! ». En présence de sa mère, il lui est arrivé plusieurs fois de baisser son pantalon et de montrer ses fesses tout en éclatant de rire. Par ailleurs, il parle tout seul et chante dans n’importe quelle circonstance : dans son lit, dans la rue, à l’école, à la consultation, pendant les séances d’examen psychologique, etc. Il dit des mots grossiers. Alors qu’il est très attaché à sa mère, Julien lui dit : « Je ne veux pas que tu meures » et immédiatement après il ajoute « c’est bien fait pour toi si tu meurs » et il éclate de rire. Il lui dit également qu’il veut se marier avec elle. Il lui écrit des petits « mots doux », comme celui, par exemple, qu’il m’adressera ultérieurement et dont voici le contenu : « je vous aime très fort venez me rejoindre dans ma chambre vous trouverez votre place garder cela avec vous ». On relève également quelques propos bizarres, tels que « je suis bourré comme un coquillage en plume ». Au cours des entretiens que j’ai avec lui, il déclare notamment qu’il est très fort et qu’il veut être le « sauveur de l’humanité et des animaux ». Voici quelques-unes de ses phrases notées ad verbatim : « J’aide tout le monde qui est en danger même mes ennemis, contre moi il y a les patrouilles, les bandits, les voleurs, mais ils ne peuvent rien contre moi, je suis le plus fort… Vous croyez que ce n’est pas vrai ? Je vous dis que c’est vrai, je veux aider les autres à vaincre tous ceux qui sont en danger ! » En réponse à une question, Julien précise qu’il pense défendre les autres avec une épée, un bâton, HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 279 une corde à sauter… Sans aucune transition, il déclare ensuite qu’il y a une sorcière qui l’oblige à faire l’amour avec lui, etc. Résultats au WISC-R Quotient intellectuel verbal (QIV) : 101 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 85 Quotient intellectuel total (QIT) : 93 ■ ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 10 Similitudes : 12 Arithmétique : 9 Vocabulaire : 11 Compréhension : 9 Mémoire des chiffres : 10 Complètement d’images : 7 Arrangement d’images : 7 Cubes : 8 Assemblage d’objets : 8 Code : 10 Labyrinthes : 6 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-R (moyenne : 10 ; écart type : 3) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Compréhension verbale (CV) : 10,5 Organisation perceptive (OP) : 7 Facteur 3 : 10 Le niveau intellectuel est normal, mais on observe un décalage relativement important entre les QI verbal et performance. Le QI verbal est exactement dans la moyenne, mais le QI performance situe Julien se situe à peu près dans les 15 % inférieurs de sa classe d’âge. On notera que les subtests les moins réussis sont ceux qui sont chronométrés. Tout cela est positif : malgré l’intensité du syndrome maniaque, Julien reste capable de répondre aux questions posées, et conserve des capacités d’attention et de concentration suffisantes pour avoir une performance moyenne aux tests qui sollicitent le plus les ressources attentionnelles (arithmétique, mémoire des chiffres et code). L’évaluation du niveau cognitif apporte donc un correctif important à l’impression qui se dégage de la simple évaluation clinique de la sémiologie. 280 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 32 Échelle d’activités : 48 Échelle sociale : 31 Échelle scolaire : 25 ■ Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 101 Trouble d’internalisation : 83 Trouble d’externalisation : 85 Retrait-isolement : 51 Plaintes somatiques : 67 Anxiété-dépression : 92 Problèmes interpersonnels : 113 Troubles de la pensée : 67 Attention/hyperactivité : 92 Comportement délinquant : 70 Comportement agressif : 88 Le profil est typiquement maniaque, avec une note de compétence très basse, qui situe Julien dans les 2 % inférieurs de sa classe d’âge, et une note globale de perturbation extraordinairement élevée (cinq écarts types au-dessus de la moyenne), qui situe Julien parmi les 2 ou 3 pour mille les plus perturbés. C’est l’échelle sociale, qui évalue les aptitudes sociales et les relations interpersonnelles, et l’échelle scolaire, qui évalue les résultats scolaires, qui tirent la note de compétence vers le bas. Le niveau de pathologie est donc exceptionnellement important. Du point de vue qualitatif, les troubles d’internalisation sont relativement modérés malgré des plaintes somatiques assez importantes et surtout un niveau très élevé d’anxiété-dépression. Les troubles d’extériorisation sont au contraire majeurs, et réalisent le profil typique décrit par les recherches cliniques : prédominance des troubles des relations interpersonnelles, comportement agressif, comportement déviant et troubles de la pensée. La CBCL permet de confirmer le diagnostic de manie plutôt que d’hypomanie, parce qu’elle objective la perturbation grave de l’adaptation scolaire et sociale. HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 281 Résultats à l’échelle de manie (Mania Rating Scale) La note obtenue par Julien est de 24, ce qui correspond à un état maniaque d’intensité moyenne. Cette note, située quatre écarts types au-dessus de la moyenne des hyperactifs, permet d’exclure totalement toute tentation de considérer l’épisode actuel comme une simple aggravation du syndrome hyperkinétique observé deux ans auparavant. Résultats de l’échelle de dépression de Maria Kovacs Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 69 64 99 59 59 56 Julien obtient une note générale qui correspond à un état dépressif d’intensité moyenne. L’élévation extraordinaire des problèmes interpersonnels est plus explicable par la manie que par la dépression. Mais l’humeur dépressive est bien présente, même si elle est modérée, ainsi que l’anhédonie. On a donc affaire à une « manie pédiatrique », c’est-à-dire à un état maniaque mixte. Protocole du test de Rorschach (temps total : 9 min 30 s) Passation Enquête (cf. p. 29) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche I (TL [temps de latence] = 1 s) 1) Une chauve-souris, J’ai jamais vu de chauve-souris (répète en chantant qu’il n’a jamais vu de chauve-souris). 1) Où as-tu vu la chauve-souris ? Indique toute la tache. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à une chauve-souris ? – Vous avez vu des chauves-souris, vous ? moi j’ai jamais vu, je dis là c’est ses ailes et là son corps. 2) Un papillon en quelque sorte. 1) L’ensemble. 2) Ses ailes et son corps. 3) Un vampire avec ses yeux là, oh ! c’est méchant, ça fait peur, c’est un hommevampire qui fait peur. 1) L’ensemble. 2) C’est les yeux (mamelons centraux), et son corps avec des ailes. 3) Tu as dit c’est méchant ça fait peur… ? – Ils ont des airs méchants, il est tout noir, il fait peur. ☞ 282 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ Planche II (TL = 4 s) 4) ΛV À quoi elle ressemble celle-là ? je sais pas trop, un papillon. 5) V Peut-être une chauve-souris aussi. 1) L’ensemble. 2) Ses antennes, sa tête (rouge en bas), son corps au milieu (lacune centrale) et ses jambes en bas (rouge du haut). 1) L’ensemble. 2) Sa tête (rouge en bas), les jambes (rouge en haut) et les ailes (D6). Planche III (TL = 8 s) 6) Ça, Ah là ! là ! Λ V je trouve rien… Quelqu’un qui a un pouvoir et son pouvoir c’est le nœud papillon, avec ça il peut faire tout exploser c’est un héros. 1) Corps : les deux détails latéraux supérieurs ; jambes : détails rouges extérieurs ; masque : détail noir inférieur médian. 2) C’est monsieur le plus fort, il vole là, il a mis son pouvoir de masque et de nœud papillon (rouge médian) avec ça il peut faire exploser le monde. Planche IV (TL = 3 s) 7) Λ V Une grosse chauve-souris, ça ressemble exactement à une chauve-souris. 1) L’ensemble. 2) Ses ailes surtout, sa tête (partie médiane inférieure). 8) Λ Sinon une grosse araignée volante, ça existe ? C’est une grosse araignée la plus grosse du monde qui fait peur au vampire à tout le monde et à Mme Petot aussi. 1) L’ensemble. 2) C’est une grosse machine sa tête d’araignée (partie inférieure médiane), c’est une araignée vampire, elle peut pas voler, elle peut tuer tout le monde, elle est hors de la planète Terre. 3) Tu as dit c’est une grosse machine sa tête ? – Julien éclate de rire et ne donne aucune réponse. Planche V (TL = 1 s) 9) Pareil une chauve-souris, ça c’est une chauvesouris, ça ressemble exactement. 1) L’ensemble. 2) Elle est noire, les chauves-souris, c’est noir, elle a une tête, des jambes et des ailes. 10) Sinon un homme qui s’est fait fabriquer des ailes volantes et qui vole par-dessus les toits, c’est le plus fort. 1) L’ensemble. 2) Il vole par-dessus les toits, C’est un méchant. 3) Tu as dit méchant… ? – Il est tout noir et il vole par-dessus les toits, c’est monsieur le plus fort. ☞ HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 283 ☞ Planche VI (TL = 5 s) 11) Ça ressemble à un chat. 1) L’ensemble. 2) Sa tête, ses moustaches (détail supérieur), ses pieds (grandes saillies latérales) et ses mains (petites saillies latérales en haut). 12) Ça ressemble aussi à un débile fou qui fait son intéressant, il marche comme ça (mime les gestes : bras et jambes écartés). 1) L’ensemble : tête (détail supérieur) ; bras (saillies latérales en haut) ; jambes (grandes saillies latérales). 2) Il cogne tout le monde et fait rigoler tout le monde et Mme Petot aussi il la fait rigoler. Planche VII (TL = 3 s) 13) Deux lapins sur une balance, qui se balancent. 1) L’ensemble. 2) Ça ressemble à deux petits lapins (1er et 2e tiers) qui se balancent. 14) ΛV Comme un toit pour passer, comme l’arche pour passer. 1) L’ensemble. 2) C’est le trou du milieu, ça fait comme une arche pour passer. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche VIII (TL = 4 s) 15) ΛV Ça ressemble à un gros chien vieillard comme un cocker. 1) L’ensemble. 2) À cause de sa tête et avec de grosses oreilles (détails roses latéraux) suspendues qui tombent sur sa tête, j’ai pas envie de trop parler du cocker. 16) Ça ressemble à une petite montagne qui fait jolie, qui est tenue par des chiens. 1) Chiens : détails roses latéraux ; montagne : détail bleu et gris supérieur). 2) Ça ressemble à des chiens avec leurs pattes, ils tiennent la montagne comme ça (gestes) pour pas qu’elle tombe. 3) Tu as dit une montagne qui fait jolie… ? – C’est pas vrai, ça fait pas joli. 17) Ça ressemble à un chien qui a les pieds en l’air et la tête comme ça (geste indiquant la position de la tête rejetée en arrière) comme si on allait lui couper la tête. 1) D1 (détail rose latéral). 2) Ça ressemble, il est drôle, sa tête est drôle, il fait rigoler tout le monde. Il vous fait pas rigoler vous ? Planche IX (TL = 7 s) 18) (Éclate de rire). Pas de grosses différences, 1) L’ensemble. ☞ 284 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ on dirait un cochon tué à qui on a enlevé la tête, on a enlevé le ventre et, à la place du ventre on a mis des feuilles, à la place des pieds on a mis un rosbif. 2) C’est un cochon avec des oreilles (brun orange en haut) on lui a enlevé la tête, il est fait de feuilles (détails verts latéraux) et de rosbif (détail rose). 3) En quoi cela ressemble à des feuilles ? – C’est des feuilles ici, une forme de feuilles. 4) En quoi cela ressemble à un rosbif ? – Forme de rosbif qu’on a mis à la place des pieds. Planche X (TL = 9 s) 19) ΛV Un monsieur fait de scorpions et de vers de terre et de jambes de bois, c’est monsieur le vampire des ténèbres. ■ 1) Tête : vert latéral en bas ; jambe : détail gris en haut ; bras : détails bleus latéraux ; corps (détails roses latéraux). 2) Sa tête faite de vers de terre, il n’a pas d’autres jambes, il a une seule jambe, ses bras faits de scorpions et son corps. C’est le plus gigantesque et le plus méchant des vampires avec ses amis les scorpions et les vers de terre, les mygales, il mange les vers de terre et des petits thons. Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu Facteurs additionnels I 1 Chauve-souris G F+ A Ban, DR1 2 Papillon G F+ A PSV 3 Hommevampire G FClob- (H) 4 Papillon GDbl F+ A 5 Chauve-souris G F- A III 6 Quelqu’un Dd K- (H), Vêt IV 7 Chauve-souris G F+ A 8 Araignée vampire G F- (A) CONTAM 9 Chauve-souris G C’F + A Ban 10 Homme qui vole G K. FC’- (H), Sc INCOM1, DR1 11 Chat G F- A DV1 II V VI DV1 FABCOM2, DR2 ☞ HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE ☞ 12 Débile fou G K- H DR1 13 Deux lapins G K+ A, Sc FABCOM1, DV1, (2) 14 Arche G F+ Sc 15 Gros chien G F- Ad DV1 16 Chiens montagne Dd Kan + A, Nat Ban, FABCOM2, COP, (2) 17 Chien D Kan + A DR1 IX 18 Cochon tué G F- A, Bot X 19 Vampire Dd F- (H) VII VIII ■ 285 INCOM2, DR2 Psychogramme R = 19 Temps total = 9 min 30 s T/R = 30 s © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. G = 15 dont : GDbl = 1 D=1 Dd = 3 Dbl = 0 Ddbl = 0 F+=5 F- = 6 K=4 kp = 0 kan = 2 kob = 0 FC = 0 FT = 0 CF = 0 C=0 TF = 0 T=0 A = 11 Ad = 1 (A) = 1 (Ad) = 0 H=1 Hd = 0 (H) = 4 (Hd) = 0 FY = 0 Abstr. = 0 FC’= 1 YF = 0 Alim. = 0 C’F = 1 Y=0 Anat. = 0 Art = 0 C’= 0 FV = 0 Bot. = 1 Ban = 3 Chocs = 3 Codéterminations : K. FC’ Cotations spéciales : DV1 = 4 x 1 =4 INCOM1 =1x2=2 INCOM2 =1x4=4 DR1 = 4 x 3 = 12 DR2 = 2 x 6 = 12 ☞ 286 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ Expl. = 0 FClob = 1 VF = 0 ClobF = 0 V=0 Clob = 0 FD = 0 Feu = 0 Géo. = 0 Obj. = 0 Paires = 2 Nature = 0 Reflets = 0 Nuage = 1 Pays. = 0 Radio = 0 Sc. = 3 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 1 F % = 58 F + % = 45 F + % élargi = 47 G % = 79 D%=5 Dd % = 16 Dbl % = 0 TRI Σ 4 K/Σ 0 C Form. cpl. Σ 2 k/Σ 1,5 (E + C’) RC % = 26 Type couleur : Σ 0 C + CF = Σ 0 FC FABCOM1 =1x4=4 FABCOM2 = 2 x 7 = 14 CONTAM =1x7=7 Somme brute = 16 Somme pondérée = 59 A % = 63 H%=5 Ban % = 16 Σ1H>Σ0 Hd Phénomènes particuliers : K- = 3 Σ 11 A > Σ 1 Ad Chocs à : III, IX, X Indice d’isolement social = 16 % EA de Beck = 4 es = 3,5 Indice d’égocentrisme = 10 % ■ Commentaire Alors que le niveau intellectuel évalué au moyen du WISC-R est normal, le fonctionnement effectif est très perturbé dans la situation du test de Rorschach, qui comporte des enjeux affectifs et relationnels (F + % et F + % élargi tous deux très bas, deux kinesthésies humaines de mauvaise qualité formelle). De plus, on a un grand nombre de cotations spéciales révélant des troubles du cours de la pensée relevant du processus combinatoire, typiquement maniaque : combinaisons incongrues (INCOM), combinaisons fabulées (FABCOM), une contamination et les réponses déviantes. La pensée est gravement et profondément perturbée. HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 287 Dans le domaine de l’affectivité, le type de résonance intime est introversif pur, ce qui est très inhabituel chez les enfants de cet âge. L’activité fantasmatique est très importante et véritablement délirante comme le suggère le fait que les trois réponses kinesthésiques humaines sont de mauvaise qualité formelle. Les émotions positives sont totalement refoulées ou déniées (aucune réponse couleur). On relève des indices anxieux et dépressifs (1 FClob, 1 C’F et 1 FC’), auxquels s’ajoute une baisse de l’estime de soi (indice Ego = 10 %). On relève également que l’indice de déficit d’adaptation (Coping Déficit Index : CDI) est positif, ce qui témoigne de la vulnérabilité de Julien face aux situations difficiles. L’adaptation sociale est incertaine : les banalités sont en nombre insuffisant et on a déjà souligné la prédominance de réponses de mauvaise qualité formelle. En ce qui concerne l’aspect plus profond des relations interpersonnelles, qui correspond à ce qu’on appelle en psychanalyse la relation d’objet, le tableau est encore plus inquiétant. L’absence de la banalité humaine de la planche III, la présence d’une seule réponse humaine entière (H « pure ») et de quatre réponses représentant des êtres para-humains imaginaires indiquent que la représentation d’autrui est gravement déformée par des projections fantasmatiques. Le protocole de Julien est très confabulatoire et se prête facilement à une analyse thématique, ce qui n’est pas très fréquent. Les thèmes de grandeur et de toute-puissance sont présents dans trois réponses et on relève trois réponses à contenu morbide ou dévalorisé. Cela confirme qu’on a bien affaire à un état maniaque mixte, comportant des aspects dépressifs. Au total, le test de Rorschach montre que la manie ne laisse intact aucun secteur du fonctionnement psychologique de Julien : elle provoque une perturbation générale de la pensée, de l’affectivité et des relations interpersonnelles. Protocole du TAT © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche 1 Il pense qu’il joue du violon, un instrument à cordes qui grince doucement les cordes et ses bruits embruyant et Mme Petot elle pense que c’est un très beau instrument, il aimerait bien jouer du violon mais il ne sait pas en faire. Planche 2 Elle regarde quelqu’un dans les yeux et elle est amoureuse en tenant un livre dans les mains ! C’est un livre d’amour, elle le donne au garçon. Planche 3 C’est un pauvre garçon qui est triste, qui a pas à manger, avec des messieurs violents qui lui tapent dessus pour qu’il travaille comme au bagne. Il porte des brouettes comme dans les mines, ils le fouettent jusqu’à temps qu’il finisse 288 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT leur travail. Il est en train de pleurer. PSYCHOLOGUE : Comment ça va se terminer ? – Ça va se terminer bien je pense, je l’imagine. Planche 4 Quelqu’un qui est en danger, quelqu’un va lui tirer dessus et il se cache avec sa fiancée et son amour. Planche 5 Quelqu’un qui regarde dans une pièce et il y a un bouquet de fleurs juste devant. Elle est en danger alors elle se cache. PSYCHOLOGUE : Pourquoi est-elle en danger ? – Un monsieur qui la cherche et qui veut la tuer. Planche 6BM C’est une dame qui a des problèmes d’argent, qui est pas contente, elle en parle à son fils. À la fin, ça va bien finir, elle va avoir plus d’argent dans sa caisse d’épargne. Planche 7BM C’est un monsieur qui parle à un enfant, il lui dit un secret : « J’ai trouvé de l’argent de l’or. » Il va chercher l’or avec lui, il va tout l’emporter. Le jeune, c’est lui qui dit le secret quand on a trouvé de l’or il faut pas le dire, moi j’ai de l’or et des diamants, on nous indique en Europe en Roumanie, et les diamants d’Afrique du Sud. Planche 8BM C’est un aventurier, quelqu’un veut tuer quelqu’un et lui Pierre veut le sauver (personnage au premier plan). PSYCHOLOGUE : Comment ça va se terminer ? – Je sais pas. Planche 10 Un monsieur qui embrasse un monsieur, ils sont homosexuels, ils sont tantouses, il y a pas de fille sur la terre ? Pourquoi ils font ça ? Pourquoi ils s’embrassent ? Ils vont s’épouser ! (Éclate de rire). Mais on peut pas ! Planche 11 Ça là, un bonhomme, un bûcheron qui est dans la forêt et qui casse avec une hache des bouts de bois. On l’appelle le bûcheron de la forêt. Il y a de l’or caché, il cherche depuis des années, il y a même des diamants. Les diamants, il les cherche, il n’a pas réussi à les trouver, on peut pas avoir de l’or, des diamants et des pierres précieuses en même temps dans le même pays. (Julien dit : « vous avez une bague en diamants ? » Éclate de rire. « Ah ! Mme Petot a une bague en diamants, je suis sûr que c’est des diamants »). Planche 13 Un petit garçon qui n’est pas content (Julien éclate de rire) parce qu’il a pété et ses parents l’ont grondé, il s’est fait punir, ils lui ont enlevé ses chaussures, HYPOMANIE, MANIE, TROUBLES BIPOLAIRES ET CYCLOTHYMIE 289 ses chaussettes. Ses parents, ils vont aller en prison parce qu’ils n’ont pas le droit de faire ça. Planche 13MF Il met les trucs sur les bras, ses bras sur sa tête et ses yeux et essuie ses larmes, c’est un homme qui pleure, sa femme est morte, elle va ressusciter en pétant. (Julien chante tout en racontant l’histoire.) Planche 19 Une maison, un fantôme dans la forêt qui se cache et la maison dégringole. (Chante.) Planche 16 (Continue de chanter.) Un beau village sous la fontaine, les Indiens bleus où habitait une indienne Pocahontas c’est une vraie histoire Pocahontas accompagnée de son ami Flite et l’autre compagnon et leur petit ami le blaireau mais je me souviens plus comment il s’appelle. C’est une véritable histoire, une légende d’Indiens. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ Interprétation du TAT 1. Style des relations interpersonnelles et nature du conflit Planche 1 : sortie de la tâche : mise en relation arbitraire du héros imaginaire du récit avec la psychologue. Planche 2 : relation amoureuse sans grand rapport avec ce qui est représenté sur la planche. Planche 3BM : tristesse, violence, travaux forcés. Planche 4 : danger, fuite devant un agresseur, relation amoureuse. Planche 5 : danger, se cacher d’un agresseur menaçant de mort. Planche 6BM : problèmes d’argent. Dénouement heureux plaqué, mais sans plus de précisions. Relation entre les personnages non précisée. Planche 7BM : révélation à un enfant d’un secret concernant de l’or et des diamants. Planche 8BM : un personnage veut tuer quelqu’un, l’autre veut le protéger. Pas de relation entre eux. Planche 10 : relation homosexuelle suscitant l’ironie de Julien. Planche 11 : absence de relation, mais sortie de la tâche avec interpellation directe de la psychologue. Planche 13B : punition d’un méfait scatologique, et punition (prison) des parents punisseurs. Planche 13MF : illustration extraordinaire du mécanisme kleinien de la défense maniaque : on passe d’un thème de perte et de chagrin au déni de la perte dans un contexte de toute-puissance magique de la pensée (la morte 290 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ressuscite) et sadique-anal (scatologique : elle ressuscite en pétant). Le fait que cela n’est pas dit, mais chanté renforce le caractère maniaque. Planche 19 : absence de relation entre des personnes, mais le fantôme semble bien détruire la maison. Planche 16 : comme souvent chez l’enfant, cette planche n’apporte pas grand-chose : Julien évoque un film à succès. Au total, les relations imaginées entre les personnages sont souvent de nature menaçante et violente. 2. Thèmes complexuels ou projection massive On relève quatre thèmes dont les trois premiers reflètent directement la pathologie maniaque : – thèmes d’argent, d’or ou de diamant aux planches 6BM, 7BM, et 11 ; – thèmes d’amour aux planches 2 et 10 ; – thèmes scatologiques (mots grossiers) aux planches 13B et 13MF ; – thèmes persécutifs aux planches 3, 4, 5 et 8BM. Jeux de mots à la planche 1. Sortie de la tache : fait référence à la psychologue aux planches 1 et 11. ■ Conclusion Ce protocole ne contient pas de thèmes apportant ou confirmant des informations biographiques. En ce qui concerne les aspects formels, on relèvera en plus du fait que Julien chante ou éclate de rire très souvent, la présence du néologisme « embruyant » (planche 1), les expressions vulgaires (« tantouses ») ou scatologiques, le tout étant caractéristique de l’idéation maniaque. Le protocole du TAT confirme les informations données par le test de Rorschach, en y ajoutant quelques nuances supplémentaires : une dimension persécutive dans les relations interpersonnelles, des thèmes de trésor et de richesses extraordinaires et surtout cette étonnante illustration du mécanisme de la défense maniaque. Interprétation générale du cas Toutes les données cliniques et psychométriques étant convergentes, il n’y a pas lieu d’y revenir. On est en présence d’un épisode maniaque caractéristique, avec un tableau clinique mixte associant euphorie, agressivité et dépression. Toutes les fonctions mentales sont perturbées. Mais le fait que le quotient intellectuel reste malgré tout normal suggère que cette perturbation, si spectaculaire qu’elle soit, est sans doute transitoire. Chapitre 10 L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE Les éducateurs ont toujours eu du mal avec des enfants turbulents et remuants. Certains leur semblaient indisciplinés par perversion ou par une disposition vicieuse du caractère les portant à la rébellion : nous parlons maintenant de trouble de la conduite ou de trouble oppositionnel avec provocation. Mais certains enfants sont indisciplinés, non à cause d’un caractère difficile, mais parce qu’ils sont en permanence agités, incapables de tenir en place ou de réprimer leurs impulsions à parler, à bouger, à plaisanter. C’est ce trouble qu’on appelle actuellement hyperactivité et qui apparaît dans la littérature psychiatrique sous diverses dénominations : troubles hyperkinétiques, hyperkinésie avec troubles de l’attention, instabilité de l’enfance, trouble déficitaire de l’attention/hyperactivité ou hyperactivité avec déficit de l’attention, et même naguère dysfonction cérébrale mineure (minimal brain dysfonction). Malgré la diversité de ces dénominations, les différents auteurs décrivent tous le même tableau clinique constitué, lorsqu’il est complet, par trois groupes de symptômes distincts : l’agitation psychomotrice, l’impulsivité et l’inattention. Dans la suite de cet ouvrage, le terme hyperactivité sera employé pour désigner l’ensemble du syndrome, et non seulement son aspect psychomoteur. L’agitation (hyperkinésie proprement dite, c’est-à-dire excès de mouvement) est la manifestation la plus facilement repérable : il s’agit d’enfants qui posent de graves problèmes en classe ou à la maison par leur agitation excessive et irrépressible. L’agitation est constante ; dans les cas les plus graves, ils ne peuvent rester assis plus de quelques minutes. Lorsqu’ils sont assis, ils ne peuvent rester immobiles : ils agitent leurs jambes et leurs mains en permanence et touchent tout ce qui peut se trouver à leur portée. Ces enfants sont très souvent debout quand il faut être assis, courent au lieu de 294 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT marcher ou grimpent partout dans diverses situations. Ils courent partout dans toute la maison, en classe, dans la cour de récréation ou dans les grands magasins. Lorsqu’ils ne courent pas, ils escaladent tout ce qui peut être escaladé : ils grimpent sur les tables ou les chaises, sur les capots ou les toits des voitures ou dans les arbres, etc. Il leur arrive souvent de tomber et de se blesser. Ils sont très bruyants et n’arrivent pas à travailler ou à jouer calmement. Cette agitation et leur incapacité à travailler se manifestent également dans les centres de soins ou pendant l’examen psychologique. Du reste dans certains cas, l’agitation psychomotrice est telle que l’examen psychologique est très difficile. Il nécessite plusieurs séances, et certains enfants ne peuvent même pas être testés tant est grande leur instabilité : ils ne peuvent pas rester assis, déambulent à travers la pièce, jettent le matériel de test par terre, grimpent sur le bureau, etc. L’impulsivité accompagne presque toujours l’agitation. On l’observe dans les situations où les normes familiales, scolaires ou sociales prescrivent d’inhiber ou de réprimer une action ou une réaction : l’enfant impulsif en est incapable, il parle, agit ou réagit sans réfléchir dès que l’idée s’en présente à son esprit. Cette impulsivité se manifeste dans diverses situations et à travers divers comportements. Les enfants impulsifs ont du mal à attendre leur tour avant de parler, que ce soit dans les situations scolaires, lorsque la maîtresse pose une question, ou dans les conversations familiales ou amicales, au sein d’un groupe d’enfants. De plus, ils n’écoutent pas leurs interlocuteurs. Lorsqu’un adulte leur donne un ordre ou leur demande de faire quelque chose, ils n’écoutent pas les consignes et les exécutent de travers parce qu’ils n’ont pas entendu jusqu’au bout ce qu’on leur a demandé. Il ne s’agit pas forcément d’un trouble de l’attention (même si ces troubles sont fréquents chez les enfants hyperactifs), mais d’une incapacité d’attendre avant d’agir. Lorsqu’on leur pose une question, ils répondent de manière impulsive avant même qu’on ait fini de parler, ce qui fait qu’ils répondent souvent à côté. Ils interviennent hors de propos dans les conversations entre des adultes ou des enfants. La même incapacité d’attendre avant d’agir ou de réagir les rend incapables de réfléchir et d’anticiper les conséquences de leurs actes ou de leurs paroles : ils interrompent les jeux de leurs camarades, ou s’y imposent sans être gênés par les remarques ou les refus que leur opposent leurs camarades. Ils sont indifférents aux remarques que font les adultes, qu’ils soient parents, enseignants ou éducateurs, pour tenter de réfréner ces comportements. Les troubles de l’attention affectent à la fois la capacité de se concentrer sur un objet en négligeant le contexte (attention sélective) et la capacité de maintenir durablement cette concentration (attention prolongée). Ils se manifestent notamment lorsque l’enfant doit accomplir une tâche exigeant une attention soutenue, qu’elle soit manuelle ou intellectuelle : qu’il s’agisse d’assembler un puzzle, de reconstituer la maquette d’avion de chasse vendue avec un hebdomadaire enfantin ou de résoudre un problème d’arithmétique, L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 295 l’enfant dit hyperactif a du mal à se concentrer sur la tâche en cours. Il oublie les consignes qu’on lui donne, quand on l’envoie faire une course, il ne rapporte que la moitié de ce qu’on lui a demandé. Si on lui fournit une liste d’objets à rapporter, il perd la liste. Dans les situations qui nécessitent un effort intellectuel, notamment scolaires, il fait de nombreuses fautes d’inattention. Il a du mal à écouter en classe, il semble ne pas entendre et n’arrive pas à retenir les informations qu’on lui donne. Il est souvent « absent » ou « ailleurs ». Il lui est particulièrement difficile de maintenir durablement son attention concentrée sur un seul fait, une seule idée ou une seule activité. De ce fait, il n’arrive pas à finir ses devoirs scolaires ou certaines tâches qu’on lui demande d’effectuer. Il n’a pas envie de les faire, ou bien il les fait à contrecœur et déclare qu’il veut faire autre chose. Pendant l’examen psychologique, il est très facilement distrait par les stimuli extérieurs, par exemple, il interrompt la passation d’un test en s’écriant : « Oh ! regarde, il pleut dehors ! » ; « On entend le bruit du train » ; « Il y a une voiture qui démarre », etc. Les troubles de l’attention sont, en effet, particulièrement évidents lors de la passation des tests, en particulier lors de la passation de certains subtests du WISC-III (cf. infra p. 451-452). L’agitation, l’impulsivité et les troubles de l’attention sont presque toujours présents simultanément, mais dans des proportions qui peuvent varier. L’agitation et l’impulsivité sont pratiquement indissociables, mais peuvent ne pas s’accompagner d’un niveau élevé de perturbation de l’attention. Réciproquement, il y a des formes dans lesquelles le trouble de l’attention est au premier plan, et ne s’accompagne que d’une agitation et d’une impulsivité modérées. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Ordinairement, les enfants hyperactifs le sont en permanence et dans toutes les situations. Il arrive pourtant que les symptômes ne se manifestent qu’à l’école mais non à la maison, ou l’inverse. On peut distinguer des formes spécifiques, qui s’opposent à la forme généralisée qui se manifeste dans toutes les situations. L’agitation, l’impulsivité et l’inattention des enfants hyperactifs se combinent pour rendre ces enfants incapables ou peu capables d’anticiper les conséquences de leurs actions et de tirer des leçons de l’expérience : ce déficit d’anticipation et de réflexion peut être à l’origine d’accidents plus ou moins graves. Ils traversent la rue en courant et sans regarder, ils entrent dans la cuisine en touchant à tout, s’approchent de la gazinière, saisissent à pleines mains la casserole brûlante, allument la plaque chauffante sous une casserole de lait et l’oublient, chevauchent les rampes d’escaliers ou enjambent la rambarde du balcon, etc. Plus âgés, ils font des pitreries ou des imprudences avec leur vélo ou leur cyclomoteur et s’engagent dans des conduites à risque de plus en plus dangereuses. Par ailleurs, la même triade symptomatique perturbe gravement l’adaptation quotidienne : les enfants hyperkinétiques sont maladroits, ne font pas ou 296 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT font mal ce qu’on leur demande, cassent ou abîment les objets, se coupent ou se couvrent de bleus. On se doute que cela irrite et épuise leur entourage, qui ne leur ménage pas les remontrances, mises en gardes, avertissements et punitions. Les autres enfants sont souvent moins tolérants, et les rejettent franchement, parfois même avec hostilité. Même si les enfants hyperactifs semblent – et sont en partie – peu sensibles aux sanctions, cela ne peut manquer de les affecter à la longue. 2 NOSOGRAPHIE La littérature médicale ancienne comporte des descriptions de syndromes caractérisés par l’agitation, l’impulsivité et les troubles de l’attention. Il s’agissait souvent de perturbations accompagnant des déficits intellectuels plus ou moins massifs d’étiologie manifestement organique. De ce fait, la tradition psychiatrique a longtemps voulu considérer l’hyperactivité, même quand elle est présente chez des enfants d’un niveau intellectuel normal, comme un trouble neurologique. Cette tendance organiciste a été renforcée à la fin de la Première Guerre mondiale par la survenue en Amérique du Nord d’une épidémie d’encéphalite de Von Economo : les enfants survivants présentaient une hypermotricité qui rendait tout apprentissage scolaire impossible (Fourneret, 2001). Même un grand psychologue de l’enfant comme Henri Wallon admettait, en 1925, que l’enfant turbulent est victime d’anomalies du système nerveux central qui peuvent être, selon les symptômes dominant le tableau clinique, cérébelleuses (impulsivité de la motricité, de la pensée et du langage), mésencéphaliques (hypertonie et hypermotricité), optostriées (impulsivité émotive et déséquilibre affectif) ou préfrontales (troubles de l’anticipation, de la prévision et de l’organisation de la conduite). C’est ainsi qu’on est arrivé à la notion de souffrance cérébrale diffuse ou de dysfonction cérébrale minimale, encore évoquée comme cause possible du trouble hyperkinétique dans la deuxième édition du DSM (DSMII, American Psychiatric Association, 1968). Dans le DSM-IV, l’hyperactivité figure dans la catégorie des troubles diagnostiqués pendant la première enfance sous la dénomination Attention Deficit Hyperactivity Disorder (presque toujours abrégée ADHD dans la littérature spécialisée) qu’on traduit trouble déficit de l’attention/hyperactivité. Le diagnostic nécessite que certains symptômes d’hyperactivité, d’impulsivité et/ou d’inattention aient été présents et aient causé une « gêne fonctionnelle » notable avant l’âge de 7 ans et qu’ils aient également été observables pendant une durée d’au moins six mois. La perturbation doit être présente dans au moins deux groupes de situations différentes (école et maison). La description du tableau clinique énumère neuf symptômes L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 297 d’inattention et neuf symptômes d’hyperactivité-impulsivité (six sont relatifs à l’hyperactivité et trois à l’impulsivité). On définit à partir de là trois formes cliniques d’hyperactivité : – la première réalise le tableau clinique complet dénommé déficit de l’attention/hyperactivité, type mixte : les enfants remplissent à la fois les critères d’inattention (au moins six des neuf symptômes) et d’hyperactivité-impulsivité (au moins six des neuf symptômes) ; – la deuxième forme est le déficit de l’attention/hyperactivité, type inattention prédominante. On utilise ce terme lorsqu’on relève la présence d’au moins six symptômes d’inattention et de moins de six symptômes d’hyperactivité-impulsivité ; – enfin le troisième type est dénommé déficit de l’attention/hyperactivité, type hyperactivité-impulsivité prédominante. Il regroupe les cas où sont présents au moins six symptômes d’hyperactivité-impulsivité et moins de six symptômes d’inattention. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La distinction entre les formes spécifiques (restreintes à un seul groupe de situations : scolaires ou familiales) et la forme généralisée (troubles se manifestant dans le milieu familial et à l’école) proposée naguère par certains cliniciens n’a pas été retenue dans les classifications les plus récentes. Il semble, en effet, que seule la forme généralisée relève vraiment de l’hyperactivité. Les formes spécifiques semblent n’être que des manifestations qui traduisent la présence d’un autre trouble : angoisse de séparation lorsque l’agitation survient uniquement en milieu scolaire, conflits familiaux, carence ou maltraitance lorsque l’agitation survient exclusivement dans le cadre familial. Dans la CIM-10, l’hyperactivité figure dans la catégorie des troubles apparaissant au cours de l’enfance et de l’adolescence sous la dénomination troubles hyperkinétiques. La description est presque identique à celle du DSM-IV avec les manifestations caractéristiques de l’inattention, de l’hyperactivité et de l’impulsivité, l’âge de survenue (avant 7 ans) et le caractère envahissant (c’est-à-dire non limité à un seul type de situations) du trouble. Seule différence, la CIM-10 ne prévoit pas la distinction de trois formes cliniques comme le fait le DSM-IV. Dans la CFTMEA, l’hyperactivité est décrite dans la catégorie des troubles des conduites et des comportements sous la dénomination troubles hyperkinétiques, hyperkinésie avec troubles de l’attention. Sur le plan moteur, le trouble se manifeste par une hyperactivité ou une agitation motrice importante. Du point de vue psychique, il se caractérise par des troubles de l’attention, un manque de constance dans la réalisation des tâches qui nécessitent une activité intellectuelle, une activité désorganisée, incoordonnée et exagérée et de l’impulsivité. Les auteurs de cette classification précisent qu’on inclut dans cette catégorie ce qui est décrit dans d’autres 298 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT classifications sous la dénomination : déficit de l’attention avec hyperactivité et hyperactivité avec troubles de l’attention. 3 ÉPIDÉMIOLOGIE Dans l’étude de Dunedin (Anderson et coll., 1987), le taux de prévalence du trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (critères du DSM-III) est estimé à 6,7 % pour les enfants âgés de 11 ans. Il affecte cinq fois plus de garçons que de filles (11 % des garçons contre 2 % des filles). Chez les 5 813 enfants âgés de 8 et 9 ans de l’étude suédoise (Almqvist et coll., 1999), le taux de prévalence est estimé à 7,1 %. Dans cette population, c’est, de tous les syndromes cliniques de l’axe I du DSM-III-R, l’hyperactivité qui a le taux de prévalence le plus élevé. Les garçons sont affectés plus souvent que les filles (11,3 % contre 2,9 %). L’étude épidémiologique faite sur plusieurs centaines d’enfants de 8 à 11 ans dans la région de Chartres (Fombonne, 1994) rassemble malheureusement l’hyperactivité et le trouble des conduites dans la même rubrique : 9,3 % des garçons et 3,2 % des filles présentent l’un ou l’autre de ces troubles. Breton et ses collègues (1999) indiquent des fréquences un peu moins élevées au Québec, mais leur étude attire l’attention sur un fait remarquable : alors que les troubles du type « intériorisation » sont sous-estimés par les observateurs extérieurs (parents et enseignants), on observe un phénomène inverse en ce qui concerne l’hyperactivité : les enseignants la détectent plus que les parents (9,8 % d’hyperactifs selon les enseignants, 6,9 % selon les parents), qui eux-mêmes la détectent plus que les enfants concernés (3,8 % d’hyperactifs quand on s’en tient aux déclarations des enfants eux-mêmes). Le taux de prévalence est évidemment beaucoup plus élevé dans les populations cliniques d’enfants examinés dans des centres d’aide sociale, médicale ou psychologique. L’étude de Garland et de ses collègues (2001) donne un taux de prévalence de 24,4 %, qui s’élève à 34,6 % chez les enfants âgés de 6 à 11 ans. Chez les jeunes adolescents de 12 à 15 ans, il est de 27, 3 %, et chez les adolescents de 16 à 18 ans, le taux s’abaisse à 16,3 %. Contrairement à ce qu’on observe dans les populations tout venant, les filles sont presque aussi souvent atteintes que les garçons (21,5 % contre 25,9 %). En France, une étude faite sur les enfants ayant consulté dans un grand service parisien de pédopsychiatrie donne un taux de prévalence de l’hyperactivité d’environ 8 % (Doyen et MourenSiméoni, 1993). L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 299 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 4 HYPERACTIVITÉ ET TROUBLES ASSOCIÉS Il est bien établi actuellement que la plupart des troubles psychopathologiques ont un taux de comorbidité élevé. La plupart du temps, les enfants qui présentent un trouble diagnostiquable en présentent également au moins un autre. Mais dans le cas de l’hyperactivité, cette tendance est poussée à l’extrême. Le diagnostic d’hyperactivité avec déficit de l’attention seul, sans trouble associé, est très rare. Plus de 90 % des enfants diagnostiqués hyperactifs présentent également l’ensemble des critères d’un autre trouble. Par exemple, Biederman et de ses collègues (1991, 1996), ont trouvé en moyenne trois diagnostics associés en plus de l’hyperactivité chez les 128 enfants hyperactifs qu’ils ont examinés. Ces troubles comorbides sont très divers : on trouve l’ensemble des troubles anxieux, la dépression majeure, le trouble bipolaire, les troubles des conduites, le trouble oppositionnel avec provocation, la dépendance à la drogue et à l’alcool et enfin les tics. Peter Jensen et ses collègues (1997) ont noté que l’association entre l’hyperactivité et les troubles du comportement varie selon les études de 43 % à 93 %. L’association entre l’hyperactivité et les troubles anxieux (notamment anxiété généralisée et angoisse de séparation) est moins forte (23 % à 51 %). Une autre revue de la littérature, faite par Thomas Spencer et ses collègues (1999), va dans le même sens et montre que la comorbidité varie de 50 % à 90 % si on prend en compte les troubles du comportement les moins graves et les troubles des apprentissages. L’association de l’hyperactivité et des troubles antisociaux varie de 23 % à 64 %. L’association avec les troubles de l’humeur est de l’ordre de 15 % à 75 %, avec les troubles anxieux, elle varie de 8 % à 30 %. J’ai déjà mentionné (p. 269) que la manie est souvent associée à l’hyperactivité. Comme l’hyperactivité est beaucoup plus fréquente que la manie, la réciproque n’est pas vraie : la manie est souvent associée à l’hyperactivité, mais la fréquence des troubles maniaques chez les enfants hyperactifs est relativement faible. Enfin, l’association avec les troubles des apprentissages (dyslexie, dysorthographie et dyscalculie) varie de 6 % à 92 %. Ces troubles ont souvent pour conséquence l’échec scolaire. Du fait de cette association entre l’hyperactivité et les troubles des apprentissages, on a pensé naguère que les enfants hyperactifs souffraient de déficit intellectuel. Cette thèse était cohérente avec le dogme de la nature organique du « trouble cérébral mineur ». Mais toutes les études ayant utilisé différentes batteries d’évaluation de l’intelligence (Stanford-Binet, WISC-R ou K-ABC) montrent peu de différences entre les enfants hyperactifs et les enfants témoins. Le quotient intellectuel moyen des groupes cliniques d’enfants hyperactifs étudiés dans la littérature spécialisée 300 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT oscille entre 98 et 105 (Petot, 1999a). Cependant, on observe souvent chez ces enfants un décalage entre le QI verbal et le QI performance, au détriment du QI verbal. Cela n’est pas étonnant : le QI verbal évalue l’intelligence cristallisée qui est le fruit des apprentissages scolaires et familiaux. Plusieurs hypothèses ont été émises pour rendre compte de la fréquence des troubles des apprentissages chez les enfants hyperactifs. Certains ont supposé que c’est l’agitation psychomotrice qui entraverait la réussite scolaire, d’autres ont incriminé le déficit de l’attention. Une troisième hypothèse, tout aussi plausible que les deux premières, met en cause le style cognitif impulsif (cf. Thomas et Willems, 1997). Aux arguments des chercheurs spécialisés, on peut ajouter les remarques suivantes, suggérées par mon expérience clinique de l’examen psychologique des enfants hyperactifs : ils traitent les informations de manière rapide et désordonnée et sans faire attention à l’ensemble de la tâche qui leur est proposée. Incapables de suspendre leur motricité pour analyser correctement les données du problème, ils répondent de manière impulsive avec le risque de répondre à côté parce qu’ils n’ont pas saisi toute l’information nécessaire. Le style cognitif impulsif est donc la résultante de deux particularités qui se potentialisent réciproquement : l’impatience et l’impulsivité conjuguent leurs effets avec l’incapacité de se concentrer (trouble de l’attention sélective) et de maintenir la concentration (trouble de l’attention continue). 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Aspects familiaux Les principaux spécialistes nord-américains de l’hyperactivité soulignent sa dimension familiale : on trouve dans les familles des enfants hyperactifs des taux élevés d’hyperactivité, d’échec scolaire, de troubles des apprentissages et de dysfonctionnements intellectuels divers (Biederman, 1998 ; Faraone et Biederman, 1994). Le taux de concordance est plus élevé chez les jumeaux monozygotes que chez les jumeaux hétérozygotes. Lorsque des enfants adoptés sont hyperactifs, les membres de leur famille adoptive sont moins souvent hyperactifs que ne le sont leurs parents biologiques. Selon Biederman, ces résultats montrent que l’héritabilité de l’hyperactivité est comprise entre 88 et 100 %. Cependant le mode de transmission génétique est inconnu, Biederman avance qu’il pourrait être différent selon les sous-types, ces derniers étant définis en fonction des troubles comorbides. Biederman distingue donc trois cas de figure, dans lesquels l’association entre l’hyperactivité et le trouble comorbide serait héréditaire : L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 301 – hyperactivité avec dépression majeure ; – hyperactivité avec trouble de la conduite ; – hyperactivité avec trouble bipolaire. En revanche, l’hyperactivité ne partagerait pas de vulnérabilité génétique avec les troubles anxieux ni avec les troubles des apprentissages. Tout en affirmant le caractère héréditaire de l’hyperactivité, Biederman et Faraone aboutissent paradoxalement au démembrement de cette entité, qu’on ne peut considérer comme génétique qu’à la condition de la faire éclater en plusieurs troubles composites distincts, caractérisés par l’association entre hyperactivité et un autre syndrome. Biederman va même jusqu’à évoquer l’hypothèse selon laquelle un génotype hyperactivité-dépression pourrait s’exprimer phénotypiquement – et donc cliniquement – dans certains cas par la dépression seule, sans manifestation apparente d’hyperactivité ! Tout en étant réservée face à ces spéculations biologisantes, je constate qu’elles suggèrent à leur manière que le syndrome d’hyperactivité pourrait bien n’avoir aucune spécificité. J’ai moi-même avancé que, compte tenu de l’association régulière de l’hyperactivité avec d’autres troubles, compte tenu également de l’évolution, on peut se demander si l’hyperactivité existe en tant qu’entité distincte. Les données cliniques montrent qu’elle existe, mais pour une période relativement brève, puisqu’elle tend à laisser la place à d’autres troubles psychopathologiques sans disparaître complètement. Ainsi, comme je l’ai déjà écrit, il n’est pas excessif d’affirmer que « […] l’hyperactivité est essentiellement le précurseur ou le prodrome d’une série d’autres troubles assez variés » (Petot, 2001, p. 259). Elle semble être une sorte de stade initial commun à plusieurs pathologies : lorsque dans un deuxième stade ces pathologies se développent, l’hyperactivité, sans disparaître complètement, passe au second plan. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5.2 Hypothèses psychanalytiques Les psychanalystes se sont longtemps désintéressés de l’hyperactivité, qui n’a été évoquée ni par Freud, ni par Melanie Klein, ni par Anna Freud. Mais plusieurs hypothèses psychanalytiques relatives à l’hyperactivité ont été avancées en France à l’occasion d’un colloque organisé par le regretté Jean Ménéchal (Ménéchal, 2001). La théorie du lien avancée par Ménéchal lui-même (2001) me semble particulièrement éclairante et prometteuse. Cet auteur part du double constat suivant : les enfants hyperactifs sont généralement insupportables pour les adultes et pour les autres enfants, mais les recherches cliniques actuelles comme les définitions officielles du trouble ne tiennent pas compte de ce fait. Ménéchal estime, au contraire, que cette dimension intersubjective est un des aspects essentiels de la sémiologie de l’hyperactivité, qui est une pathologie 302 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT du lien avec autrui. En simplifiant de façon un peu réductrice une argumentation complexe et subtile, on peut dire les choses ainsi : parce qu’il ne fait attention à rien, l’enfant hyperactif oblige les autres à une surveillance attentive et constante : ils doivent faire attention à sa place, faire attention de façon continue et faire attention à lui. Tous les déficits attentionnels de l’enfant hyperactif doivent être compensés par l’entourage qui doit prendre en charge les fonctions qui sont déficientes chez l’enfant. Dans le prolongement de ces hypothèses, j’estime que le « transfert de l’attention » (c’est-àdire le fait que l’enfant hyperactif arrive à obtenir de l’autre qu’il fasse attention à sa place) est le moyen d’obtenir une relation stable avec l’objet libidinal. Une telle stratégie défensive intersubjective n’a évidemment de sens que si la position dépressive n’a pas été perlaborée, ce qui signifie que l’objet primaire – le bon sein ou le bon objet dans le langage de Melanie Klein – n’a pas été intériorisé. L’hyperactivité, avec son lot quotidien de « bêtises » et d’actions irréfléchies potentiellement dangereuses, oblige l’entourage, et tout d’abord la mère, à assurer une surveillance et donc une présence aussi constante que possible. Elle assure à l’enfant un contrôle de la mère réelle, et donc, symboliquement, de la mère intériorisée. C’est pourquoi nous ne pouvons pas suivre Ménéchal lorsqu’il estime que la défense maniaque ne rend pas compte de la psychodynamique de l’hyperactivité : le contrôle omnipotent de l’objet, auquel parvient assez largement l’enfant hyperactif, est bien l’essentiel de ce que Melanie Klein a nommé la défense maniaque dont Cléopâtre Athanassiou (2001, p. 79) et moi-même (2001, p. 259-260) avons, avec des arguments différents mais convergents, souligné l’importance dans certaines formes de l’hyperactivité. Toutes les données cliniques et épidémiologiques imposent, en effet, la reconnaissance d’au moins cinq formes de l’hyperactivité, en fonction des troubles qui lui sont associés. Je ne pense pas que l’hyperactivité ait une signification intrinsèque et univoque. Il me paraît plus probable qu’elle ait des significations différentes selon le tableau clinique d’ensemble dans lequel elle vient s’insérer. Il est douteux qu’une seule théorie rende compte de cette diversité de tableaux cliniques. Mon hypothèse, qui explique en partie l’hyperactivité par une stratégie intersubjective au service de la défense maniaque, s’applique inégalement à ces cinq formes. Elle s’applique bien à l’association de l’hyperactivité avec des troubles d’intériorisation. Les trois formes cliniques qui associent l’hyperactivité avec l’angoisse de séparation, avec la dépression et avec la manie sont facilement compréhensibles en termes de défense maniaque contre l’angoisse dépressive. Cela est évident pour l’association entre hyperactivité et angoisse de séparation, qui est l’illustration la plus manifeste de ma thèse. Dans la forme qui associe l’hyperactivité avec la dépression, je suppose que l’hyperactivité est une expression inversée du « syndrome somatique » de la dépression, dans laquelle l’insomnie est remplacée par l’hypersomnie, la perte d’appétit par l’excès d’appétit, le ralentissement psychomoteur par une L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 303 excitation tendant parfois à l’hypomanie et, parfois, la tristesse par l’irritabilité. On sait que cette inversion du syndrome somatique est fréquente dans les dépressions infantiles et surtout juvéniles. Il est difficile de ne pas rapprocher l’ensemble de ces phénomènes de la notion classique d’une équivalence entre phénomènes dépressifs et phénomènes maniaques, dont l’explication psychodynamique la plus cohérente est la notion d’une défense maniaque contre les affects dépressifs. Cette interprétation s’applique donc encore mieux à la troisième situation : l’association fréquente de l’hyperactivité et de la manie ou du trouble bipolaire. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La forme particulière de défense maniaque que m’a suggérée l’hypothèse de Ménéchal semble rendre compte de la quatrième forme d’hyperactivité, qui associe cette dernière avec le trouble oppositionnel avec provocation. Dans ce tableau clinique, l’hyperactivité prend la forme d’une motricité débridée qui sert facilement à l’expression de l’opposition et de la provocation. Comme l’hyperactivité, et peut-être encore plus, le trouble oppositionnel avec provocation est une stratégie efficace pour extérioriser l’attention en obligeant l’autre à surveiller et à limiter en permanence l’enfant. À la signification générale de l’hyperactivité comme équivalent paradoxal de l’hypoactivité et du ralentissement dépressifs, viennent s’ajouter le négativisme, l’irritabilité et la rancune, qui s’expriment pleinement dans le trouble oppositionnel comorbide. On sait que ces composantes hostiles sont caractéristiques de la forme la plus primitive et la plus extrême de la défense maniaque (Klein, 1935, p. 327-329). Cependant, il n’est pas certain que des affects dépressifs soient toujours sous-jacents chez les enfants hyperactifs présentant également des troubles oppositionnels. Il paraît donc plus prudent d’envisager que ces cas puissent s’expliquer par un mécanisme qui s’applique également au cinquième cas de figure, c’est-à-dire l’association de l’hyperactivité avec les troubles des conduites, précurseurs de la personnalité antisociale. Il est classique de souligner la présence fréquente, chez les adultes comme chez les enfants psychopathes, d’une impulsivité envahissante. Cette impulsivité se traduit par l’incapacité de différer l’action pour se donner le temps de la réflexion et de l’anticipation des conséquences prévisibles, favorables ou défavorables, de l’action dont l’idée vient de se présenter à leur esprit. D’un point de vue psychanalytique, cette impulsivité apparaît comme un trouble de la secondarisation de la pensée : les formes les plus primitives de la pensée, qui gouvernent la formation des rêves ou des symptômes psychopathologiques, sont régies par le processus primaire. Dans ce type de pensée, les représentations de désir s’imposent de façon hallucinatoire ou quasi hallucinatoire : le sujet désirant « court-circuite » les étapes longues et difficiles qui séparent le désir de sa réalisation au terme d’une série complexe d’opérations planifiées par le moi en tenant compte des contraintes de la réalité. Ce déficit de l’épreuve de réalité rend bien compte de l’impulsivité commune aux psychopathes et aux hyperactifs, et donc des tableaux 304 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT cliniques associant l’hyperactivité et le trouble des conduites. Il est probable qu’il est également responsable, avec la stratégie maniaque de contrôle de la mère et de l’entourage, des hyperkinésies à comorbidité anxieuse, dépressive, maniaque et bipolaire. Ainsi les principales formes cliniques de l’hyperactivité infantile semblent-elles explicables par la combinaison, à des degrés divers, de deux phénomènes différents : la défense maniaque et le primat des processus primaires. Cette hypothèse rend compte à la fois de ce qu’il y a en commun entre ces formes cliniques (l’agitation, l’impulsivité et les troubles de l’attention) et de ce qui les distingue (la peur anxieuse de la séparation à venir, le regret de la perte de l’objet déjà survenue dans les fantasmes dépressifs, l’agression de l’objet qui renvoie à une régression à la position paranoïdeschizoïde). Elle implique la théorie suivante, qui reste à vérifier : la forme la plus archaïque (en ce qui concerne son point de fixation) est la forme associée au trouble des conduites et la forme la plus évoluée est celle qui est associée à l’angoisse de séparation. Entre les deux on aurait, en allant du plus archaïque au moins archaïque, la forme associée au trouble oppositionnel, celle qui est associée aux troubles maniaques et bipolaires, et la forme associée aux troubles dépressifs. 6 ÉVOLUTION DE L’HYPERACTIVITÉ Les tableaux cliniques purement hyperactifs sont rares, et il est encore plus rare qu’ils se maintiennent durablement. Dans les cas les plus nombreux, où l’hyperactivité est associée à d’autres troubles, ces derniers passent progressivement au premier plan tandis que l’hyperactivité devient un élément souvent secondaire du tableau clinique. Dans les cas beaucoup plus rares où l’hyperactivité est seule, elle cède progressivement la place au trouble de la conduite ou au trouble oppositionnel. La revue synthétique établie par Biederman (1998) montre que les enfants hyperactifs présentent un risque élevé de développer d’autres troubles psychopathologiques au cours de l’adolescence et de l’âge adulte. Ces troubles incluent aussi bien les troubles d’extériorisation, comme les troubles du comportement ou la toxicomanie, que les troubles d’internalisation comme l’anxiété, la dépression ou les troubles bipolaires. L’étude rétrospective de Winokur et de ses collègues (1993) a établi l’existence d’antécédents d’hyperactivité infantile chez plus de 20 % des adultes souffrant de troubles bipolaires. West et son équipe (1995), qui ont étudié quatorze adolescents souffrant de troubles bipolaires, indiquent que ces troubles avaient été précédés, environ six ans auparavant, par des manifestations d’hyperactivité chez huit des patients (57 %) et que ces huit adolescents L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 305 remplissaient simultanément, lors de l’étude, les critères du DSM-III-R pour les deux troubles, hyperactivité et trouble bipolaire. Les études prospectives confirment ces données. Barkley et ses collègues (1990) ont suivi 123 enfants hyperactifs et 66 enfants contrôles normaux. Réexaminés huit ans après une première évaluation, plus de 80 % des hyperactifs présentaient encore le diagnostic d’hyperactivité. 60 % d’entre eux présentaient en outre des manifestations appelant le diagnostic du trouble oppositionnel ou du trouble des conduites. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’étude prospective de Biederman et de ses collègues (1996) qui porte sur 128 enfants hyperactifs, montre que les formes mixtes associant l’hyperactivité à d’autres troubles ouvrent souvent la voie à des tableaux cliniques où ces autres troubles sont passés au premier plan et se sont souvent aggravés. L’hyperkinésie, sans disparaître vraiment, passe au second plan du tableau clinique. Par exemple, l’association de l’hyperactivité avec les troubles de la conduite augmente significativement le risque de développer quatre ans plus tard des troubles de la conduite, des troubles oppositionnels, des troubles bipolaires et la dépendance à l’alcool et à la drogue. L’association dépression majeure-hyperkinésie observée à l’entrée dans l’étude prédit le risque de dépression majeure, de troubles bipolaires, d’agoraphobie et de trouble oppositionnel. Enfin, l’association de l’hyperactivité avec les différents troubles anxieux augmente le risque de développer des troubles anxieux dans lesquels l’hyperactivité se transforme en agitation anxieuse et en hyperréactivité neurovégétative. Les enfants hyperactifs qui n’avaient pas de troubles associés présentent un taux élevé de troubles oppositionnels, de tics et des troubles du langage comparé aux groupes témoins. Quelle est l’adaptation à l’âge adulte des enfants hyperactifs ? Lily Hechtman (1999) a établi une revue de la littérature sur la question. Il en ressort que le devenir à l’âge adulte des anciens enfants hyperactifs est extrêmement diversifié. Cependant elle a pu identifier trois catégories différentes. Une première (environ 30 % des anciens hyperactifs) est constituée de sujets qui ont un bon niveau de fonctionnement psychologique et social et ne diffèrent pas du groupe contrôle. Une deuxième catégorie (représentant 50 % à 60 % des cas) est constituée d’adultes qui continuent d’avoir des problèmes significatifs de concentration et d’impulsivité. Ces symptômes sont souvent à l’origine de difficultés dans le travail, dans les relations interpersonnelles, d’un déficit de l’estime de soi, d’une forte propension aux émotions négatives (irritabilité, anxiété) et à la labilité émotionnelle. Dans la troisième catégorie (environ 10 % à 15 %), l’évolution est encore plus négative. Ce sont des adultes qui présentent des troubles psychiatriques et antisociaux importants, dont les principaux sont la dépression, parfois accompagnée de conduites suicidaires, et la consommation de toxiques légaux ou illégaux. 306 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés La version disponible en France de l’Interview Schedule for Children (ISC, cf. Mack et Moor, 1982) ne comporte pas de section spécialement destinée à l’exploration de l’hyperactivité. À vrai dire, il n’est pas nécessaire de recourir à un interrogatoire clinique standardisé pour faire le diagnostic psychiatrique de l’hyperactivité. Mais dans le cas de l’hyperactivité plus encore que dans celui des autres syndromes, on a des raisons sérieuses d’administrer systématiquement un interrogatoire de ce type. En effet, la diversité des syndromes hyperkinétiques en fonction du trouble comorbide rend nécessaire, pour la compréhension du tableau clinique et pour le pronostic et l’indication thérapeutique, le repérage du trouble dont l’hyperactivité n’est que la première manifestation. De plus, compte tenu du risque de confondre l’hyperactivité avec la manie infantile, dont l’existence est trop souvent méconnue, il est indispensable de poser les questions destinées à l’exploration des symptômes d’hyperactivité et des symptômes maniaques. La version américaine la plus récente de l’Interview Schedule for Children and Adolescents (Sherrill et Kovacs, 2000) comporte un additif consacré à l’exploration de l’hyperactivité. Cet instrument n’étant pas disponible en France, je présenterai brièvement la procédure suivie dans un autre instrument très utilisé par les chercheurs. Le Kiddie-SADS (Schedule for Affective Disorders and Schizophrenia for School-Age Children, cf. p. 179) comprend quatre items de dépistage de l’hyperactivité : troubles du maintien de l’attention, distractibilité, difficulté à rester assis et impulsivité. Les trois premiers peuvent être cotés non seulement d’après les réponses de l’enfant aux questions, mais aussi en fonction de l’observation de l’enfant pendant l’entretien. Six questions constituent l’item de dépistage des troubles du maintien de l’attention. On explore tout ce qui concerne les troubles de l’attention de l’enfant dans le domaine scolaire, sa difficulté à maintenir son attention en classe ou à la maison, quand il fait ses devoirs. On évalue l’incidence de cette difficulté sur les résultats scolaires. On essaie également d’établir si l’enfant arrive à concentrer son attention sur le déroulement des jeux collectifs auxquels il participe, et s’il réagit à temps et de manière appropriée lorsque vient son tour de jouer. L’item de dépistage de la distractibilité est composé de cinq questions qui permettent d’établir si l’enfant est capable de maintenir son attention sur une tâche de type scolaire malgré des facteurs de perturbation tels qu’un bruit © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 307 extérieur, et s’il arrive facilement à reprendre, après une interruption, sa tâche au point où il l’avait laissée. Si l’enfant n’y arrive pas, on évalue l’importance des conséquences négatives de cette difficulté. La difficulté à rester assis est évaluée au moyen de quatre questions. Quant à l’impulsivité, on se contente de poser presque directement la question à l’enfant, ce que les psychologues français pourront trouver un peu naïf et en outre formulé de façon peu compréhensible pour des enfants de moins de neuf ou dix ans. Si l’enfant répond qu’il agit avant de réfléchir, on lui pose deux questions supplémentaires destinées à examiner si cette impulsivité est fréquente et a déjà eu dans le passé des conséquences indésirables. Chacun de ces items est coté de 0 à 3 selon l’intensité et la fréquence des troubles. Il suffit qu’un seul de ces items soit coté au niveau 3, ce qui signifie qu’un des critères du DSM est rempli, pour que le supplément destiné à l’évaluation approfondie de l’hyperactivité soit administré dans son intégralité. Ce supplément comprend 22 items, dont les dix-sept premiers permettent d’établir la présence et le niveau de fréquence et/ou d’intensité de chaque symptôme ainsi que l’importance des difficultés qu’il entraîne. On explore ainsi de nombreux comportements dont la liste représente un inventaire exhaustif du tableau clinique de l’hyperactivité. L’interrogatoire supplémentaire commence par sept items destiné à l’examen des troubles de l’attention, tels que les fluctuations de l’attention dans différentes situations scolaires, familiales ou ludiques, la grande difficulté des enfants hyperactifs à planifier leur activité et à faire un travail soigné, quel qu’il soit, leur étourderie qui les amène à oublier ou à égarer leurs affaires ou à ne pas effectuer une tâche comme il convient, tout simplement parce qu’ils ont oublié la consigne, etc. Les dix items suivants renvoient à l’hyperactivité-impulsivité. On approfondit les manifestations concrètes de l’agitation et de la difficulté des enfants hyperactifs de rester immobiles plus de quelques instants. On cherche à établir si l’agitation est modérée ou si elle va, comme c’est parfois le cas, jusqu’à perturber ou empêcher la plupart des activités. On explore également les conduites qui témoignent de la difficulté particulière de ces enfants à attendre leur tour pour faire quelque chose, qu’il s’agisse de travail scolaire, de jeux ou d’activités de la vie quotidienne. On examine enfin la présence de conduites imprudentes et dangereuses, comportant un risque d’accident ou de blessure. Les derniers items permettent d’établir la durée des symptômes, l’âge auquel ils ont commencé, le degré de perturbation qu’ils entraînent et les deux derniers récapitulent les cotations des items précédents et débouchent sur un diagnostic selon le DSM-III-R (item 21) et selon le DSM-IV (item 22). 308 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation Les échelles de Keith Conners (2001) ont été spécifiquement conçues en vue de l’évaluation de l’hyperactivité infantile et des perturbations qui lui sont associées. Elles sont les plus couramment utilisées en clinique infantile. Il en existe actuellement huit versions1 qui ont été révisées en 2001. Quatre sont destinées aux parents et quatre aux enseignants. Dans chaque série, il y a un index global et une échelle proprement dite qui comporte trois versions, longue, moyenne ou brève, toutes pourvues de qualités psychométriques similaires. Ces échelles ont été traduites en français par une équipe canadienne. Le psychologue peut utiliser les versions plus anciennes (parents, enseignants) traduites par Michel Dugas (Dugas, 1987 ; Dugas et Bouvard, 1997), dont la forme destinée aux parents comporte 48 items. L’analyse factorielle a permis de dégager cinq composantes : troubles des conduites, problèmes d’apprentissage, troubles psychosomatiques, impulsivité-hyperactivité et anxiété. L’indice global à dix items est centré sur les manifestations les plus spécifiques de l’hyperactivité comme l’excitation et l’impulsivité, l’agitation psychomotrice et les troubles de l’attention. Chaque item est coté de 0 à 3 : « pas du tout », « un petit peu », « beaucoup », « énormément ». Le seuil pour considérer qu’un enfant est hyperactif est une note totale de 15 ou une moyenne de 1,5. La version destinée aux enseignants comporte 28 items. L’analyse factorielle a permis de dégager trois facteurs : trouble des conduites, hyperactivité, inattention-passivité. Comme pour la version parents, dix items permettent d’évaluer plus spécifiquement l’hyperactivité. 7.2.1 La Child Behavior Checklist (CBCL) La CBCL comporte une échelle de troubles de l’attention-hyperactivité. Elle permet également de faire l’inventaire des troubles associés. Elle présente en outre l’intérêt de distinguer clairement entre les troubles d’intériorisation et les troubles d’extériorisation. Or, l’évolution de l’hyperactivité dépend largement de la nature des troubles comorbides. Donc l’évaluation de ces troubles est essentielle pour le pronostic, c’est-à-dire pour la prévision de l’évolution de l’hyperactivité. L’échelle syndromique pour évaluer le trouble de l’attention-hyperactivité est constituée de onze items. Les parents cotent les items tels que « ne peut pas se concentrer ou maintenir son attention longtemps » (item 8) ; « ne peut pas rester assis tranquille, remue beaucoup, toujours en train de bouger » (item 10) ; « est impulsif ou agit sans réfléchir » (item 41) ; « a de mauvais résultats scolaires » (item 61). 1. © MHS 1997, 2000, 2001. Multi-Health Systems Inc. États-Unis : P.O. Box 950, North Tonawanda, North Tonawanda NY 14120-0950. Canada : 3770 Victoria Park Avenue, Toronto ON, M2H 3M6. L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 309 7.2.2 Les tests d’évaluation de l’attention et de l’impulsivité La tâche de Stroop, imaginée par le psychologue de ce nom en 1935, est un dispositif expérimental transformé ultérieurement en un test permettant, selon les formes qui lui ont été données, l’évaluation du stress ou des troubles de l’attention. On présente au sujet des planches sur lesquelles sont imprimées des suites de mots qui sont des noms de couleur. Chacun est imprimé dans une encre d’une couleur différente de celle qu’il désigne. La tâche consiste à lire les noms de couleur sans se laisser perturber par la couleur de l’encre, ou à nommer le plus vite possible les couleurs dans lesquelles sont écrits ces noms. Jean-Michel Albaret et Laëtitia Migliore (1999) ont réalisé l’adaptation française d’une version destinée aux enfants âgés de 7 ans et 6 mois à 15 ans et 5 mois. Ce test permet d’évaluer l’attention sélective c’est-à-dire « la capacité à maintenir l’attention sur une cible quand des distracteurs sont présents » (Albaret et Migliore, 1999, p. 1). La passation de ce test se fait en quatre étapes, d’une durée de 45 secondes chacune qui sont présentées comme des épreuves de concentration et de vitesse : l’enfant doit lire le plus vite possible jusqu’à ce que l’examinateur l’interrompe au bout des 45 secondes. La tâche de Stroop sollicite fortement l’attention sélective et l’attention soutenue, car elle place le sujet dans des conditions qui maximisent le risque d’interférence entre la tâche et le contexte dans lequel il faut l’effectuer. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Les résultats des enfants hyperactifs sont nettement inférieurs à ceux des enfants du groupe d’étalonnage, et cette différence est très significative. Le test de Stroop apporte donc, en quelques minutes, des informations importantes : il permet d’évaluer avec précision l’importance des troubles attentionnels des enfants hyperactifs ; il permet, par conséquent, de préciser si l’on a affaire à la forme clinique avec prédominance du trouble de l’attention ou à celle marquée par la prédominance du syndrome d’hyperactivité-impulsivité. On peut également utiliser le test d’appariement d’images qui fournit des informations du même ordre (Albaret et coll., 1999). 7.2.3 Le facteur 3 du WISC-R comme facteur d’inattention L’analyse factorielle issue de l’étalonnage américain du WISC-R avait permis à Kaufman (1979) de dégager trois composantes fondamentales de l’intelligence de l’enfant (cf. p. 448-451) : l’aptitude à la compréhension verbale, l’aptitude à l’organisation perceptive et la résistance à la distraction (Freedom From Distractibility ou facteur 3). Ce dernier facteur est composé des subtests : arithmétique, mémoire immédiate des chiffres et code, qui sont assez largement des épreuves d’attention et de concentration, même s’ils impliquent également la mémoire auditive à court terme. En effet, plusieurs études (Petot, 1999a) ont montré que les enfants hyperactifs, qui ont des résultats normaux en compréhension verbale et en organisation 310 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT perceptive, ont des notes plus basses à ce facteur. Ce phénomène s’explique de toute évidence par les perturbations de l’attention propres aux enfants hyperactifs. Dans l’adaptation française de la dernière version révisée du WISC, le WISC-III, le facteur de résistance à la distraction a disparu. J’estime cependant que, dans la pratique clinique, il reste intéressant pour évaluer les troubles de l’attention de procéder au calcul de ce facteur. Le fait qu’il n’a pas émergé de l’étalonnage français n’est pas un argument définitif contre son existence : il est parfaitement possible de penser que, vu l’effectif de la population d’étalonnage (n = 1.120), celle-ci comportait un nombre d’enfants souffrant de troubles de l’attention trop faible pour qu’ils aient un poids sur la matrice de corrélations. Par ailleurs, l’analyse factorielle du WISC-III a mis en évidence une composante vitesse de traitement qui est présente dans la version française comme dans la version américaine, qui comprend les subtests code et symbole et qui semble particulièrement sensible à l’attention et à la concentration. Le calcul de la note à ce facteur permet également une assez bonne évaluation des troubles attentionnels. Une autre manière de procéder consiste à calculer l’indice SCAD formé par les subtests symboles, code, arithmétique et mémoire immédiate des chiffres (digit span en anglais). Tous ces subtests font appel à l’attention, à la concentration et à la vitesse de traitement de l’information, il n’est donc pas étonnant que cet indice soit particulièrement bas chez les enfants hyperactifs (Kaufman, 1994, p. 220-221). 7.3 Les échelles d’auto-évaluation Il n’existe pas d’échelle d’auto-évaluation de l’hyperactivité pour les jeunes enfants. Mais il en existe trois pour les patients âgés de 12 à 17 ans (Conners, 2001), qui ont été traduites par une équipe québécoise. 7.4 Les méthodes projectives 7.4.1 Le test de Rorschach On dispose de données solides sur les caractéristiques des réponses des enfants hyperactifs au test de Rorschach. Bartell et Solonto (1995) ont comparé certaines variables Rorschach de 12 enfants hyperactifs avec les normes établies par John Exner pour les enfants. Les enfants hyperactifs se distinguent du groupe normatif par le fait qu’ils ont moins de réponses déterminées par la couleur (FC et CF). Le EA de Beck (addition des deux membres du type de résonance intime, c’est-à-dire des kinesthésies humaines K et kp et de la somme pondérée des couleurs) est faible (4,38 contre 7,56 dans le groupe normatif). Le pourcentage des réponses de mauvaise qualité formelle (X - % ou F + % élargi) est élevé (38 % contre 9 % dans le L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 311 groupe normatif). Les auteurs n’ont pas trouvé de différences en ce qui concerne le nombre total de réponses et le nombre des réponses humaines (kinesthésiques ou non). Albert Cotugno (1995) a comparé les protocoles du test de Rorschach de 40 enfants hyperactifs avec les protocoles de 40 témoins normaux et de 40 « témoins cliniques » suivis pour des troubles psychologiques autres que l’hyperactivité. Les principales variables qui distinguent les enfants hyperactifs des deux autres groupes d’enfants sont : un Lambda élevé (c’est-à-dire un F % élevé), peu de réponses à déterminants multiples (Blends), un Afr (c’est-à-dire un RC %) bas, un nombre élevé de réponses déterminées par l’estompage. Les réponses humaines sont rares, les réponses de mauvaise qualité formelle sont nombreuses. La constellation dépressive de John Exner est légèrement plus élevée chez les hyperactifs. Enfin la pathologie se manifeste également dans deux indices destinés à l’évaluation des capacités de tolérance au stress et d’adaptation aux situations stressantes, la constellation CDI (Coping Deficit Index) et le score D (différence entre les ressources disponibles pour le moi, estimées par la somme des K et des réponses couleur, et les processus non contrôlés par le moi, estimés par la somme des kinesthésies non humaines et des réponses déterminées par la couleur achromatique et l’estompage). J’ai moi-même (Petot, 2001) comparé les protocoles de Rorschach de 20 garçons hyperactifs présentant des symptômes anxio-dépressifs associés avec ceux de 20 garçons présentant une dépression majeure associée à une angoisse de séparation. Les variables qui distinguent les enfants hyperactifs des enfants dépressifs sont tout d’abord le Lambda ou F % qui est plus élevé chez les hyperactifs. Les variables suivantes sont au contraire plus basses ou moins fréquentes chez les hyperactifs : – la somme pondérée des couleurs (εC) ; © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. – le EA de Beck (Experience Actual : somme des deux membres du TRI) ; – le es (experience stimulation), c’est-à-dire la somme des deux membres de la formule complémentaire calculée à l’américaine : somme des kinesthésies non humaines plus somme des estompages et des couleurs achromatiques C’) ; – le nombre de réponses à déterminants multiples (Blends) ; – les réponses tridimensionnelles déterminées par les caractéristiques formelles (FD) ; – les réponses à contenu morbide (MOR) ; – les réponses dans l’espace blanc (Dbl) et tout particulièrement des réponses en mauvaise forme localisées dans les détails blancs ; – les réponses organisées (Zf) ; – l’indice de dépression (DEPI). 312 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Je n’ai pas trouvé de différence entre les deux groupes en ce qui concerne certaines variables importantes : le nombre de réponses, les kinesthésies humaines (K et kp), la « formule affective » (Afr, équivalent du RC %), le nombre des réponses humaines entières (H) et l’indice de trouble de l’adaptation (Coping Deficit Index, CDI). 7.4.2 Les tests d’aperception thématique Quand les enfants hyperactifs arrivent à s’immobiliser assez longtemps pour passer le TAT ou le CAT, ils ont généralement beaucoup de mal à construire de véritables histoires. Quand ils y parviennent, les thèmes, les relations interpersonnelles et l’atmosphère affective varient énormément en fonction de la pathologie associée. Les enfants hyperactifs anxieux inventent des histoires semblables à celles des enfants hyperanxieux, les enfants hyperactifs avec dépression associée évoquent des thèmes morbides, ceux qui ont des troubles comorbides de la conduite font des récits à thème d’agression, etc. Tout semble indiquer qu’il n’y a aucune thématique qui serait spécifique des enfants hyperactifs. 8 CAS CLINIQUE : SAMUEL, 6 ANS ET 4 MOIS Samuel est en cours préparatoire. Il ne travaille pas et n’a fait aucune acquisition depuis le début de l’année scolaire. De plus, il est très agité et dérange ses camarades. L’institutrice et la directrice ont envisagé de l’orienter vers une classe d’adaptation (classe spéciale pour les enfants qui présentent des difficultés scolaires importantes). Les parents de Samuel, qui sont tous deux professeurs de l’enseignement secondaire, sont très surpris par cette décision. Ils pensent que leur enfant « n’a pas de retard mental ». Ils reconnaissent cependant que les problèmes scolaires et comportementaux de Samuel ont commencé dès l’école maternelle. Cela fait deux ou trois ans qu’il est agité et distrait, qu’il frappe ses camarades de classe, les barbouille avec de la peinture ou les mord. De l’aveu même de ses parents, il est très impulsif et imprévisible. Il se met souvent dans des situations dangereuses (grimpe sur les rebords des fenêtres, traverse la rue sans faire attention aux voitures, desserre le frein à main de la voiture de son père, etc.). La moindre contrariété ou frustration provoque chez Samuel des grandes crises de colère paroxystiques : il se roule par terre en hurlant puis devient totalement mutique pendant une heure ou deux. Il présente depuis l’âge de 4 ans une énurésie secondaire (diurne et nocturne), alors que la propreté avait été acquise à l’âge de 3 ans. L’énurésie est apparue peu après la naissance de sa petite L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 313 sœur. Samuel porte des couches, ce qui lui vaut des moqueries de la part de ses camarades. L’examen psychologique s’est bien déroulé malgré l’agitation, le manque d’attention et un bégaiement assez accentué. On notera que Samuel répétait souvent « je suis nase » (c’est-à-dire « nul ») ou « j’y arriverai jamais ». Résultats au WISC-R Quotient intellectuel verbal (QIV) : 95 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 131 Quotient intellectuel total (QIT) : 113 ■ ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 5 Similitudes : 8 Arithmétique : 12 Vocabulaire : 7 Compréhension : 14 Mémoire des chiffres : 8 Complètement d’images : 11 Arrangement d’images : 16 Cubes : 16 Assemblage d’objets : 15 Code : 15 Labyrinthes : 12 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-R (moyenne : 10 ; écart type : 3) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Compréhension verbale (CV) : 8,5 Organisation perceptive (OP) : 14 Facteur 3 : 11,67 ■ Commentaire Le niveau intellectuel est globalement supérieur à la moyenne. Les parents de Samuel ont donc raison d’exclure le « retard mental ». Cependant, sans que cela soit vraiment pathologique, on note un écart très important entre les aptitudes verbales, qui sont légèrement inférieures à la moyenne, et les aptitudes non verbales, logiques et spatiales, qui sont très élevées. Samuel se situe dans les 2 % supérieurs des enfants de son âge en ce qui concerne l’arrangement d’images et les cubes de Kohs. Son niveau est à peine moins bon aux subtests assemblage d’objets et code, et il a 14 au subtest compréhension, qui reflète l’intelligence sociale plus que des aptitudes liées directe- 314 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ment au maniement du langage. Les résultats les plus bas sont obtenus aux subtests liés aux acquisitions familiales et scolaires qui transitent par le langage : information et vocabulaire. Le seul point un peu inquiétant est la note relativement basse (bien que restant dans les limites de la normale) au subtest similitudes qui évalue l’intelligence catégorielle, c’est-à-dire la capacité à former des concepts et à les mettre en relations logiques. Le plus surprenant est finalement que Samuel, qui semble présenter un tableau clinique typique d’hyperactivité avec déficit de l’attention, a un score normal (11,67) au facteur 3 du WISC-R. L’agitation et l’impulsivité semblent donc plus importantes que le trouble de l’attention, qui n’est pas confirmé par le WISC. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 43 Échelle d’activités : 53 Échelle sociale : 34 Échelle scolaire : 46 ■ Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 73 Trouble d’internalisation : 61 Trouble d’externalisation : 71 Retrait-isolement : 56 Plaintes somatiques : 44 Anxiété-dépression : 66 Problèmes interpersonnels : 71 Troubles de la pensée : 56 Attention/hyperactivité : 81 Comportement déviant : 58 Comportement agressif : 74 ■ Commentaire Les résultats sont pathologiques, avec l’écart habituel en psychopathologie entre l’échelle de « compétence » qui est relativement basse et la note totale de perturbation qui est à plus de deux écarts types au-dessus de la moyenne (ce qui situe Samuel dans les 2 % les plus perturbés). Les troubles d’externalisation sont bien présents, avec le score le plus élevé à l’échelle d’attention/hyperactivité, suivie de près par les échelles comportement agressif et problèmes interpersonnels. La note de comportement déviant et celle de troubles de la pensée sont un peu élevées, mais dans le registre de la normale. Il n’y a pas de troubles d’internalisation, mais on remarquera quand même un L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 315 niveau élevé (mais infraclinique) d’anxiété-dépression. L’hyperactivité-impulsivité s’accompagne donc, comme souvent, de difficultés interpersonnelles et de conduites agressives, ainsi que de sentiments anxieux et dépressifs, mais il ne semble pas y avoir de trouble comorbide au sens précis de ce terme. Résultats à l’échelle de Conners (version parents) Échelle Note standard Troubles des conduites Problèmes d’apprentissage Troubles psychosomatiques Impulsivité-hyperactivité Anxiété Indice d’hyperactivité 72 50 45 73 72 77 L’indice d’hyperactivité est à plus deux écarts types par rapport à la moyenne et le facteur impulsivité-hyperactivité va logiquement dans le même sens. La note aux troubles des conduites est au-dessus de la moyenne ce qui traduit le comportement agressif de Samuel, déjà mis en évidence par la CBCL. L’anxiété atteint aussi un niveau pathologique. En somme l’ensemble des éléments de l’échelle de Conners confirme les données de la CBCL. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Résultats de l’échelle de dépression de Maria Kovacs Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 64 64 56 59 56 67 Il ressort de cette échelle que seule l’auto-dévalorisation approche le seuil pathologique. L’humeur dépressive apparaît à un degré modéré. Protocole du test de Rorschach (temps total : 6 min 10 s) Passation Enquête (cf. p. 29) Planche I (TL [temps de latence] = 2 s 1) Un aigle. 1) Où as-tu vu l’aigle ? Indique toute la tache. ☞ 316 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à un aigle ? – Parce qu’il y a des petits volants (sic) des trucs qui volent, oui il vole et parce qu’il a un corps, une tête. 2) Une chauve-souris. 1) L’ensemble. 2) Elle a des petits boutons. (Samuel indique les taches noires.) C’est des boutons où tu peux te soigner, c’est des boutons ou tu te fais mal avec. 3) C’est quoi ces boutons ? – Il a été pris par une épine qui lui a fait plein de boutons. Planche II (TL = 4 s) 3) ΛV Un homme. 1) L’ensemble avec la lacune centrale. 2) Des pieds, une grande tête, des grands bras et un corps (Dbl central). 4) V Un aigle. 1) L’ensemble. 2) Des pattes, et des ailes pour voler et une tête et il vole. Planche III (TL = 4 s) 5) Ça ressemble à des hommes avec des chemises noires. 1) D9 (détails latéraux sans le panier). 2) La tête, les pieds, le corps. Ils ont des chemises toutes noires. Ils sont collés sur la place, ils peuvent plus bouger, parce qu’ils veulent plus marcher, parce qu’ils ont en marre de marcher. 6) ΛV A un crâne. 1) D7 (détail noir inférieur). 2) À la couleur noire, des grands yeux et que ça ressemble à un crâne ouvert, il est cassé ici (indique le détail gris médian). 7) Un papillon. 1) D3 (détail rouge médian). 2) Il a des yeux, c’est presque un papillon avec des yeux. Planche IV (TL = 10 s) 8) Un fantôme. 1) L’ensemble. 2) Parce qu’il est grand, il a des grands pieds et des petits ongles (projections sur le bord inférieur de la « botte »). 9) Des pattes. 1) D6 (détail latéral inférieur). 2) C’est des pattes d’un animal, il est en Bretagne, on voit que ses pattes, il a envie d’avoir beaucoup de soleil. Planche V (TL = 3 s) 10) Une chauve-souris. 1) L’ensemble. 2) Parce qu’elle a des ailes, un corps, des cornes (antennes) et des pieds, elle ressemble, elle vole. 11) Ça ressemble à un arbre. 1) L’ensemble. 2) La forme du tronc (axe central) et les branches de chaque côté. ☞ L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 317 ☞ Planche VI (TL = 4 s) 12) À une peau. 1) L’ensemble. 2) Parce que le contour, on fait le tour de ça, on dit que c’est une peau d’Indiens. 13) À des moustaches du chat, à une tête de chat. 1) D3 (détail supérieur). 2) Ça ressemble à une tête de chat. 14) ΛV C’est un tronc qui a des branches partout, partout sur son corps. 1) L’ensemble. 2) C’est un arbre, ça ressemble. Planche VII (TL = 5 s) 15) Des cornes de fantôme, de taureau plutôt de taureau, et on peut monter jusque-là sur les cornes. 1) L’ensemble. 2) C’est la forme des cornes. 16) Un tapis. 1) L’ensemble. 2) La forme d’un tapis qu’on a aux toilettes et il y a des petits dessins dessus (indique les endroits les plus clairs de la tache). 17) Des moustaches. 1) D4 (3e tiers). 2) Parce que c’est la forme. Planche VIII (TL = 10 s) 18) Un tapis. 1) L’ensemble. 2) Parce qu’il y a des couleurs, rose, jaune, vert. 19) À des lions. 1) D1 (détails roses latéraux). 2) Ils ont des pattes, une queue, des petits points partout. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche IX (TL = 11 s) 20) À un tapis. 1) L’ensemble. 2) Il a des petites formes et qu’il y a des couleurs. 21) À des lions. 1) D3 (brun en haut). 2) À des têtes de lion que la tête, parce qu’il y a plein de couleurs. 22) À des yeux de serpent. 1) Extrémité supérieure du détail brun. La forme des yeux. Planche X (TL = 12 s) 23) À des cerfs. 1) D7 (détails bruns latéraux). 2) Parce qu’ils ont des cornes. 24) À un tapis et à des couleurs. 1) L’ensemble. 2) Il y a plein de couleurs. 318 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminant Contenu Facteurs additionnels I 1 Aigle G Kan + A DV2 2 Chauve-souris G F+ A Ban, MOR, DR1 3 Homme Gbl F- H 4 Aigle G Kan- A 5 Hommes D K. FC’+ H Ban, (2), DR1 6 Crâne D C’F- Anat MOR 7 Papillon D F+ A 8 Fantôme G F+ (H) Ban 9 Pattes D F+ Ad DR2 10 Chauve-souris G Kan + A Ban, DV1 11 Arbre G F- Bot 12 Peau G F+ Ad (peau) 13 Tête chat D F+ Ad 14 Arbre G F+ Bot DV2 15 Cornes G F+ Ad DR1 16 Tapis G F+ Obj 17 Moustaches D F- Hd 18 Tapis G CF- Obj 19 Lions D F+ A Ban, (2) 20 Tapis G FC- Obj Persévération 21 Lions D FC- Ad (2) 22 Yeux serpent Dd F- Ad 23 Cerfs D F+ A (2) 24 Tapis G CF- Obj Persévération II III IV V VI VII VIII IX X Ban L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE ■ 319 Psychogramme R = 24 Temps total = 6 min 10 s T/R = 15 s G = 14 dont : GDbl = 1 D=9 Dd = 1 FC = 2 CF = 2 C=0 FT = 0 TF = 0 T=0 A=7 Ad = 6 (A) = 0 (Ad) = 0 H=2 Hd = 1 (H) = 1 (Hd) = 0 FC’= 1 FY = 0 YF = 0 Abstr. = 0 Alim. = 0 Y=0 Anat. = 1 Art = 0 Bot. = 2 Expl. = 0 Feu = 0 Géo. = 0 Nature = 0 Nuage = 0 Obj. = 4 Pays. = 0 Radio = 0 Sc. = 0 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 0 F + = 11 F- = 4 Dbl = 0 Ddbl = 0 C’F = 1 C’= 0 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. FClob = 0 ClobF = 0 Clob = 0 Paires = 4 Reflets = 0 G % = 58 D % = 37 Dd % = 4 Dbl % = 0 K=1 kp = 0 kan = 3 kob = 0 FV = 0 VF = 0 V=0 FD = 0 F % = 62 F + % = 73 F + % élargi = 58 T.R.I. Σ 1 K/Σ 3 C Form. cpl. Σ 3 k/Σ 1,5 (E + C’) RC % = 29 Type couleur : Σ 2 C + CF = Σ 2 FC Ban = 6 Chocs = 0 Codéterminations : K. FC’ Cotations spéciales DV1 = 1 x 1 =1 DV2 = 2 x 2 =4 DR1 = 3 x 3 =9 DR2 = 1 x 6 =6 Σ brute = 7 Σ pondérée = 20 A % = 54 H % = 12 Ban % = 25 Σ2H>Σ1 Hd Phénomènes particuliers : Persévérations : 2 Σ7A>Σ6 Ad MOR = 2 EA de Beck = 4 es = 4,5 Indice d’égocentrisme = 17 % Indice d’anxiété somatique =8% Chocs à : IV, VIII, IX, X. 320 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Commentaire Le protocole est assez pauvre, mais il serait assez banal sans la vitesse d’idéation et les manifestations de troubles de la pensée, auxquelles il faut rattacher les persévérations (cotées selon la définition de Piotrowski). Le nombre de réponses est normal, la proportion des réponses purement formelles est double de ce qui est habituel à 6 ans, ce qui peut s’expliquer soit par l’hypercontrôle défensif, soit par un style cognitif impulsif. C’est sans doute cette seconde hypothèse qu’il faut retenir : Samuel répond très vite, sans prendre le temps d’examiner attentivement la planche (le temps par réponse exceptionnellement bas est à la limite de la fuite des idées). À l’enquête, il répond également très vite sans réfléchir, ce qui n’est guère favorable à l’introspection : or, sans un minimum d’introspection, il n’est pas possible de prendre conscience des déterminants sensoriels et de les verbaliser. Cette impulsivité d’apparence hypomaniaque explique peut-être également la présence des troubles du cours de la pensée, dont la quantité est excessive même pour un jeune enfant. Par ailleurs, la présence de deux réponses C’, de deux réponses morbides et de quatre chocs confirme la réalité de la souffrance anxio-dépressive déjà détectée par la CBCL remplie par les parents et par l’échelle de Maria Kovacs. Protocole du CAT Planche 1 Un poussin, il mange de la soupe (Samuel montre l’animal de gauche). Un jour il y avait un requin dans la soupe et leur maman poule vena. Elle rotira (= retira) le requin. Maintenant il peut manger sa poupe (= soupe). Ils ont fini de manger, ils vont au dodo. Planche 2 Deux contre un, tout au début ils veulent jouer au tirer à la corde. Ils sont deux tronque (= contre) un, le gagneur (animal de gauche) il aura deux médailles. PSYCHOLOGUE : Qu’est-ce qui va se passer ? – Il rentre à la maison, il prend à manger et ils vont se coucher. Planche 3 C’est l’histoire d’un lion qui est dans son fauteuil. Un jour il sort, il voya des gens et il dit je voudrais vous manger. À la fin, il a trop mangé d’hommes, il rentra à la maison, il mangera son autre homme après et après manger il va se laver les dents et après de laver de laver leur dent il rentra dans sa chambre et y dorma. Planche 4 C’est l’histoire des Kangourous, il alla en vélo et maman à pied. Il arriva dans un sapin, il pique-nique. Il prend les assiettes, il mangea et allons se baigner et L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 321 après ils vont à la maison et il se repose. Il mange un truc chaud de la tisane et après manger ils vont se laver les dents et après dormir. Planche 5 Ça me paraît dur à construire… C’est l’histoire d’un lit qui allume la lumière et se reposera et se mangera. PSYCHOLOGUE : Qui se reposera et se mangera ? – Le berceau, ils vont dans son lit. PSYCHOLOGUE : Qui va dans son lit ? – Le berceau va dans son lit après il lit un conte et il s’endort. PSYCHOLOGUE : Qui s’endort ? – Le berceau qui s’endort. Planche 6 C’est l’histoire d’un volcan. Le volcan lit un conte, il lit un conte dans son berceau et un jour, il sort de sa cachette. PSYCHOLOGUE : Qui sort de sa cachette ? – Le berceau, il rentre à la maison (Samuel détourne le regard de la planche comme si elle lui faisait peur) et les loups en rentrant il se mangera, il mangera son berceau parce qu’il s’endort. Planche 7 Trop dur ! C’est l’histoire d’un lion (Samuel ne veut pas regarder la planche) et un jour ils vont au pique-nique et un soir ils vont manger, après manger ils vont se laver les dents et après se laver les dents ils vont au lit, après ils vont raconter une histoire. PSYCHOLOGUE : Qui va raconter une histoire ? – Leur papa et c’est terminé. Planche 8 C’est l’histoire d’un singe qui veulent se rincer les dents. Un jour il peut pas, un jour il peut pas (répète quatre fois cette phrase) et un jour il peut. PSYCHOLOGUE : Pourquoi un jour il peut ? – Parce qu’il a une bronchite. Là ils sont trois, ça veut dire qu’ils vont se coucher. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche 9 C’est l’histoire d’une porte qui s’ouvre et qui se ferme. Un jour la porte arrêtera de se parler et un jour il s’en alla près d’un buisson. PSYCHOLOGUE : Qui est-ce qui s’en alla près d’un buisson ? – Et la porte continua de bouger et un autre jour le maître revient et la porte recontinue, recommence à bouger, un jour le maître va se coucher et la porte s’arrêta. Planche 10 C’est l’histoire des toilettes, c’est fini, il s’en alla faire caca et un jour des chiens arriva. Il s’est dit, je vais casser un et une tabouret, un chien s’en est allé boire un café et le chien revient il est pas content et toute la journée il arrêtera de boire et un jour il s’arrêta, il rentra à la maison. Il mangera, ils vont se laver les dents et ils vont se raconter une histoire et quand il s’endort, l’histoire est terminée. 322 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Analyse du CAT 1. Style des relations interpersonnelles et nature du conflit Planche 1 : manger la soupe, ont fini de manger la soupe, ils vont au dodo (activité non relationnelle). Planche 2 : jouer « au tirer la corde » (activité relationnelle), rentrer à la maison, il prend à manger et ils vont se coucher (activité non relationnelle). Planche 3 : relation agressive orale (manger des hommes). Planche 4 : faire du vélo, manger lors du pique-nique, aller se baigner, rentrer à la maison, manger, se laver et dormir (activités non relationnelles). Planche 5 : pas de thème reconnaissable, pas de relation, assemblage incohérent d’activités quotidiennes sans sujet reconnaissable : allumer la lumière, se reposer, manger, etc. Planche 6 : pas de thème ni de relation reconnaissables. Fabulation sans rapport avec le matériel présenté. Planche 7 : pas de thème ni de relation reconnaissables. Évocation d’activités banales non relationnelles (manger, se laver les dents [activité]) ou relationnelles (le père raconte une histoire). Planche 8 : singe qui peut pas se laver les dents parce qu’il a une bronchite (fabulation incongrue sans rapport avec le matériel présenté). Planche 9 : porte qui bouge et s’arrête de se parler, etc. (fabulation incongrue sans rapport avec le matériel présenté). Planche 10 : pas de thème ni de relation reconnaissables. Évocation d’activités banales non relationnelles (faire caca, un chien s’en est allé boire un café) ou relationnelles (ils vont se raconter une histoire). Il n’y a pas vraiment de thèmes mais des suites d’activités banales de la vie quotidienne, généralement non relationnelles. Il n’y a ni scénario ni aucun principe d’organisation temporelle (c’est-à-dire pas d’histoire avec un commencement, un milieu et un dénouement). 2. Thèmes complexuels ou projection massive. Les seuls thèmes reconnaissables sont un thème banal de jeu (tirer la corde à la planche 2) et un thème complexuel de dévoration orale (le lion qui va manger des hommes à la planche 3). 3. Aspects formels On relève des fabulations sans rapport avec les dessins présentés, par exemple, à la planche 1 (un jour il y avait un requin dans la soupe), à la planche 3 (lion qui mange des hommes), à la planche 6 (des loups en rentrant il se mangera), à la planche 7 (aller au pique-nique). Presque toutes les « histoires » sont incompréhensibles du fait des incohérences traduisant les troubles de la pensée. C’est particulièrement net à la 5 (un lit qui allume la lumière et L’HYPERACTIVITÉ AVEC DÉFICIT DE L’ATTENTION OU L’HYPERKINÉSIE 323 le berceau va dans son lit et s’endort), à la 6 (histoire d’un volcan qui lit un conte, un berceau qui rentre à la maison) et à la 9 (la porte qui bouge, arrête de se parler, etc.). On ne peut manquer de se demander s’il n’y a pas un aspect maniaque dans ces associations incohérentes. Il faut surtout souligner, pour s’en inquiéter, que ce qu’on appelle habituellement et improprement des « troubles de la pensée formelle » (il s’agit en réalité d’incohérences qui violent la vraisemblance, mais non la logique pure) s’accompagne ici d’une véritable désorganisation formelle (au sens le plus précis) de la pensée. Cette perturbation se traduit par une désorganisation massive du langage, qui va bien au-delà du simple bégaiement, qui s’est du reste atténué lors de la passation des tests. Le vocabulaire est atteint : rotirer pour retirer, poupe pour soupe, tronque pour contre, substitution de formes régulières incorrectes – mais logiques – aux formes irrégulières correctes de certains verbes (leur maman poule vena, il voya des gens, il dorma, etc). Ces dernières fautes sont fréquentes chez des enfants plus jeunes, mais ordinairement surmontées à 6 ans. Certaines fautes d’accord sont signe d’immaturité mais relativement banales chez les enfants ayant des troubles du langage (planche 3 : « et après de laver de laver leur dent il rentra »). Le plus inquiétant est que les structures fondamentales de la syntaxe peuvent être malmenées. Une phrase comme « le volcan lit un conte, il lit un conte dans son berceau et un jour il sort de sa cachette » (planche 6) est « incohérente » (en fait : extravagante) en ce qui concerne le contenu. Mais elle est syntaxiquement correcte en ce sens qu’elle est constituée de trois propositions correctement coordonnées dont chacune est composée comme il se doit d’un syntagme nominal dont le noyau est correctement constitué d’un substantif et d’un syntagme verbal dont le noyau est bien un verbe. Au contraire, les phrases suivantes violent les règles syntaxiques :… et les loups en rentrant il se mangera (planche 6)… il s’est dit je vais casser un et une tabouret (planche 10). Ce sont des phrases impossibles qui ne respectent pas du tout les règles d’assemblage des « parties du discours ». © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Interprétation générale du cas L’intelligence est normale et le WISC ne permet pas d’objectiver d’éventuels troubles de l’attention. L’examen psychologique montre que l’essentiel de la pathologie est l’agitation-impulsivité, accompagnée des difficultés relationnelles classiques chez les enfants hyperactifs et de l’agressivité et des affects anxio-dépressifs assez fréquents chez eux. On aurait donc conclu, si on n’avait pas administré de tests projectifs, à une hyperactivité assez banale. Mais ces tests apportent la notion de l’existence de troubles massifs de la pensée. Ces troubles ne se limitent pas au cours de la pensée (caractère désordonné des associations), ils semblent aller parfois jusqu’à de véritables incohérences formelles. En outre, le rythme extraordinairement rapide de la production des réponses au Rorschach évoque la fuite des idées. On est 324 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT obligé d’envisager l’hypothèse d’un début de manie. Dans cette perspective, l’agressivité et les sentiments dépressifs prendraient un tout autre sens : celui de manifestations thymiques souvent fréquentes dans la manie des jeunes enfants. On préconisera donc une prise en charge par un pédopsychiatre ou un psychologue ayant une bonne expérience de la pédopsychiatrie « lourde » en l’avertissant des éléments qui font craindre une évolution vers la manie ou vers une forme infantile de la psychose maniaco-dépressive ou, dans le langage de la CIM, du trouble bipolaire. Chapitre 11 LE TROUBLE DES CONDUITES 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La pédopsychiatrie actuelle nomme trouble des conduites (conduct disorder) ou trouble du comportement, une réalité identifiée par les éducateurs bien avant l’apparition de la psychiatrie. Ce terme est employé pour désigner les conduites typiques des enfants que les éducateurs considéraient comme fondamentalement méchants ou inéducables, incapables de comprendre et de respecter les normes sociales et morales. Les psychiatres français, à la suite d’Émile Dupré (1912), Georges Heuyer (1914) ou Léon Michaux (1952, p. 1) utilisaient les termes perversion instinctive, comportement pervers ou malignité instinctive pour désigner cette pathologie. Dans un langage différent, plus « politiquement correct », c’est à peu près la même chose que nous disent le DSM et la CIM, qui définissent le trouble des conduites comme un ensemble de conduites récurrentes et persistantes dans lesquels sont bafoués les droits fondamentaux d’autrui, les normes ou les règles sociales correspondant à l’âge de l’enfant. Heuyer en avait détaillé les principales manifestations : mythomanie, vagabondage, fugues, vols, pyromanie, inaffectivité, colères, violences, érotisme, etc. Ses descriptions restent d’actualité. Pour la commodité de l’exposé, on distinguera quatre groupes de manifestations. 1.1 Agressivité et vandalisme L’agressivité est un fait régulièrement rencontré et normal, quand il reste modéré, chez les jeunes enfants d’environ 3 ans qui frappent, tirent les cheveux ou mordent le cuir chevelu de leurs petits camarades. Habituellement, ce comportement disparaît, parce qu’il suscite des plaintes des parents 328 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT des petites victimes, ce qui amène les parents ou les éducateurs à le réprimer sévèrement. Cependant, dans les cas les plus graves, ce comportement persiste et s’aggrave malgré les punitions, et l’on est en présence d’enfants qui présentent des comportements permanents d’hostilité, de provocation, d’intimidation ou de menace envers leurs camarades. Le plus souvent c’est l’agression physique qui domine. L’enfant déclenche les violences et agresse physiquement ses camarades par des coups de poing violents, en les bousculant, en leur tordant les bras, en les mordant ou en leur tirant les cheveux. Il arrive même que les enfants maltraitent leurs parents, le plus souvent leur mère : ils la menacent, la battent, lui donnent des coups de pied dès qu’elle tente de leur imposer une limite quelconque. Dans les cas les plus graves, heureusement rares chez les enfants, les agressions se font au moyen d’armes diverses : bâtons, pierres, couteau, cutter, voire ficelle pour étrangler. Aux États-Unis, l’utilisation d’armes à feu par des jeunes adolescents ou même des enfants d’âge scolaire n’est pas exceptionnelle. Les animaux, notamment les chiens et les chats qui sont les plus accessibles, sont souvent victimes de cette violence : ils sont martyrisés, blessés (oreilles ou queue coupées), jetés à l’eau et parfois ils sont tués. La destruction ou la détérioration des affaires des camarades font également partie de ce comportement agressif. Les affaires scolaires, livres, cahiers, crayons, sont déchirés. Les jeux comme le « Game Boy » que les enfants aiment emporter à l’école ou les téléphones portables sont jetés ou cassés. Ils peuvent aussi mettre le feu aux affaires de leurs camarades ou incendier des poubelles, des locaux scolaires, des immeubles quelconques. Chez les enfants les plus âgés et dans les cas les plus graves, cette destruction peut aller jusqu’au bris des vitres ou à l’incendie des voitures en stationnement. Les abris en verre des haltes d’autobus ou des stations de chemin de fer sont cassés, les banquettes des autobus ou des trains sont lacérées à l’aide de cutters, etc. On peut rapprocher de ce genre de dégradations les inscriptions de graffiti divers et les barbouillages de murs, de wagons ou de voitures. 1.2 Vols On peut observer chez certains enfants des petits larcins très variés, vols de friandises, de bonbons ou de pièces de monnaie. Ces vols se produisent habituellement à la maison et disparaissent très vite, puisque les principales victimes en sont les parents, qui répriment rapidement ces larcins, ou les frères et sœurs, qui n’ont aucun mal à identifier le coupable et à provoquer l’intervention des parents. Mais ils peuvent également se produire à l’école. L’enfant vole les affaires scolaires de ses camarades ou divers objets qu’il trouve dans les vestiaires des salles de sport. Habituellement, il s’agit d’un acte isolé. On ne considère qu’un enfant est voleur que lorsque ce comportement est répétitif et persistant. C’est donc la fréquence, la nature et les circonstances des LE TROUBLE DES CONDUITES 329 vols qui donnent la mesure du degré de déviance de ce comportement. Parmi ces vols, on relève les vols d’argent, de bijoux, de montres, le vol dans les magasins, dans les supermarchés, le vol à l’étalage, le vol des autoradios des voitures, etc. Un degré supplémentaire de gravité est atteint lorsque le vol s’accompagne de menaces ou d’agression du détenteur de l’objet convoité. On parle de racket lorsque la victime est menacée de rétorsion si elle n’apporte pas de l’argent le lendemain. Certains des enfants victimes de ces menaces sont terrorisés et inventent n’importe quel prétexte pour que leurs parents leur donnent l’argent qu’ils remettront à leurs agresseurs pour les satisfaire. Il est rare que des enfants commettent des cambriolages, pénètrent dans les maisons et volent des objets ou du matériel précieux, mais ce comportement est fréquent chez les adolescents déviants. Dans les formes les plus extrêmes, la gravité des vols augmente régulièrement et les adolescents deviennent des délinquants récidivistes. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1.3 Mensonge Les mensonges sont fréquents chez les enfants qui présentent des troubles de la conduite. Bien sûr, le mensonge est normal chez les jeunes enfants : avant 5 ou 6 ans, l’enfant ne différencie pas encore complètement la réalité et l’imaginaire, et il est donc difficile de différencier de la simple fabulation le mensonge intentionnel destiné à tromper l’interlocuteur. Le mensonge proprement dit apparaît chez l’enfant déviant comme une sorte de nécessité technique : il lui faut cacher ses délits pour éviter les réprimandes et les punitions. Il peut également tenter de détourner les sanctions en accusant d’autres enfants des méfaits qu’il a lui-même commis. Chez certains enfants, le mensonge devient ensuite un instrument d’accomplissement des actes déviants : ils font des promesses fallacieuses à des camarades pour les entraîner dans un endroit isolé et les dépouiller de leur téléphone portable, de leur « Game Boy », de leurs vêtements de marque ou de leur argent de poche. Il arrive enfin que certains enfants ou adolescents semblent mentir en quelque sorte pour le plaisir de mentir : les mensonges utilitaires dont la finalité est évidente sont accompagnés de fabulations plus ou moins invraisemblables qui ne servent à rien mais qui présentent ordinairement le menteur sous un jour favorable voire grandiose. Émile Dupré avait décrit ce phénomène sous le nom de mythomanie vaniteuse, dont il distinguait plusieurs types. Celui qui est le plus souvent associé aux troubles de la conduite est la hâblerie fantastique. Mensonge utilitaire et mensonge gratuit se mélangent parfois. Ainsi un enfant qui manquait systématiquement l’école croyait tromper ses parents en ne se contentant pas de prétendre qu’il s’y rendait régulièrement et en leur faisant des récits de la vie scolaire. Il prétendait, en outre, ajoutant ainsi la hâblerie fantastique au mensonge utilitaire, avoir une réussite 330 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT scolaire extraordinaire, avoir les meilleures notes en français et en calcul, avoir été publiquement félicité par la maîtresse, etc. 1.4 L’école buissonnière, les fugues et le vagabondage Le DSM-IV et la CIM-10 donnent le nom beaucoup trop général de « violations des normes sociales », qui s’applique en fait à l’ensemble des manifestations de trouble de la conduite, à tous les comportements qui impliquent l’absence de l’école. Les enfants font souvent l’école buissonnière, errent dans les rues, dans les gares ou dans les centres commerciaux, seuls ou en bande avec d’autres enfants déviants. Ils rentrent le soir chez eux à l’heure habituelle en disant aux parents que la journée s’est bien passée. Les fugues sont également fréquentes. Elles durent ordinairement une journée et se répètent en passant plus ou moins inaperçues, mais il arrive que l’enfant fugue de la maison pendant quelques jours, déambule dans les rues sans but précis et se cache la nuit dans des terrains vagues ou dans des bâtiments inoccupés. 1.5 L’indifférence aux sanctions L’ensemble de ces comportements et en particulier l’agressivité physique, l’agressivité verbale, les provocations, l’intimidation ou les menaces sont intolérables à l’école et entraînent des punitions de plus en plus graves. Au terme de cette escalade, l’enfant est renvoyé de l’école pour quelques jours ou quelques semaines, ce qui risque d’ailleurs de l’inciter au vagabondage et aux fugues. Le plus souvent, l’enfant déviant ne comprend pas ces punitions : il n’éprouve pas de sentiment de culpabilité et réagit par la colère et la haine à ce qu’il interprète comme une agression insupportable. Il réagit à la punition soit par un redoublement des conduites déviantes, soit par des promesses fallacieuses de changement de conduite bientôt suivies de récidive. C’est ce que voulait dire, dans un langage qui a vieilli, Pierre Mâle lorsqu’il soulignait l’existence d’un « noyau pervers » chez ces enfants qui n’éprouvent pas de peur de la punition ni de culpabilité. 2 NOSOGRAPHIE Le DSM-IV comme la CIM-10 décrivent le trouble des conduites dans la section consacrée aux troubles apparaissant au cours de l’enfance ou à l’adolescence. Dans le système de classification de l’APA, les 15 conduites LE TROUBLE DES CONDUITES 331 déviantes retenues comme critères diagnostiques sont présentées sous quatre rubriques : – agressions envers des personnes et des animaux ; – destruction de biens matériels ; – fraude ou vol ; – et violations graves de règles établies (c’est-à-dire école buissonnière et fugues). Il faut spécifier si le trouble a débuté au cours de l’enfance ou au cours de l’adolescence et spécifier le degré de gravité, léger, moyen ou sévère. La distinction de cinq formes cliniques (mal socialisé/socialisé, agressif/non agressif, atypique), qui était faite dans le DSM-III, a été abandonnée mais est encore évoquée par certains cliniciens et chercheurs. La CIM-10 ne distingue pas les troubles des conduites et les troubles du caractère de type oppositionnel ou négativiste. Elle propose une liste de 23 symptômes dont les huit premiers correspondent au trouble négativiste, tandis que les quinze suivants sont pratiquement identiques à ceux énumérés dans le DSM-IV pour le trouble de la conduite. Le diagnostic nécessite que les manifestations durent depuis six mois. Quatre formes cliniques sont différenciées : – troubles des conduites limités au milieu familial, si les conduites déviantes ont lieu exclusivement ou principalement dans le milieu familial ; – trouble des conduites de type mal socialisé lorsque l’enfant n’a pas d’amitiés proches, réciproques et durables, lorsqu’il est isolé, rejeté ou impopulaire ; © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. – trouble des conduites de type socialisé lorsque les relations avec les pairs sont normales dans leur qualité, leur fréquence, leur intensité et leur durée ; – trouble oppositionnel avec provocation lorsque les conduites déviantes se limitent à un négativisme systématique, ce qui se traduit par la présence d’au moins quatre des symptômes du premier groupe (symptômes 1-8) et d’au plus deux symptômes de trouble de la conduite proprement dit (symptômes 9-23). Il faut préciser si le trouble est survenu avant l’âge de 10 ans ou au cours de l’adolescence et préciser, en outre, le degré de gravité du trouble, léger, moyen, sévère. La CIM-10 considère donc les conduites systématiques de colère, d’opposition et de rancune, typiques de ce que la tradition pédagogique appelle les caractériels, comme une simple variante de troubles de la conduite. Le DSM-IV, plus proche sur ce point de la tradition pédagogique et psychiatrique, 332 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT considère le trouble oppositionnel avec provocation comme une entité distincte (cf. p. 361-384). Dans la CFTMEA, le trouble des conduites figure dans la catégorie des troubles des conduites et des comportements, qui inclut un ensemble très disparate de troubles allant de l’hyperactivité aux phobies scolaires, en passant par l’anorexie ou les conduites suicidaires, sous la dénomination « Autres troubles caractérisés des conduites ». On classe dans cette catégorie tous les comportements récurrents qui alertent et inquiètent l’entourage de l’enfant. Les auteurs de cette classification établissent une liste de sept troubles distincts des conduites, considérés comme des entités distinctes recevant chacune un numéro de code qui lui est propre : pyromanie (allumer des incendies), kleptomanie (commettre des vols), fugues, violence contre les personnes, conduites à risques, errance. Enfin, aussi bizarre que cela puisse sembler la trichotillomanie (le fait de s’arracher les cheveux) figure dans la liste des troubles caractérisés des conduites. Malheureusement, les auteurs ne donnent pas de règles précises pour le diagnostic. En particulier, ils n’indiquent pas le nombre de comportements déviants, ni la durée nécessaires pour porter le diagnostic. Le DSM-IV, la CIM-10 et la CFTMEA ont en commun de réduire la sémiologie des troubles de la conduite à un ensemble de comportements déviants relevant de sanctions familiales, scolaires voire sociales ou judiciaires. On est étonné de constater qu’aucune de ces classifications ne relève l’importance des caractéristiques psychologiques décrites par les auteurs anciens en termes de perversité et dont les psychanalystes ont souligné l’importance en les rattachant à une absence ou à une déficience qualitative du surmoi : incapacité de tolérer la frustration, absence de culpabilité proprement dite, rejet des punitions considérées comme des agressions déclenchant le cercle vicieux des agressions et des rétorsions, immaturité des relations d’objet et centration narcissique sur ses propres désirs, illusions d’impunité renvoyant à des sentiments de toute-puissance. 3 ÉPIDÉMIOLOGIE Mark Zoccolillo et Michel Huard (1999) ont fait la synthèse de plusieurs études épidémiologiques en provenance d’Amérique du Nord, d’Europe et de Nouvelle-Zélande. Dans l’ensemble des régions concernées, le taux de prévalence du trouble des conduites chez les enfants d’âge scolaire est très différent selon le sexe. Il varie de 1,9 % à 8 % pour les garçons et de 0,8 % à 1,9 % pour les filles. Au cours de l’adolescence, il est de 3,4 % à 9 % chez les garçons et de 0,8 % à 8 % chez les filles. LE TROUBLE DES CONDUITES 333 Par exemple, dans l’étude néo-zélandaise de tous les enfants nés à Dunedin en 1973 (Anderson et coll., 1987), le taux de prévalence du trouble de la conduite (type agressif, selon le DSM-III), est de 3,4 % à l’âge de 11 ans. Les garçons présentent ce trouble trois plus souvent que les filles (3,2 contre 1). Ces mêmes enfants ont fait l’objet d’une réévaluation à l’âge de 15 ans (McGee et coll., 1990). Le taux de prévalence a alors augmenté. Il est estimé à 1,6 % pour le trouble de la conduite de type agressif et à 5,7 % pour le trouble de la conduite de type non agressif. Les garçons présentent plus de troubles des conduites de type non agressif que les filles (1,8 garçon pour 1 fille). Pour le trouble de la conduite de type agressif, les auteurs ne peuvent pas donner d’indication concernant la répartition selon le sexe parce qu’elle est incalculable : aucune fille de cette étude ne présente de troubles de la conduite de type agressif, alors que 15 garçons présentent ce trouble. Dans l’étude épidémiologique suédoise d’Almqvist et de ses collègues (1999) portant sur 5 813 enfants âgés de 8 et 9 ans, le taux de prévalence global est estimé à 4,7 % se décomposant ainsi : 6,8 % chez les garçons et 2,5 % chez les filles. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Le taux de prévalence du trouble des conduites est évidemment plus élevé dans l’étude épidémiologique de Garland et de ses collègues (2001), portant sur des enfants présentant des problèmes divers et suivis dans des centres de soins. Il monte en moyenne à 24,9 % et se répartit de la manière suivante : centres de consultation scolaires (34,3 %), consultations spécialisées en toxicomanies et alcoolisme (32,1 %), consultations d’hygiène mentale (28,1 %), centres de protection judiciaire de la jeunesse (29,9 %) et centres d’aide sociale à l’enfance (16,1 %). Le trouble des conduites est plus fréquent chez les garçons que chez les filles (27,2 % contre 20,6 %). En résumé, le trouble de la conduite est l’un des troubles psychologiques les plus fréquents chez les garçons, un peu moins fréquent que les troubles dépressifs mais nettement plus fréquent que l’angoisse de séparation ou la névrose d’angoisse. Il est plus rare chez les filles dans la population générale, mais la prévalence du trouble des conduites chez les filles présentant des problèmes sociaux ou psychologiques est de l’ordre de 20 % et se rapproche de celle qu’on observe chez les garçons présentant le même type de difficultés. 4 TROUBLES ASSOCIÉS La revue de la littérature publiée au cours de la dernière décennie du XXe siècle, et établie par Loeber et ses collègues (2000), montre que le trouble des conduites est très souvent associé à d’autres troubles psychopathologiques, 334 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT principalement le trouble oppositionnel, l’hyperactivité et l’abus de substance, mais aussi, ce qui est plus surprenant, l’anxiété et la dépression. L’étude de Biederman et son équipe (1999), non recensée par Loeber et qui portait sur un groupe de 192 enfants présentant le trouble des conduites dont la moyenne d’âge était de 11 ans et 1 mois, a mis en évidence des taux de comorbidité très élevés : l’association du trouble des conduites avec les troubles oppositionnels est de 88 %, elle est de 78 % avec l’hyperactivité. La comorbidité avec la dépression majeure est de 59 %, avec la manie de 40 % et avec les troubles anxieux (deux ou plus de deux) de 28 %. Enfin l’association avec la psychose est de l’ordre de 5 %. Rey (1993) a fait une revue de la question qui confirme qu’environ 80 % des enfants présentant un trouble de la conduite réalisent également les critères de ce que le DSM nomme le trouble oppositionnel. Cela justifie en partie la classification de l’Organisation mondiale de la santé. 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Facteurs familiaux : thèses biologiques et sociologiques anciennes et modernes Les premiers observateurs des troubles des conduites se référaient à la théorie des constitutions héréditaires anormales liées aux dernières formulations de la théorie de la dégénérescence héréditaire progressive. Pour eux, les enfants pervers étaient porteurs de tares constitutionnelles innées (Dupré, 1912). Alors que de nos jours, les idéologies biologisantes tendent à s’opposer aux idéologies sociologisantes, cette conception s’accompagnait de considérations sociologiques relatives à la fréquence des perversions instinctives chez les enfants mal élevés par des parents eux-mêmes dégénérés, les facteurs d’environnement cumulant ainsi leurs effets avec les facteurs d’hérédité. De nombreuses observations cliniques contemporaines (Robins, 1991 ; Rutter, 1985) ont confirmé que les parents délinquants ou alcooliques ont souvent des enfants déviants. L’alcoolisme ou la délinquance de la mère semblent avoir des conséquences beaucoup plus graves que les mêmes troubles chez le père. Lee Robins (1991) qui souligne ce fait, l’explique par des considérations environnementalistes : ces troubles étant beaucoup plus rares chez les femmes que chez les hommes, et les femmes alcooliques ou délinquantes ayant tendance à choisir des partenaires déviants, la probabilité pour qu’un enfant dont la mère est déviante ait deux parents déviants est beaucoup plus élevée que celle des enfants dont seul le père est alcoolique ou LE TROUBLE DES CONDUITES 335 délinquant. Ces hommes vivent souvent avec des femmes non alcooliques et non délinquantes, alors que les femmes alcooliques ou délinquantes vivent presque toujours avec des hommes alcooliques ou délinquants. Certains auteurs ont voulu attribuer à des facteurs génétiques le fait prétendu selon lequel les troubles de la conduite seraient, aux États-Unis, plus fréquents chez les enfants noirs ou hispaniques que chez les enfants blancs. Mais il semble que ce fait ne soit pas confirmé : il semble s’agir d’une illusion due au fait que les enfants délinquants issus des minorités ethniques sont plus souvent séparés de leur famille et placés en institutions que les enfants blancs présentant les mêmes problèmes (Robins, 1991). On a également relevé le caractère incohérent de l’éducation familiale reçue par les enfants présentant des troubles de la conduite. La discorde entre les parents, l’oscillation entre la négligence et le laisser-faire et des punitions sévères voire cruelles sont fréquentes (McCord, 1990). Il est traditionnel en psychiatrie de l’adulte d’expliquer l’incapacité de beaucoup de psychopathes d’anticiper les conséquences de leurs actes par un trouble cognitif spécifique, dont le substrat serait une anomalie des lobes frontaux. Mais l’étude de Dunedin a établi que les enfants et les adolescents délinquants ne présentent ce type de déficit cognitif que lorsqu’ils souffrent également d’hyperactivité avec déficit de l’attention (Moffit et Henry, 1989). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Lee Robins (1991), qui est l’un des rares chercheurs anglo-saxons qui n’explique pas systématiquement les conduites pathologiques par des facteurs génétiques, admet cependant une contribution de ces facteurs au trouble de la conduite. Il propose une comparaison avec le rôle respectif des facteurs génétiques et environnementaux dans le déterminisme du quotient intellectuel. Les facteurs génétiques rendent compte des anomalies graves : débilités profondes d’origine manifestement organique, ou troubles de la conduite précoces et massifs. Les facteurs d’éducation, d’imitation et d’identification suffisent largement à rendre compte des formes légères aussi bien de déficit intellectuel que de déviance comportementale. 5.2 Théories psychanalytiques Les conceptions psychanalytiques ont évolué lentement à partir de deux conceptions contradictoires : pour Freud, Melanie Klein et la plupart des psychanalystes, les troubles de la conduite sont dus à des sentiments de culpabilité inconscients et à un excès du surmoi ; pour d’autres, dont Kate Friedlander et Jeanne Lampl de Groot, ils sont dus à l’absence de culpabilité et à l’absence ou à l’insuffisance du surmoi. Il semble aujourd’hui possible de montrer que ces deux positions contenaient une part de vérité : les sentiments de culpabilité sont archaïques et écrasants mais inconscients, le surmoi est également archaïque et prend la forme d’un persécuteur interne 336 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ou d’un idéal du moi grandiose ; de ce fait, il n’y a pas de surmoi mature comparable à celui qu’on observe chez les névrosés. Freud ne s’est intéressé que tardivement et indirectement aux troubles des conduites des enfants. Il évoque dans son texte de 1916, Les Criminels par sentiments de culpabilité, les actes déviants ou délinquants isolés commis au cours de leur enfance par des patients adultes qui les évoquent au cours de leur analyse et qui peuvent également commettre d’autres actes délictueux pendant qu’ils sont en analyse. Il estime que ces actes sont commis à cause de sentiments de culpabilité préexistants. Cela peut paraître surprenant puisqu’on s’attend à ce que le sujet éprouve des sentiments de culpabilité pour des crimes qu’il a commis. Mais Freud écrit : « Si paradoxal que cela puisse paraître, il me faut dire que le sentiment de culpabilité préexistait à la faute : ce n’est pas de celle-ci qu’il procédait, mais au contraire la faute procédait du sentiment de culpabilité » (p. 134). Le sentiment de culpabilité a une origine inconsciente et il correspond à la dimension parricide ou, bien que Freud ne le précise pas, matricide du complexe d’Œdipe. Ce crime imaginaire de la petite enfance suscite une culpabilité inconsciente importante qui fait redouter un châtiment terrible, que Freud ne précise pas, mais qui est de toute évidence la castration ou la perte d’amour. Pour se libérer et se soulager de cette angoisse permanente d’un châtiment terrible, certains sujets aiment mieux se faire condamner à un châtiment qui leur donne l’impression d’être châtié, et donc d’être quitte de leur faute, mais d’une façon finalement moins terrible que celui qu’ils redoutent réellement dans leur inconscient. Melanie Klein a également repris cette idée de Freud dans ses textes sur Les Tendances criminelles chez les enfants normaux (1927) et La Criminalité (1934), mais en remplaçant la castration par le morcellement. Pour avoir voulu mettre en morceaux et dévorer sa mère, l’enfant redoute d’être luimême coupé en morceaux et dévoré. Pour lutter contre cette crainte du châtiment absolu, il peut éprouver le besoin de subir des punitions plus douces : si sévère que soit la punition réelle infligée par les adultes, elle est moins grave que la punition qui est redoutée par l’inconscient. Cette approche conduit à une névrotisation des troubles infantiles de la conduite et de la psychopathie adulte. Elle suppose qu’il y a déjà chez ces sujets un appareil psychique très différencié, permettant la présence de sentiments de culpabilité et d’un besoin de punition antérieurs aux actes déviants, aux crimes ou aux délits. D’autres psychanalystes, généralement plus engagés dans une pratique clinique effective avec des enfants déviants, ont au contraire soutenu que ces enfants se caractérisent par l’absence ou l’insuffisance du surmoi. C’est notamment le cas de Kate Friedlander (1945) qui différenciait plusieurs types d’enfants « psychopathes » : dans certains de ces types, les passages à l’acte déviant s’inscrivent dans un contexte psychologique de conflit de nature névrotique, mais il existe un type antisocial pur qui se manifeste dès la période de latence par des actes déviants nombreux et répétés et dans LE TROUBLE DES CONDUITES 337 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. lequel on assiste à une véritable atrophie du surmoi. Le psychiatre et psychanalyste français Pierre Mâle a soutenu des positions similaires : il insiste sur la présence chez les enfants déviants d’un noyau pervers composé de caractéristiques comme l’indifférence, l’inintimidabilité et l’inéducabilité. John Bowlby (1944) a apporté une contribution importante à la théorie déficitaire des troubles de la conduite. Il s’est appuyé sur des études statistiques montrant la fréquence de la délinquance chez les enfants élevés dans des foyers dissociés et victimes de carences précoces et sur l’étude clinique de 44 enfants ayant commis des vols. La théorie de Bowlby repose implicitement sur l’idée que le développement normal nécessite que l’enfant soit aimé par ses parents. C’est parce que l’enfant délinquant n’a pas bénéficié d’un apport affectif et éducationnel suffisant dans sa famille que son appareil psychique ne s’est pas développé normalement. Son moi et son surmoi sont incomplets, malformés ou déformés, il est une sorte d’infirme mental incapable d’intégrer et d’intérioriser les règles et les interdits et de s’adapter aux règles morales et aux exigences sociales. Dans cette théorie, il ne s’agit pas d’un mécanisme compliqué de type névrotique, mais d’un mécanisme simple du type déficitaire : manque de compréhension, manque d’apprentissage et d’éducation qui a comme conséquence le manque de développement de certaines structures intrapsychiques. Mais à la différence des conceptions plus simplistes de Friedlander, la théorie de Bowlby permet de comprendre que les « psychopathes » éprouvent une souffrance de type anxieux et/ou dépressif que confirment les données sur la comorbidité. L’évolution ultérieure des conceptions psychanalytiques a permis de rapprocher les points de vue opposés. Phyllis Greenacre (1945) et Hélène Deutsch (1967) ont rejeté l’idée d’une absence du surmoi chez les enfants psychopathes, mais elles ont montré l’hypertrophie d’un idéal du moi primitif et mégalomane chez les futurs déviants et délinquants. Donald Winnicott (1956), dans son texte sur La Tendance antisociale, établit comme Bowlby un lien entre le comportement antisocial et le manque d’amour. Il écrit : « lorsqu’il y a une tendance antisociale, c’est qu’il y a eu un véritable sevrage (pas seulement une simple privation) ; c’est-à-dire qu’il y a eu une perte de quelque chose de bon, qui a été positif dans l’expérience de l’enfant jusqu’à une certaine date, et qui lui a été retiré » (p. 178). Il prend l’exemple du vol qui, selon lui, répond à un sentiment précoce de défaillance de l’environnement. L’enfant voleur chercherait inconsciemment à combler un manque, à prendre quelque chose qui lui était dû et qui lui a été refusé. Dans le « vol généreux », l’enfant redistribue à ses amis les produits de ses larcins, ce qui exprime très clairement l’identification à une bonne mère nourricière telle que l’enfant la désire. En résumé, les différentes théories psychanalytiques, par-delà leurs divergences, convergent vers un certain nombre de thèses fondamentales : les enfants déviants ont subi des carences graves au cours de leur développement ; leur surmoi n’a pas atteint une forme œdipienne mature ; 338 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ils sont soumis à un surmoi archaïque et sévère et/ou à un idéal du moi grandiose ; c’est la pression de ce surmoi-idéal du moi primitif qui provoque les passages à l’acte déviants. 6 ÉVOLUTION DU TROUBLE DES CONDUITES Le fait le plus évident est le risque d’évolution du trouble infantile ou adolescent de la conduite vers la psychopathie adulte ou, selon la terminologie des classifications actuelles, vers la personnalité dyssociale (CIM) ou antisociale (DSM). Ce lien est intégré dans la définition même de la personnalité antisociale dans le DSM, puisque ce diagnostic ne peut être porté que si le patient a satisfait avant l’âge de 15 ans aux critères du trouble de la conduite. La continuité entre ces deux troubles semble si évidente que les interrogatoires structurés pour le dépistage des troubles de la personnalité chez l’adulte se contentent parfois, en ce qui concerne la personnalité antisociale, d’items concernant exclusivement les conduites déviantes avant l’âge de 15 ans. Les données de la littérature recensées par Loeber et ses collègues (2000) indiquent que le trouble des conduites est de mauvais pronostic, il demeure stable dans le temps et évolue souvent à l’âge adulte vers la personnalité psychopathique ou trouble de la personnalité antisociale. La fréquence de cette continuité entre le trouble infantile des conduites et la personnalité psychopathique adulte est de l’ordre de 50 % ou plus selon les études. La gravité des symptômes du trouble des conduites, l’existence de certains troubles associés comme l’hyperactivité ou le trouble oppositionnel augmentent la probabilité de cette stabilité des troubles et de leur évolution vers la psychopathie. Lahey et ses collègues (1995) ont réalisé une étude clinique prospective sur quatre ans d’une cohorte de 65 garçons présentant des troubles de la conduite. Au terme de la première année, seulement la moitié réalisait encore les critères de ce trouble, mais 88 % d’entre eux les réalisaient à nouveau au moins une fois pendant au moins six mois au cours des trois années suivantes. Ces variations s’expliquent par le fait que la plupart des garçons présentant le trouble des conduites ont un nombre de symptômes qui fluctue audessus et en dessous du seuil diagnostique d’une année à l’autre, sans que la pathologie « psychopathique » ne descende jamais beaucoup au-dessous du seuil. L’étude clinique prospective sur quatre ans de Biederman et de son équipe (2001) établit également la persistance du trouble des conduites chez 42 % des enfants présentant à la fois trouble des conduites et hyperactivité. Les enfants dont les troubles persistaient se distinguaient de ceux dont les LE TROUBLE DES CONDUITES 339 troubles étaient en rémission par le fait qu’ils étaient plus gravement atteints, comme en témoignent les placements dans des classes spéciales, les difficultés à l’école et avec leurs parents. Ces auteurs estiment que le meilleur prédicteur de la persistance du trouble est l’existence de perturbations dans de nombreux domaines de fonctionnement. La persistance des troubles est associée exclusivement avec des taux initiaux plus élevés de trouble de l’humeur, de troubles oppositionnels avec provocation, d’abus de substances, d’agressivité et de délinquance. Dans l’étude épidémiologique prospective de l’Ontario Child Health Study (Offord et coll., 1992), près de la moitié des enfants ayant reçu un diagnostic initial de trouble des conduites continuaient d’avoir ce trouble quatre ans après le début de l’étude. Cette étude montre aussi que ces enfants ont un risque élevé de développer d’autres troubles au cours de l’enfance et de l’adolescence. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La relation entre le trouble des conduites de l’enfance et le comportement antisocial ou la personnalité antisociale est attestée par de nombreuses recherches longitudinales. Par exemple, Zoccolillo et ses collègues (1992) ont comparé un groupe d’enfants qui avaient été placés dans des maisons d’enfants avec un groupe témoin d’une banlieue défavorisée. Sur les 35 garçons avec un trouble des conduites pendant l’enfance, 40 % avaient un trouble de la personnalité antisociale à l’âge adulte contre seulement 4 % du groupe témoin. Sur les 26 femmes ayant présenté un trouble des conduites au cours de l’enfance, 35 % ont reçu le diagnostic de personnalité antisociale, contre aucune dans le groupe témoin. Une étude suédoise impressionnante par son ampleur (Kratzer et Hodgins, 1997) a évalué la santé mentale et le casier judiciaire de 6 449 hommes et de 6 268 femmes qui avaient présenté des troubles de la conduite dans leur enfance. Les données montrent qu’à l’âge de 30 ans, 76 % des hommes et 30 % des femmes qui avaient des troubles du comportement au cours de l’enfance avaient soit un casier judiciaire (ils avaient commis un ou plusieurs crimes ou délits), soit un trouble mental, soit les deux à la fois. Comme le soulignent Zoccolillo et Huard (1999), les enfants et adolescents qui manifestent des comportements antisociaux n’évoluent pas tous vers des formes persistantes de comportement antisocial. C’est le mode répétitif du comportement antisocial qui émerge au début de l’adolescence qui permet de faire la distinction entre ceux des enfants dont les troubles du comportement vont persister et ceux dont le fonctionnement à long terme se normalisera. C’est la raison pour laquelle les critères du trouble des conduites exigent la présence de plusieurs actes déviants différents. L’âge de début du trouble des conduites est également un bon prédicteur de la persistance du trouble à l’âge adulte et de l’évolution la personnalité antisociale. Plus le trouble survient tôt dans l’enfance et plus le pronostic est grave (Robins, 1991). 340 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE Le diagnostic de trouble de la conduite ne nécessite aucun instrument particulier, dès lors qu’on est certain de la présence répétitive des comportements caractéristiques. Un examen psychologique approfondi s’impose cependant pour deux séries de raisons. D’une part, il est essentiel d’évaluer le nombre des conduites déviantes, la fréquence de chacune d’elles et le degré de perturbation qu’elles entraînent. Il est important, lorsque les conduites déviantes sont déjà anciennes au moment de la consultation, d’établir l’âge auquel le trouble est apparu. On sait, en effet, que le nombre des conduites déviantes et l’âge d’apparition sont des éléments essentiels en ce qui concerne le pronostic et donc la prévention secondaire (c’est-à-dire la prévention de l’aggravation). D’autre part, il est important d’explorer les troubles comorbides : la présence de troubles du type « extériorisation » prédit une évolution plus sombre que celle de troubles associés du type « intériorisation ». Le type de comorbidité observé nous oriente, en outre, vers l’un des modèles explicatifs : plus classiquement freudien en cas de troubles anxio-dépressifs associés ; plus proche des thèses de Kate Friedlander en présence de troubles du type « extériorisation ». Enfin, comme toujours, il est important de savoir dans quel type de fonctionnement psychologique global le trouble s’inscrit. Étant donné le fait que les enfants et les adolescents déviants ne sont généralement pas demandeurs d’aide psychologique, ils ne coopèrent pas. Souvent, ils trouvent les entretiens psychologiques et les tests fastidieux. Le psychologue aura donc intérêt à se tourner vers les échelles et questionnaires d’hétéro-évaluation, ainsi que vers les tests projectifs qui ont une apparence moins scolaire. 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés La section de l’ISC (Interview Schedule for Children) consacrée au trouble de la conduite présente peu d’intérêt, puisque le trouble est tellement manifeste que le diagnostic est souvent fait avant d’avoir rencontré l’enfant, dès le premier contact avec les parents lorsque ces derniers appellent pour demander un rendezvous. De ce fait, il est exceptionnel que les interrogatoires structurés permettent le dépistage d’un trouble de la conduite chez un enfant qui aurait consulté pour un autre trouble, par exemple, dépressif : en cas d’association de ces deux troubles, le trouble de la conduite aurait été détecté par l’entourage bien avant la dépression. Dans la pratique, c’est uniquement en cas de comorbidité avec les troubles caractériels (« trouble oppositionnel avec provocation ») ou avec l’hyperactivité que les items spécialisés d’un entretien standardisés pourraient LE TROUBLE DES CONDUITES 341 présenter un certain intérêt. Or, l’ISC ne comporte pas d’items pour l’hyperactivité ni pour le trouble oppositionnel. On pourrait utiliser les items de la section supplémentaire spécialisée de la Kiddie-SADS comme grille d’un entretien semi-structuré. Mais cet instrument se contente d’explorer les conduites déviantes énumérées dans les critères du DSM-IV, en changeant simplement l’ordre dans lequel elles sont abordées. Comme par ailleurs la Kiddie-SADS n’est pas disponible en français, il suffira dans la pratique de prendre les quinze comportements mentionnés par le DSM comme grille d’un entretien semi-structuré. Une fois repérés les conduites déviantes présentées par l’enfant qu’on examine, on prendra soin d’évaluer le degré de perturbation causé par ces conduites, la durée du trouble, la forme clinique (type grégaire/type solitaire-agressif/type mixte) et l’âge de début (au cours de l’enfance/au cours de l’adolescence). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation La CBCL (Child Behavior Checklist) est particulièrement éclairante dans l’examen psychologique des enfants déviants, car elle est souvent la seule source fiable d’informations. Elle comporte deux échelles syndromiques pour évaluer le trouble des conduites. L’échelle « comportement déviant » comporte treize items. Les parents cotent des items tels que « ment ou triche » (item 43) ; « fugue de la maison » (item 67) ; « met le feu » (item 72) ; « actes de vandalisme » (item 106). L’échelle « comportement agressif » comporte vingt items tels que « cruel, dominateur, méchant envers les autres » (item 16) ; « détruit des choses appartenant à sa famille ou à d’autres enfants » (item 21) ; « se bagarre souvent » (item 37) ; « frappe ou attaque physiquement les autres » (item 57). La CBCL nous fournit, en outre, des informations relatives aux troubles comorbides et aux symptômes habituellement associés aux troubles des conduites, comme les problèmes sociaux et interpersonnels, l’hyperactivité et le déficit de l’attention, l’anxiété et la dépression. Dans l’étude de Biederman et ses collègues (2001), la note moyenne des enfants qui présentaient le trouble des conduites était supérieure à 65 aux deux échelles « comportement agressif » et « comportement déviant ». Ces mêmes enfants obtenaient également des notes élevées (supérieures à 60) aux échelles « troubles de l’attention-hyperactivité », « anxiété-dépression », « problèmes sociaux et interpersonnels ». 7.3 Les méthodes projectives 7.3.1 Le test de Rorschach Les enfants présentant des troubles de la conduite peuvent produire des protocoles extrêmement différents, parce que ce syndrome peut s’inscrire 342 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT aussi bien dans des fonctionnements de type « névrotique » que dans des fonctionnements plus « pré-psychopathiques ». Le Rorschach est intéressant justement parce qu’il contribue puissamment à la distinction entre ces deux types d’enfants. Chez les premiers, on trouvera les indices classiques d’anxiété et de dépression accompagnés ou non de signes de passage à l’acte. Chez les seconds, les indices de passage à l’acte prédominent, souvent accompagnés de signes de faible investissement des relations d’objet. Quels sont les indices de risque de passage à l’acte ? La tradition clinique souligne depuis des décennies l’importance de la triade psychopathique, dénomination d’origine inconnue qui désigne la présence simultanée de Dbl, de kob et d’un type couleur de gauche. Les Dbl sont, dans la méthode française, des réponses localisées dans les espaces intermaculaires et dont la « vision » implique le renversement de la relation habituelle figure-fond. Cette vision non conformiste correspond à une manière personnelle de percevoir et d’interpréter la réalité, qui peut prendre le contrepied des démarches cognitives communes, du « bon sens » et de la conformité sociale. De plus, des travaux plus récents ont montré la relation entre les réponses données dans l’espace blanc (que le renversement figure-fond soit présent ou non) et la colère (Exner, 1993, p. 383). Tout cela impose l’interprétation de la présence de plus de deux réponses intermaculaires comme signe d’agressivité, d’opposition et de négativisme. Les kinesthésies d’objet cotées kob dans la méthode française sont des représentations de mouvements d’objets très dynamiques et souvent explosifs : toupies, fusées, avions à réaction, feux d’artifice, explosions nucléaires, etc. On admet ordinairement qu’elles sont une projection directe de la violence destructive. Quant au « type couleur de gauche », il s’agit d’une variable structurale consistant dans le fait que le nombre des réponses C (couleur pure) ou CF (couleur et forme, la couleur déterminant la réponse plus fortement que la forme) est supérieur à celui des réponses FC (forme et couleur, la forme déterminant la réponse plus fortement que la couleur). La couleur exprime directement la réaction affective immédiate au stimulus, la forme exprime le contrôle conscient et volontaire de cette réaction. Les réponses C et CF traduisent donc une impulsivité échappant au contrôle du moi, tandis que les FC sont des réponses dans lesquelles l’affect est exprimé de façon modulée et nuancée sous le contrôle du moi. L’interprétation du type couleur doit être nuancée en fonction de la qualité de la forme associée à la couleur. Si les réponses CF sont en mauvaise forme, l’impulsivité est encore plus évidente. Cette signification traditionnelle du « type couleur » a été confirmée par les travaux empiriques (Exner, 1993, p. 376-377). À la triade psychopathique s’ajoutent souvent des caractéristiques qui témoignent de la difficulté des relations interpersonnelles : rareté des kinesthésies humaines et des réponses humaines entières. Le contenu des réponses LE TROUBLE DES CONDUITES 343 met souvent en scène des actions ou des intentions agressives, hostiles ou dévoratrices. Lorsque le psychologue cote en dernière colonne des mentions telles que « AG » (mouvement agressif) ou « host » (hostilité), ces cotations spéciales sont fréquentes dans les protocoles d’enfants présentant des troubles de la conduite. Il faut faire une place à part aux réponses reflet qui sont très rares chez les enfants mais apparaissent chez les adolescents déviants. On les interprète comme la manifestation d’une extrême centration narcissique sur soi, dont la constatation prend tout son sens en référence à la théorie d’un idéal du moi grandiose chez les psychopathes. 7.3.2 Les tests d’aperception thématique La plupart du temps, les enfants déviants sont peu coopératifs. De plus, ils ont souvent du mal à imaginer des histoires : leurs récits sont de simples descriptions de la planche, avec peu de dynamique temporelle. Il n’y a pas véritablement de scénario avec des événements antérieurs qui aboutissent à la situation présente, et il n’y a pas de dénouement. Lorsque les capacités de symbolisation et d’invention sont plus grandes, les thèmes d’agressivité et de violence sont particulièrement répétitifs. Les dénouements sont souvent tragiques, ils peuvent également prendre la forme de solutions magiques peu vraisemblables qui annulent magiquement la violence ou les méfaits. Les thèmes agressifs sont particulièrement fréquents aux planches 3 (suicide ou meurtre), 4 (la querelle entre amoureux tourne mal et devient violente, par exemple : « il va la tuer »), 7BM (thèmes de menace ou de chantage), 8BM (presque toujours interprétée par les enfants déviants comme une scène de meurtre ou de torture, presque jamais comme une scène d’accident ou d’opération chirurgicale), 9GF, 12M, 13MF, 18BM et 18GF (interprétées comme des scènes de menace, de guet-apens ou de meurtre). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 7.3.3 Le Hand Test Le Hand Test ou test des mains est un test projectif ancien, datant du milieu du XXe siècle, qui a été remanié et publié par Edwin Wagner en 1969. Il a été adapté et validé en France en 1989 par les Éditions du Centre de psychologie appliquée. Le matériel de ce test est constitué de dix petites cartes : les neuf premières reproduisent des dessins de mains, la dixième est blanche, comme la planche 16 du TAT. Pour chacune des cartes, le sujet est invité à dire ce que la main est en train de faire. Pour la carte blanche, on demande au sujet d’imaginer une main et de dire ce qu’elle est en train de faire. Comme pour le test de Rorschach, on note les réponses du sujet mot à mot, on note l’heure de début et l’heure de la fin de la passation (pour calculer le temps total), le temps de latence avant chacune des réponses cotables et 344 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT enfin la position de la carte. Le but principal du Hand Test est de prédire les comportements agressifs, le risque de passage à l’acte et les tendances comportementales des sujets. Plusieurs études, notamment chez les jeunes délinquants et les groupes de prisonniers, ont montré que les réponses au Hand Test permettent la prévision des comportements d’acting out. Comme pour le test de Rorschach, le Hand Test donne lieu à une cotation et à un résumé quantitatif et qualitatif. Les catégories curieusement nommées quantitatives (elles sont en fait qualitatives) sont les plus pertinentes pour l’évaluation du comportement du sujet. Il y a quatre groupes de catégories « quantitatives » : – les réponses interpersonnelles «… les relations avec les autres […] elles représentent la sensibilité, l’intérêt et la capacité » dans les relations interpersonnelles. Il y a six sous-catégories de réponses interpersonnelles : affection, dépendance, communication, exhibition, direction, agression ; – les réponses environnementales : «… reflètent des attitudes envers le monde impersonnel, les dispositions à répondre aux stimuli extérieurs, les manières d’agir sur l’environnement ». Cette catégorie comprend trois sous-catégories : acquisition, activité, passivité ; – les réponses inadaptées : «… reflètent une difficulté à mener à bien différentes actions dont l’individu est au moins partiellement conscient, cette difficulté est due à un sentiment subjectif d’incapacité interne et/ou à une impossibilité externe. De telles réponses reflètent l’appréhension et le désarroi devant l’échec à aboutir à des solutions satisfaisantes ». Il y a trois sous-catégories : tension, infirmité, peur ; – les réponses de retrait : « […] reflètent une perte du sens ou de l’efficacité des actions vitales. Ce type de réponse représente une incapacité du sujet à projeter une action adéquate sur le destin de la main » (Éditions du Centre de Psychologie Appliquée, 1989, p. 12-16). Il y en a trois sous-catégories : description, bizarrerie, échec. Le résumé des catégories quantitatives donne lieu au calcul de six indices dont l’un est particulièrement intéressant pour l’évaluation des troubles de la conduite : le rapport de passage à l’acte, qui compare la proportion des réponses (affection + dépendance + communication) à la proportion des réponses (direction + agression). Le Hand Test ne peut en aucun cas être utilisé comme seul instrument dans l’évaluation psychologique. En raison de son caractère un peu unidimensionnel, le risque est grand de faire des interprétations et des prédictions imprudentes et erronées. Il faut donc contrôler ses résultats en vérifiant qu’ils s’accordent avec ceux des autres instruments. LE TROUBLE DES CONDUITES 345 8 CAS CLINIQUE : MANUEL, 6 ANS ET 11 MOIS Manuel est en cours préparatoire. Son père est technicien et sa mère secrétaire de direction. Il a une sœur âgée de 4 ans. Les parents consultent en urgence en psychiatrie, parce leur fils vient d’être exclu temporairement de l’école en raison de son comportement violent. Manuel se bagarre constamment avec ses camarades de classe. Il les intimide et les brutalise (donne des coups de poing violents). Lors d’une bagarre, il a récemment tordu violemment les bras de l’un de ses camarades qui a perdu l’équilibre, est tombé sur un rebord de pierre et s’est cassé un bras. Manuel justifie cet acte violent en expliquant que son camarade l’avait provoqué en lui disant « nique ta mère ». Il a aussi cassé les dents d’un autre de ses camarades, détruit ou volé des objets appartenant à d’autres enfants. Selon ses parents, Manuel ment et leur dissimule ce qui se passe à l’école. Il est désobéissant à la maison comme à l’école. Il est très insolent et agresse verbalement les adultes. Manuel est né à terme, il a été placé chez une nourrice de l’âge de 3 mois à l’âge de 6 mois. Les parents ont interrompu ce mode de garde, parce qu’ils soupçonnaient la nourrice de négligence : ils soutiennent que leur fils devenait apathique, ne souriait plus et pleurait fréquemment. Les problèmes de comportement de Manuel ont commencé vers l’âge de 3 ans, lors de l’entrée à l’école maternelle. Il était très agité, détruisait les affaires de ses camarades et les empêchait de travailler. Pour cette raison, il a été suivi en psychothérapie dès l’âge de 4 ans. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Manuel est très conscient du fait que son comportement pose problème et semble très affecté par son renvoi de l’école. Mais il soutient que ça n’est pas de sa faute : ce sont les autres qui l’embêtent. Il répète plusieurs fois cette affirmation qui deviendra ensuite un véritable leitmotiv au cours de l’examen psychologique. Les troubles de la conduite sont évidents, mais la détresse de l’enfant et sa demande d’aide psychologique le sont également. Par ailleurs, la mère est manifestement très rejetante et même violente. Tout en semblant sincèrement affligée par son exclusion de l’école, elle parle de son fils – en sa présence – de manière si dévalorisante (« il est nul, il est moche ») que le père doit intervenir pour défendre Manuel. Les troubles de la conduite, tout en étant caractérisés, pourraient n’être qu’un simple phénomène réactionnel au rejet maternel. L’examen psychologique doit donc comprendre, en plus de l’indispensable évaluation de l’intelligence au moyen du WISC, une CBCL à laquelle on ajoutera un inventaire de dépression (pour faire le point sur la tristesse manifeste de Manuel). Les tests projectifs permettront d’estimer 346 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT jusqu’à quel point l’agressivité perturbe en profondeur le fonctionnement affectif et interpersonnel. Étant donné l’urgence de la situation et l’importance d’évaluer à la fois l’adaptation scolaire et la tendance au passage à l’acte violent, on utilisera, plutôt que le CAT, le TAT scolaire de Nathan et Mauco et le test des mains (qui est particulièrement indiqué pour l’évaluation du risque de passage à l’acte). Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 96 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 110 Quotient intellectuel total (QIT) : 103 ■ ■ Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 10 Similitudes : 4 Arithmétique : 12 Vocabulaire : 11 Compréhension : 10 Mémoire des chiffres : 7 Complètement d’images : 11 Code : 10 Arrangement d’images : 11 Cubes : 10 Assemblage d’objets : 15 Symboles : 15 Labyrinthes : 11 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) Compréhension verbale (CV) : 92 Organisation perceptive (OP) : 111 Vitesse de traitement (VT) : 115 Le niveau intellectuel est normal, avec un décalage relativement important entre le QI verbal et le QI performance, au profit de ce dernier. L’examen des résultats aux subtests montre un déficit net en ce qui concerne la pensée catégorielle (subtest similitudes) et une performance très supérieure à la moyenne à l’épreuve de symboles, qui évalue l’attention et de la vitesse d’exécution, et à l’épreuve d’assemblage d’objets qui évalue les capacités de représentation spatiale. Ces impressions sont confirmées par les indices factoriels : Manuel est un peu faible en compréhension verbale, ce qui s’explique sans doute par son LE TROUBLE DES CONDUITES 347 peu d’acquisitions scolaires ; il a des résultats supérieurs à la moyenne en organisation perceptive (intelligence pratique et spatiale) et en vitesse de traitement. En tout cas, les aptitudes intellectuelles de Manuel sont tout à fait normales et ne peuvent en aucune façon expliquer ses difficultés comportementales et relationnelles. Sur un plan qualitatif, il faut signaler qu’au cours de l’entretien clinique que je pratique après la passation du WISC-III, la discussion de l’un des items d’un subtest permet l’évocation des conduites agressives de Manuel, qui explique qu’il est souvent « rouge de colère » et rappelle : « je t’ai dit, j’ai pété les dents à quelqu’un, j’étais énervé ». Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 43 Échelle d’activités : 47 Échelle sociale : 38 Échelle scolaire : 51 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 93 Trouble d’internalisation : 89 Trouble d’externalisation : 87 Retrait-isolement : 67 Plaintes somatiques : 59 Anxiété-dépression : 95 Problèmes interpersonnels : 76 Troubles de la pensée : 100 Attention/hyperactivité : 74 Comportement déviant : 76 Comportement agressif : 88 Le profil d’ensemble se caractérise par une adaptation assez médiocre et un niveau de perturbation très élevé (environ trois écarts types au-dessus de la moyenne, ce qui situe Manuel dans les 5 ‰ les plus perturbés). Le niveau de perturbation est identique en ce qui concerne l’internalisation et l’externalisation. Le niveau des troubles d’externalisation (comportement déviant, comportement agressif, problèmes interpersonnels) était attendu mais le niveau des troubles d’internalisation (retrait-isolement, plaintes somatiques, anxiété-dépression) est une information importante qui n’était pas apparente lors de l’entretien initial. Mais le plus important, c’est 348 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT la présence de troubles de la pensée qu’on ne trouve ordinairement à ce niveau (cinq écarts types au-dessus de la moyenne) que chez des enfants très perturbés. Un examen plus attentif des réponses des parents aux items de cette échelle révèle que les items cochés correspondent à des phénomènes de type psychotique : fabulations, hallucinations d’animaux terrifiants, ne peut pas se débarrasser de certaines idées fixes qui lui font peur. Les troubles de la conduite s’accompagnent donc de troubles anxio-dépressifs sérieux et d’isolement social, ainsi que de troubles graves de la pensée. L’hypothèse d’une comorbidité névrotique et peut-être même psychotique doit être examinée sérieusement. Résultats de l’échelle de dépression de Maria Kovacs Échelle Note standard Générale Humeur dépressive Problèmes interpersonnels Inefficacité Anhédonie Estime de soi négative 76 54 99 49 83 67 Ces résultats vont dans le sens d’un diagnostic comorbide de trouble dépressif majeur. On observera l’élévation extrême du score de problèmes interpersonnels, qui reflète l’intensité de la souffrance provoquée chez Manuel par le rejet dont il est victime. L’absence d’émotions plaisantes montre bien qu’il s’agit de dépression proprement dite, et non seulement d’une détresse anxieuse (laquelle n’exclut pas les émotions positives). L’autodévalorisation est assez importante, mais la CDI n’indique pas de tristesse typiquement dépressive (mais l’absence de ce symptôme est courante chez les enfants déprimés, cf. p. 225-226) et le niveau d’efficacité auto-évaluée reste normal. Protocole du test de Rorschach (temps total : 8 min) Passation Enquête (cf. p. 29) Planche I (TL [temps de latence] = 3 s) 1) Une fourmi volante. 1) Où l’as-tu vue ? – L’ensemble. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à une fourmi volante ? – Avec ses ailes et sa tête, avec ses ailes, elle vole comme ça (gestes). ☞ LE TROUBLE DES CONDUITES ☞ 2) Une chauve-souris avec des dents géantes, elle fait peur. 349 1) L’ensemble (dents : saillies médianes supérieures). 2) Avec ses ailes, et la tête on la voit pas. 3) Tu as dit, elle fait peur, pourquoi elle fait peur ? – Elle est grosse, elle est toute noire, elles sont comme ça. Planche II (TL = 4 s) 3) ΛV Ça ressemble à un papillon. 1) L’ensemble. 2) Ça ressemble, il y a des ailes, des pattes et des antennes. 4) Λ Ou une chauvesouris, on l’a trouée y a plein de sang. 1) Les deux parties latérales noires, la lacune intérieure et le rouge du bas. 2) Elle a des ailes, elle a un trou dans le ventre, elle saigne, le sang, il coule là et là (saillies médianes du rouge inférieur), sa tête, on la voit pas. 5) V Ou un ver de terre volant. 1) D6 (les deux parties latérales noires). 2) avec ses ailes, il vole comme ça (gestes). 6) Λ Un rhinocéros 1) D1 (grande partie latérale). 2) ça vit dans le désert, ça ressemble c’est gros. Planche III (TL = 17 s) 7) Ça ressemble à une bête méchante, une mygale, une araignée qui avance vers moi. 1) D1 (les deux parties noires latérales avec le « panier »). 2) Parce que on voit qu’elle a des dents pointues et des petites dents à l’avant (gris médian du « panier »). 3) En quoi ça ressemble à une bête méchante ? – Tu vois pas toi qu’elle est méchante ? Regarde ! Elle a des dents, elle est toute noire, avec ses pattes comme ça, elle avance. 8) Une super abeille, une grosse, je te dis. 1) D7 (toute la partie noire inférieure médiane). 2) Elle est grosse, elle a des ailes. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche IV (TL = 6 s) 9) Comme un escargot. 1) L’ensemble. 2) Ça ressemble à un escargot. 10) V Une limace toute noire. 1) D1 (détail médian inférieur). 2) Ça ressemble à ça une limace avec sa couleur. 11) Λ Un ver de terre qui sort sa tête de la terre. 1) L’ensemble (tête du ver : détail médian inférieur, terre : le reste de la tache). 2) On voit ses antennes ici (projections aux deux extrémités de la tache). 3) En quoi ça ressemble à de la terre ? – C’est comme la terre toute noire, et les vers sont dans la terre. 12) Un scorpion. 1) L’ensemble. 2) Avec sa queue (détail médian inférieur) et ses pattes (saillies latérales supérieures) et son corps. 13) Une mygale, une araignée, ça pique. 1) D1 (détail médian inférieur). 2) Là on voit ses pattes ici (les différentes pointes et aspérités de la bordure de ce détail). ☞ 350 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ Planche V (TL = 20 s) 14) Je sais pas… une chauve-souris, ça mord. 1) L’ensemble. 2) Avec ses ailes et son corps. Planche VI (TL = 2 s) 15) Ça c’est une abeille qui veut avaler un moustique, mais le moustique s’en va. 1) L’ensemble. Où as-tu vu le moustique ? – On le voit pas il est parti. 2) Avec sa tête et ses ailes. Planche VII (TL = 24 s) 16) ΛV Un crapaud, une grenouille. 1) L’ensemble. 2) Y’a sa tête (3e tiers) et ses pattes (1er et 2e tiers). 17) Λ Des fesses ici. 1) D4 (3e tiers). 2) Ça ressemble à des fesses avec un trait au milieu. 18) V Une araignée, non un scorpion, il te pique t’es mort. 1) L’ensemble. 2) Y’a sa tête et ses pattes. Planche VIII (TL = 21 s) 19) Un mec qui a été avalé par un gros monstre, on lui a rejeté toutes ses os (sic : il s’agit bien d’os et non d’eaux, car Manuel prononce les final) qui sont partis en fumée. 1) L’ensemble. Où as-tu vu le mec ? – Le mec, on le voit pas il a été avalé, je t’ai dit tout est parti en fumée. 2) Y’a sa tête (gris supérieur), y’a son ventre (2e tiers bleu), y’a ses pattes (partie rose latérale). Planche IX (TL = 1 s) 20) La tête d’un dragon. 1) D3 (brun orangé en haut). 2) Ça ressemble à une tête de dragon. 21) Une sorcière qui crache du feu et qui devient toute verte avec sa corne. 1) D12 (Détails latéraux brun orangé et vert). 2) Elle crache du feu ici, y’a plein de feu rouge qui sort de sa bouche, y’a ses yeux ici (Dd 26), sa corne. 3) Pourquoi elle devient toute verte ? – Comme ça. Planche X (TL = 2 s) 22) Ça ressemble à un géant moustique avec plein de pattes et plein de mains. 1) D1 (bleu latéral). 2) Je t’ai dit, regarde ! Il y a tout plein de pattes et des mains. LE TROUBLE DES CONDUITES ■ Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu I 1 Fourmi G Kan + A 2 Chauve-souris G FClob + A 3 Papillon G F+ A 4 Chauve-souris DdDbl FC. m- A, sg MOR 5 Ver de terre D Kan- A INCOM2 6 Rhinocéros D F+ A 7 Araignée D Kan. FC’- A 8 Super abeille D F- A 9 Escargot D F- A 10 Limace D C’F + A 11 Ver de terre G Kan. C’+ Ad, Nat 12 Scorpion G F- A 13 Araignée D F- A V 14 Chauve-souris G F+ A Ban VI 15 Abeille G F- A Confabulation VII 16 Crapaud G F- A 17 Fesses D F- Hd 18 Scorpion G F- A VIII 19 Monstre G F- (A) IX 20 Tête de dragon D F+ (Ad) 21 Sorcière D K. C + (H), feu 22 Géant moustique D F- A II III IV © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 351 X Facteurs additionnels Ban DR1 Confabulation DV1 352 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Psychogramme R = 22 Temps total = 8 min T/R = 22 s G = 10 dont : GDbl = 0 D = 11 Dd = 0 Dbl = 0 Ddbl = 0 DdDbl = 1 F+=4 F- = 10 K=1 kp = 0 kan = 4 kob = 0 ; m = 1 FC = 1 CF = 0 C=1 FT = 0 F=0 T=0 FY = 0 YF = 0 Y=0 FC’= 1 C’F = 1 C’= 1 FClob = 1 ClobF = 0 Clob = 0 Paires = 0 Reflets = 0 FV = 0 VF = 0 V=0 FD = 0 G % = 45 D % = 50 Dd % = 0 Dbl % = 0 F % = 63 F + % = 28 F + % élargi = 41 DdDbl = 4 TRI Σ 1 K/Σ 2 C Form. cpl. Σ 5 k/Σ 3 (E + C’) A = 17 Ad = 1 (A) = 1 (Ad) = 1 H=0 Hd = 1 (H) = 1 (Hd) = 0 Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 0 Art = 0 Bot. = 0 Expl. = 0 Feu = 1 Géo. = 0 Nature = 1 Nuage = 0 Obj. = 0 Pays. = 0 Radio = 0 Sc. = 0 Sex. = 0 Sg. = 1 Vêt. = 0 Ban = 2 Chocs = 4 Codéterminations : FC. m Kan. FC’ Kan. C’ K. C Cotations spéciales DV1 = 1 × 1 = 1 INCOM2 = 1 DR1 = 1 × 3 = 3 A % = 82 H%=4 Ban % = 9 Σ0H< Σ 1 Hd Phénomènes particuliers : MOR = 1 Confabulations = 2 Dévitalisation Σ 17 A > Σ 1 Ad RC % = 18 Type couleur : Σ 1 C + CF Σ 1 FC ☞ LE TROUBLE DES CONDUITES ☞ EA de Beck = 3 es = 8 Indice d’égocentrisme = 0 353 Indice d’anxiété somatique =9% Chocs à : III, V, VII, VIII. Indice d’isolement social =9% ■ Commentaire © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Ce protocole est nettement pathologique. Il se caractérise notamment par un fonctionnement cognitif très perturbé (mauvaise qualité formelle) et par une nette tendance au refoulement (T.R.I. presque coarctatif). Plusieurs éléments soulignent l’importance des affects dépressifs et anxieux : les trois valeurs achromatiques (deux C’et C’F contre une FC’, ce qui montre, en outre, l’absence de contrôle par le moi), la FClob et la réponse morbide, ainsi que les caractéristiques du contenu (représentation d’animaux dangereux ou hostiles). Il y a sans doute un rapport entre l’anxiété et la médiocrité de l’exactitude perceptive : plus de la moitié des mauvaises formes surviennent lors de l’évocation d’un animal agressif ou monstrueux. C’est également le cas des deux confabulations (pas au sens d’Exner, mais au sens de Rorschach : projection de quelque chose qui ne correspond à aucun élément objectif de la tache) qui sont associées à des représentations de dévoration. Il est donc probable que l’anxiété suscitée par des représentations agressives contribue à désorganiser le fonctionnement cognitif. En outre, le contenu est très dévitalisé, ce qui souligne la dimension dépressive et peut-être carentielle : treize invertébrés pour seulement cinq vertébrés, dont quatre mammifères. Cette dévitalisation révèle également une perturbation de la représentation de soi et d’autrui, que confirme l’absence de toute réponse humaine entière et réaliste, alors qu’il y a une réponse humaine partielle (dont le contenu est particulier : fesses à la planche VII) et une réponse para-humaine (sorcière crachant du feu à la IX). Les difficultés dans les relations interpersonnelles sont donc fondées sur une perturbation profonde des relations d’objet et de l’investissement de l’objet libidinal. Protocole du TAT scolaire de Nathan et Mauco Planche 1 L’histoire que des enfants qui jouent dans la cour de récréation. Les enfants envoient le ballon dans le panier de basket. Alexandra a eu 504 points et Michel a eu 200 points et Marguerite elle a eu 1 001 points et Jean-François lui a pas de points, ils veulent plus jouer avec lui, avant ils étaient amis, ils sont plus amis. PSYCHOLOGUE : Pourquoi ils sont plus amis ? – Il (= Jean-François) faisait la bagarre beaucoup, ils sont plus amis. – Comment ça va se terminer ? – Ils sont plus amis. 354 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Planche 2 Une tête, le monsieur qui est devant le tableau nous fait les tables de 1 000 par 4. Jean, lui (enfant au premier plan) fait les tables de 1 000 par un, et c’étaient les tables de 1 000 par 4, et il a eu un zéro sur zéro, et il a été convoqué ses parents, ses parents lui ont dit qu’il faut bien travailler et pas faire de bêtises. Quand il travaillait mal il leur disait : « j’ai un 1 000 sur 1 000 » et puis il ment depuis toujours. PSYCHOLOGUE : Pourquoi il ment depuis toujours ? – Sinon il se fait disputer. – Comment ça va se terminer ? – Comme ça. Planche 3 Là ils sont en classe, ils font leurs tables et leur français et lui (garçon au premier plan) écrivait des mots de français. Émilie elle a trouvé plein, plein, plein, 1600, les autres ont trouvé 1 001. Lui il a pas trouvé, il travaille plus, il veut plus travailler. PSYCHOLOGUE : Pourquoi il ne veut plus travailler ? – Il a pas envie. – Comment ça va se terminer ? – Il travaille pas. ■ Commentaire Les thèmes renvoient à l’échec et à la dévalorisation dans les tâches scolaires et dans les relations avec les pairs : le héros principal de la planche 1 est isolé à la suite d’une bagarre, celui de la planche 2 travaille mal, ment et se fait disputer, celui de la planche 3 est en situation d’échec et ne veut plus travailler. Les trois dénouements sont défavorables. Il s’agit évidemment d’une projection de soi (le héros ressemble à Manuel dont il a les attitudes et comportements). La dimension de fabulation est très manifeste dans l’évocation des tables de multiplication et des nombres élevés. On pourrait spéculer sur la signification inconsciente éventuelle du 1 000 et du 1 001, mais en l’absence d’autres associations, on se contentera de remarquer qu’il s’agit à la fois de nombres très élevés et d’opérations relativement complexes (multiplication) que les enfants de cet âge ne peuvent guère comprendre. S’agit-t-il d’une perturbation de l’épreuve de réalité, en ce sens que Manuel voudrait comprendre des choses hors de sa portée et serait ainsi rejeté de sa toute-puissance imaginaire à un sentiment d’impuissance entraînant une blessure narcissique ? Protocole du Hand Test de Manuel Passation Cotation Planche I (TL [temps de latence] = 2 s) 1) Elle est en train de mettre une gifle à quelqu’un. AGG 2) Ou elle est en train de poser la main sur la table. PAS 3) Ou de taper sur la table, il est en colère et méchant. AGG ☞ LE TROUBLE DES CONDUITES ☞ 355 Planche II (TL = 3 s) 4) Là, il joue à l’araignée avec sa main. EXH 5) Il montre ses ongles à part le pouce pour montrer qu’ils sont propres, on voit aussi la colonne vertébrale. EXH, BIZ Planche III (TL = 2 s) 6) Il montre du doigt celui qui est responsable, c’est lui qui a mis un coup de poing à un autre. DIR, AGG Planche IV (TL = 4 s) 7) Il veut serrer la main à quelqu’un. COM, AFF Planche V (TL = 6 s) 8) Quand il se fait mal à la main, il s’est fait mal et il ne peut plus bouger les doigts. CRI Planche VI (TL = 2 s) 9) Il met un coup de poing à quelqu’un. 10) Il tape sur la table parce qu’il est énervé (fait le geste). AGG AGG Planche VII (TL = 3 s) 11) Il essaie de couper le bois avec sa main. Oui ! Il va réussir Splach ! AGG Planche VIII (TL = 5 s) 12) Il montre son doigt parce qu’il s’est cassé et puis il saigne beaucoup, il est tombé et il s’est cassé l’ongle. CRI © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche IX (TL = 5 s) 13) Il laisse sa main tomber parce que son pouce est blessé ; la maîtresse leur a dit d’écrire et il pouvait. CRI Planche X (TL = 4 s) 14) Une main qui tape sur le sol et puis elle essaie de casser le sol, parce qu’il a envie de faire trembler la maison, il a envie de la péter, de la casser. AGG 356 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Analyse du Hand Test R (nombre de réponses) : 14 Catégories quantitatives : ER (rapport d’expérience : somme des réponses interpersonnelles comparée à la somme des réponses environnementales comparée à la somme des réponses inadaptées comparée à la somme des réponses retrait) : 10/1/3/1 Rapport de passage à l’acte (somme des réponses affectives, dépendance et communication comparée à la somme des réponses direction et agressivité) : 1/7 Note de pathologie (somme des réponses inadaptées et du nombre, multiplié par deux, des réponses retrait) : 3 Temps de latence moyen : 3,6 s Temps de latence le plus long moins temps de latence le plus court : 4 s ■ Commentaire On n’entrera pas dans le détail de l’analyse technique du Hand Test. Il suffira de souligner que dix des quatorze réponses mettent en scène un acte agressif ou une blessure. Des quatre réponses restantes, l’une comporte une bizarrerie que dans d’autres tests projectifs, on appellerait une confabulation ou une fausse perception (on voit la colonne vertébrale… rappelons que le dessin représente une main !). Le Hand Test confirme l’impulsivité et l’incapacité où est Manuel de contrôler ses tendances agressives. Interprétation générale du cas Au total, l’intelligence est normale. Les troubles de la conduite sont évidents, mais l’examen psychologique a révélé qu’ils s’accompagnent d’anxiété et de troubles dépressifs, peut-être en partie réactionnels au rejet par les autres enfants, mais ayant des racines profondes dans le psychisme de Manuel, comme le montre le Rorschach. Cette dysphorie est peut-être imputable à l’ambivalence rejetante de la mère. Dans ce contexte, les mensonges fréquents de Manuel semblent surtout destinés à éviter les punitions et le rejet : ils ne semblent pas avoir la dimension « perverse » souvent considérée comme typique des futurs psychopathes. La dévitalisation, les difficultés interpersonnelles semblent permettre une formulation psychanalytique en termes de trouble de l’intériorisation d’un bon objet, qui perturbe dans leurs fondements les processus d’identification aussi bien que la relation d’objet. L’examen psychologique a, en outre, mis en évidence l’importance des troubles du cours de la pensée, signalés dans la CBCL et manifestes dans le Rorschach et le Hand Test. Il y a quelques années, on aurait déduit de ces troubles de la pensée un diagnostic de psychose, mais les avancées récentes de la recherche psychopathologique (Petot, 1999c) incitent à la prudence, d’autant plus que Manuel est encore à un âge où la fabulation n’est pas LE TROUBLE DES CONDUITES 357 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. forcément le signe d’une pathologie sévère. L’essentiel est de comprendre que Manuel n’est pas un « enfant pervers » au sens de la psychiatrie traditionnelle : ses troubles de la conduite s’accompagnent d’une souffrance subjective qui est de bon pronostic, parce qu’elle crée une demande d’aide authentique et une motivation pour coopérer avec le psychothérapeute. Il faut donc recommander une prise en charge psychothérapeutique aussi rapide que possible. Chapitre 12 LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION OU LE TROUBLE DU CARACTÈRE LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Les premières classifications des troubles psychologiques des enfants distinguaient simplement les débiles des caractériels. Mais on a mélangé sous cette dénomination des tableaux cliniques fort différents. Le premier et le plus fréquent est le trouble des conduites. Il faut peut-être en distinguer un syndrome caractérisé par l’opposition à l’autorité, que les auteurs anglophones actuels nomment trouble oppositionnel avec provocation (oppositional defiant disorder). Parce que ce syndrome est souvent associé au trouble des conduites, on le considère parfois comme une simple forme clinique de ce dernier. Mais il peut exister seul, et présente une individualité suffisamment marquée pour justifier un tableau clinique séparé, encore que sa validité en tant qu’entité clinique distincte soit actuellement très discutée et que la plupart des études traitent ce trouble en même temps que le trouble des conduites. Dans la forme pure, non associée au trouble de la conduite, on a affaire à des enfants qui n’ont pas de comportements gravement déviants ou délictueux et qui ne manifestent pas une indifférence et un mépris d’autrui, mais qui semblent animés d’une sorte de besoin irrépressible de s’opposer à tout ce qui ressemble à un ordre, à une interdiction, à un désir ou à une contrainte émanant d’autrui. Comme le nom anglais du syndrome l’indique, ils s’opposent systématiquement et défient ou provoquent toute personne qui veut leur imposer une autorité et parfois même toute personne qui leur demande quelque chose. On pourrait donc appeler ce syndrome négativisme. Dans de nombreux cas, les enfants n’attendent pas passivement qu’on leur demande quelque chose pour s’opposer : ils prennent les devants et s’engagent dans des activités dont ils savent parfaitement qu’elles sont indésirables ou interdites, donnant ainsi le 362 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT sentiment qu’ils le font exprès pour défier l’autorité, pour la provoquer ou pour « tester » ses limites. On admet ordinairement qu’un tel comportement est normal à certaines époques du développement. Le grand psychologue français Henri Wallon (1934) avait estimé que tous les enfants passent aux alentours de leur troisième année par une phase de personnalisme marquée par des attitudes de désobéissance et d’opposition, voire de provocation. Il estimait que cette étape était révélatrice de l’émergence de la conscience de soi et du sentiment de son individualité séparée et que l’enfant, selon un mot célèbre, se pose en s’opposant. De nombreux observateurs, dont le pédiatre américain T. Berry Brazelton, ont confirmé l’existence de cette phase. On admet également que de telles attitudes se reproduisent au début de l’adolescence (Debesse, 1941 ; Mâle, 1964) avec la même signification d’effort pour affirmer son identité propre. Mais ces phénomènes sont à la fois passagers et modérés chez les enfants normaux. Le trouble négativiste s’installe lorsque de telles conduites s’exacerbent, deviennent systématiques et persistent ou reparaissent en dehors des périodes où on peut les considérer comme à peu près normales. On se doute que les manifestations du négativisme sont différentes selon l’âge des enfants : la maussaderie d’une adolescente revêche qui refuse toute proposition d’activité faite par ses parents est bien différente des caprices à grand spectacle et à répétition des enfants de 3 ans. Pourtant, on retrouve les mêmes attitudes d’ensemble : négativisme et désobéissance systématiques, provocation, défi et hostilité. Contrairement à ce qu’on observe dans le trouble de la conduite proprement dit, l’opposition s’adresse en priorité aux parents et aux proches, moins souvent aux personnes moins familières comme les enseignants ou les autres figures d’autorité. Le négativisme se manifeste par une attitude de refus ou de résistance à toutes les consignes et même aux simples sollicitations ou suggestions des parents et parfois des enseignants ou des camarades. Cette résistance peut se manifester ouvertement, l’enfant adopte une attitude négative que les adultes vont ressentir comme insolente, il dit non à tout ce qu’on lui demande de faire ou bien il adopte une attitude passive de refus obstiné. Dans l’un comme dans l’autre cas, il provoque généralement la colère des adultes qui ont tendance à répondre par une réitération plus ferme de l’ordre ou de la suggestion, ce qui provoque un refus encore plus véhément de l’enfant qui entraîne ainsi l’adulte dans ce que les spécialistes des interactions appellent une escalade. Ce scénario fondamental est sous-jacent aussi bien aux hurlements que pousse en se roulant par terre dans un supermarché un enfant de 5 ans que sa mère a voulu éloigner du rayon des jouets qu’à un adolescent qui refuse de quitter sa console vidéo avant trois heures du matin, explose lorsqu’on lui explique que son travail scolaire va en souffrir, annonce que « puisque c’est ça, il n’ira plus au collège » et parfois tient parole. LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 363 1.1 La désobéissance L’enfant ne se contente pas de refuser verbalement les ordres, consignes et interdictions, il désobéit tout aussi systématiquement qu’il exprime son refus. Cette désobéissance doit être distinguée de celle de certains enfants caractériels qui désobéissent en cachette. Chez les enfants négativistes, la désobéissance est franche, immédiate et spectaculaire. Elle s’étend à toutes les situations de la vie quotidienne et entraîne une transgression de toutes les règles, qu’elles soient importantes ou non. On dit à l’enfant : « il ne faut pas sortir », il sort. On lui dit « va te laver », il refuse et ne se lave pas. On lui dit « tu peux aller faire un tour à vélo, mais sois prudent » et aussitôt il emprunte un sens interdit. Le jeune enfant à qui sa mère refuse d’acheter des bonbons chocolatés dans un supermarché insiste, se sert lui-même dans le rayon. Quand sa mère lui reprend les bonbons et les remet en place, il proteste et tente immédiatement de les reprendre. Seule une force physique supérieure peut l’en empêcher, mais au prix de protestations et de hurlements tels que les parents capitulent souvent pour éviter de se donner en spectacle. Un enfant plus âgé, à qui ses parents interdisent de regarder des films violents à la télévision, passe outre dès qu’ils tournent le dos. Lorsqu’ils s’en rendent compte et le réprimandent, il se met en colère et les insulte, si bien qu’ils ferment le téléviseur et l’envoient dans sa chambre. Il faut finir par débrancher le téléviseur et l’installer dans la chambre des parents (cas réel) pour résoudre ce problème. Entre-temps, un autre sujet de conflit a surgi… © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1.2 La provocation Les parents disent souvent : « il ne fait rien de ce qu’on lui dit et souvent il fait systématiquement le contraire ». En effet, la désobéissance s’accompagne presque toujours de provocation et de défi, du simple fait que l’enfant ne cherche pas à la dissimuler, mais a tendance à l’annoncer, à la proclamer, à l’exhiber voire à la mettre en scène. On a l’impression, surtout chez les jeunes enfants et, parfois, chez les tout jeunes adolescents, que l’affirmation de soi dans le refus et dans la désobéissance est beaucoup plus importante pour eux que le fait de refuser telle consigne ou de transgresser tel interdit particulier. Les formes pures de négativisme se distinguent en cela du trouble de la conduite, dans lequel les enfants sont vraiment motivés pour les actes interdits : voler ou racketter les vêtements des autres enfants, ne pas aller à l’école, fumer, etc. Face à une opposition déterminée de la part des adultes, ils agissent en cachette. L’enfant négativiste, au contraire, affirme sa révolte, insulte l’adulte et, s’il approche l’adolescence, met en question la règle ou la loi invoquées. On a parfois le sentiment que si on lui ordonnait de fumer ou de faire des imprudences, il s’opposerait à ces ordres avec la même véhémence. D’ailleurs, le jeune enfant qui hier s’est roulé par terre en hurlant parce que sa mère a refusé d’acheter des bonbons, les refusera peut-être avec dégoût le lendemain si elle croit bon de lui en proposer. 364 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 1.3 L’hostilité La provocation débouche souvent sur des comportements agressifs sans véritable gravité, mais qui sont très désagréables pour ceux qui en sont victimes et qui contribuent à isoler l’enfant négativiste. Par exemple, ils injurient gratuitement leurs parents ou leurs camarades. Bien évidemment, les enfants insultés ne restent pas passifs, et l’escalade s’engage. Autre pratique courante chez les enfants « opposants » : ils s’emparent par surprise d’un objet quelconque appartenant à un camarade – livre, cartable, baladeur, téléphone portable, etc. – et courent autour de lui en lui disant « je vais te les déchirer, je vais te les casser », etc. Les réactions des camarades entraînent souvent des bagarres, les perturbateurs font l’objet de plaintes et sont souvent mis à l’écart par les autres enfants. L’isolement et le manque de popularité auprès de leurs pairs sont des caractéristiques remarquables des enfants qui présentent une forme pure de négativisme : elles les distinguent nettement des jeunes déviants présentant un trouble des conduites, qui ont plus tendance à s’associer et éventuellement à diriger des groupes qui peuvent devenir des bandes ou des gangs. 1.4 Étude quantitative des symptômes négativistes L’étude de Matthew Speltz et de ses collègues (1999) est une des rares études qui porte sur des enfants opposants d’âge préscolaire. Ils ont évalué 50 enfants âgés de 4 ans et demi à 5 ans dont le diagnostic de trouble oppositionnel avec provocation avait été posé selon les critères du DSM-III-R. Les symptômes fondamentaux que nous venons de décrire sont les plus fréquents dès cet âge : se mettre en colère, contester ce que disent les adultes, refuser de se soumettre aux demandes et aux règles des adultes, agacer ou énerver les autres par leurs actes. Ils sont présents chez 84 à 94 % des enfants. D’autres symptômes sont présents chez environ la moitié des enfants : ils en veulent à autrui de leurs propres erreurs, sont susceptibles ou facilement agacés par les autres, coléreux ou rancuniers. 18 % de ces enfants jurent ou utilisent fréquemment des expressions obscènes. 2 NOSOGRAPHIE C’est seulement dans l’édition de 1980 du DSM-III que le trouble oppositionnel avec provocation a été séparé du trouble des conduites. La Classification internationale des maladies n’a pas suivi, sur ce point, le DSM. Dans la CIM-10, le trouble oppositionnel avec provocation figure comme un sous- LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 365 type du trouble des conduites (cf. supra p. 331). L’algorithme de la CIM prescrit de porter le diagnostic du trouble oppositionnel avec provocation lorsque les conduites déviantes se limitent à un négativisme systématique, ce qui se traduit par la présence d’au moins quatre des symptômes du premier groupe (symptômes 1-8) et d’au plus deux symptômes de trouble de la conduite proprement dit (symptômes 9-23 ; cf. supra, p. 331). S’agissant d’une simple variante du trouble de la conduite, il faut respecter les règles s’appliquant à ce dernier, et notamment indiquer si le trouble est survenu avant l’âge de 10 ans ou au cours de l’adolescence et préciser, en outre, le degré de gravité : léger, moyen, sévère. Comme dans le DSM, le diagnostic nécessite que les manifestations durent depuis six mois. La CIM-10 considère donc les conduites systématiques de colère, d’opposition et de rancune, typiques de ce que la tradition pédagogique appelle les caractériels, comme une simple variante du trouble de la conduite. Le DSMIV, plus proche sur ce point de la tradition pédagogique et psychiatrique, considère le trouble oppositionnel avec provocation comme une entité distincte. Cependant, si l’enfant répond aux critères des deux troubles, on ne porte que le diagnostic de trouble de la conduite, les manifestations d’opposition avec provocation sont considérées comme un simple aspect du tableau clinique du trouble des conduites, ce qui nous ramène un peu à la position de la CIM. Pour l’essentiel, les descriptions cliniques des deux systèmes de classification sont comparables. Dans le DSM-IV, huit comportements négativistes, hostiles ou provocateurs sont retenus comme critères diagnostiques : – – – – – © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. – – – fréquence des colères ; fréquence de la contestation ou de la critique de ce que disent les adultes ; opposition active ou refus de se plier aux exigences ou aux règles des adultes ; fréquence de la provocation des autres sur le mode de la taquinerie ou du harcèlement (« embête souvent les autres délibérément ») ; tendance à rejeter fréquemment sur les autres la responsabilité de ses erreurs ou de ses fautes ; manifestations fréquentes de susceptibilité ou d’agacement en raison des paroles ou des actes d’autrui ; fréquence du mécontentement et du ressentiment (l’enfant est « souvent fâché et plein de ressentiment ») ; tendance à l’agressivité et à la rancune (« se montre souvent méchant ou vindicatif »). Le diagnostic repose sur la présence d’au moins quatre de ces manifestations pendant une durée d’au moins six mois. On précise qu’un critère ne peut être retenu qui si la fréquence de cette manifestation est nettement plus élevée que celle qu’on observe habituellement chez un enfant du même âge et d’un même niveau de développement. 366 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT La CFTMEA ne mentionne pas explicitement le trouble oppositionnel. Les utilisateurs de cette classification pourront classer les manifestations de négativisme dans la catégorie « Pathologies limites à dominante comportementale ». Cette rubrique inclut en effet : « […] les troubles des conduites dans les échanges avec autrui, le défaut de contrôle, le déni des règles sociales, la répétition des échecs, le défaut d’influence des sanctions » (op. cit., p. 52). 3 ÉPIDÉMIOLOGIE La prévalence du trouble oppositionnel semble être de l’ordre de 3 % dans la population générale, avec une répartition selon le sexe caractéristique : deux à trois fois plus de garçons (environ 3 à 5 %) que de filles (1 à 2 %). Selon la grande étude néo-zélandaise de Dunedin, le taux de prévalence du trouble oppositionnel avec provocation est de 5,7 % à l’âge de 11 ans chez les enfants nés en 1973 dans cette ville (Anderson et coll., 1987). Les garçons présentent ce trouble deux fois plus souvent que les filles (2,2 % contre 1 %). Contrairement à ce qu’on imagine souvent, la prévalence baisse à l’adolescence : à l’âge de 15 ans, le taux de prévalence est descendu à 1,7 % ; les garçons sont trois fois plus atteints que les filles (3,1 % contre 1 % respectivement ; McGee et coll., 1990). Dans l’étude épidémiologique québécoise (Breton et coll., 1999), le taux de prévalence oscille entre 0,7 % et 5,8 % selon qu’on interroge les professeurs, les parents ou les enfants. On en retiendra, ce qui est également surprenant s’agissant d’un trouble d’extériorisation, que les professeurs sous-estiment probablement cette pathologie, tandis que les enfants ont tendance à la surestimer. Le taux de prévalence est de 17,4 % dans l’étude épidémiologique de Garland et de ses collègues (2001), mais il faut rappeler que cette étude porte sur des enfants suivis dans cinq centres de soins médicaux, sociaux et psychiatriques. La répartition entre les garçons et les filles est pratiquement égale (17,9 % contre 16,4 % respectivement). 4 TROUBLES ASSOCIÉS Le trouble oppositionnel est souvent comorbide avec d’autres troubles d’extériorisation, notamment avec le trouble de la conduite et avec l’hyperactivité. La comorbidité entre le trouble oppositionnel et le trouble de la LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 367 conduite est très élevée, mais paradoxalement, le taux exact en est inconnu parce que très peu de cliniciens et de chercheurs prennent la peine de distinguer les deux troubles. C’est d’ailleurs une des raisons qui font qu’on connaît mal ses associations avec d’autres troubles : en effet, beaucoup de chercheurs confondent purement et simplement ces deux troubles et se contentent d’examiner la comorbidité entre ce bloc composite et les autres troubles (Angold et coll., 1999 ; Loeber et coll., 2000). Joseph Rey (1993) a passé en revue les études portant sur des enfants opposants ne présentant pas de trouble des conduites associé, et il souligne que le trouble oppositionnel est très souvent associé à l’hyperactivité : la comorbidité varie de 20 % à 93 % selon les études et selon les instruments utilisés. Les psychiatres canadiens Russell Schachar et Rod Wachsmuth (1990) ont étudié les troubles associés sur un petit échantillon de 21 enfants opposants. Ils trouvent essentiellement l’hyperactivité, des troubles anxieux ou dépressifs et des troubles des apprentissages. Plus récemment, Angold et Costello (1996) ont mené une étude épidémiologique sur un échantillon tout-venant. Ils montrent que le niveau de comorbidité entre le trouble oppositionnel pur (sans trouble de la conduite associé) et les autres pathologies mentales est relativement faible : 14 % des enfants opposants présentent également un syndrome d’hyperactivité, 14 % des troubles anxieux et 9 % des troubles dépressifs. Bien entendu, ces considérations ne s’appliquent pas lorsque le syndrome oppositionnel fait partie d’un tableau clinique de trouble de la conduite : les comorbidités sont alors celles, beaucoup plus graves, du trouble de la conduite (cf. supra, p. 333-334). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Théories psychanalytiques La reconnaissance du trouble oppositionnel comme un syndrome spécifique est trop récente pour que les principaux théoriciens de la psychanalyse des enfants aient pu en proposer une interprétation. Le classique Manuel de psychiatrie de l’enfant de Julian de Ajuriaguerra n’évoque les conduites négativistes que comme un des aspects des personnalités psychopathiques de l’enfant, dont il n’évoque du reste la notion que pour la contester (op. cit., p. 978). Le trouble oppositionnel ne figure pas non plus dans le Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de Lebovici, Diatkine et Soulé (1985). 368 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Il semble pourtant facile d’envisager les principes d’une théorie psychanalytique des troubles oppositionnels. On se souvient qu’ils apparaissent comme des exacerbations pathologiques de conduites d’opposition qui sont normales à deux moments bien précis du développement de l’enfant : la phase du « personnalisme » selon Wallon et le début de l’adolescence. Ces deux phases correspondent respectivement à une période de chevauchement et/ou de transition entre la fin du stade sadique-anal et le début de la période œdipienne et à une phase de réactivation temporaire de l’Œdipe au moment de la puberté. Par ailleurs, elles correspondent à deux moments clés du développement du narcissisme et du sens de l’identité personnelle. Le début de la phase œdipienne, dans un contexte où la relation d’objet porte encore la marque du stade sadique-anal, correspond à la fin du processus de séparation-individuation décrit par Margaret Mahler. L’opposition à la volonté des parents prend à la fois la signification d’une opposition systématique et obstinée (de type anal) et celle d’une affirmation de la volonté propre de l’enfant, qui lui permet de vérifier l’autonomie de sa volonté et la réalité de son pouvoir sur l’objet libidinal, susceptible de confirmer partiellement l’illusion de toute-puissance narcissique. Les manifestations de négativisme infantile ont donc à la fois une signification libidinale objectale et une signification narcissique, et cela sans doute selon des proportions variables selon les enfants. Les conduites pubertaires d’opposition négativiste ne sont sans doute que la réactivation de ces conduites infantiles. Par ailleurs, l’hypothèse que nous avons empruntée à Jean Ménéchal (2001) pour expliquer un des aspects de la pathologie de l’hyperactivité (cf. supra, p. 301-304) nous paraît également susceptible d’interpréter certaines formes du trouble oppositionnel. Comme l’enfant hyperactif, l’enfant opposant s’arrange pour être presque en permanence le centre de l’intérêt de ses parents qui doivent le surveiller, le contrôler et le limiter pour parer aux conséquences indésirables de ses transgressions, défis et provocations. Il arrive ainsi à monopoliser une bonne partie de leur fonctionnement psychique en les obligeant à fonctionner comme prothèse de son surmoi défaillant. Il y trouve des bénéfices secondaires (et sans doute primaires) importants, dans la mesure où il gagne sur deux tableaux : il affirme son individualité et son pouvoir dans la mesure où il a l’initiative dans la relation (les parents ne font que réagir à ses actes et à ses attitudes) ; simultanément, il maintient une forme de symbiose et de fusion, puisqu’il crée une situation telle que les parents – le plus souvent la mère – ne peuvent accepter la séparation et continuent d’assurer la fonction d’une de ses instances intrapsychiques. 5.2 Aspects familiaux La plupart des travaux disponibles traitent globalement des aspects familiaux des troubles d’externalisation (hyperactivité, trouble des conduites, trouble LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 369 oppositionnel) sans considérer séparément chacun de ces troubles. Ainsi, Faraone et ses collègues (1991) ont étudié les antécédents familiaux d’enfants ayant reçu les deux diagnostics de trouble oppositionnel et d’hyperactivité. Ils ont montré que les parents de ces enfants avaient plus d’antécédents de conduites antisociales ou de troubles oppositionnels que les parents des enfants hyperactifs sans troubles oppositionnels. Plus récemment Rey et ses collègues (2000) ont montré qu’un environnement familial pauvre était associé au trouble oppositionnel et au trouble des conduites. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Seuls Schachar et Wachsmuth (1990) ont fourni des données relatives à des enfants présentant un trouble oppositionnel sans autre diagnostic comorbide. Ils ont comparé un groupe de 21 enfants opposants avec un groupe d’enfants présentant un trouble des conduites et un groupe témoin d’enfants normaux. Ils ont trouvé que les enfants opposants proviennent de familles dysfonctionnelles, caractérisées par des conflits conjugaux allant jusqu’à l’échange de coups. En ce qui concerne les antécédents psychiatriques des parents, il semble que les mères des enfants perturbés (trouble de la conduite ou trouble oppositionnel) ne soient pas beaucoup plus pathologiques que celles des enfants normaux. Mais les pères des enfants opposants semblent avoir des antécédents psychiatriques deux fois sur trois (contre une fois sur trois chez les pères des enfants à trouble de la conduite et une fois sur quatre chez les pères des enfants normaux). Les pathologies paternelles sont assez diverses, les plus fréquentes étant la toxicomanie, l’alcoolisme et la psychopathie (trouble de la personnalité antisociale). À côté des facteurs étiologiques qui rendent compte de l’origine d’un trouble, il faut considérer ceux qui favorisent son maintien voire sa chronicisation. Quels sont les facteurs qui contribuent au maintien prolongé du trouble oppositionnel ? August et ses collègues (1999) ont montré que les principaux sont le QI de l’enfant (plus il est bas, plus le risque de perpétuation du trouble oppositionnel est élevé), le sexe (risque plus fort de chronicisation chez les garçons), les antécédents psychiatriques familiaux (en particulier ceux de la mère) et des « pratiques négatives de parentage », c’est-à-dire des pratiques d’éducation familiale jugées inappropriées mais sur lesquelles les auteurs ne donnent pas de plus amples détails. Il est remarquable que les chercheurs anglo-saxons, d’ordinaire si prompts à interpréter les antécédents familiaux des enfants atteints d’un trouble psychopathologique comme des preuves d’une origine génétique de ce trouble, soient dans l’ensemble moins catégoriques en ce qui concerne le trouble oppositionnel. Même les auteurs de l’Étude du développement du comportement adolescent des jumeaux de Virginie (Lindon Eaves et coll., 1997), qui estiment avoir démontré le déterminisme génétique de pratiquement toutes les pathologies infantiles, admettent que l’environnement joue un rôle important dans le cas du trouble des conduites et du trouble oppositionnel. 370 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 6 ÉVOLUTION DU TROUBLE OPPOSITIONNEL En raison de l’association fréquente entre le trouble oppositionnel et le trouble de la conduite, beaucoup de cliniciens ont estimé que le premier faisait le lit du second. Ainsi Benjamin Lahey et ses collègues (1992) ont réalisé une étude longitudinale qui montre que, dans un délai de trois ans après la première évaluation, 25 % des garçons opposants développent un trouble de la conduite tandis que le trouble oppositionnel reste pur chez 50 % et disparaît chez les 25 % restant. Les données les plus récentes ne vont pas dans ce sens : Gerald August et ses collègues (1999) ont obtenu des résultats qui suggèrent que l’évolution du trouble oppositionnel vers le trouble des conduites est rare. Ces chercheurs ont réalisé une étude longitudinale sur quatre ans auprès d’un échantillon de 132 enfants hyperactifs dont 43 (32 %) présentaient un trouble oppositionnel comorbide. Lorsque ces enfants sont réexaminés après quatre ans, un seul a évolué vers le trouble de la conduite. Par ailleurs, le trouble oppositionnel semble stable et durable, même si on observe une tendance non négligeable à la rémission spontanée : quatre ans après le début de l’étude, 57 % des enfants qui étaient opposants le sont toujours, cependant que les 43 % restant ne présentent plus les critères du trouble. Matthew Speltz et ses collègues (1999) ont suivi sur une période de deux ans 92 enfants opposants, dont 42 justifiaient également le diagnostic d’hyperactivité et constatent sur cette période une grande stabilité de ces diagnostics. Tous les enfants sauf deux ont encore après deux ans au moins l’un et souvent deux des diagnostics (trouble oppositionnel, hyperactivité). 25 % d’entre eux présentent en plus un trouble comorbide apparu au cours de la période d’observation : il s’agit le plus souvent de troubles anxieux ou dépressifs et non de trouble de la conduite. 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE Les comportements négativistes d’opposition et de provocation ne passent pas inaperçus et sont suffisamment gênants et spectaculaires pour que le diagnostic psychiatrique du trouble oppositionnel soit facile. Seul le diagnostic différentiel avec le trouble des conduites d’une part et l’hyperactivité d’autre part pourra parfois nécessiter l’utilisation d’instruments spécialisés. Il peut cependant arriver que l’enfant soit adressé en raison de LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 371 l’effondrement de ses résultats scolaires ou avec un diagnostic d’hyperactivité, sans que le trouble oppositionnel ait été mentionné. Dans ce cas assez rare, l’examen psychologique sera indispensable pour établir le diagnostic de trouble oppositionnel. Mais l’intérêt de cet examen est le plus souvent de faire le tour des éventuelles pathologies comorbides, d’évaluer l’intensité et la fréquence de la pathologie et de la situer dans le fonctionnement psychologique d’ensemble de l’enfant. On pourrait s’attendre à ce que l’examen psychologique des enfants opposants soit particulièrement difficile, parce qu’on s’attend à ce qu’ils contestent l’intérêt de cet examen, qu’ils ne coopèrent pas et qu’ils fassent tout pour mettre le psychologue en échec. Pourtant, à l’exception de certains sujets approchant de l’adolescence, ils sont dans l’ensemble beaucoup plus faciles à examiner que les enfants présentant un trouble hyperactif ou un trouble de la conduite. Ils sont en particulier disposés à reconnaître leurs troubles dont ils semblent souffrir d’une certaine façon (cf. l’étude de Breton et coll., 1999). Il est donc parfaitement pertinent d’utiliser des entretiens structurés et des questionnaires faisant appel à leur auto-évaluation. 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La version française de l’ISC ne comporte pas d’items destinés à l’évaluation du trouble oppositionnel. On pourra conduire un entretien semi-directif en prenant comme « grille d’entretien » les items spécialisés de la KiddieSADS (Schedule for Affective Disorders and schizophrenia for School-Age Children). L’interrogatoire de dépistage comprend trois items pour la détection du trouble oppositionnel avec provocation. Ces items sont destinés à établir l’existence de trois manifestations que les auteurs considèrent sans doute comme particulièrement typiques du trouble oppositionnel : colères violentes et intenses, disputes avec les adultes (parents, enseignants, etc.) et désobéissance aux consignes et aux interdictions. Pour chacun de ces items, on demande directement à l’enfant s’il lui est arrivé d’avoir des conduites de ce type. En cas de réponse positive, on pose plusieurs questions pour déterminer la fréquence et l’intensité des manifestations caractéristiques, la nature des situations ou des événements qui les provoquent, etc. Si on cote 3 (= le critère est incontestablement réalisé, au-dessus du seuil) à l’un quelconque de ces items de dépistage, il faut poser à l’enfant toutes les questions de la section complémentaire, qui réalise une exploration particulièrement minutieuse des conduites d’opposition et de provocation. Beaucoup de psychologues trouveront sans doute plus facile et tout aussi efficace de faire un entretien semi-structuré en prenant comme guide la liste des manifestations répertoriées dans le critère A du DSM-IV ou de la CIM10. On enregistrera donc si l’enfant conteste souvent ce que disent les adul- 372 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT tes, s’il lui arrive souvent d’ennuyer les autres ou de les taquiner, voire de les harceler, s’il considère facilement et fréquemment que les autres sont responsables de ses propres fautes ou erreurs, s’il est susceptible et rancunier (facilement vexé, capable de garder longtemps du ressentiment pour une vexation minime) et s’il est spontanément agressif ou « méchant » sans raison particulière. En s’inspirant de la Kiddie-SADS, on cherchera à savoir si l’enfant utilise de façon provocatrice un langage grossier ou ordurier. Une fois établie la liste des critères présents, on évalue la durée du trouble, le degré de perturbation qu’il entraîne et l’existence d’un facteur déclenchant, ce qui permettra de confirmer le diagnostic selon les critères de la CIM-10 ou du DSM-IV. 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation La CBCL ne comporte pas d’échelle évaluant le trouble oppositionnel proprement dit. Mais les échelles de problèmes interpersonnels et de comportement agressif comportent des items qui visent des conduites caractéristiques des enfants opposants : « conteste ou contredit souvent » (item 3), « désobéissant à l’école » (item 23), « ne s’entend pas bien avec les autres enfants » (item 25), « n’est pas aimé par les autres enfants » (item 48), « est buté, désagréable ou irritable » (item 86), « asticote les autres, souvent en train de les agacer » (item 94) « fait des colères, s’emporte facilement » (item 95). On constate sans peine que ces items permettent une description précise de l’existence, de la fréquence et de l’intensité des manifestations du trouble oppositionnel. Réciproquement, la présence ou l’absence de réponse positive aux items les plus typiques du trouble de la conduite permet d’affirmer ou de rejeter l’existence d’une comorbidité entre ces deux troubles. Par ailleurs, comme les manifestations du trouble des conduites s’accompagnent souvent de manifestations du trouble oppositionnel, il est souhaitable, lorsqu’on porte le diagnostic de trouble des conduites, de ne pas omettre l’exploration des éventuelles manifestations d’opposition. La CBCL nous fournit, en outre, des informations relatives aux autres troubles comorbides les plus fréquents comme l’hyperactivité avec déficit de l’attention, les troubles anxieux et dépressifs et les problèmes sociaux et interpersonnels. 7.3 Les méthodes projectives 7.3.1 Le test de Rorschach Margot Holaday (2000) a comparé les protocoles de 35 enfants présentant un trouble oppositionnel aux données normatives établies par John Exner. Elle n’a trouvé que deux variables caractéristiques des enfants opposants : la LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 373 faible fréquence des réponses organisées (recevant un score Z de Beck) et un faible nombre de réponses de coopération (COP). En ce qui concerne le type de résonance intime, l’auteur a trouvé que 54 % avaient un TRI ambiéqual (contre 33 % dans la population d’étalonnage), 34 % avaient un TRI introversif (32 % dans l’étalonnage) et 17 % étaient extratensifs (36 % dans la population normative). Il faut préciser que John Exner d’une part ne différencie pas l’ambiéqualité et la coarctation, et d’autre part souligne que l’ambiéqualité est un signe de conflit intrapsychique. Il semble donc, dans l’état actuel de nos connaissances, que les protocoles de Rorschach des enfants opposants ne présentent pas de caractéristiques particulières permettant de les différencier de ceux des autres groupes pathologiques. 7.3.2 Les tests d’aperception thématique © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Aucune recherche publiée n’a porté particulièrement sur les réponses aux tests projectifs thématiques des enfants opposants. Dans ma pratique clinique, j’ai observé parfois – mais pas toujours – que ces enfants mettent en scène sans déguisement leurs conduites et leurs conflits avec leurs proches dans les récits qu’ils imaginent. En dehors de ce phénomène particulier, rien ne caractérise les histoires TAT ou CAT des enfants opposants. Mais l’intérêt des tests projectifs n’est pas diagnostique : il est de permettre la compréhension des aspects du fonctionnement psychique des enfants qui ne sont pas directement en rapport avec le trouble. Il s’agit en particulier des aspects cachés, non conscients, préconscients ou inconscients qui permettent de comprendre dans quel ensemble les symptômes apparaissent et éventuellement prennent sens. C’est dans cette perspective de compréhension aussi complète que possible du psychisme des enfants, indispensable pour le pronostic et l’indication thérapeutique, qu’il est conseillé d’utiliser le Rorschach et le TAT ou le CAT avec les enfants opposants. 8 CAS CLINIQUE : KEVIN, 10 ANS ET 6 MOIS Kevin est en cours moyen deuxième année (CM2 : cinquième année de la scolarité obligatoire). Il a une sœur âgée de 12 ans. Son père est employé de banque et sa mère est kinésithérapeute. Les parents ont divorcé lorsque Kevin était âgé de 8 ans. C’est sous la pression de l’institutrice et du directeur de l’école que sa mère le conduit à la consultation psychiatrique. Mais elle reconnaît facilement qu’elle-même ne sait plus comment faire face au comportement de son fils qui, dit-elle, l’épuise complètement. 374 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Kevin a toujours eu des problèmes de comportement à l’école, au point que sa mère a dû le changer d’école pour le mettre dans un établissement privé dont la discipline est, selon elle, plus stricte. En dépit de ce changement d’école, Kevin a eu plusieurs avertissements et il est sur le point d’être exclu pour une semaine. Son attitude exaspère sa maîtresse. Il refuse systématiquement de faire tout ce qu’elle lui demande : lire un texte, aller au tableau, répondre à une question, etc. Pendant la récréation, il provoque les instituteurs en montant sur les arbres ou sur le toit. Malgré les nombreuses remarques du directeur, Kevin persiste dans son attitude. À la maison, Kevin est en conflit permanent avec les trois membres de sa famille : sa mère, sa sœur aînée et le compagnon de sa mère. Il provoque constamment ce dernier en lui disant qu’il n’a rien à faire chez eux et qu’il n’a qu’à rentrer chez lui. En effet, Kevin n’a jamais accepté la séparation de ses parents et reproche souvent à sa mère d’avoir un concubin. Sa mère nous explique qu’elle souhaite avoir un troisième enfant, mais qu’elle y a renoncé pour l’instant par crainte des critiques et des réactions de Kevin. Par ailleurs, il refuse de faire ses devoirs, de ranger sa chambre ou de se laver, il provoque sa sœur en fouillant dans ses affaires ou en l’agressant verbalement. Kevin a toujours eu un comportement difficile. Dès l’âge de 3 ans, il a commencé à manifester une grande agitation et une grande agressivité. Il frappait ses camarades à l’école maternelle et il était insensible à toute punition. Le comportement d’hostilité et de désobéissance s’est donc d’abord manifesté à l’école avant de s’étendre à la situation familiale à partir de l’âge de 4 ans et s’est depuis lors régulièrement accentué. Selon la mère, le père de Kevin a toujours été et continue d’être totalement indifférent aux problèmes de comportement de son fils. Au début de l’examen psychologique, Kevin est légèrement réticent, ce qui se traduit surtout par une attitude un peu moqueuse. Mais il est facile de désamorcer cette attitude en lui disant, dès la première manifestation de réticence, qu’il n’est pas obligé de faire les tests et que nous pouvons reporter l’examen jusqu’au moment où il sera d’accord. Kevin exprime immédiatement sa volonté de coopérer, et l’examen se déroule sans aucune difficulté. Résultats au WISC-III Quotient intellectuel verbal (QIV) : 97 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 97 Quotient intellectuel total (QIT) : 96 Les trois quotients intellectuels sont moyens et très proches les uns des autres. Les difficultés relationnelles sont manifestement sans rapport avec un quelconque dysfonctionnement intellectuel. LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… ■ ■ 375 Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 9 Similitudes : 10 Arithmétique : 10 Vocabulaire : 9 Compréhension : 10 Mémoire des chiffres : 8 Complètement d’images : 9 Code : 8 Arrangement d’images : 10 Cubes : 11 Assemblage d’objets : 10 Symboles : 10 Labyrinthes : 8 Résultats aux trois indices factoriels du WISC-III (moyenne : 100 ; écart type : 15) Compréhension verbale (CV) : 97 Organisation perceptive (OP) : 99 Vitesse de traitement (VT) : 94 Le détail des subtests et des indices factoriels confirme l’homogénéité des aptitudes de Kevin. Toutes les notes sont groupées autour de la moyenne. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 38 Échelle d’activités : 46 Échelle sociale : 36 Échelle scolaire : 46 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ Échelle syndromique de la CBCL Note totale de perturbation : 77 Trouble d’internalisation : 57 Trouble d’externalisation : 69 Retrait-isolement : 51 Plaintes somatiques : 67 Anxiété-dépression : 53 Problèmes interpersonnels : 87 Troubles de la pensée : 56 Attention/hyperactivité : 85 Comportement déviant : 76 Comportement agressif : 65 376 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT On a affaire à un profil pathologique classique, caractérisé par une échelle de compétence basse et une note totale de perturbation élevée. La plus basse des notes de compétence est celle de l’échelle sociale et la plus élevée des notes de perturbation est celle de problèmes interpersonnels suivie de très près par les troubles de l’attention-l’hyperactivité. Le score des troubles d’externalisation est beaucoup plus élevé que celui des troubles d’internalisation : Kevin n’éprouve apparemment pas d’angoisse ou de culpabilité. On peut supposer qu’il fonctionne sur le mode du déni, et que ses défis l’aident à maintenir ce déni. Mais il faut remarquer que les plaintes somatiques atteignent un niveau élevé : c’est sans doute sous cette forme que la souffrance déniée trouve une expression indirecte. Les tests projectifs nous diront sans doute ce qu’il en est. Protocole du test de Rorschach (temps total : 8 min) Passation Enquête (cf. p. 29) Planche I (TL [temps de latence] = 2 s) 1) Une chauve-souris. 1) L’ensemble. 2) Les ailes et ça les mandibules, c’est vu de haut, elle est grosse parce qu’elle a beaucoup mangé. 3) À quoi tu vois qu’elle est vue de haut ? – Nous on la regarde de haut. 2) Un papillon. 1) L’ensemble. 2) Un papillon a des ailes plus gros que le corps, il a une petite queue à l’arrière, c’est vu de haut. Comme pour la chauve-souris (fait un geste pour indiquer qu’on la voit de haut et qu’elle est plus basse). 3) Un masque d’humain. 1) L’ensemble avec les lacunes inférieures et supérieures. 2) Les yeux ici et ça a une mauvaise tête, pas de sourire, comme si un lion grognait qui montre ses dents ici (lacunes inférieures). Planche II (TL = 10 s) 4) ΛV Un papillon à l’envers. 1) L’ensemble avec la grande lacune centrale. 2) Les pattes, ailes et antennes. Les ailes sont plus grosses que le corps. Il est vu de haut comme ça (gestes). 5) Λ Un avion de guerre qui crache du feu. 1) Les deux détails noirs latéraux et le détail rouge du bas. 2) À cause des grandes ailes et beaucoup de feu à l’arrière, ça en crache plus que les autres avions et le feu tout rouge craché à l’arrière. ☞ LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 377 ☞ Planche III (TL = 5 s) 6) ΛVΛ Un ventre c’est tout. 1) Dbl 24 (lacune autour du détail central). 2) Le ventre, c’est rond. 3) Un ventre de qui ? – D’un bonhomme. Planche IV (TL = 1 s) 7) Plutôt un gros bonhomme vu de bas. 1) L’ensemble. 2) Il est gros, il a des chaussures grosses. 3) Tu as dit vu de bas ? – Là, il y a les pieds et il est en haut comme ça (geste indiquant la position élevée du bonhomme). Planche V (TL = 2 s) 8) Une chauve-souris vue de haut. 1) L’ensemble. 2) La tête, les pattes et les grandes ailes. Elle descend comme ça, elle a des crochets pour s’accrocher. 9) Un bonhomme avec une cape. 1) L’ensemble. 2) La tête, les pieds et la cape qui est trouée, il a les bras tendus pour tenir la cape. 3) Tu as dit la cape qui est trouée ? – Elle est un peu coupée, déchirée (extrémité des ailes). Planche VI (TL = 10 s) 10) On dirait une tête de chat. 1) D3 (détail supérieur). 2) À cause des moustaches, oreilles et poils. 3) À quoi tu vois que c’est des poils ? – Car il y a plusieurs petits traits et parce que c’est pas au museau et ça lui arrive pas jusqu’à la bouche. 11) Puis un chat aplati par terre. 1) L’ensemble. Là avec ses quatre pattes, parce qu’il est à plat, on voit ses pattes sur le côté. Planche VII (TL = 2 s) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 12) Un ventre. 1) Dbl 10 (lacune entre les deux détails du 2e tiers). 2) C’est le ventre d’un bonhomme et parce que c’est rond. Planche VIII (TL = 5 s) 13) Une sorte de vaisseau avec du feu à l’arrière. 1) D6 (l’ensemble sans les détails roses latéraux). 2) Parce qu’il y a deux mitraillettes en haut (gris supérieur) et les ailes ici (détail bleu), il est dans le ciel et il crache du feu tout rouge (détail rose orange), ça crache du feu à l’arrière pour aller plus vite. 14) Et un bonhomme sur un trône de roi qui repousse des animaux. 1) L’ensemble (bonhomme : détail gris en haut ; animaux : détails roses latéraux ; trône : détail bleu et détail rose orange). 2) Parce qu’on voit les animaux en train de tomber et on voit la tête, les mains du bonhomme qui pousse, on voit pas le corps, il est caché par le trône, c’est vu de dos. ☞ 378 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ Planche IX (TL = 6 s) 15) Des flammes, un feu et des cendres. 1) L’ensemble. 2) Les flammes, c’est orange et ça monte et le reste, les cendres (détail rose en bas), ça vibre, on a l’impression que ça bouge. 16) Ou deux têtes de dragons. 1) D3 (détail brun orange en haut). 2) Parce qu’ils s’envoient du feu, ça a la couleur et ça monte. Planche X (TL = 3 s) ■ 17) C’est pareil, une sorte de vaisseau spatial. 1) Dd21 (détail gris et détails roses latéraux). 2) C’est un vaisseau de guerre avec une mitraillette (détail gris), il est dans le ciel, il tire pas mal. 18) Et une explosion et c’est tout. 1) L’ensemble. 2) C’est le feu toutes ces couleurs. Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu Facteurs additionnels I 1 Chauve-souris G F+ A Ban 2 Papillon G F+ A PSV 3 Masque GDbl F+ Masque 4 Papillon GDbl F+ A 5 Avion Dd KobC- Sc, Feu III 6 Ventre Dbl F- Hd IV 7 Bonhomme G FD + H Ban V 8 Chauve-souris G Kan + A Ban 9 Bonhomme G K+ H, Vêt MOR 10 Tête chat D F+ Ad 11 Chat aplati G F+ A VII 12 Ventre Dbl F- Hd VIII 13 Vaisseau D Kob. C- Sc, Feu 14 Bonhomme G K. Kan + Hd, A 15 Flammes G Kob. C + Feu II VI IX Ban, AG ☞ LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… ☞ X ■ 379 16 Têtes dragons D Kan. Kob. C+ (Ad), Feu 17 Vaisseau Dd Kob- Sc 18 Explosion G Kob. C + Expl. (2), AG Psychogramme R = 18 Temps total = 8 min T/R = 27 s G = 11 dont : GDbl = 2 D=3 Dd = 2 Dbl = 2 Ddbl = 0 F+=6 F- = 2 K=2 kp = 0 kan = 2 kob = 6 FC = 0 CF = 0 C=5 FT = 0 TF = 0 T=0 FC’= 0 C’F = 0 C’= 0 FClob = 0 ClobF = 0 Clob = 0 FY = 0 YF = 0 Y=0 FV = 0 VF = 0 V=0 FD = 1 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Paires = 1 Reflets = 0 G % = 61 D % = 16 Dd % = 11 Dbl % = 11 F % = 44 F + % = 75 F + % élargi = 72 A=6 Ad = 1 (A) = 0 (Ad) = 1 H=2 Hd = 3 (H) = 0 (Hd) = 0 Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 0 Art = 0 Bot. = 0 Expl. = 1 Feu = 4 Géo. = 0 Masque = 1 Nature = 0 Nuage = 0 Obj. = 0 Pays. = 0 Radio = 0 Sc. = 3 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 1 Ban = 4 Chocs = 2 Codéterminations : Kob. C Kob. C K. kan Kob. C Kan. kob. C Kob. C A % = 39 H % = 28 Ban % = 22 Σ 2 H < Σ 3 Hd Phénomènes particuliers : ☞ 380 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ TRI Σ 2 K/Σ 7,5 C Form. cpl. Σ 9 k/Σ 0 (E + C’) RC % = 33 Type couleur : Σ 5 C + CF > Σ 0 FC EA de Beck = 9,5 es = 9 Indice d’égocentrisme =5% ■ Kob. C = 5 Σ 6 A > Σ 1 Ad Indice d’anxiété somatique = Chocs à : II, VI. Commentaire Ce protocole étonne d’emblée par la présence massive de signes d’impulsivité et d’absence de contrôle du moi sur les affects et les conduites. Le F % et le F + % sont un peu bas, et l’extratension est très prononcée, ce qui n’a rien de pathologique. Mais la présence simultanée de quatre réponses intégrant l’espace blanc, de cinq réponses codéterminées par la couleur pure et le mouvement d’objet et d’un « type couleur de gauche » réalise la triade psychopathique (Dbl + Kob + {C + CF > FC}), considérée par beaucoup de cliniciens comme indice prédicteur de passages à l’acte violents. Tout cela est d’autant plus inquiétant que les kob sont associées à des C pures, c’est-à-dire des déterminants qui correspondent à un développement d’affect totalement incontrôlé par le moi. De plus, quatre de ces réponses Kob. C sont associées au contenu « feu » dont la valeur pulsionnelle agressive est très communément admise, et la cinquième est associée à un contenu « explosion ». Rien ne semble indiquer la moindre possibilité de contrôler, moduler ou canaliser cette agressivité destructrice. Rien non plus ne semble permettre de la mitiger. Rien n’exprime l’angoisse ou la dépression. On aurait pu penser que les plaintes somatiques évoquées par la mère se traduiraient par des réponses typiques : il n’en est rien. Par ailleurs, la représentation de l’être humain est incertaine : les deux H pures sont moins nombreuses que les Hd ; les deux kinesthésies humaines s’accompagnent de cotations spéciales (une réponse morbide, une agressive). Les figures féminines banales de la planche III et de la planche VII ne sont pas vues : à leur place vient une réponse dégradée qui les réduit à des ventres. L’imago maternelle semble encore plus dévalorisée que l’imago paternelle. Protocole du TAT Planche 1 C’est un garçon qui aime jouer du violon et puis à la fin, il aime plus en jouer. Il est fainéant, il pense que c’est juste une boîte de résonance avec une corde. Il est pas content parce qu’il en a marre de jouer du violon et puis je sais plus. LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 381 Planche 2 C’est des paysans qui labourent. À la fin, la femme est fatiguée et le cheval aussi, c’est des paysans qui à la fin, ils sont trop fatigués pour continuer. Ils pensent qu’ils aimeraient bien avoir des tracteurs pour labourer et des vraies maisons. Cette personne, elle lit, elle rentre dans l’histoire à la fin, elle ressort de l’histoire quand elle a fini de lire. Planche 3 C’est un garçon qui n’est pas sage, à la fin, il se fait engueuler. Il pleure sur son meuble ou sur son canapé. Planche 4 C’est les parents qu’ils lui disent de pas redescendre, qu’il est privé de dîner et puis je sais pas. Planche 5 Là, c’est sa grand-mère qui croit qu’il y a un voleur chez elle et elle sort de sa chambre effrayée. Elle fouille dans sa maison, elle ne trouve rien. Planche 6BM Ce sont deux personnes qui se sont disputées, ils veulent plus se parler, à la fin, ils se reparlent. PSYCHOLOGUE : Pourquoi ils se sont disputés ? – Je ne sais pas pourquoi ils se sont disputés. Planche 7BM C’est un grand-père qui dit à quelqu’un une messe basse, un secret dans l’oreille. À la fin celui qu’il a écouté il va le faire. PSYCHOLOGUE : il va faire quoi ? – D’aller tuer quelqu’un. – Que va-t-il se passer ? – Le monsieur se fait prendre par la police, ils vont tous en prison. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche 8BM C’est quelqu’un qui a eu un accident de voiture, le docteur, il le soigne, à la fin, il revit. Planche 10 Là je crois que c’est des gens qui se sont disputés. À la fin, ils se sont arrêtés, ils se sont serrés dans leurs bras. PSYCHOLOGUE : Pourquoi ils se sont disputés ? – Parce qu’il y en a un qui a cassé une vitre et l’autre voulait qu’il la répare et l’autre n’était pas d’accord. Ils arrêtèrent de se disputer et l’autre a réparé la vitre. Planche 11 Là c’est un dragon qui est dans une grotte face à la cascade. Le dragon voit un homme qui va se noyer. Le dragon y va pour manger l’homme. À la fin, le dragon rentre dans sa grotte pour digérer tranquillement et c’est fini. 382 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Planche 13B Là c’est des cabanes en bois à louer qui sont en face de la mer. C’est un garçon qui ne veut pas se baigner. À la fin, il décide d’aller se baigner. Finalement c’était mieux que dans la cabane. Planche 19 Il y aurait une maison où il y a la fenêtre qui est ouverte. Il y a un lutin qui est dedans pour donner des cadeaux. À la fin, il ressort de la maison parce qu’il y a la famille qui arrive et c’est tout. Planche 16 Au début, un clochard qui joue le violon dans le train pour gagner de l’argent et après il se paye un travail et après il se fait un hôtel pour loger les autres clochards. À la fin les autres clochards ils deviennent riches et c’est fini. ■ Interprétation du protocole du TAT 1. Style des relations interpersonnelles et nature du conflit Planche 1 : l’enfant aime jouer du violon et finalement il « en a marre ». Planche 2 : paysans fatigués. Aucune relation avec la jeune femme du premier plan qui « rentre dans l’histoire, à la fin elle ressort de l’histoire quand elle a fini de lire ». Planche 3 BM : pleurs après réprimande. Planche 4 : réprimande. Planche 5 : peur du voleur Planche 6BM : dispute et réconciliation. Planche 7BM : crime et châtiment. Planche 8BM : accident et soins médicaux. Planche 10 : dispute et réconciliation. Planche 11 : un homme en train de se noyer, un dragon le dévore. Planche 13B cabane au bord de la mer ; se baigner ou non. Planche 19 : lutin dans une maison. Planche 16 : clochard philanthrope, les autres clochards deviennent riches. 2. Thèmes complexuels ou projection importante Tout n’est pas négatif : certaines histoires se terminent bien (planches 5, 6BM, 8BM, 10, 13B et 16). Mais l’issue heureuse survient parfois pour nier et résoudre de façon peu vraisemblable et surtout très arbitraire une situation de conflit ou de difficulté. Les thèmes de réprimande évoquent sans doute le quotidien de Kevin. Pour le reste, on est frappé par la versatilité ou le manque de persévérance projetés sur les héros, et qui appartient sans doute à LES TROUBLES OPPOSITIONNELS AVEC PROVOCATION… 383 Kevin : le garçon se lasse de jouer du violon, les paysans sont fatigués de labourer, les personnes qui se sont disputées se réconcilient sans qu’on sache pourquoi, le garçon qui ne voulait pas se baigner change d’avis. Il n’y a aucune tentative de donner la moindre explication à ces changements énoncés sans aucun souci d’attribuer aux actes des personnages une signification compréhensible. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 3. Aspects formels Les histoires sont brèves. À la planche 4, il n’y a même pas d’histoire, mais une simple scène instantanée de réprimande (privé de dîner) qui est une fabulation sans aucun rapport avec le dessin. Quatre histoires sont réduites à une péripétie unique, c’est-à-dire à un simple changement dans l’attitude ou la relation qui ne suffit pas à faire une action (aime jouer du violon/en a marre ; labourent/sont fatigués ; se sont disputées/se reparlent ; veut pas se baigner/décide d’aller se baigner). Six sont des récits élémentaires en trois temps, du genre de ceux qu’on trouve dans les livres illustrés pour tout-petits comportant la description d’un état initial, d’un événement qui survient et l’indication des conséquences (ou de l’absence de conséquence) de l’événement ou de l’action : garçon pas sage – se fait engueuler – pleure ; la grandmère croit qu’il y a un voleur – fouille dans la maison – ne trouve rien ; grand-père dit de tuer quelqu’un – il le tue – ils vont tous en prison ; il a eu un accident de voiture – le docteur le soigne – il revit ; un dragon voit un homme – il va le manger – il rentre pour digérer ; un lutin est dans la maison – la famille rentre – il ressort. Deux histoires sont un tout petit peu plus complexes, et comportent quatre temps : vitre cassée – conflit – réconciliation – réparation de la vitre à la planche 10 ; clochard joue du violon – se fait un hôtel pour loger les autres – les autres clochards deviennent riches (planche 16). Mais ces deux histoires sont bizarres : la première a initialement un scénario réduit à une seule péripétie : dispute puis réconciliation ; c’est ma question qui suscite une fabulation loin de la gravure (vitre cassée puis réparée) qui semble être un placage qui masque le malaise suscité par le thème banal de rapprochement tendre entre deux personnes ordinairement vues comme étant de sexe différent. Dans la deuxième, le quatrième événement semble à la fois magique et indépendant des trois temps précédents. Bien qu’il soit d’intelligence normale, Kevin semble avoir le plus grand mal à se représenter une suite tant soit peu complexe d’événements se succédant en découlant l’un de l’autre. ■ Conclusion Au total, ce TAT est pauvre par son contenu comme par sa forme. Il ne contient aucune élaboration symbolique de fantasmes ou de désirs personnels. Kevin semble avoir une représentation très simpliste des êtres humains, de leurs intentions, de leurs motivations et de leurs actions. 384 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Interprétation générale du cas Le TAT confirme et complète les indications du test de Rorschach : ce test avait montré que Kevin réagit impulsivement « au quart de tour » à ce qui déclenche son agressivité. Il est incapable de différer la décharge immédiate de l’agressivité sous forme d’action (défi, provocation, transgression). Le TAT montre l’une des conséquences de ce fonctionnement : Kevin est incapable de « mentaliser », ce qui se manifeste par la projection d’un monde interpersonnel simpliste, sans aucune analyse des situations, sans essai de comprendre les motivations et le point de vue des personnes. Le trouble oppositionnel, si préoccupant qu’il soit, semble n’être qu’une conséquence superficielle et relativement bénigne d’un fonctionnement psychologique inquiétant, dans lequel on trouve les principales conditions psychodynamiques du trouble des conduites et de la psychopathie des adultes : faiblesse du moi, impulsions agressives incontrôlables et absence d’investissement des relations d’objet. Chapitre 13 LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Le délire et les hallucinations sont rares chez l’enfant : ils existent cependant avec une fréquence suffisante pour que la majorité des psychiatres admettent l’existence de formes infantiles de la schizophrénie, du trouble schizo-affectif et de la paranoïa ou trouble délirant. Mais les pédopsychiatres français ont longtemps répugné à reconnaître l’existence d’une schizophrénie infantile, car ils étaient surtout sensibles à la fréquence de l’intrication de manifestations délirantes ou hallucinatoires avec des troubles de l’intelligence et du comportement dans des tableaux cliniques complexes et variables qu’ils ont décrits sous les noms de psychoses infantiles, dysharmonies psychotiques, psychoses déficitaires, etc. Il paraît donc souhaitable de décrire les tableaux psychotiques infantiles en commençant par les manifestations les plus typiquement psychotiques, et en décrivant dans un second temps celles dont la nature psychotique est moins évidente. 1.1 Les manifestations pychotiques Il existe indiscutablement un syndrome infantile schizophrénique au sens précis du terme, comportant des phénomènes délirants, des hallucinations, des troubles du cours de la pensée, des comportements désorganisés. Les délires sont globalement semblables à ceux de la schizophrénie adulte. On trouve chez l’enfant des délires de persécution, fondés sur la conviction absolue de la malveillance systématique d’une ou de plusieurs personnes. Ainsi, un enfant dont le père est emprisonné croit, en l’absence de toute information allant dans ce sens, qu’il s’est enfui de prison et va venir 388 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT pour le tuer. Une autre enfant refusait de boire son verre de lait parce que le mauvais œil venait de l’empoisonner. On rencontre assez souvent des délires somatiques relatifs au corps propre, tels que le fait de croire et de sentir qu’il y a des araignées ou des serpents dans son corps, qu’ils marchent dans son ventre ou dans sa tête. Dans les délires de référence, l’enfant est convaincu que des écrits, ou plus souvent des paroles prononcées par des personnes ou entendues à la radio ou à la télévision, parlent de lui ou s’adressent à lui ou contiennent des messages qui lui sont directement destinés. Par exemple, l’enfant fait une colère parce qu’un chanteur chante à la télévision une chanson qu’il n’aime pas, il dit qu’il le fait exprès pour l’embêter : c’est à la fois un délire de référence (l’enfant croit que le chanteur s’adresse spécialement à lui) et un délire de persécution (dans la mesure où il croit que cette centration particulière est hostile). Souvent, les délires persécutifs ou somatiques sont, en outre, bizarres, c’est-à-dire qu’ils atteignent un degré supplémentaire dans l’étrangeté. Ainsi, un enfant décrit par Andrew Russel (1989) croyait qu’il y avait des « boîtes de mémoire » dans sa tête et son corps. Il disait qu’il pouvait « […] radiodiffuser ses pensées à partir de ses boîtes de mémoire au moyen d’un ordinateur spécial en utilisant un traçage radar ». Un de mes patients, âgé de 10 ans, m’expliquait avec la plus grande anxiété que le mur de la salle de consultation était en train de le regarder et de lui parler. Les délires grandioses sont ceux dans lesquels l’enfant s’attribue des pouvoirs extraordinaires : il communique avec Dieu, commande aux bêtes féroces, c’est lui qui provoque les hold-up et les tremblements de terre. Il arrive parfois que des enfants se plaignent de pensées imposées : quelqu’un les oblige à penser des choses contre leur volonté, ils ne peuvent pas éviter de laisser ces pensées envahir leur esprit. Ces délires reposent le plus souvent sur un mécanisme hallucinatoire. Les hallucinations sont des fausses perceptions : le sujet perçoit quelque chose qui n’existe pas et qu’il est le seul à percevoir. Dans la schizophrénie infantile, les hallucinations sont le plus souvent auditives, mais tous les registres sensoriels peuvent être concernés. Les hallucinations auditives prennent la forme de voix qui semblent provenir de l’extérieur et qui parlent, soit de l’enfant, soit à l’enfant : souvent, il s’agit de commentaires de ses actes ou d’ordres qui lui sont donnés. Les hallucinations visuelles, somatiques ou olfactives sont moins fréquentes. De plus, elles sont rarement présentes s’il n’y a pas d’hallucinations auditives : elles surviennent ordinairement à côté et en plus de ces dernières. Les troubles du cours de la pensée se manifestent par une incohérence de la pensée et par un affaiblissement ou un relâchement des liens associatifs entre les idées qui se succèdent de façon manifestement désordonnée, parfois même totalement incompréhensible. Le discours de l’enfant est difficile à suivre, parce que les phrases sont incomplètes ou dépourvues de lien logique, ou parce qu’il y a des incongruités soudaines qui donnent LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 389 l’impression d’un changement brusque de sujet (« coq-à-l’âne »). Seul l’enregistrement magnétophonique permet de restituer exactement ce genre de phénomène, dont voici un exemple emprunté à Louise Despert (1968, p. 41) qui reproduit les propos d’une fillette de 8 ans : « Au cours d’un entretien, elle parle d’elle-même comme de la bonne fille puis elle devient une princesse et dit : “Un jour le prince a acheté deux nouveaux bébés. Il les a reçus du ciel. Il les apporte à la princesse. Il dit : voici deux fils mariés. Alors le roi et la reine avaient 22 filles et ils étaient très fiers. C’était une famille très riche. Je pensais qu’on avait apporté les deux bébés à la fille princesse. Comment seront-ils les filles de la reine ?” On se marie. » © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. On donne le nom de comportement désorganisé à un ensemble de manifestations qui comprennent en particulier, chez l’enfant, une agitation psychomotrice, des mouvements répétitifs ou stéréotypés et des immobilisations prolongées dans des attitudes peu naturelles. L’agitation psychomotrice est égale ou supérieure à celle qu’on observe chez les enfants hyperactifs, Les mouvements répétitifs ou stéréotypés sont fort variables : il peut s’agir de balancements d’avant en arrière inlassablement répétés, ou de maniérismes, par exemple, des mouvements étranges et très stéréotypés de la main ou du bras, ou des mots ou des phrases prononcés avec une élocution bizarre accompagnée ou non de mimiques bien précises et qui se répètent à l’identique à chaque fois. Le maintien prolongé de l’immobilité dans des attitudes plus ou moins étranges (par exemple : assis mais avec un bras levé à la verticale), alternant parfois avec des gesticulations désordonnées, est une autre manifestation de ce qu’on nomme la catatonie, c’est-à-dire des bizarreries dans le tonus musculaire qui est tantôt amplifié, tantôt très réduit. À côté du délire, des hallucinations, des troubles du cours de la pensée et des comportements désorganisés, que l’on regroupe maintenant, à la suite de Nancy Andreasen, sous le nom de symptômes « positifs », on observe très souvent trois séries de symptômes « négatifs » : émoussement affectif, pauvreté du discours et diminution ou perte d’intérêt pour les activités. Ces symptômes ne sont pas propres aux troubles psychotiques, puisqu’ils sont également fréquents dans les troubles dépressifs et les troubles anxieux, mais ils accompagnent habituellement la schizophrénie. Le plus commun de ces symptômes est l’émoussement affectif qui se manifeste par une diminution de l’expression des émotions au cours des interactions sociales, repérable en particulier par une certaine fixité du regard et de l’expression faciale des émotions. L’enfant ne regarde pas son interlocuteur. Si on tente de plaisanter avec lui ou de le faire rire, il demeure sérieux et figé dans une expression indifférente. Cela n’exclut pas la survenue inopinée de manifestations émotionnelles extrêmes, qui semblent totalement immotivées et incongrues. 390 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT La pauvreté du discours est assez fréquente et se manifeste par des réponses brèves ou laconiques. Mais on peut également observer l’inverse, chez certains enfants qui sont très prolixes, ont un vocabulaire étendu et utilisent des mots recherchés ou étranges, parfois même des néologismes. La perte d’intérêt pour les activités entraîne souvent une forte réduction de l’activité quotidienne. Les enfants psychotiques ont souvent du mal à accomplir certaines activités de la vie quotidienne ou de la vie scolaire. Dans les cas les plus extrêmes, on observe un abandon de presque toutes les activités qui évoque l’apragmatisme des schizophrènes adolescents ou adultes, qui peuvent rester sans rien faire pendant des semaines ou des mois, parfois même en refusant de se lever (clinophilie). La principale difficulté dans le diagnostic de la schizophrénie infantile tient au fait qu’il est difficile de différencier entre les manifestations normales de l’imagination fabulatrice et les symptômes délirants ou hallucinatoires. On admet généralement que l’enfant a du mal à différencier le réel et l’imaginaire avant l’âge de 3 ou 4 ans : il semble donc difficile de parler d’hallucination ou de délire avant cet âge. Par ailleurs, la cohérence et la continuité logique du discours ne sont atteintes que progressivement au cours du développement : il serait absurde de parler de troubles du cours de la pensée en présence des coq-à-l’âne et des ruptures normales du récit fait par un enfant de 5 ou 6 ans. C’est sans doute pour cette raison que les pédopsychiatres français, bien informés des conceptions psychanalytiques relatives au développement psychosexuel et cognitif de l’enfant, ont montré quelque réticence à admettre l’existence de la schizophrénie infantile. Mais si cette différenciation entre le faire semblant normal et la pensée délirante n’est pas facile, elle est cependant possible et indispensable pour le dépistage précoce des psychoses infantiles et pour leur différenciation d’avec les troubles déficitaires ou « dysharmoniques » non psychotiques. La distinction entre la fantaisie et l’immaturité cognitive normales et les troubles psychotiques nécessite à la fois une bonne connaissance du développement normal de l’enfant et l’utilisation d’instruments spécialisés. C’est pourquoi l’écoute et l’observation clinique directes ne permettent généralement pas d’établir avec certitude l’existence de symptômes proprement psychotiques chez les enfants. Seul l’examen psychologique approfondi du fonctionnement cognitif et affectif de l’enfant permet d’évaluer ces phénomènes, en situant les croyances et les divagations susceptibles d’être psychotiques dans l’ensemble des aptitudes opératoires, des schémas explicatifs, des croyances, des fantasmes de désir et des angoisses révélés par les tests de niveau, les questionnaires, les tests projectifs et les entretiens cliniques approfondis portant sur les réponses des enfants à ces différents tests. Quelle est la fréquence relative des différents symptômes dans le tableau clinique de la schizophrénie infantile ? Russel (1994) a fait une LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 391 synthèse de la « phénoménologie » de ce trouble. Il souligne la fréquence de trois phénomènes qui sont à ses yeux caractéristiques de la schizophrénie infantile : © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. – les délires dont la fréquence varie de 54 à 63 % selon les études. Les plus fréquents étaient les délires de persécution, les délires somatiques, les délires bizarres et les délires de références suivis par les délires grandioses et les pensées imposées ; – les hallucinations auditives étaient présentes chez 4/5 des patients (entre 79 % et 80 % selon les études). Les hallucinations visuelles étaient présentes dans 30 à 40 % des cas. Elles étaient souvent associées à des hallucinations auditives. Il y a également des hallucinations tactiles (17 % des cas) et des hallucinations olfactives et somatiques ou somesthésiques (6 % des cas chacune) ; – les troubles de la pensée étaient présents chez 40 % à 100 % des enfants selon les études, ce qui montre la difficulté de les définir et de les diagnostiquer correctement. L’étude plus récente de McClellan et McCurry (1999) confirme les données publiées et nous fournit, en outre, les caractéristiques cliniques de trois groupes de patients, 18 schizophrènes, 7 patients schizo-affectifs et 11 « psychotiques non autrement spécifiés » dont l’âge varie de 9 à 17 ans. Les hallucinations étaient présentes dans la très grande majorité des cas de schizophrénie et de « trouble schizo-affectif » (89 % et 86 % respectivement), de même que les délires (94 % et 86 % respectivement). Les symptômes négatifs, émoussement affectif, pauvreté de la pensée, faible sociabilité et anhédonie, étaient présents chez 72 % des enfants schizophrènes et chez 43 % des « schizo-affectifs ». La désorganisation du langage et les troubles de la pensée étaient présents chez la moitié des schizophrènes et chez 29 % des « schizo-affectifs ». En ce qui concerne les enfants ayant reçu le diagnostic de « trouble psychotique non autrement spécifié », c’est-à-dire présentant une psychose ne correspondant pas exactement aux tableaux de la schizophrénie ou du « trouble schizo-affectif » (cf. infra, p. 393), les auteurs ont également relevé des taux élevés d’hallucinations (91 %) et de délires (73 %). Ils soulignent que dans cette pathologie, les phénomènes psychotiques ne sont pas évidents et ne se révèlent que lorsqu’on conduit systématiquement des interrogatoires structurés avec les enfants. 1.2 Âge et mode de début de la schizophrénie infantile D’après la synthèse établie par Werry (1992) à partir de sept études cliniques, l’âge de début du trouble se situe vers 6 ou 7 ans, mais la marge de variation entre les différentes études est très importante, elle va de trois à 392 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT quinze ans. Ces différences sont peut-être explicables par l’utilisation de critères différents. Par exemple, Andrew Russel et ses collègues (1989) ont défini le début du trouble comme étant l’émergence de symptômes psychotiques caractéristiques qui correspondent aux critères diagnostiques du DSMIII, c’est-à-dire le début net des délires, des hallucinations ou des troubles de la pensée formelle. En utilisant ce critère, l’âge moyen du début était de 6 ans et 9 mois, avec une dispersion de trois à onze ans. Comme le précise Werry, le problème pour établir le diagnostic de schizophrénie de l’enfance réside dans l’absence ou l’immaturité du langage, et dans l’inachèvement cognitif de l’enfant normal. En outre, le début du trouble se manifeste souvent de manière insidieuse par une détérioration marquée, mais relativement aspécifique, du fonctionnement global. Les futurs enfants schizophrènes ont tendance, avant de devenir manifestement schizophrènes, à avoir un niveau d’adaptation médiocre : les relations avec les pairs sont pauvres et cela peut aller jusqu’à l’isolement social ; les résultats scolaires sont médiocres, de même que l’adaptation générale au milieu scolaire, ils montrent peu d’intérêts pour la scolarité, pour la relation avec les autres enfants, pour les activités et les jeux divers (Rosenbaum Asarnow, 1994 ; McClellan et McCurry, 1999). Russel et ses collègues (1989) signalent également, parmi les symptômes prémorbides les plus fréquents, l’hyperactivité avec déficit de l’attention et les troubles de la conduite (agression, école buissonnière, pyromanie). 2 NOSOGRAPHIE La CIM-10 et le DSM-IV s’accordent sur un point fondamental : ils considèrent tous deux que la schizophrénie infantile n’est pas différente dans sa nature de la schizophrénie de l’adulte. La définition et les critères diagnostiques sont donc les mêmes quel que soit l’âge d’apparition du trouble. La notion d’une forme spécifiquement infantile de la schizophrénie n’est même pas évoquée. Pour le DSM-IV, le diagnostic nécessite qu’on ait affaire à un trouble entraînant une dégradation du fonctionnement social et des activités, ayant duré au moins six mois et ayant comporté, pendant une durée d’au moins un mois, deux ou plus des symptômes suivants : idées délirantes, hallucinations, discours désorganisé, comportement désorganisé ou catatonique et symptômes négatifs. La CIM-10 présente les choses autrement : le critère de durée est le même (un mois), mais elle décrit deux cas de figure différents justifiant tous deux le diagnostic. Le premier est réalisé par la présence d’un seul symptôme considéré comme central : les symptômes sont regroupés en quatre groupes (automatisme mental, idées délirantes, hallucinations auditi- LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 393 ves, autres idées délirantes persistantes sans fondement dans une croyance culturelle). Le second est réalisé par la présence simultanée ou successive au cours de la période d’un mois d’au moins deux manifestations relevant d’un ou plusieurs des quatre groupes suivants : hallucinations persistantes, discours incohérent ou néologismes, comportement catatonique ou symptômes négatifs. La CIM-10 et le DSM-IV ont en commun de distinguer cinq formes cliniques : schizophrénie paranoïde, hébéphrénique (CIM) ou désorganisée (DSM), catatonique, indifférenciée et résiduelle. La CIM-10 décrit un autre sous-type, la schizophrénie simple. Mais cela ne présente d’intérêt que lorsqu’il s’agit d’adolescents ou d’adultes : les données actuellement disponibles ne permettent pas de faire la distinction entre ces différentes formes chez l’enfant. Existe-t-il, chez l’enfant, des psychoses non schizophréniques ? Certains auteurs ont signalé la présence chez des enfants d’un trouble schizo-affectif. Il s’agit d’un trouble relativement courant chez l’adulte, décrit de façon à peu près identique par le DSM et la CIM : le tableau clinique associe des symptômes de type schizophrénique (idées délirantes, hallucinations, discours désorganisé, comportement désorganisé, symptômes négatifs) avec des troubles de l’humeur qui peuvent être maniaques, dépressifs ou mixtes. Le diagnostic ne peut être porté que si les deux conditions suivantes sont réalisées : – les symptômes psychotiques et thymiques ont coexisté pendant au moins deux semaines ; – il y a eu des symptômes psychotiques sans symptômes thymiques pendant au moins deux semaines. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La première condition différencie le trouble schizo-affectif de la schizophrénie, la seconde le différencie des troubles thymiques avec idées délirantes. Le DSM ne semble pas envisager que ce trouble puisse survenir avant l’adolescence (p. 347), mais on a par le passé méconnu tellement de pathologies chez l’enfant qu’il convient d’être prudent. Bien que cela ne soit pas explicitement énoncé dans le DSM ni dans la CIM, la notion de schizophrénie est traditionnellement associée à la notion de chronicité. Même si un épisode schizophrénique peut entrer en rémission spontanée après quelques mois, on estime généralement que le patient ne revient pas intégralement à son état antérieur de fonctionnement. Dire qu’un tableau clinique est schizophrénique, schizophréniforme ou schizo-affectif, c’est admettre qu’il est l’expression visible d’un processus sous-jacent chronique ou tout au moins très durable. Mais il existe des épisodes psychotiques sans lendemain, qui ne semblent pas renvoyer à un processus de cette nature. Les bouffées délirantes, que la psychiatrie internationale nomme troubles psychotiques brefs (DSM) ou 394 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT troubles psychotiques aigus et transitoires (CIM) existent également chez les enfants. Elles sont généralement polymorphes, c’est-à-dire que les idées délirantes et les hallucinations sont assez variables et peuvent changer du jour au lendemain. Elles sont souvent, mais pas toujours, en rapport avec un événement déclenchant. Le tableau clinique s’établit assez rapidement : il s’écoule rarement plus de quinze jours entre les premiers symptômes et le développement complet du tableau clinique. Leur durée totale est brève, inférieure à un mois (DSM). La rémission est spontanée et complète : on assiste à un retour à l’état de fonctionnement antérieur, sans aucune séquelle. La psychiatrie classique décrivait sous le nom de paranoïa une psychose caractérisée par des idées délirantes à thèmes relativement vraisemblables (persécution, empoisonnement, jalousie, etc.) que le DSM et la CIM nomment actuellement trouble délirant. Melanie Klein avait autrefois envisagé la possibilité de manifestations de cet ordre chez l’enfant, mais cette hypothèse ne s’est pas confirmée jusqu’à présent. Elle semble d’autant moins vraisemblable qu’on s’accorde généralement à souligner le début tardif chez l’adulte de ce trouble. La CFTMEA reconnaît l’existence de plusieurs formes de psychoses non schizophréniques. Mais la notion de psychose y est employée de façon plus large que dans les autres classifications : on peut l’appliquer à des troubles ne comportant ni délire, ni hallucinations. Ainsi, l’autisme, les troubles désintégratifs, certaines formes de retard mental, le syndrome d’Asperger et certains états très multiformes nommés « dysharmonies psychotiques » (cf. pour tous ces troubles les chapitres 14 et 15) sont considérés comme des psychoses précoces (survenant avant 4 ou 5 ans) et se distinguent de la schizophrénie qui est d’apparition plus tardive (à partir de 4 ou 5 ans) et se subdivise en « schizophrénie infantile » et en « troubles schizophréniques à l’adolescence ». La description de la schizophrénie infantile comporte des éléments de convergence avec le DSM ou la CIM. La mention de la dissociation et de la discordance évoque la notion de désorganisation du discours et du comportement. La baisse du niveau de fonctionnement est mentionnée en termes de « désorganisation majeure de la vie mentale avec perte rapide des capacités adaptatives ». Mais certains aspects sont propres à la CFTMEA : l’âge de début est de 4 ou 5 ans, le tableau clinique comporterait une angoisse psychotique, qui n’est pas mentionnée par les autres classifications, et les idées délirantes, quand elles peuvent être mises en évidence, seraient principalement des idées de persécution, de transformation corporelle ou des phobies étranges. À côté des psychoses précoces et des schizophrénies, la CFTMEA mentionne également, sans donner plus de précisions, les troubles délirants et les troubles psychotiques aigus. LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 395 3 ÉPIDÉMIOLOGIE On ne dispose d’aucune donnée fiable relative à la prévalence de la schizophrénie infantile. Tout indique qu’elle est rarement diagnostiquée, sans qu’on puisse dire si cela s’explique par la rareté effective de cette pathologie ou par la difficulté de la reconnaître. Les études épidémiologiques disponibles, anciennes ou récentes, ne la mentionnent même pas. L’étude suédoise de 5 813 enfants âgés de 8 et 9 ans fait état d’une prévalence de 0,08 % de psychose atypique selon les critères du DSM-III-R (Almqvist et coll., 1999). Cela semble indiquer qu’aucun cas de schizophrénie n’a été identifié. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 4 SCHIZOPHRÉNIE ET TROUBLES ASSOCIÉS La schizophrénie est souvent associée à d’autres troubles psychopathologiques. Andrew Russel et ses collègues (1989) ont publié une étude approfondie de la pathologie présentée par 24 enfants schizophrènes : 68 % d’entre eux avaient un diagnostic comorbide. Neuf enfants présentaient une dépression majeure survenue après le début du syndrome schizophrénique et quatre autres présentaient une dysthymie qui avait précédé le début de la psychose. Dans ce groupe, la schizophrénie infantile est donc associée à un trouble dépressif dans plus de la moitié des cas (13 enfants sur 24). Immédiatement après, vient le trouble des conduites, qui est présent chez dix des 24 enfants. Cinq enfants étaient encoprétiques ou énurétiques. Dans l’étude catamnestique de Joan Rosenbaum Asarnow et Martha Tompson (1999) portant sur 18 enfants revus environ trois ans après que ce diagnostic a été porté, 55 % présentaient une dépression majeure associée à la schizophrénie, ce qui confirme les résultats de Russel. Mais on voit apparaître d’autres pathologies : 44 % présentaient le trouble déficitaire de l’attention, et 33 % avaient des troubles de la conduite et des troubles oppositionnels avec provocation. Enfin, une autre étude longitudinale, publiée par J. McClellan et C. McCurry (1999), donne des résultats encore plus divergents : les diagnostics comorbides qui viennent en tête sont les troubles du comportement (72 %) et l’abus de substance (33 %). Le trouble envahissant du développement, l’anxiété et l’état de stress post-traumatique étaient présents de manière égale (11 %). La dépression n’était présente que chez 6 % des patients. Il faut donc attendre que des études plus systématiques, portant sur des effectifs plus nombreux et plus variés, pour en savoir plus sur les pathologies associées à la schizophrénie infantile. 396 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Théorie de Melanie Klein Si l’on excepte Paul Moreau de Tours (1888), Melanie Klein a été l’une des premières à parler de psychose chez l’enfant et surtout chez le jeune enfant de 4 ou 5 ans : elle a identifié des manifestations de paranoïa chez sa petite patiente Erna (1932, p. 56-59) et porté le diagnostic de schizophrénie dès 1930 sur un enfant de 10 ans (1930, p. 275). La théorie kleinienne de la schizophrénie infantile a beaucoup évolué de 1930 à 1959, mais elle repose sur les trois thèses fondamentales suivantes, qui ont influencé durablement toutes les approches psychanalytiques des psychoses, même quand elles ne se réclament pas de Melanie Klein : les psychoses sont à leur manière des troubles anxieux ; l’angoisse psychotique est essentiellement une angoisse de persécution qui provient directement des craintes fantasmatiques de la petite enfance ; les psychoses sont caractérisées par un trouble cognitif qui affecte le processus de symbolisation. Dès le début, Melanie Klein considère, à la suite de Freud et d’Abraham, que la psychose a ses points de fixation et donc de régression au cours de la seconde étape du stade oral (stade sadique-oral) et du premier stade sadiqueanal. C’est donc la frontière entre le premier stade anal et le second stade anal qui constitue la ligne de partage entre les points de fixation des psychoses en amont et les points de fixation des névroses en aval. Progressivement, le stade sadique-oral et sadique-anal est remplacé par la position paranoïdeschizoïde. Le second stade anal, marqué par l’atténuation du sadisme et l’apparition des formations réactionnelles (pitié, empathie, honte, dégoût, etc.) et des sentiments de culpabilité, est identifié avec la position dépressive. Les contenus affectifs et représentatifs des psychoses sont ceux de la position paranoïde-schizoïde : le nourrisson au cours de la position paranoïdeschizoïde, qui correspond au premier semestre de la vie, ressentirait toute frustration comme une agression de la part de la seule réalité qu’il connaisse, sa mère. À cette agression, il répondrait par des attaques imaginaires représentées en termes oraux (mordre, vider par succion vampirique) ou anauxurétraux (souiller de matières fécales, empoisonner ou brûler au moyen de fèces ou d’urine corrosifs, etc.). Telle serait l’origine des thèmes les plus courants des délires de persécution. Comme le nourrisson, en raison de l’immaturité de ses fonctions cognitives, serait incapable de faire la différence entre fantasme et réalité, il croit avoir effectivement attaqué sa mère et redoute de sa part des contre-attaques identiques : c’est ce que Melanie Klein appelle la peur du talion, qu’elle considère comme la racine de l’angoisse de persécution. À cette angoisse écrasante, l’appareil psychique immature du nourrisson ne peut opposer que des mécanismes de défense mutilants que LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 397 © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Melanie Klein nomme schizoïdes : les principaux sont le déni de la réalité qui perturbe la perception de la réalité, le clivage-fragmentation du moi qui perturbe les processus de construction d’une représentation unifiée du moi. Le caractère effrayant des hallucinations et des délires, leur absence de relation avec la réalité s’expliquent par l’origine paranoïde de la problématique psychotique (J.-M. Petot, 1982, p. 141-188). Mais ce qui distingue la schizophrénie des autres psychoses c’est, selon Melanie Klein, un trouble spécifique des processus de symbolisation, qu’elle met en évidence pour la première fois dans le cas de Dick en 1930. Ce trouble n’est pas déficitaire, même s’il peut conduire à certaines formes de déficit intellectuel. C’est même le contraire d’un trouble déficitaire, puisque l’enfant psychotique ne souffre pas d’une inaptitude à former des symboles, mais d’une incapacité à maîtriser la prolifération foisonnante des significations symboliques. Hanna Segal (1957) a exprimé de façon particulièrement claire cette idée fondamentale en distinguant le symbole proprement dit de l’équation symbolique. L’utilisateur de symboles différencie clairement le symbole de la chose symbolisée. C’est la condition même de l’utilisation du symbole dans les processus de sublimation : l’enfant qui apprend à écrire et qui prend plaisir à tracer des lettres en faisant avec sa plume des mouvements alternativement ascendants et descendants substitue cette activité à la masturbation et distingue clairement l’écriture et la masturbation. Il est nécessaire qu’il les distingue pour que la sublimation soit effective. L’enfant psychotique est comme englué dans le symbole, qu’il ne différencie pas de la chose symbolisée, si bien que les deux se confondent pour lui : c’est ce que H. Segal appelle l’équation symbolique. Elle donne l’exemple d’un jeune violoniste schizophrène qui, prié de jouer devant un auditoire, aurait répondu, extrêmement choqué, qu’il n’était pas question qu’il se masturbe en public : ici le symbole ne fonctionne pas, parce que la distance entre symbole et chose symbolisée est abolie. L’une des conséquences les plus évidentes de cette théorie est qu’elle oriente l’attention des cliniciens vers l’absence de sublimations chez les schizophrènes : d’une part, elle fournit une explication intéressante de la fréquence des troubles instrumentaux chez les schizophrènes ; d’autre part, elle suggère l’hypothèse de troubles de la symbolisation sous-jacents aux déficits cognitifs, ce qui a parfois amené certains psychanalystes à parler de psychose en face de troubles des aptitudes non accompagnés d’hallucination ou de délire. 5.2 Théorie de Margaret Mahler La psychanalyste américaine Margaret Mahler nomme la schizophrénie infantile « psychose symbiotique ». Elle l’aborde dans le cadre d’une théorie générale du développement normal et pathologique du sentiment d’identité du moi. Le nouveau-né passerait, au cours des premières semaines, par une phase 398 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT d’autisme normal, caractérisée par l’absence de toute conscience de l’existence de la mère en tant qu’objet distinct. Ultérieurement, entre le deuxième et le dixième mois, commence un processus de séparation-individuation : séparation des représentations de la mère et des représentations de soi, et individuation corrélative de l’enfant. Margaret Mahler considère l’autisme comme une psychose qui a son point de fixation dans la phase autistique normale, cependant que la « psychose symbiotique » a son point de fixation au cours des premières étapes de la phase de séparation-individuation. Cette conception tend à mettre les symptômes proprement psychotiques, c’est-à-dire le délire et les hallucinations, en rapport avec un trouble de l’identité et de la continuité du moi, ou si on préfère des limites entre le moi et le non-moi. Dans la pratique, les travaux de Margaret Mahler n’ont pas apporté d’éclairage nouveau sur la clinique des psychoses infantiles. Ils ont, en revanche, inspiré des études expérimentales sur le développement de l’autonomie du jeune enfant qui ne sont pas dépourvues d’analogies avec les travaux sur l’attachement (cf. p. 12-15), et qui ont précisé la théorie psychanalytique du développement des relations d’objet (Mahler, 1968 ; Mahler et coll., 1975). 5.3 La notion de psychose déficitaire selon Roger Misès et Jean-Louis Lang Les pédopsychiatres et psychanalystes français Roger Misès (1981) et JeanLouis Lang (1978, 1979) ont développé, dans le prolongement des conceptions kleiniennes mais sans référence directe à l’œuvre de Melanie Klein, une conception qui considère certains déficits intellectuels comme des formes peu apparentes de psychose. Ils appuient leur thèse sur la présence dans certains tableaux cliniques déficitaires de manifestations d’angoisse, de troubles de l’alimentation, d’agitation hypomaniaque, de repli autistique, de bizarreries et de conduites étranges, de comportements agressifs et de conduites auto-agressives pouvant aller jusqu’à l’automutilation. Ils interprètent ces troubles comme l’expression d’une angoisse psychotique massive et paralysante, contre laquelle le moi se défendrait en utilisant des mécanismes d’inhibition ou de destruction massive des processus cognitifs, qui réalise le tableau d’une arriération. Certains des symptômes seraient l’expression directe de l’angoisse, d’autres et notamment les symptômes déficitaires, seraient le résultat de la lutte du moi contre cette angoisse. Lorsque le déficit affecte l’ensemble des fonctions motrices, cognitives et affectives du moi, on parle de psychose déficitaire. Lorsque les différentes fonctions sont inégalement touchées, de telle sorte que certaines semblent plus affectées que les autres, R. Misès préfère parler de dysharmonie d’évolution, dont il distingue une forme psychotique et une forme névrotique. Cette théorie s’est révélée intéressante pour la compréhension psychodynamique d’un certain nombre de troubles déficitaires. Mais ces pathologies LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 399 ne présentent pas les symptômes positifs les plus typiquement schizophréniques : ni délire, ni hallucinations, ni troubles du cours de la pensée (qui sont autre chose que des manifestations déficitaires, cf. infra, p. 403-406). On y trouve tout au plus les comportements désorganisés, qui sont moins spécifiques, et des symptômes négatifs, qui le sont encore moins. La nature psychotique de ces « psychoses déficitaires » est donc une hypothèse intéressante, mais qui reste à démontrer. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5.4 Aspects familiaux L’étude familiale de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) (Asarnow et coll., 2001) a mis en évidence la fréquence, chez les parents au premier degré des enfants schizophrènes, d’un ensemble de troubles voisins de la schizophrénie. Cet ensemble est connu sous le nom de spectre de la schizophrénie et comporte notamment le trouble de la personnalité schizotypique (considéré dans la CIM-10 comme une forme mineure de schizophrénie) et le trouble schizo-affectif. L’étude de la UCLA a porté sur la parenté du premier degré de trois groupes d’enfants : 148 enfants atteints de schizophrénie à début précoce, 368 enfants hyperactifs et 206 enfants non consultants constituant le groupe témoin. La schizophrénie est présente chez 5 % des parents d’enfants schizophrènes, ce qui est dix fois plus fréquent que chez les parents d’enfants hyperactifs (0,45 %). On observe un phénomène semblable en ce qui concerne le trouble de la personnalité schizotypique qui est presque cinq fois plus fréquent chez les parents d’enfants schizophrènes (4,20 %) que chez les parents d’enfants hyperactifs (0,91 %). Aucun parent d’enfant du groupe témoin ne présente de trouble schizophrénique ou schizotypique. Ces résultats sont importants parce qu’ils plaident en faveur de la théorie d’une identité de nature entre les psychoses infantiles et la schizophrénie de l’adulte. Il y a donc des arguments sérieux pour considérer la plupart des psychoses infantiles comme d’authentiques formes précocissimes de la schizophrénie. Cette étude nous met, en outre, en présence de deux faits qui suscitent l’interrogation. Tout d’abord ceux des parents d’enfants schizophrènes qui sont eux-mêmes schizophrènes sont entrés dans la maladie plus précocement (en moyenne à l’âge de 20 ans) que les autres schizophrènes dont l’âge de début serait de 24 à 28 ans pour les hommes et de 28 à 31 ans pour les femmes (Ram et coll., 1992 ; Maurer et Hafner, 1995). Ensuite l’étude de la UCLA montre chez les parents des enfants schizophrènes un taux élevé (9,41 %) de personnalités phobiques (personnalité évitante du DSM), beaucoup plus élevé que chez les parents des enfants du groupe témoin (1,67 %). Cette découverte, si elle était confirmée, conforterait l’idée qu’il existe à côté du spectre étroit de la schizophrénie (schizophrénie + trouble schizo-affectif + personnalité schizotypique) un spectre large de troubles également liés à 400 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT la schizophrénie mais de façon moins étroite que les précédents. On cite souvent parmi les représentants de ce spectre large, les personnalités borderline et paranoïaques, peut-être faudra-t-il ajouter la personnalité phobique ou personnalité évitante. Prenant les choses dans l’autre sens, c’est-à-dire en se demandant quelles pathologies développent les enfants des schizophrènes adultes, Randal Ross et Nina Compagnon (2001) ont étudié 28 adultes schizophrènes et leurs 43 enfants âgés de 6 à 15 ans. Ils ont trouvé que 74 % des enfants avaient un diagnostic sur l’axe I (liste des syndromes cliniques) du DSM-IV. Le plus fréquent était l’hyperactivité avec déficit de l’attention (40 %), suivi par les troubles anxieux (23 %), et par les troubles dépressifs (12 %). Les troubles psychotiques (schizophrénie et trouble schizo-affectif) étaient présents chez 9 % des enfants. Il est donc clair que, quel que soit le mode de cette transmission (génétique ou environnement), les parents schizophrènes ne transmettent pas à leurs enfants uniquement des troubles faisant partie du spectre de la schizophrénie. 6 ÉVOLUTION DE LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE Les études catamnestiques établissent que la schizophrénie à début dans l’enfance semble stable et durable : elle tend vers la chronicité, et le trouble vers lequel elle évolue est bien la schizophrénie de l’adolescent. Il y a donc une continuité entre la schizophrénie de l’enfance et celle de l’adulte. L’étude déjà citée de McClellan et McCurry (1999) montre que les troubles demeurent stables sur une période de suivi de deux ans. J. Rosenbaum Asarnow et Tompson (1999), qui ont suivi sur des périodes allant de un à sept ans 18 enfants diagnostiqués schizophrènes selon les critères du DSM-III, constatent une stabilité significative des troubles faisant partie du spectre de la schizophrénie (c’est-à-dire essentiellement la schizophrénie et le trouble schizo-affectif, puisque le diagnostic de trouble de la personnalité schizotypique ne peut pas être porté avant l’âge de 18 ans). Après trois années de suivi, 11 des 14 enfants diagnostiqués schizophrènes présentaient encore le trouble, et les deux enfants schizo-affectifs présentaient encore les critères de ce trouble au terme des trois années d’observation. Sur les deux enfants ayant reçu le diagnostic de « psychose non autrement spécifiée » du DSM, un seul présente encore après trois ans le tableau clinique correspondant à ce diagnostic. Il ne s’agit probablement pas d’un hasard : l’étude de Rob Nicolson et de son équipe (2001), qui porte précisément sur un groupe de 26 enfants LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 401 souffrant de psychose atypique (trouble psychotique non autrement spécifié du DSM-IV), va dans le même sens. La moyenne d’âge des enfants était de 11 ans et 6 mois (± 2 ans et 7 mois) lors de la phase initiale de l’étude, et ils ont été suivis sur une période de 2 à 8 ans. Leurs troubles se caractérisaient par des hallucinations et des délires brefs et peu fréquents, apparaissaient habituellement à la suite d’un stress. Lors de la catamnèse, seulement la moitié de ces patients justifiait encore le diagnostic de psychose atypique, tandis que l’autre moitié relevait de trois diagnostics différents : dépression majeure (6 patients), trouble bipolaire (4) et trouble schizo-affectif (3). Le pronostic de la psychose atypique est donc moins sombre que celui de la schizophrénie ou du trouble schizo-affectif infantiles. 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Parce que les manifestations de la schizophrénie infantile sont souvent très discrètes, surtout au cours de la phase prodromique, il est facile de passer à côté de cette pathologie. L’utilisation d’instruments standardisés est, par conséquent, presque toujours indispensable, même pour faire un simple diagnostic psychiatrique. Étant donné les enjeux thérapeutiques et prophylactiques d’un tel diagnostic, il est impératif, dès que l’on a le moindre soupçon d’une possible psychose infantile, d’explorer aussi complètement que possible le tableau clinique au moyen d’interrogatoires standardisés, de tests d’aptitudes, de questionnaires et d’échelles d’hétéro-évaluation. Les tests projectifs, en particulier le Rorschach, sont les instruments privilégiés de la mise en évidence des troubles du cours de la pensée caractéristiques de la schizophrénie. 7.1 Les entretiens cliniques semi-structurés Les enfants psychotiques n’ayant généralement aucune conscience de leur anomalie, il est rare qu’ils fassent spontanément part de leurs symptômes. La consultation est donc provoquée par les parents ou par les enseignants qui ont remarqué certaines bizarreries dans les conduites ou les paroles de l’enfant. L’ISC comporte quatre items qui permettent de détecter d’éventuelles manifestations psychotiques au cours de l’examen d’un enfant qui consulterait pour d’autres symptômes. Les deux premiers sont relativement aspécifiques : ils concernent la confusion et la désorientation spatiale et temporelle, ainsi que des expériences perceptives inhabituelles provoquant un sentiment de déréalisation n’allant pas jusqu’à l’hallucination proprement 402 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT dite. Viennent ensuite deux items plus spécifiques portant sur les hallucinations et les pensées délirantes. En ce qui concerne les hallucinations, une centaine de questions permet d’établir si l’enfant a ou a eu antérieurement des hallucinations auditives, visuelles ou olfactives et, éventuellement, de tester le degré de croyance de l’enfant dans ces fausses perceptions. Les voix et les illusions de transformation corporelle font l’objet d’un interrogatoire particulièrement insistant. En ce qui concerne les délires, plusieurs dizaines de questions explorent les idées de persécution, de référence, d’influence, de lecture ou de devinement ou de vol de la pensée par des tiers, de mégalomanie et de transformation corporelle. 7.2 Les échelles d’hétéro-évaluation La CBCL comporte une échelle syndromique « troubles de la pensée » qui comprend sept items, dont six ont trait directement aux troubles de la pensée de nature psychotique. Par exemple : « entend des choses qui n’existent pas » (item 40) ; « voit des choses qui n’existent pas » (item 70) ; « a un regard vide sans expression » (item 80). Lorsque les parents notent la présence de ces conduites, cela permet au clinicien de prévoir un entretien approfondi – par exemple, les items spécialisés de l’ISC – pour établir la nature psychotique ou non des phénomènes signalés par les parents. La CBCL nous fournit, en outre, un inventaire complet des perturbations qui affectent ces enfants. 7.3 Les échelles d’auto-évaluation Il n’existe pas à notre connaissance d’échelle d’auto-évaluation pour la schizophrénie infantile. Mais étant donné la fréquence des troubles dépressifs comorbides chez les enfants schizophrènes (Russel et coll., 1989) il nous paraît indispensable, quand cela est possible, de faire passer aux enfants l’échelle de dépression de Maria Kovacs. Compte tenu de l’intérêt des hypothèses psychanalytiques sur l’anxiété psychotique, il peut également être intéressant d’utiliser l’échelle d’anxiété RCMA-S, qui présente cependant l’inconvénient d’explorer des dimensions plutôt névrotiques de l’anxiété. 7.4 Les méthodes projectives 7.4.1 Le test de Rorschach On sait maintenant qu’un certain nombre d’indices de la schizophrénie, identifiés depuis longtemps dans le test de Rorschach des adolescents ou des LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 403 adultes, sont également typiques de schizophrénie chez l’enfant. Il s’agit essentiellement de phénomènes qui témoignent de troubles graves du cours de la pensée. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’inexactitude formelle ou perceptive, c’est-à-dire l’absence de ressemblance effective entre le contour du « stimulus » (la partie de la tache qui est interprétée) et la forme de l’engramme invoqué, est l’un des indices les plus significatifs. On admet classiquement, depuis l’œuvre princeps de Hermann Rorschach (1921, p. 305), que l’inexactitude perceptive des schizophrènes est la manifestation et l’indice d’une inexactitude cognitive plus générale, qui perturbe la capacité de juger et de comparer. Elle a pour conséquence le fait que les schizophrènes donnent beaucoup de réponses inhabituelles, et donnent généralement peu de ces douze ou treize réponses banales qui sont données par la majorité des personnes à certaines planches. Les variables concernées sont le nombre de réponses de mauvaise qualité formelle, exprimé dans le psychogramme par les formules du F + % et du F + % élargi et le nombre absolu des réponses banales. Bien qu’il y ait une forte évolution de ces variables dans le sens d’une augmentation tout au long du développement, on peut admettre qu’à tous les âges à partir de 6 ans, la présence d’un F + % et d’un F + % élargi inférieurs à 60 et un nombre de banalités inférieur à 3 peuvent révéler une perturbation cognitive de niveau schizophrénique. On sera particulièrement attentif à la présence d’une ou plusieurs réponses kinesthésiques humaines de mauvaise qualité formelle (K-). Elles ne sont assurément pas pathognomoniques de schizophrénie, comme l’avait affirmé autrefois Samuel Beck, mais elles ont une grande valeur diagnostique si la présomption qu’elles introduisent est confirmée par d’autres signes convergents, tels que la mauvaise qualité formelle générale des réponses ou la présence de troubles du cours de la pensée. L’aptitude particulière de son test à détecter ces troubles a été découverte par Hermann Rorschach lui-même, qui a notamment décrit la confabulation et la contamination (1921, p. 290). Mais les apports les plus significatifs à la description de ces phénomènes sont dus au grand psychologue et psychanalyste américain David Rapaport (Rapaport et coll., 1946, p. 331), dont l’intérêt se portait sur la description des processus de réponse en termes de processus « primaire » et « secondaire » au sens freudien de ces termes. Rapaport rangeait tous ces phénomènes sous le nom collectif d’autismes et a donné à la plupart d’entre eux les dénominations techniques qui ont été reprises ultérieurement par Exner dans sa liste de « cotations spéciales critiques » (1993, p. 366-369). Les « autismes » sont essentiellement des anomalies de verbalisation qui trahissent des troubles du cours de la pensée, dus à l’irruption du processus primaire dans la formation de la réponse. On a longtemps pensé que l’émergence des processus primaires est caractéristique des états psychopathologiques les plus graves. C’est en référence presque constante à la schizophrénie que Rapaport, Schafer, Holzman, Exner, 404 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Wagner et leurs nombreux continuateurs ont développé leurs descriptions des troubles de la pensée. Les principales catégories d’autismes sont les verbalisations déviantes, les combinaisons incongrues, les combinaisons fabulées, les réponses déviantes, les réponses à logique autistique, les contaminations et les confabulations. Pour les quatre premiers phénomènes, on distingue deux niveaux de gravité cotés 1 (relativement banal) et 2 (très pathologique). Pour les trois derniers, cette distinction ne s’applique pas, parce qu’ils sont toujours très pathologiques. Les verbalisations déviantes (DV) sont des anomalies de verbalisation survenant lorsque l’enfant donne sa réponse. On ne tient pas compte des anomalies de verbalisation survenant lors de l’enquête. On cote DV les lapsus, les emplois erronés de mots rares ou savants, les néologismes. Les verbalisations déviantes ne sont vraiment révélatrices de troubles du cours de la pensée que lorsqu’il s’agit de néologismes bizarres ou maniérés. Lorsqu’elles sont moins bizarres, elles ont peu de valeur diagnostique, surtout avec les jeunes enfants dont la maîtrise du langage est incomplète. Les combinaisons incongrues (INCOM) sont des réponses représentant un être composite, telles que : (planche V) « un escargot avec des ailes » (INCOM2) (garçon de 7 ans). Les combinaisons fabulées (FABCOM) sont des réponses dans lesquelles il y a une mise en relation fantaisiste entre deux ou plusieurs objets. Plus précisément, deux détails voisins ou présents dans la même planche sont interprétés de façon généralement vraisemblable, mais le sujet les représente dans une relation invraisemblable ou impossible. Exemple : (planche X) « un bonhomme » (D1) « qui dit bonjour à un sapin » (D4) (FABCOM2) (garçon de 8 ans). Exner propose de coter également combinaison fabulée lorsque le sujet voit à la fois l’extérieur et l’intérieur d’un objet ou d’un organisme (transparences impossibles). Si la combinaison semble relever de la fantaisie ludique, on cote FABCOM1 ; si elle paraît bizarre ou « tirée par les cheveux » et plus encore si elle est en mauvaise forme, on cote FABCOM2. On admet depuis toujours que les réponses INCOM et FABCOM, qu’on pourrait croire fantaisistes et même créatives, traduisent au contraire un trouble des associations, à tel point qu’on a longtemps confondu les combinaisons incongrues avec d’authentiques contaminations. Les réponses déviantes (Deviant Response, DR) sont des réponses dans lesquelles on trouve des associations libres, une fuite des idées, ou des commentaires tout à fait inappropriés. L’enfant a généralement donné une réponse cotable, qui peut même être en bonne forme, mais il l’accompagne de fabulations ou de considérations sans rapport avec la tâche demandée. Exemple : (planche VII) « comme un gros crabe, il est très gros, il est vieux, toute sa famille s’est fait pêcher, il reste plus que lui, il s’ennuie beaucoup de ses enfants, de sa mère et de sa famille, il veut se laisser pêcher mais il LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 405 n’arrive pas. Il va au bord de la mer, tout le monde le regarde. Un monsieur le prend, il le pince très fort, le monsieur le jette dans l’eau très loin et sa coquille s’est enlevée, après il a été malade et il est mort et c’est fini » (DR2) (garçon de 10 ans). Les réponses à logique autistique (ALOG) sont des réponses dans lesquelles le lien entre le percept et l’engramme représenté est justifié par un raisonnement arbitraire, étrange et aberrant. On cote ALOG dès que l’enfant donne ce type de justification, que ce soit spontanément lors de la passation ou en réponse aux questions qui lui sont posées pendant l’enquête. Exemple : (planche II) « ça ressemble à un panda qui a du sang ». Enquête : « En quoi ça ressemble à du sang ? – Ils saignent parce qu’ils ont plein de soucis » (fille de 6 ans) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. On cotera également logique autistique lorsque la position de la tache interprétée par rapport à d’autres taches de la même planche est utilisée comme déterminant. Exemple : (planche IX) « je ne sais pas comment ça s’appelle… le bassin (détail vert central)… au milieu c’est le bassin parce qu’il est dessiné au milieu » (jeune fille de 20 ans). La contamination (CONTAM) est une réponse dans laquelle l’enfant fond deux réponses en une seule, sans paraître se rendre compte de cette fusion, et sans paraître comprendre qu’il s’agit de deux engrammes incompatibles qui devraient donner lieu à deux réponses distinctes. Il y a des intermédiaires entre les combinaisons incongrues et les contaminations, mais ces dernières diffèrent des combinaisons incongrues en ceci : dans la combinaison incongrue, on peut indiquer clairement quelle partie de la tache correspond à telle partie de l’engramme évoqué (par exemple : dans l’escargot ailé donné à la planche V, il est évident que le détail central est l’escargot, et que les deux grands détails latéraux sont les ailes). Dans la contamination, cette délimitation est plus floue, parfois même impossible. Un critère additionnel possible est que les deux éléments rassemblés arbitrairement dans une combinaison incongrue sont souvent tous deux en bonne forme, alors qu’au moins l’un des éléments fondus dans une contamination est en mauvaise forme très arbitraire. Exemple : (planche VI) « une plante humaine, elle est moitié humaine, moitié plante ». Enquête : « là on voit qu’il a des bras coupés, là ça fait comme une plante » (garçon de 12 ans). Les confabulations (au sens originel de Rorschach, et non au sens plus restreint donné à ce terme par Exner) sont des réponses complètement arbitraires. Dans les unes, le percept est relativement proche du stimulus, mais sert de point de départ à des divagations sans rapport avec la tache demandée. Dans d’autres cas, il n’y pratiquement pas de correspondance entre la tache d’encre et l’engramme évoqué par l’enfant. Exemple (planche I) : « un monstre qui est en train de perdre la peau ». 406 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 7.4.2 Les tests d’aperception thématique Bien que le test de Rorschach soit considéré comme l’instrument de choix pour la mise en évidence des troubles du cours de la pensée, le TAT peut également être utilisé dans ce but, en complément du test de Rorschach. En effet, la tâche proposée aux patients est de construire et de raconter un récit, activité qui nécessite une certaine cohérence et le souci d’exposer les événements dans un ordre temporel et logique compréhensible pour l’auditeur. Comme la schizophrénie peut apparaître dès l’âge de 4 ou 5 ans, on a parfois affaire à des enfants trop jeunes pour passer le TAT. Il faut alors utiliser le CAT. Les troubles du cours de la pensée se traduisent au TAT comme au CAT par la production d’histoires incohérentes, désordonnées et confuses. Les étapes successives du déroulement temporel sont mal ou ne sont pas respectées. Les événements ne s’enchaînent pas logiquement les uns avec les autres. Le dénouement est souvent inexistant. Il n’y a pas de thèmes précis et les éléments biographiques se mêlent à la confusion des histoires racontées. Les récits se caractérisent par une fabulation loin du thème de la planche importante : ce qui est imaginé par le patient n’a souvent rien à voir avec ce qui est représenté sur la planche. Les fausses perceptions sont fréquentes : un instrument de musique peut être par exemple perçu comme un livre... ou un fromage. Cela se traduit également par la désorganisation du discours : il n’y a pas de liens logiques entre les phrases. Tout cela fait que les histoires racontées sont souvent peu compréhensibles. Lorsque les enfants arrivent à raconter des histoires à peu près compréhensibles, elles contiennent peu d’indications sur les relations entre les personnages imaginaires. Lorsque ces relations sont évoquées plus précisément, on constate qu’elles sont très perturbées. 8 CAS CLINIQUE : GRÉGOIRE, 5 ANS ET 5 MOIS Grégoire est en grande section (troisième année) à l’école maternelle. Sa mère le conduit à la consultation psychiatrique en raison de son comportement qu’elle qualifie d’étrange et de ses « paroles incohérentes ». Elle exprime son inquiétude : Grégoire « n’est pas comme les autres enfants de son âge ». Grégoire est l’enfant unique d’un couple de niveau socioculturel moyen, originaire du sud de la France. Mme N. est âgée d’une trentaine d’années. Elle n’a jamais connu son propre père. Elle affirme que M. B, le père de Grégoire, appartiendrait au « milieu » du gangstérisme. Le couple s’est séparé lorsque Grégoire avait 2 ans, et Grégoire n’a jamais revu son père. La mère décrit son ancien concubin comme très violent : il la battait et la violait. LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 407 Il l’aurait menacée à plusieurs reprises de la tuer et de tuer Grégoire. Ce serait pour fuir cette violence et pour protéger Grégoire que la mère quitte sa région et s’installe en Normandie puis dans la région parisienne. Elle vit actuellement avec M. S., un homme très chaleureux et d’un niveau socioculturel assez élevé, qui a lui-même une fillette âgée de 5 ans. Il semble très soucieux de l’état mental actuel de Grégoire. La mère décrit Grégoire comme un enfant anxieux et très instable. Il n’a aucune conscience du danger. Il traverse la rue sans faire attention aux voitures. Il a un comportement et des propos bizarres. Par exemple, Grégoire dit à sa mère qu’il veut se jeter à l’eau pour être sauvé par des canards et qu’il pense être un chien ou un chat. En dehors de son état d’agitation, il semble avoir également des moments d’absence. Il a peur du noir et du trou des W-C. Il a peur de dormir et reste éveillé jusqu’à des heures tardives. Grégoire a par moments un niveau de langage très élaboré presque de type adulte. Il est intervenu à de nombreuses reprises au cours de l’entretien pour commenter ou préciser les propos de sa mère. À propos de ses troubles du sommeil, il intervient pour dire : « Oui, quand je ferme les yeux, je fais des rêves qui font peur… des bébés qui viennent dans la chambre, je dis “arrête maman est morte”, je vois des boules blanches et un diable qui est venu avec maman. » À un autre moment de l’entretien d’anamnèse, il s’adresse directement à moi et me dit « Tu sais, dans mon ventre, il y a des choses qui tapent… j’entends des bruits qui tapent, ça dit qu’il fait nuit, on n’aime pas l’été… je t’ai dit, je vois des boules toujours, moi j’ai vu un diable venir avec maman… » © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’instituteur de Grégoire s’inquiète de son comportement en classe : il est très agité et dit souvent que sa mère va l’abandonner et qu’elle va mourir. Pourtant, le contact avec Grégoire est très facile. En dépit de son agitation, l’examen psychologique se déroule relativement bien. Il réalise de nombreux dessins représentant des animaux ou des monstres. A propose de l’un d’eux, représentant un tyrannosaure, il raconte l’histoire suivante : «… Mon petit garçon, les hommes et les gorilles sont des animaux très terrifiants et très méchants comme les tigres et les lions, comme les animaux sauvages, comme des serpents… alors on tapa très fort boum ! boum ! boum ! un bruit de pas… c’est un tyrannosaure d’un seul coup… Au secours maman ! il marcha sur la maman et il l’écrasa… après ils sont morts et le petit garçon est seul parce que sa grand-mère est morte, sa famille est aussi morte et tous les animaux méchants sont pas morts… » Résultats à la WPPSI-R Quotient intellectuel verbal (QIV) : 110 Quotient intellectuel de performance (QIP) : 114 Quotient intellectuel total (QIT) : 113 408 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Résultats aux différents subtests (moyenne : 10 ; écart type : 3) Subtests verbaux Subtests de performance Information : 12 Compréhension : 17 Arithmétique : 11 Vocabulaire : 10 Similitudes : 8 Phrases mémorisées : 12 Assemblage d’objets : 9 Figures géométriques : 17 Carrés : 12 Labyrinthes : 13 Complètement d’images : 9 Damier des animaux : 12 Le niveau intellectuel global est supérieur à la moyenne. Il est homogène, puisque le niveau des aptitudes verbales est très proche de celui des aptitudes logiques et spatiales évaluées par le QI performance. On note cependant des différences importantes dans les notes aux différents subtests. Ces différences ne sont pas en rapport avec le caractère verbal ou non verbal des épreuves : les notes les plus basses sont obtenues à un subtest verbal et à deux subtests non verbaux ; Grégoire obtient la note 17, qui est exceptionnellement élevée, à un subtest verbal et à un subtest spatial. La répartition des réussites et des échecs ne semble pas répondre à un principe clair et cohérent. Ces disparités sont sans doute attribuables à des facteurs internes de perturbation aléatoire de l’attention sur la nature desquels nous ne pouvons pas encore nous prononcer à ce stade de l’investigation. Résultats à la Child Behavior Checklist (CBCL) ■ Échelle de compétence de la CBCL Note totale de compétence : 26 Échelle d’activités : 31 Échelle sociale : 36 Échelle scolaire : 29 ■ Échelle syndromique de la CBCL La CBCL confirme la gravité spectaculaire des difficultés de Grégoire : son score de compétence le place dans les 5 ‰ les moins bien armés pour la vie scolaire et sociale. Quant à son score total de perturbation, il le situe à sept écarts types au-dessus de la moyenne, ce que nous n’avions jamais vu auparavant et n’avons pas revu depuis : aucune table statistique n’indique le pourcentage d’enfants ayant un score égal ou supérieur, car l’éventualité d’un tel écart à la moyenne n’est jamais envisagée. À part l’échelle retraitisolement, pour laquelle le degré de perturbation reste modéré, toutes les LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 409 autres échelles syndromiques révèlent une déviation extraordinaire, notamment l’échelle de troubles de la pensée, suivie par l’échelle d’anxiétédépression et par celle de problèmes interpersonnels. Dans ce contexte, les scores en comportement agressif et déviant paraîtraient presque modérés, mais ils atteignent cependant un niveau qui inquiéterait vivement chez tout autre enfant. Note totale de perturbation : 119 Trouble d’internalisation : 106 Trouble d’externalisation : 91 Retrait-isolement : 67 Plaintes somatiques : 90 Anxiété-dépression : 108 Problèmes interpersonnels : 103 Troubles de la pensée : 122 Attention/hyperactivité : 88 Comportement déviant : 82 Comportement agressif : 91 Protocole du test de Rorschach (temps total : 12 min) Passation Enquête (cf. p. 29) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche I (TL [temps de latence] = 2 s) 1) Un papillon. 1) L’ensemble. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à un papillon ? – Il a des ailes, c’est son corps, ici ça ressemble à un papillon. 2) On dirait que c’est une madame avec une robe, une ceinture très serrée et des yeux et aussi des ailes, elle veut voler, elle vole dans le ciel. 1) L’ensemble. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à une madame ? – Je t’ai dit ça ressemble, il y a des madames qui sont comme ça. Planche II (TL = 3 s) 3) ΛV Un papillon là, il a des ailes comme ça (geste), il vole dans le ciel. 1) L’ensemble. 2) Il ressemble qu’il a des ailes, des bottes (rouge du haut), qu’il a des cheveux et un nez de cheval (rouge du bas) et des pointues antennes. ☞ 410 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ Planche III (TL = 1 s) 4) et 5) Hou là ! c’est très difficile… Des chiens qui montent sur une tête de bonhomme ; ils ont des griffes très pointues, si on touche le nœud papillon, les chiens vont mettre la tête à l’envers, ils vous coupent la tête, ils ont déjà coupé une tête à un monsieur qui s’appelle Hugues le clown, il s’avait fait couper par les méchants cruels la tête… Hugues le clown, il s’est fait couper la tête, il était mort. 1) D1 (chiens : les deux parties noires latérales ; tête de bonhomme : partie noire inférieure médiane). 2) Ils ressemblent qu’ils ont des griffes qu’ils montent sur la tête. 1) Nœud papillon (D3, rouge médian). 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à un nœud papillon ? – Je te dis c’est un nœud papillon. Planche IV (TL = 0 s) 6) Ouh ! c’est un papillon qui fait n’importe quoi, c’est difficile. 1) L’ensemble. 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à un papillon qui fait n’importe quoi ? – Ça veut dire, il tourne partout. Planche V (TL = 4 s) 7) V Une chauve-souris, elle est pendue à un arbre, moi si j’étais pendu à ça, ça veut dire que j’ai la tête à l’envers. 1) L’ensemble. 2) Les chauves-souris ont une tête, elles sont pendues comme ça, elles sont toutes noires. Planche VI (TL = 6 s) 8) C’est une guitare avec des ailes de oiseaux et des moustaches, voilà ! 1) L’ensemble. 2) C’est une guitare avec des ailes de oiseaux et des moustaches. Planche VII (TL = 20 s) 9) Je vois rien, je sais pas… c’est une fille qui a des oreilles de lapin. 1) D1 (tête de fille : 1er tiers, oreille de lapin : saillie supérieure du 1er tiers). 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à cela ? – Je t’ai dit ça ressemble, t’as pas entendu ? Planche VIII (TL = 12 s) 10) Un lézard, un truc avec plein de lézards là et là. 1) D1 (partie rose latérale). 2) Ils sont comme ça avec le ventre et les pieds. ☞ LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES ☞ 411 11) Une feuille verte. 1) D5 (2e tiers bleu). 2) C’est le vert de la feuille. 12) Des loups. 1) D1 (partie rose latérale). 2) Je te dis à la tête et les pieds ici. 13) Et un serpent. 1) D2 (rose et orange en bas). 2) C’est une tête de serpent. Planche IX (TL = 13 s) 14) Des crabes. 1) D3 (brun orangé en haut). 2) C’est des crabes comme ça. 15) Une feuille. 1) D1 (vert latéral). 2) Je t’ai dit ça ressemble à la couleur de la feuille. 16) Des têtes de mort de Jésus. 1) D4 (rose en bas sur le côté). 2) Qu’est-ce qui fait que ça ressemble à des têtes de mort de Jésus ? – C’est quand il était mort. Planche X (TL = 2 s) © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ 17) Des crabes qui mangent des feuilles vertes du vaisseau spatial. 1) Crabes (bleu latéral) ; feuilles (vert latéral en haut) ; vaisseau spatial (gris médian entier, en haut). 2) Les crabes mangent les herbes qui sont tombées du vaisseau spatial, les crabes mangent les herbes et ils vont pincer les doigts du monsieur qui est dans le vaisseau, tout à l’heure il sera tombé du vaisseau parce qu’il (= vaisseau) va exploser. 18) C’est un avion, il vole sur terre. 1) D3 (brun médian en haut). 2) Il ressemble qu’il vole. Feuille de cotation du test de Rorschach Pl. n° Rép. n° Rappel de la réponse (mot principal) Localisation Déterminants Contenu Facteurs additionnels I 1 Papillon G F+ A Ban 2 Une madame G K+ (H), vêt INCOM1 II 3 Papillon G Kan + A, vêt DV1, INCOM2 III 4 Chiens D Kan- A, Hd (2), DR2, AG 5 Nœud papillon D F+ Vêt (Incohérence) 6 Papillon G Kan + A IV ☞ 412 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ☞ V 7 Chauvesouris G Kan. FC’+ A Ban VI 8 Guitare G F+ Art, Ad, Hd INCOM2 VII 9 Tête de fille D F+ Hd Ban, INCOM2 VII I 10 Lézard D F+ A (2) 11 Feuille D CF- Bot 12 Loups D F+ A 13 Serpent D F- Ad 14 Crabes D F- A 15 Feuille D CF + Bot 16 Tête Jésus D F+ Hd (2), mort 17 Crabes Dd Kan. FC + A, Bot Ban, (2), FABCOM2, DR2 18 Avion D Kob + Sc IX X ■ Ban, (2) (2) Psychogramme R = 18 Temps total = 12 min T/R = 40 s G=6 dont : GDbl = 0 D = 11 Dd = 1 Dbl = 0 Ddbl = 0 F+=7 F– = 2 K=1 kp = 0 kan = 5 kob = 1 FC = 1 CF = 2 C=0 Cn = 0 FT = 0 TF = 0 T=0 FC’= 1 C’F = 0 C’= 0 FY = 0 YF = 0 Y=0 A=9 Ad = 2 (A) = 0 (Ad) = 0 H=0 Hd = 4 (H) = 1 (Hd) = 0 Abstr. = 0 Alim. = 0 Anat. = 0 Art = 1 Ban = 5 Chocs = 3 Codéterminations : Kan. FC’ Kan. FC Cotations spéciales DV1 = 1 x 1 INCOM1 =1x2=2 ☞ LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES ☞ FClob = 0 ClobF = 0 Clob = 0 FV = 0 VF = 0 V=0 FD = 0 Paires = 6 Reflets = 0 F % = 50 F + % = 78 F + % élargi = 78 G % = 33 D % = 61 Dd % = 5 Dbl % = 0 TRI Σ 1 K/Σ 2,5 C Form. cpl. Σ 6 k/Σ 0,5 (E + C’) RC % = 50 % Type couleur : Σ 2 C + CF > Σ 1 FC EA de Beck = 3,5 es = 6,5 Indice d’égocentrisme = 33 % © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. ■ 413 Bot. = 3 Expl. = 0 Feu = 0 Géo. = 0 Obj. = 0 Nature = 0 Nuage = 0 Pays. = 0 Radio = 0 Sc. = 2 Sex. = 0 Sg. = 0 Vêt. = 3 INCOM2 = 3 x 4 = 12 DR2 = 2 x 6 = 12 FABCOM2 =1x7=7 Σ Brute = 8 Σ Pondérée = 34 A % = 61 H % = 22 Ban % = 27 Σ 0 H < Σ 4 Hd Σ 0 H < Σ 1 (H) Σ 9 A > Σ 2 Ad Chocs à : VII, VIII, IX. Indice d’anxiété somatique = 22 % Indice d’isolement social = 16 % Commentaire Ce protocole présente deux traits exceptionnels, d’importance d’ailleurs inégale. Il se caractérise tout d’abord par la présence massive de cotations spéciales qui trahissent le nombre et la gravité des « dérapages » du cours de la pensée. Le second trait saillant est constitué par l’absence de toute représentation entière et réaliste de la forme humaine qui, associée à la présence d’un nombre exceptionnellement élevé de réponses humaines partielles Hd (4), signale le trouble en profondeur des investissements objectaux. L’indice d’égocentrisme est faible (à cet âge, il est normalement de 0,69 ± 14), mais la signification des valeurs faibles de cet indice étant discutée, on n’en tirera aucune conclusion. On accordera plus d’importance au fait que, malgré l’importance des troubles du cours de la pensée, le fonctionnement cognitif reste paradoxalement de bonne qualité : le nombre des détails fréquents est élevé, la qualité formelle est bonne, et le pourcentage des réponses animales, ainsi que le nombre des réponses banales témoignent 414 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT d’une perception précise du réel. Trois des quatre réponses de mauvaise qualité formelle sont associées à des représentations agressives ou anxiogènes (chiens qui attaquent, tête de serpent, crabes). Ce tableau d’ensemble est cohérent avec la notion d’une intelligence normale perturbée par des processus psychotiques de type schizophrénique repérables aux troubles du cours de la pensée et à l’absence d’investissement objectal. Accessoirement, on peut supposer que les fluctuations de l’attention observées à l’épreuve d’intelligence sont attribuables aux troubles du cours de la pensée, ce qui impliquerait que cette épreuve a pu sous-estimer le niveau intellectuel de Grégoire. Protocole du CAT Planche 1 Ils vont manger un loup, aussi la tête du loup est coupée (dans le bol). Après ils auront tout mangé la tête et il sera mort pour toute la vie, on le verra plus. Ils auront tout mangé et il sera aussi dans le ventre des cinq oiseaux. Aussi il avait rien fait de mal, mais les oiseaux ils doit répliquer (PSYCHOLOGUE : Qu’est-ce que c’est répliquer ? Grégoire ne répond pas) Parce que lui, il était pas méchant et ils vont manger aussi le bébé de la maman et elle aussi la poule elle mange, après ils vont tout manger et il sera plus là, il sera mort le pauvre renard. Planche 2 Des ours qui font la bagarre tirer le fil en haut d’une montagne… après ils vont tomber dans la plaine de la vie, après ils vont s’écraser et se tuer. Le petit va presque être tué, il va presque être tombé et se faire du mal… il faut qu’il tienne la corde, il faut que la maman (l’ours de gauche) tienne très très très fort pour qu’il remonte… lui il tient la corde après boum ! Il tombe la maman a lâché la corde. Planche 3 Un lion vieux, il se promène et il reste calme. Le lion réfléchit dans sa tête pour devenir pas vieux, aussi il réfléchit après il voudrait bien être un animal et sortir pour aller retrouver ses copains animal… après il se dira j’ai envie de dormir au revoir ! Planche 4 Des dinosaures… des kangourous… (Grégoire s’arrête et me dit « non j’ai plus envie de faire ça… » puis au bout de quelques secondes il poursuit) un bonhomme dans son ventre, il l’a avalé, il est pas content, il a deux boules dans sa bouche, après il fait les yeux méchants, il a pas peur il va le manger… il a attrapé des épines dans ses cheveux. LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 415 Planche 5 Un lit avec un bébé ours, deux jumeaux bébés ours. Le papa et la maman dorment dans le grand lit et la lampe est éteinte. Quelqu’un un monstre monte sur le plancher, et d’un seul coup il prendra les petits et les mangera… un œil s’ouvert c’était le papa ours, il ouvre les grands yeux il voit plus le bébé et il va vite à son secours de ses bébés, de ses enfants. Il donne des coups de poings, il saute en haut d’une montagne, et il jette le monstre de la montagne et il meurt et c’est le papa des enfants qui gagne, les enfants reviennent au lit. Planche 6 Des ours, le petit était coincé, le papa dormait et d’un seul coup, il arriva pas à sortir de la cage puante. Après le papa et la maman faisaient attention à ne pas réveiller le petit. Le petit dit « Oh ! que j’aimerais bien sortir de cette cage », il arrivera pas à sortir de la cage. Après les parents vont se réveiller et après ils vont le sortir. Planche 7 Le tigre saute sur le singe après il l’a dévoré, ça veut dire il l’a mangé d’un seul coup ! Il dit « Au secours, Au secours ! un animal ! un tigre ! » Après avec sa patte et d’un seul coup, il sauta dessus et gram, gram, gram, il l’avala d’un seul coup. Planche 8 Des singes, des gorilles étaient à la maison, eux s’est réfugié et ont parlé tous les deux et puis il (le singe au premier plan) disa à son petit garçon : « tu sais mon petit garçon les hommes et les lions sont des animaux très terrifiants comme les éléphants des fois quand ils sont en colère… Oh ! j’entends un lion ! » C’est le père qui dit ça, d’un seul coup il vena et il marcha sur les parents et après ils sont morts. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Planche 9 Le lapin dorma et il se réveilla, il vu une grosse araignée, il disa « Au secours ! fermez la porte ! » Et d’un seul coup, un loup le mangea. Après des plumes de lapin sortent du loup, de ses dents. Planche 10 Le chien veut aller aux toilettes. La maman se met debout et puis le met sur les genoux pour qu’on le voit pas parce que il y a un monsieur qui vient. Ils se sont cachés dans la salle de bain. D’un seul coup le chien a fait « Haou » ! Il était frappé sur la tête et foutu dehors. Le monsieur a frappé les chiens parce qu’ils voulaient pas de chiens chez eux. Ils vont devenir des maladroits, ça veut dire méchants gentils. Ils croyaient qu’il y avait pas de gens dans la maison. 416 ■ L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Analyse du CAT 1. Style des relations interpersonnelles et nature du conflit Planche 1 : agressivité orale : dévoration, tête coupée, mort. Planche 2 : bagarre, mort, échec d’une tentative d’aide par la maman. Planche 3 : relation d’affiliation au sens de Murray (« aller retrouver les copains »). Planche 4 : dévoration (« un bonhomme dans son ventre, il l’a avalé »). Planche 5 : agression d’un monstre qui veut dévorer les enfants. Intervention salvatrice du père qui tue l’agresseur. Planche 6 : le petit coincé dans une cage puante. Intervention salvatrice des parents. Planche 7 : le tigre dévore le singe d’un seul coup. Planche 8 : animaux terrifiants, mort des parents. Planche 9 : le loup mange le lapin. Planche 10 : chien « frappé sur la tête et foutu dehors ». Les thèmes dominants sont l’agressivité orale (thèmes de dévoration aux planches 1, 4, 5, 7 et 9) et les autres formes d’agression physique (planches 2, 5, 8 et 10). La mort est évoquée quatre fois (planches 1, 2, 5 et 8). Huit des dix histoires sont morbides, et sept se terminent mal. Ces thèmes sont identiques à ceux des dessins que Grégoire avait faits pendant la première consultation. 2. Thèmes complexuels ou projection massive Dans ce protocole, les thèmes sont presque tous complexuels comme le montre la rubrique précédente. On note que les mères représentées dans les récits de Grégoire sont agressives ou inquiétantes, tandis que l’imago paternelle paraît plus rassurante et protectrice, ce qui semble contradictoire avec les éléments anamnestiques disponibles (la mère a « chargé » le portrait du père, mais est-elle intégralement digne de confiance ?) 3. Aspects formels Les récits sont incohérents, les fantasmes l’emportent largement sur la perception et l’analyse du réel. On relève des fausses perceptions à la limite de l’hallucination ou en tout cas de la fabulation : à la planche 1, il voit une tête de loup dans un bol de soupe, et à la planche 4, il voit des épines là où ordinairement les enfants ne voient rien de semblable ; à la planche 6, il voit une cage qui n’y est pas. Aux planches 8 et 9, la fabulation se développe avec l’invention de détails ne figurant pas dans l’image : à la planche 8, c’est l’intervention d’un lion que l’enfant imagine purement et simplement ; à la planche 9, la fabulation entraîne l’invention de détails sans aucun ancrage dans l’image dessinée avec l’araignée (invisible sur la planche) les plumes LA SCHIZOPHRÉNIE INFANTILE ET LES PSYCHOSES INFANTILES 417 (inexistantes) du lapin (sic) qui sortent du loup (invisible sur l’image), de ses dents. Enfin, on observe dans ce protocole de CAT, de façon encore plus massive que dans le Rorschach, la désorganisation du discours typique des enfants schizophrènes. ■ Conclusion Le CAT confirme donc l’incohérence et les perturbations du processus de pensée. Il y ajoute l’évocation d’un monde imaginaire dominé par la violence des interactions et particulièrement par le sadisme oral. Presque toutes les relations sont conflictuelles. Interprétation générale du cas © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Grégoire est un enfant d’intelligence normale, dont la vie psychique est dominée par une fantasmatique sadique-orale très archaïque et des relations d’objet effrayantes qui empêchent l’investissement normal des personnes. Le fonctionnement cognitif est intact en ce sens qu’il ne présente aucun déficit structural, mais il est perturbé par des troubles massifs du cours de la pensée, qui peut devenir incohérente sous l’effet des « processus primaires ». Les confabulations, au sens où Hermann Rorschach entendait ce terme, c’est-àdire les fabulations sans rapport avec le stimulus actuel ou la situation présente, sont l’expression d’un fonctionnement délirant et de troubles hallucinatoires, qu’il aurait été difficile d’objectiver sans les tests projectifs. Au terme de cet examen psychologique, le diagnostic de schizophrénie est malheureusement hors de doute. Chapitre 14 LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1 DÉFINITION ET DESCRIPTION CLINIQUE Les déficiences intellectuelles ou arriérations mentales ou oligophrénies sont des insuffisances des aptitudes intellectuelles qu’on s’accorde à rapporter à un arrêt définitif du développement. Avant que ces termes ne deviennent des injures, on différenciait les idiots, qui ne peuvent pas apprendre à parler, les imbéciles, qui n’arrivent pas à lire et à écrire, et les débiles (c’est-à-dire les faibles d’esprit), qui n’arrivent pas à maîtriser les quatre opérations de l’arithmétique élémentaire. Au milieu du XXe siècle, on a différencié trois niveaux de débilité : profonde, moyenne et légère. Lorsque les mots « idiot » et « imbécile » sont devenus des injures, on a appelé les idiots débiles profonds, les imbéciles débiles moyens et les débiles ont tous été indistinctement qualifiés de légers. Le terme « débile » étant devenu à son tour politiquement incorrect, on parle désormais de retard mental grave, profond, moyen ou léger, ce qui est tout à fait erroné puisqu’il ne s’agit pas d’un simple retard mais d’un arrêt définitif du développement mental à un certain niveau (le retardé arrive en retard au niveau normal, le déficient mental n’y arrive pas). Les connaissances relatives aux anomalies de l’intelligence sont la conséquence des transformations des sociétés industrielles qui ont exigé que la plupart des travailleurs sachent lire, écrire et compter, et donc que la scolarité soit obligatoire pour tous les enfants. C’est alors que l’anormalité intellectuelle de certains enfants a commencé à poser un problème social. La création des premières méthodes psychologiques d’évaluation de l’intelligence par Alfred Binet et Théodore Simon (1907) répondait à une demande du ministère de l’Instruction publique qui souhaitait pouvoir dépister les enfants incapables de suivre une scolarité normale. Les manifestations concrètes de l’arriération intellectuelle appartiennent à deux séries différentes. Il y a tout d’abord des difficultés et échecs dans 422 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT l’activité quotidienne, qui sont la conséquence directe du trouble ; elles sont évidemment plus ou moins spectaculaires en fonction de la gravité du déficit intellectuel ; des tentatives maladroites de dissimuler ou de compenser l’infériorité s’y ajoutent souvent. Il y a ensuite des perturbations affectives et relationnelles, dont certaines sont en rapport direct avec le déficit, mais dont certaines semblent en être relativement indépendantes et donnent parfois l’impression d’une perturbation affective comorbide. 1.1 Les déficits intellectuels On ne traitera pas ici des enfants atteints de déficience grave : ils ne peuvent pas parler, leur trouble est diagnostiqué très précocement et les psychologues, à moins d’être très spécialisés, n’ont guère l’occasion de les examiner ou de les aider. Les enfants débiles mentaux moyens (c’est-à-dire les imbéciles de la nomenclature ancienne) se caractérisent par le fait qu’ils ont du mal à apprendre à lire et à écrire. L’apprentissage de la lecture est rudimentaire, la lecture reste parfois au niveau du déchiffrage. Même lorsqu’ils arrivent à déchiffrer certaines lettres, ceux des enfants qui sont les plus gravement atteints oublient au fur et à mesure ce qu’on leur a appris. L’acquisition du langage est lente et difficile, leur vocabulaire est très pauvre et ils n’arrivent pas à acquérir des mots nouveaux. Ils ont du mal à faire la distinction entre un nom, un verbe ou un adjectif. L’apprentissage de l’écriture est encore plus difficile, l’enfant fait des efforts particuliers pour essayer d’écrire. Cela se traduit par des syncinésies : ils écartent les jambes, leur corps est quasiment sur la table, et ils se mordent la langue. Les plus gravement atteints des déficients moyens n’arrivent même pas à écrire. Écrire se limite chez eux à tracer des lignes continues ou discontinues sur une feuille de papier et ils sont tout contents d’annoncer qu’ils ont écrit une feuille entière. Le graphisme est incertain, ils n’arrivent pas à faire des dessins et se limitent à des gribouillages. Lorsqu’on leur demande de dessiner une personne, ils ne peuvent faire mieux que ce qu’on appelle un bonhomme têtard, c’est-àdire un rond pour le corps avec deux – ou dans le meilleur des cas quatre – traits représentant les membres. Le handicap des enfants déficients légers (c’est-à-dire les débiles de la nomenclature ancienne) se révèle un peu plus tard dans la scolarité : tous parviennent à lire, écrire et dessiner, mais certains ont des difficultés dès le cours élémentaire (c’est-à-dire, en France, la deuxième année de la scolarité obligatoire) : ils ont du mal à faire des additions, des soustractions et encore plus des multiplications. Ils ont besoin pour cela qu’on utilise un support visuel concret, comme des jetons ou des bûchettes, pour parvenir, dans les meilleurs des cas, à un résultat correct mais fondé sur l’observation du LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 423 résultat concret ou sur l’application mécanique d’un algorithme appris par cœur et appliqué sans discernement, non sur le raisonnement. Les plus gravement atteints n’arrivent même pas à compter jusqu’à dix. Quand on leur demande de compter, ils disent par exemple : « un, deux, trois, dix ». Ils n’arrivent pas à apprendre à lire l’heure, ne connaissent pas les jours de la semaine. Ils ont du mal à comprendre ce que veut dire demain ou aprèsdemain. Ils ont du mal à évaluer le temps qui sépare la fin des vacances du début des vacances. Ils n’arrivent pas à comprendre l’organisation de l’espace et la fixité des cadres de référence comme les points cardinaux. Ils ont souvent des problèmes moteurs, la marche est incertaine et grossière. Ils sont maladroits dans leurs gestes et dans leurs mouvements. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 1.2 Les difficultés adaptatives, affectives et relationnelles des enfants débiles Ce fonctionnement intellectuel faible a pour conséquence un déficit important du fonctionnement adaptatif. Ils manquent d’autonomie et ont besoin d’une assistance pour tout ce qui concerne la vie quotidienne comme se laver ou s’habiller. Ils ont des difficultés au niveau de l’orientation temporelle et spatiale. Par exemple, ils ont besoin qu’on leur précise si le lendemain est un jour d’école ou si c’est un jour de repos. Si ces enfants sont laissés seuls, ils se perdent dans la rue ou sur le chemin de l’école. Ils ont du mal à comprendre les consignes ou les raisonnements hypothétiques les plus simples, tels que « s’il pleut pendant la récréation, il faut mettre ton anorak » ou « si je ne viens pas t’attendre à la sortie de l’école, demande à notre voisine Mme X de te raccompagner à la maison ». Ils ne peuvent pas faire l’appoint quand ils achètent des friandises à la boulangerie, etc. Lorsqu’ils sont plus âgés, ils n’arrivent pas à lire un plan ou une carte routière. Lorsqu’on leur demande de ranger la vaisselle propre, ils ne savent pas mettre les assiettes de même dimension les unes sur les autres, ni ranger les cuillers à soupe séparément des cuillers à café, ils mélangent les fourchettes et les couteaux, etc. Ces difficultés et ces échecs dans les apprentissages scolaires et dans les activités quotidiennes entraînent chez certains enfants des perturbations affectives et relationnelles. Cela peut se manifester par une baisse de l’estime de soi. Ils peuvent être tristes, malheureux et pleurer lorsqu’ils ne parviennent pas à résoudre un problème ou accomplir correctement une tâche. D’autres au contraire manifestent de l’humiliation, de la rage, de la colère et de l’envie, et sont agressifs vis-à-vis des autres enfants, de leur maîtresse, de leur éducateur ou de leurs parents. Ces deux séries de manifestations sont opposées dans leur expression, mais toutes deux sont aggravées par le fait que les enfants déficients ont souvent des ambitions sportives, scolaires ou sociales plus ou moins imaginaires et d’autant plus déraisonnables qu’ils apprécient très mal les contraintes de la réalité. Par exemple, ils veulent être 424 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT chanteur comme celui qu’ils ont vu à la télévision et pensent qu’il suffit d’avoir une guitare et de chantonner pour être célèbre. Ils n’envisagent pas une seconde qu’il faut apprendre la musique et que chanter s’apprend également. Il existe enfin une autre catégorie d’enfants passifs, qui se laissent vivre et qui semblent ne pas se rendre compte de leur handicap intellectuel. L’évaluation et la prise en charge d’un enfant déficient ne doivent donc pas se limiter à l’aspect intellectuel. Les difficultés affectives et relationnelles, quand elles existent, sont un élément essentiel du tableau clinique de la déficience mentale. 2 NOSOGRAPHIE La notion actuelle de déficience mentale s’est progressivement formée au cours des XIXe et XXe siècles par une différenciation progressive entre les déficiences proprement dites et plusieurs autres troubles susceptibles de provoquer une faiblesse intellectuelle momentanée ou permanente. Un premier progrès fut de distinguer entre les formes primaires et les formes secondaires de déficit intellectuel. Dans les formes primaires, qui correspondent à ce que nous appelons aujourd’hui improprement le retard mental, le développement intellectuel s’arrête : le sujet n’atteint jamais un niveau intellectuel normal. Dans les formes secondaires, qu’elles soient transitoires ou définitives, le sujet a atteint un niveau normal, mais régresse à un niveau inférieur sous l’effet d’un facteur interne (maladie neurologique, trouble mental affectant l’efficience intellectuelle) ou externe (intoxication, traumatisme crânien, etc.). Tel est le sens de la distinction introduite par Esquirol entre l’idiotisme et la démence, résumée dans la phrase célèbre : « le dément est un riche devenu pauvre, l’idiot a toujours été pauvre ». Dans une deuxième étape, Binet et Simon (1907) ont montré qu’il fallait exclure du diagnostic de débilité les enfants présentant des handicaps sensoriels ou des maladies pouvant entraîner certaines perturbations ou anomalies du fonctionnement intellectuel. Les sourds-muets, les aveugles et les épileptiques sont des anormaux, mais ils ne sont pas des débiles. C’est à partir de critères psychométriques et du niveau de compétence sociale que la CIM-10 et le DSM-IV définissent le « retard » mental et ses formes cliniques. Les deux classifications distinguent quatre niveaux de gravité : le retard mental léger, moyen, grave et profond. La déficience intellectuelle est la première – et pour l’instant la seule – catégorie psychopathologique dont la définition psychiatrique repose principalement (dans le DSM) ou exclusivement (dans la CIM) sur des critères psychométriques. C’est d’après les résultats chiffrés des tests d’intelligence que l’on LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 425 diagnostique la déficience intellectuelle et qu’on indique le degré de gravité du retard mental. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 2.1 La notion de quotient intellectuel La notion de quotient intellectuel (QI) n’est pas très complexe, mais comme il existe en fait deux définitions du QI et deux façons de le calculer, quelques explications techniques sont nécessaires. Lorsque Alfred Binet et Théodore Simon ont proposé le premier test d’intelligence, ils se sont fondés sur le fait que certaines aptitudes sont normalement acquises à un âge déterminé. La somme des aptitudes qui sont normalement acquises par les enfants d’un certain âge définit l’âge mental associé à cet âge chronologique. Comment définir concrètement les aptitudes caractéristiques d’un âge mental ? Binet et Simon ont estimé que l’aptitude à résoudre un problème ou à répondre à une question est caractéristique d’un âge mental déterminé lorsqu’au moins les trois quarts des enfants de l’âge réel correspondant, ou âge chronologique, résolvent le problème ou répondent correctement à la question. Pour chaque âge, le test de Binet et Simon prévoit plusieurs épreuves constituant autant de « subtests ». Ainsi, un enfant qui réussit à l’ensemble des subtests de l’âge de 7 ans mais échoue à tous les subtests caractéristiques de l’âge mental de 8 ans (et de tous les subtests d’âge mental supérieur) a un âge mental de 7 ans. Un enfant qui réussit tous les subtests d’âge mental égal ou inférieur à 7 ans, et réussit en plus à la moitié des épreuves de l’âge mental de 8 ans, mais ne réussit aucune épreuve d’âge mental supérieur à 8 ans, aura un âge mental de 7 ans et 6 mois. Un enfant peut donc avoir un âge mental supérieur, identique ou inférieur à son âge réel ou âge chronologique. Binet et Simon se sont contentés d’utiliser la notion d’âge mental. C’est le psychologue allemand Stern qui a eu l’idée de diviser l’âge mental exprimé en mois par l’âge réel exprimé de la même façon et de multiplier ce quotient par 100. Ainsi, un enfant de 7 ans qui réussit toutes les épreuves de son âge aura un QI de 100, un enfant de 8 ans qui réussit seulement les épreuves de l’âge de sept ans et aucune de l’âge de huit ans (ni des âges supérieurs) aura un QI de 87. À l’inverse, un enfant de 7 ans qui réussirait toutes les épreuves typiques du niveau 8 ans (mais aucune de celles des âges supérieurs à 8 ans) aurait un QI de 114. C’est de cette façon que se calcule le QI estimé à partir des tests actuels qui dérivent directement du test initial de Binet et Simon, c’est-à-dire le Stanford-Binet IV et la NEMI de Zazzo et ses collègues. Le QI inventé par Stern est donc un indice de l’avance ou du retard de l’enfant par rapport aux enfants du même âge. Il évalue la vitesse du développement intellectuel. L’intérêt de ce système est de permettre de savoir si l’avance ou le retard d’un enfant se maintient au cours de son développement. L’inconvénient de ce mode de calcul du QI est qu’il n’est pas applicable à l’adulte. Les aptitudes intellectuelles adultes sont en principe atteintes aux 426 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT alentours de 15 ans ou 16 ans, âge auquel le développement intellectuel est achevé chez la plupart des sujets. Or il serait évidemment absurde d’utiliser pour l’adulte le QI de type Stern : cela reviendrait à dire qu’un sujet de 15 ans qui réussit toutes les épreuves caractéristiques de l’âge mental de 15 ans a un QI de 100 et que ce QI baisse ensuite au cours de la vie, du simple fait de l’accumulation des années : 75 à 20 ans, 50 à 30 ans, etc. C’est pourquoi le grand psychologue américain David Wechsler, auteur des tests d’intelligence pour adultes, adolescents et enfants les plus utilisés depuis plus d’un demi-siècle, a proposé une autre définition du quotient intellectuel, fondée sur une autre formule. Le QI de type Wechsler est un indice fondé sur un raisonnement statistique et qui permet de situer un adulte ou un enfant par rapport à la moyenne d’un groupe de référence. Dans la pratique, cela revient à indiquer dans quel rang théorique un sujet se situe par rapport au groupe auquel il appartient. Dire d’un enfant de 10 ans qu’il a un QI de 100, c’est dire qu’il se situe exactement à la moyenne des enfants de son âge. Dire qu’il a 110, c’est dire que 25 % des enfants de son âge ont une note supérieure à la sienne et que 74 % ont une note inférieure à la sienne. Autrement dit, sur un groupe de 100 enfants de 10 ans, qui serait représentatif de la population totale des enfants de 10 ans, cet enfant serait 25 e : 24 enfants sur 100 réussiraient mieux que lui, et 75 sur 100 réussiraient moins bien. Dire qu’il a 130 de QI revient à dire que 97,5 % des enfants réussiraient moins bien que lui. Dire qu’il a 70 de QI signifie que 97,5 % des enfants de son âge réussiraient mieux que lui aux tests d’intelligence. C’est ce mode de calcul du QI qui est retenu dans les batteries d’évaluation de l’intelligence de Wechsler : – le WPPSI (Wechsler for Preschool and Primary Scale of Intelligence, échelle d’intelligence de Wechsler pour la période préscolaire et primaire) pour les enfants les plus jeunes (d’un peu moins de 3 ans à un peu plus de 7 ans) ; – le WISC-III (Wechsler Intelligence Scale for Children) (3e édition ; adaptation française : échelle d’intelligence de Wechsler pour enfants, 1996) destiné aux enfants et adolescents âgés de 6 ans à 17 ans. Les versions récentes des tests pour enfants de Wechsler permettent également le calcul d’un âge de développement, qui est l’équivalent de l’âge mental de Binet. 2.2 La déficience intellectuelle légère Les enfants qui présentent une déficience intellectuelle légère obtiennent aux tests de niveau intellectuel un QI entre 50 et 70. Pour l’Organisation mondiale de la santé, le retard mental léger nécessite un QI compris entre 50 LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 427 et 69 et l’âge mental du patient (devenu adulte) est dans le meilleur des cas « de 9 ans à moins de 12 ans ». Pour le DSM-IV, le retard mental léger se définit par un QI de 50-55 à 70. En pratique, les débiles légers ne dépassent guère l’âge mental de 10 ou 11 ans. Ils peuvent faire des acquisitions, ils apprennent à lire, à écrire et à compter. Les moins limités peuvent atteindre le niveau de la classe de sixième (en France, sixième année de la scolarité obligatoire) vers l’âge de 11 ou 12 ans, mais à partir de ce niveau, ils n’arrivent plus à faire de nouvelles acquisitions et se trouvent ainsi dans une situation d’échec scolaire. Cet échec s’explique par l’incapacité de ces enfants d’accéder à une structure de pensée formelle : ils n’arrivent pas à accéder au raisonnement hypothéticodéductif, ils n’ont pas de possibilités d’abstraction, ils restent au niveau des opérations concrètes. À l’autre extrémité de cette catégorie, certains enfants n’accèdent pas au niveau des opérations concrètes et ne dépassent pas l’âge mental de 7 ou 8 ans qui correspond au niveau scolaire du cours élémentaire. Entre les deux, une grande quantité d’enfants déficients légers, d’âge mental compris entre 8 et 10 ans, maîtrise certaines opérations cognitives concrètes sans parvenir à les maîtriser toutes. J’estime qu’il est regrettable qu’on ait abandonné la distinction essentielle, fondée sur des différences fondamentales dans la structure des aptitudes cognitives, entre les trois niveaux de la débilité (aujourd’hui : « débilité légère ») jadis distingués par Bärbel Inhelder. Il serait certes inélégant de parler de « débiles légers profonds », de « débiles légers moyens » ou de « débiles légers légers », mais à ne pas le faire on perd beaucoup en finesse d’évaluation clinique. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. La communication, la socialisation et les relations interpersonnelles ne sont pas sérieusement altérées chez les enfants dont le retard mental est léger. À l’âge adulte, certains parviennent à une relative autonomie sur le plan social et professionnel. Pour d’autres, l’autonomie est restreinte et ils ont besoin de soutien ou de conseils lorsqu’ils se trouvent confrontés à des situations difficiles, nouvelles ou complexes. 2.3 La déficience intellectuelle moyenne Elle se définit par un QI compris entre 35 et 55. Pour la CIM-10, le retard mental moyen se définit par un QI compris entre 35 et 49. Une fois adolescents ou adultes, les arriérés moyens atteignent un âge mental compris entre 6 ans et moins de 9 ans. Pour le DSM-IV, le QI est de 35-40 à 50-55. Le développement du langage est lent. La compréhension du langage et l’acquisition de la parole sont lentes et difficiles, mais certains arrivent à un niveau de langage simple. La scolarité est difficile, dans les cas les plus favorables, ils arrivent à lire, à écrire de manière rudimentaire. Ils parviennent à faire quelques calculs élémentaires en s’aidant de supports tels que des 428 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT bûchettes ou des bâtonnets dessinés sur une feuille de papier : des additions, parfois des soustractions, rarement des multiplications mais jamais ou presque jamais des divisions. Ces enfants ne peuvent guère dépasser le cours préparatoire (première année de la scolarité obligatoire en France) et doivent être scolarisés dans des classes spécialisées. À l’âge adulte, ils sont capables d’effectuer des tâches pratiques simples sous le contrôle d’un mentor (ouvrier qualifié, contremaître, chef d’équipe, éducateur spécialisé) mais ils ne peuvent pas mener une existence autonome et ont besoin d’un soutien permanent – par exemple d’une surveillance familiale ou d’une tutelle – et de structures adaptées (instituts médico-professionnels, ateliers protégés, etc.). 2.4 La déficience intellectuelle grave Elle se définit par un QI compris entre 20 et 34 pour la CIM-10 et un âge de développement maximum de 3 ans à moins de 6 ans. Pour le DSM-IV, le niveau de QI est de 20-25 à 35-40. L’âge mental est théoriquement de l’ordre de 3 à 4 ans, mais il est en fait rarissime que ce niveau soit atteint dans tous les aspects du comportement. Ces enfants ne peuvent pas être scolarisés et sont généralement placés dans des internats spécialisés. Ils peuvent acquérir des habitudes élémentaires de propreté, d’hygiène et d’ordre. 2.5 La déficience intellectuelle profonde C’est le degré de déficience le plus grave, défini théoriquement par un QI inférieur à 20 ou 25 pour les deux systèmes de classifications. Ces enfants ne parlent pas ou ne connaissent que quelques mots. Quand on peut les tester, ces enfants obtiennent un âge mental ou un âge de développement (calculé comme l’âge mental, mais à partir de tests non verbaux, essentiellement psychomoteurs) inférieur à 3 ans. Au cours de la première enfance, ces enfants présentent un retard psychomoteur évident et un retard massif au niveau de l’acquisition du langage. 2.6 Manifestations caractérielles de l’arriération mentale : débiles harmoniques et dysharmoniques C’est le psychologue belge G. Vermeylen qui a été le premier en 1929 à s’attacher à observer et à décrire les caractéristiques comportementales, affectives et relationnelles des enfants déficients mentaux et qui a proposé la LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 429 distinction classique et fondamentale entre les débiles harmoniques et les débiles dysharmoniques, reprise par Henry Ey (1963). Les débiles harmoniques se caractérisent par le fait qu’ils ont une déficience intellectuelle simple. Non seulement ils ne posent aucun problème de comportement, mais ils sont souvent d’autant plus aimables et accommodants qu’ils sont dépendants pratiquement et affectivement. Les débiles dysharmoniques se caractérisent par le fait que leur déficit intellectuel est associé à des troubles « affectifs et caractériels ». Plusieurs formes cliniques ont été décrites par Vermeylen dont les principales sont les débiles instables, les débiles émotifs et les sots qui se différencient par la gravité de l’atteinte intellectuelle et par la nature des troubles caractériels associés. Les débiles instables se caractérisent par l’importance des troubles de l’attention, leur incapacité de se concentrer sur une tache et leur agitation incessante : « Ils sont turbulents, changent de métier, de résidence. » À cela s’ajoutent souvent ce que nous appellerions aujourd’hui des troubles de la conduite comme « les fugues, les mensonges et le vagabondage ». Les débiles émotifs « qui se rapprochent beaucoup des précédents, ont cependant un niveau intellectuel sensiblement supérieur à celui des instables. Leur humeur est changeante et explosive. Leurs réactions sont toujours exagérées, oscillant de l’exubérance excessive à l’inhibition ». © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Les sots « sont des débiles qui ont une bonne capacité mnésique, une facilité verbale qui font illusion. Par contre, les tests de performance et les tests verbaux de raisonnement mettent en évidence leur insuffisance, ainsi que les troubles de leur comportement pratique et social » (Ey, 1963, p. 634). De même qu’elles n’ont pas retenu les distinctions fines établies par Inhelder entre les niveaux de la déficience légère, les classifications actuellement prédominantes n’ont pas retenu la distinction entre les débiles harmoniques et dysharmoniques. J’estime que c’est regrettable et je recommande aux cliniciens de toujours compléter le diagnostic de déficience mentale en précisant s’il s’agit d’une forme harmonique ou dysharmonique, et pour les déficiences légères, de préciser, à chaque fois que c’est possible, le niveau opératoire atteint (cf. infra, p. 431-434). La CFTMEA, tout en retenant les critères psychométriques de la CIM-10, a justement le mérite de faire la distinction entre les déficiences harmoniques et les déficiences dysharmoniques. En outre, elle inclut dans cette catégorie de déficiences mentales, la déficience avec polyhandicap sensoriel et/ou moteur et les démences. Les démences se caractérisent par une diminution des capacités mentales en rapport direct avec des facteurs organiques qu’il convient de préciser sur l’axe II, qui est dans la CFTMEA, destiné à l’évaluation des « facteurs associés ou antérieurs éventuellement étiologiques ». 430 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT 3 ÉPIDÉMIOLOGIE L’étude de la fréquence des déficiences mentales repose surtout sur des critères psychométriques et sur la valeur du QI. La fréquence de la déficience mentale dans la population devrait donc, par simple application de la loi normale réduite (cf. p. 440), être de 2,5 %. Effectivement, la plupart des études épidémiologiques donnent des taux de prévalence du retard mental compris entre 1 % et 3 %. D’après la revue de plusieurs études effectuée par Stefen Scott (1994), le taux de prévalence dans la population générale se situe entre 2 et 3 %. Dans les études fondées sur les statistiques des enfants suivis par des services spécialisés (médicaux et/ou scolaires), le taux de prévalence est généralement inférieur à 1 %. Cela pourrait indiquer qu’un nombre assez important de débiles légers n’est pas identifié comme tels. Selon l’Association américaine de psychiatrie (1994), 85 % des retards mentaux sont des retards mentaux légers, 10 % sont des retards mentaux moyens, 3 % à 4 % sont des retards mentaux profonds et 1 % à 2 % sont des retards mentaux graves. En admettant que la prévalence globale des retards mentaux est de l’ordre de 25 ‰, cela signifie que la prévalence du retard léger est de l’ordre de 17 ‰, celle du retard moyen d’environ 2 ‰ et celle des degrés grave et profond du retard mental de l’ordre de 1 ‰. 4 DÉFICIENCE INTELLECTUELLE ET TROUBLES ASSOCIÉS Il est bien établi que certains syndromes psychiatriques, comme l’autisme infantile, la psychose désintégrative, les comportements automutilateurs (cf. p. 398) ou l’hyperactivité, sont particulièrement fréquents chez les déficients intellectuels. Mais toutes sortes de troubles psychiatriques peuvent également être associées au déficit intellectuel. Scott (1994, p. 627) a montré que ces troubles sont trois à quatre fois plus courants chez les enfants arriérés que dans la population générale. La proportion relative des troubles de type extériorisés, comme les troubles du comportement, et des troubles intériorisés, comme les troubles anxieux et dépressifs, est dans l’ensemble la même chez les déficients mentaux et dans la population générale. Le risque de comorbidité est d’autant plus élevé que la déficience est grave. Lorsque le déficit intellectuel est léger, le taux des troubles psychiatriques est trois fois plus élevé que chez les enfants d’intelligence normale. Selon les études, il est de 34 à 57 % chez les débiles légers et de 45 à 66 % LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 431 chez les débiles plus gravement atteints (débiles moyens, graves et profonds confondus) (Scott, 1994, p. 618-627). 5 HYPOTHÈSES ÉTIOLOGIQUES 5.1 Théorie de Piaget et Inhelder © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Bärbel Inhelder a ouvert, il y a plus d’un demi-siècle, une perspective éclairante en montrant que l’ensemble des troubles de l’intelligence des débiles proviennent de l’arrêt du développement à l’un des stades du développement de l’intelligence décrits par le grand psychologue suisse Jean Piaget. Mais elle ne prétend pas donner une explication de cet arrêt du développement : elle se contente de le constater. Ses apports ont cependant une signification étiologique, dans la mesure où elle met en évidence que les troubles des acquisitions scolaires ne sont pas variables et imprévisibles, mais que les déficits sont systématiques et structurés par la nature du stade de développement atteint. On pourrait comparer son apport à celui d’un neurologue qui aurait mis en évidence que certains troubles observables sont explicables par le dysfonctionnement d’une zone particulière du cerveau, sans pouvoir expliquer les raisons de ce dysfonctionnement. En ce sens, le fait de dire qu’un enfant est débile moyen parce qu’il n’a pas atteint le stade des opérations concrètes n’est pas une explication tautologique du type de la vertu dormitive de l’opium : c’est indiquer très précisément quelles acquisitions peuvent être faites et quelles ne le pourront pas. Piaget a montré que l’intelligence évolue par stades nettement différenciés, avec des ruptures marquées entre les niveaux successifs. L’intelligence sensori-motrice, antérieure au langage et à la fonction symbolique, est remplacée vers l’âge de 1 an et demi par la pensée symbolique ou représentative préopératoire qui prédomine de 2 à 6 ans. L’enfant parle, joue à des jeux symboliques, a des représentations des choses mais ne maîtrise pas les concepts et les catégories fondamentales de la logique et de la physique élémentaires : ce niveau de pensée est pré-opératoire. Il se caractérise par l’égocentrisme cognitif, c’est-à-dire la difficulté de changer de point de vue, et par la régulation de la pensée par les apparences sensibles. À ce stade, l’enfant croit qu’il y a plus de gâteaux sur une étagère longue de 60 centimètres où les gâteaux sont espacés de 10 centimètres que sur une étagère de 50 centimètres où les gâteaux sont espacés de 5 centimètres. Il pense qu’il y a plus de jus d’orange dans un verre étroit mais haut que dans un verre plus bas mais beaucoup plus large. Entre 6 et 9 ans, l’enfant atteint le niveau que Piaget appelle opératoire concret. L’enfant devient capable de réfléchir suivant les lois de la logique, 432 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT mais seulement sur des faits concrets. Il devient capable de se décentrer de son propre point de vue et de mettre en rapport plusieurs points de vue et d’en tirer des conséquences. Il n’atteint pas d’emblée le stade opératoire dans tous les domaines de l’expérience : l’ordre dans lequel les différents types d’opérations logiques ou physiques sont atteints est invariable. Il est donc commun à tous les enfants, quelles que soient leurs particularités, leur pathologie, leur appartenance culturelle ou ethnique. La première notion opératoire atteinte est celle du nombre, ordinairement formée vers 6 à 7 ans : l’enfant ne se laisse plus tromper par la longueur d’une ligne formée par des jetons ; il voit, sans avoir besoin de compter, que l’espacement compense la longueur. Aux alentours de 8 ans, il comprend les relations logiques entre les concepts : il comprend que toutes les roses sont des fleurs, que toutes les tulipes sont également des fleurs, mais que toutes les fleurs ne sont pas des roses ou des tulipes. Viennent ensuite les notions qui permettent la compréhension de la stabilité et des lois du monde physique, et notamment les notions de conservation de la quantité de matière, du poids et du volume. L’enfant comprend vers 8 à 9 ans que les modifications de la forme d’une substance ne modifient pas sa quantité : il n’y a pas plus de pâte feuilletée dans la boule aplatie qu’on obtient après avoir mélangé la farine avec l’œuf et l’eau que dans la tarte plus fine mais beaucoup plus large que cette boule va devenir, après avoir été aplatie. Il est normal que la boisson qu’on verse d’un récipient large dans un verre étroit monte plus haut dans le verre : elle n’a pas augmenté par simple transvasement. Le stade opératoire est atteint lorsque l’enfant est capable de dire qu’il y a « la même chose » de pâte feuilletée dans la boule de pâte et dans la tarte, ou la même quantité de boisson dans le verre et dans la carafe, en s’appuyant sur l’argument opératoire pertinent : on n’a rien ajouté ni rien enlevé, seule la forme a changé, c’est plus mince mais plus large, etc. Il montre ainsi qu’il a compris la notion de conservation de la quantité de matière, qu’il est capable d’établir des compensations entre les différentes qualités sensibles (c’est plus mince, mais plus large, donc il y en a autant), au lieu de se laisser fasciner par l’une d’elles (la hauteur du liquide dans le verre, en négligeant le diamètre du verre) et donc de se décentrer de son point de vue intuitif. Il faut attendre un an de plus (aux alentours de 10 à 11 ans dans notre société) pour que la notion de la conservation du poids soit atteinte : l’enfant a bien compris que la quantité de matière se conserve à travers les déformations d’un objet, mais il ne comprend pas encore que cela s’applique au poids. Quand on coupe une tarte en nombreux morceaux, il pense que l’addition de tous ces petits morceaux ne suffit pas à faire le même poids que la tarte entière. La conservation du volume est atteinte encore plus tard, vers 11 à 12 ans : sa compréhension représente le degré le plus élevé de l’intelligence concrète. L’enfant croit longtemps que le sucre qu’on ajoute dans un verre d’eau disparaît complètement en se dissolvant et que le volume total du contenu du verre reste inchangé après adjonction du sucre. Certains enfants LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 433 pensent que le niveau augmente dans le verre lorsqu’on ajoute le sucre, mais qu’il redescend ensuite lorsque le sucre a fondu. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. L’acquisition des conservations du nombre (6-7 ans), de la quantité de matière (8-9 ans), du poids (9-10 ans) et du volume (10-12 ans) scande les étapes caractéristiques du développement de l’intelligence opératoire concrète, mais bien d’autres aptitudes sont acquises au cours de cette période. Ainsi, l’enfant apprend le renversement des perspectives d’abord dans des situations simples, puis dans des configurations spatiales plus complexes : il comprend vers 7-8 ans que ce qui est à gauche quand il va à l’école est à droite quand il en revient. Mais c’est seulement vers 9-10 ans qu’il peut comprendre que la tour Eiffel, qui est à gauche du Sacré-Cœur quand il regarde le paysage depuis la banlieue sud-est de Paris, soit à droite lorsqu’on l’emmène se promener dans le parc de Saint-Germain-en-Laye (situé à l’ouest de Paris). Pour comprendre ce fait, il faut avoir dépassé l’égocentrisme qui privilégie la perception faite depuis le point de vue propre, et comprendre que l’apparence des choses est relative au point de vue de l’observateur : le fait d’être à gauche et le fait d’être à droite ne sont pas des propriétés intrinsèques des choses, mais sont relatifs au point de vue de l’observateur. Les opérations spatiales évoluent parallèlement aux opérations logiques ou physiques. À partir de 11 à 12 ans, l’enfant commence à accéder à des notions et opérations caractérisées par un niveau supérieur d’abstraction, qui définissent le stade des opérations formelles. Il devient capable de raisonner sur des possibilités et non seulement sur des réalités observées, ce qui se traduit par la maîtrise du raisonnement hypothético-déductif. Lorsqu’un enfant a atteint le stade des opérations formelles, il comprend que le raisonnement suivant est impeccable : « tous les chiens sont verts ; or Médor est un chien ; donc Médor est vert ». L’enfant qui est encore au stade des opérations concrètes n’y voit qu’une série de phrases absurdes. C’est au stade opératoire formel que sont acquises la compréhension de la combinatoire (combien de manières différentes de disposer quatre jetons de couleurs différentes ?), des déplacements complexes dans l’espace (quelle est la figure tracée par un crayon qui descend de haut en bas en marquant un papier collé sur un cylindre vertical qui tourne de gauche à droite ?) ou de la pensée expérimentale (comment trouver l’origine du non fonctionnement d’une lampe électrique en faisant varier un à un les facteurs potentiellement responsables, en essayant d’abord une autre ampoule puis, si cela ne suffit pas, en branchant l’appareil sur une autre prise de courant, puis si cela ne suffit pas, en vérifiant les fusibles du compteur). Certains adolescents et même des adultes n’accèdent pas au stade opératoire formel. D’autres atteignent un niveau qui correspond à certaines des aptitudes opératoires formelles les plus simples comme la conservation du volume ou la compréhension des permutations élémentaires. Mais ils demeurent incapables des opérations les plus élaborées, celles qui sous tendent le raisonnement hypothético-déductif et la compréhension du 434 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT principe de la méthode expérimentale, c’est-à-dire la modification systématique des facteurs un par un, toutes choses demeurant égales par ailleurs (Piaget et Inhelder, 1971). Tout cela a des conséquences importantes sur la réussite ou l’échec scolaire dans les différentes classes de l’enseignement secondaire (en France : collège secondaire et lycée, c’est-à-dire de 11 à 18 ans). C’est la grande psychologue piagétienne Bärbel Inhelder qui a appliqué la psychologie des stades à l’étude des arriérations mentales. Utilisant la terminologie en vigueur à son époque, elle définit chacun des niveaux de la déficience mentale par un arrêt du développement à l’un des stades piagétiens. Tout d’abord, elle distingue nettement le retard mental de la déficience mentale : les enfants simplement arriérés présentent un retard de développement, mais finissent par arriver - un peu plus tard que les autres - au stade opératoire formel que les enfants déficients n’atteignent jamais. Pour B. Inhelder, « l’arriéré simple (l’enfant retardé) parvient aux opérations formelles et rattrape ainsi le normal ». Mais « […] la débilité commence lorsque le sujet ne pourra jamais rattraper son retard de construction » (1969, p. 273). Les idiots (qu’on appellerait aujourd’hui débiles profonds) ne dépassent pas les « compositions sensori-motrices » (antérieures au langage). Les imbéciles (ou débiles moyens) ont une intelligence représentative. Ils sont capables de pensée symbolique et de réguler leur action en se fondant sur les propriétés perceptives des choses (par exemple, ils s’attendent qu’un paquet plus volumineux soit plus lourd qu’un objet plus petit), mais ils n’ont pas formé les structures opératoires concrètes : ils ne comprennent pas la constance des objets sous le rapport de la quantité de matière, et encore moins du poids et du volume ; ils ne comprennent pas que la maison d’un ami qui est à gauche du chemin au départ d’une promenade est passée à droite quand on revient, etc. Le débile (c’est-à-dire dans le langage contemporain le débile léger) « est capable de construction opératoire mais inachevée, c’est-à-dire d’“opérations concrètes” par opposition aux opérations formelles ». Il est capable des quatre opérations de l’arithmétique élémentaire (y compris la division), il comprend les emboîtements des espèces, des genres, des familles, etc. dans une classification de type zoologique. Il affirme la conservation de la quantité de matière ou de poids et parfois même celle du volume (qui est concrète par nature, mais qui semble du point de vue développemental être intermédiaire entre les opérations concrètes et les opérations formelles). 5.2 Les causes de la déficience mentale Mais pourquoi le développement s’arrête-t-il chez certains enfants ? Malgré les progrès considérables qui ont conduit à identifier de nombreuses LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 435 anomalies ou maladies organiques responsables de certaines des formes les plus graves de déficience intellectuelle, il demeure que, dans une grande quantité de cas, surtout parmi les moins graves, aucune cause précise ne peut être retenue. Selon l’Association américaine du retard mental (AARM) (Luckasson et coll., 1992), l’étiologie du retard mental est inconnue dans environ 30 % des cas de retard mental profond et dans environ 50 % des cas de retard mental léger. Les données de la recherche ont permis de mettre en évidence trois types de facteurs qui contribuent au retard mental : les facteurs organiques, qui peuvent être génétiques, environnementaux ou accidentels et les facteurs psychosociaux. 5.2.1 Facteurs génétiques Certaines formes de déficience mentale moyenne, grave ou profonde sont dues à des aberrations chromosomiques diverses repérables par l’étude du caryotype. Les plus fréquentes sont la trisomie 21 (syndrome de Down ou mongolisme, consistant dans la présence d’un chromosome 21 surnuméraire) et des anomalies liées au chromosome X (par exemple : syndrome du X fragile, syndrome XXY de Klinefelter avec redoublement du chromosome X). © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. 5.2.2 Causes organiques non génétiques, accidentelles et/ou environnementales Parmi ces causes, on distingue les atteintes prénatales, périnatales, néonatales et postnatales. Les atteintes prénatales comprennent la malnutrition fœtale, les intoxications par l’alcool, par la drogue ou par certains médicaments. Il faut y ajouter certaines maladies maternelles comme l’hyperthermie, le diabète sucré, la varicelle et l’irradiation pendant la grossesse. Toutes ces causes perturbent le développement du fœtus, elles peuvent endommager le cerveau ou troubler son développement. Les facteurs périnataux sont principalement ce que les médecins appellent des « souffrances » cérébrales du nourrisson lorsque l’accouchement est anormal, long ou difficile, ce qui a pour conséquence principalement l’anoxie ou asphyxie néonatale (le cerveau est privé d’oxygène pendant une période plus ou moins longue). Les atteintes postnatales laissant des séquelles cérébrales responsables de la déficience mentale comportent notamment les traumatismes crâniens, les infections (encéphalites ou méningite) ou les troubles convulsifs (épilepsie). 5.2.3 Facteurs psychosociaux Il est aujourd’hui bien établi que des facteurs non organiques peuvent intervenir et aboutir à un état similaire de déficience mentale. Il s’agit surtout des 436 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT carences affectives et relationnelles et des carences en stimulations verbales ou sociales. Spitz et Bowlby ont été les premiers à suggérer que la séparation du nourrisson d’avec sa mère peut entraîner un retard important du développement mental qui peut laisser des séquelles indélébiles si la carence a été trop massive et prolongée. Ces intuitions ont été confirmées par la recherche ultérieure. Les données les plus précises viennent de l’étude longitudinale de la population de Rochester (état de New York) au cours de laquelle Sameroff et ses collègues (1987) ont suivi une cohorte d’enfants de la naissance à l’adolescence en évaluant dix paramètres plus ou moins liés à la catégorie socio-économique des parents, tels que le niveau d’éducation de la mère, son équilibre mental, les attitudes parentales, la qualité des interactions des parents avec les enfants, le soutien familial et l’impact des événements « stressants ». Aucun de ces facteurs ne suffit à lui seul à prédire la déficience ou la normalité intellectuelle, mais l’accumulation des scores défavorables sur plusieurs de ces paramètres est un facteur de déficience. La différence est de l’ordre de 30 points de QI entre les enfants qui ne présentent qu’un paramètre défavorable (dont la moyenne est de l’ordre de 100) et ceux pour lesquels huit ou neuf paramètres sont défavorables (dont la moyenne est de l’ordre de 70). 6 ÉVOLUTION DE LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE Parce qu’elle est le résultat d’un arrêt du développement mental, l’arriération est un état stable et définitif. Les arriérés restent toute leur vie à l’âge mental auquel ils sont parvenus quand leur développement s’est arrêté. On a déjà évoqué la nature des handicaps d’adaptation que cela entraîne lorsqu’ils parviennent à l’adolescence puis à l’âge adulte. 7 DIAGNOSTIC ET ÉVALUATION PSYCHOLOGIQUE 7.1 Diagnostic absolu et diagnostic statistique Le diagnostic de déficience mentale repose fondamentalement sur l’évaluation de l’intelligence, et les instruments les plus utilisés dans ce but sont les batteries dérivées du test de Binet et Simon, notamment celles mises au point © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 437 par David Wechsler. Comme tous les tests psychométriques, ces batteries reposent sur des considérations statistiques : elles situent la performance de l’enfant par rapport à une population d’étalonnage, avec un certain risque d’erreur qui est inhérent à la démarche probabiliste sur laquelle repose la construction même des tests. On pourrait cependant se demander s’il n’est pas plus pertinent d’adopter une méthode radicalement différente. On sait depuis Bärbel Inhelder (1969) que la déficience intellectuelle est un arrêt du développement : l’intelligence des enfants déficients n’est pas seulement inférieure à celle des enfants normaux, elle est différente qualitativement. Ils sont complètement dépourvus de certaines facultés qu’ont développées les enfants normaux. Piaget a, par ailleurs, mis au point des centaines d’épreuves cliniques simples et ingénieuses qui permettent de constater la présence ou l’absence des différentes opérations concrètes ou formelles. Ces épreuves ne sont pas des tests, elles ne reposent sur aucune considération statistique. Elles ne sont pas étalonnées et n’ont pas besoin de l’être, parce que leur but n’est pas de situer les enfants les uns par rapport aux autres. Alors que les indications données par les tests sont relatives (la performance de l’enfant est rapportée à celle des autres enfants du même âge), celles données par les épreuves de Piaget sont absolues et ne sont affectées d’aucune marge d’erreur : l’enfant a ou n’a pas accédé à la compréhension de la conservation de la quantité de matière, ou de la quantification de l’inclusion. On pourrait donc conclure que les épreuves opératoires de ce type sont infiniment plus intéressantes que les tests proprement dits. Il est certain que dans de nombreux cas, la détermination exacte du stade de développement opératoire ne peut vraiment se faire que par l’utilisation de ces épreuves. Il ne faut pas cependant sous-estimer l’intérêt clinique des batteries classiques du type de celles de Wechsler. Quelle que soit en réalité la nature profonde de l’intelligence, elle ne se limite pas à la maîtrise d’opérations logiques, mathématiques ou physiques. De nombreuses aptitudes non logiques contribuent à la performance intellectuelle dans les situations réelles de la vie, comme la capacité de la mémoire immédiate, la rapidité de l’évocation des informations stockées dans la mémoire à long terme, les aptitudes de concentration prolongée de l’attention, et l’aptitude à tenir compte du contexte dans lequel une tâche se présente. C’est pourquoi Alfred Binet, admettant qu’il ne savait pas ce qu’est l’intelligence, avait choisi d’utiliser pour l’évaluer des épreuves variées sollicitant des aptitudes elles aussi très variées, mais qui contribuent à la performance d’ensemble, laquelle permet l’évaluation indirecte du niveau intellectuel. Cette méthode nécessite l’étalonnage des tests, c’est-à-dire leur administration, préalablement à toute utilisation dans l’examen individuel, à un groupe représentatif des enfants d’un niveau de développement déterminé. C’est ici qu’interviennent les considérations statistiques. Il faut que le groupe d’étalonnage soit représentatif de la population considérée selon le 438 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT plus grand nombre possible de caractéristiques susceptibles d’avoir une influence sur le fonctionnement intellectuel : santé physique et mentale, niveau économique et culturel des familles, lieu de résidence, etc. Par ailleurs, les performances intellectuelles d’un enfant peuvent varier d’un jour à l’autre, ou d’un moment de la journée à l’autre. Il en résulte que les tests ont toujours une marge d’erreur, qu’on peut d’ailleurs estimer : ainsi, dans les tests d’intelligence courants, cette erreur type de mesure est de l’ordre de 5 points si l’on admet un risque d’erreur de 5 %. Pour un risque d’erreur plus faible (2 %), il faut accepter une marge d’erreur plus élevée (6 à 7 points). Cela peut apparaître comme un inconvénient. Mais cet inconvénient est la contrepartie d’un avantage qui se révèle considérable dans la pratique. Grâce à la diversité des subtests, c’est l’ensemble du fonctionnement intellectuel qui peut être estimé et on peut en même temps faire une comparaison des résultats aux différentes épreuves, qui mobilisent des aptitudes différentes. Grâce à l’étalonnage, on peut situer l’enfant qu’on examine dans son groupe d’âge, et prédire assez exactement son adaptation scolaire et sociale. Malgré leurs qualités, les épreuves opératoires directes ne donnent pas ce genre d’information. Bien que cela soit assez rare, il peut arriver qu’un enfant débile, bien stimulé et soutenu par sa famille, ait d’assez bonnes aptitudes verbales, lui permettant des résultats scolaires et une adaptation sociale très supérieurs à la moyenne des enfants arrêtés au même stade du développement. Dans un tel cas, l’information apportée par les épreuves opératoires serait moins complète que celle apportée par une batterie du type WISC. D’ailleurs, dans certains cas, il est bon d’administrer successivement les deux types d’épreuves, notamment quand les résultats des tests ne permettent pas de déterminer avec précision le niveau opératoire atteint. 7.2 Les tests d’intelligence 7.2.1 L’évaluation du fonctionnement intellectuel De nombreux instruments permettent l’évaluation de l’intelligence de l’enfant. On ne présentera pas ici les épreuves cliniques inventées par Piaget, dont il existe un répertoire très commode (Pauli et coll., 1990). Certains instruments sont composés de plusieurs épreuves piagétiennes étalonnées, telles que l’échelle de pensée logique de Longeot et de ses collaborateurs (1979) ou l’UDN-II (Meljac et Lemmel, 1999). Malgré leurs grandes qualités, ces instruments n’évaluent que les composantes logiques de l’intelligence. Mais les échelles d’intelligence les plus couramment utilisées en France et dans le monde sont celles de David Wechsler, suivies par la batterie de Nadeen et Alan Kaufman, le K-ABC (Kaufman Assessment Battery for LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 439 Children, 1983). Il existe trois versions de l’échelle de Wechsler dont l’utilisation se fait en fonction de l’âge du patient : – la WPPSI (Wechsler Preschool and Primary Scale of Intelligence, échelle d’intelligence de Wechsler pour la période préscolaire et primaire) est destinée aux enfants dont l’âge est compris entre 2 ans 11 mois et 16 jours et 7 ans 3 mois et 15 jours ; – le WISC-III (Wechsler Intelligence Scale for Children, 3e édition, échelle d’intelligence pour enfants, forme révisée en 1996) est destiné aux enfants et adolescents dont l’âge est compris entre 6 ans et 16 ans 11 mois et 30 jours. Beaucoup de cliniciens et de chercheurs utilisent encore, pour des raisons diverses, une forme plus ancienne du même instrument, le WISCR; – la WAIS-III (Wechsler Adulte Intelligence Scale, 3e édition) est, quant à elle, destinée aux adolescents et aux adultes de 16 ans à 89 ans. Toutes ces échelles sont des batteries comportant au moins une dizaine de subtests. Pour chaque subtest, on calcule une note standard dont la moyenne est fixée à 10 et l’écart type à 3. Le niveau de l’enfant est évalué au moyen de trois QI : © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. – le QI global calculé à partir de l’ensemble des notes à tous les subtests ; – le QI verbal, calculé à partir des notes obtenues aux subtests qui nécessitent une bonne compréhension du langage ; – le QI performance, calculé à partir des notes obtenues aux subtests qui nécessitent des aptitudes logiques, mathématiques ou spatiales. Le diagnostic de déficit intellectuel repose sur deux critères fondamentaux. Le critère psychométrique est le premier pour dépister les enfants qui présentent un déficit. Actuellement on considère qu’un enfant est débile lorsque son QI « mesuré » au moyen des échelles d’intelligence classiques de Wechsler (WPPSI, WISC-III, WAIS-III) est inférieur à 70. Il faut rappeler que la « mesure » de l’intelligence ou des qualités psychologiques - que nous préférons quant à nous nommer évaluation - n’est pas une mesure au sens physique du terme : le QI ou l’extraversion ne se mesurent pas directement avec un instrument qui serait l’équivalent d’un mètre ou d’un thermomètre. Ce sont des évaluations indirectes et probabilistes : quand un enfant a un QI de 140, cela ne veut pas dire qu’il est deux fois plus intelligent qu’un enfant qui a un QI de 70. Cela veut dire qu’il y a 996 chances sur 1 000 pour que son intelligence soit supérieure à la normale, tandis que l’enfant dont le QI est 70 à 98 % de « chances » que son intelligence soit inférieure à la normale. Le QI de type Wechsler permet de situer un adulte ou un enfant par rapport à la moyenne d’un groupe de référence. Pour la commodité des calculs, cette moyenne est ramenée à 100. La dispersion est évaluée au 440 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT moyen d’un paramètre nommé l’écart type, dont la valeur est arbitrairement fixée à 15 points pour la commodité des calculs. La plupart des tests et en particulier les échelles de Wechsler sont construits pour que la majorité de la population soit comprise entre + 2 et –2 écarts types : 95 % des sujets ont un QI compris entre 70 et 130. L’intérêt de la loi de Gauss est que l’on peut connaître a priori le rang d’un sujet dans son groupe de référence à partir de la seule note de QI : seuls 2,5 % des sujets obtiennent un QI égal ou supérieur à 130, environ 16 % des sujets ont un QI égal ou supérieur à 115 (+ 1 écart type), 50 % des sujets ont plus de 100 et 50 % ont moins, etc. Dire que sont déficients les enfants dont le QI est inférieur à 70, c’est dire que leur niveau intellectuel est très inférieur à celui des sujets normaux, et que la valeur de cet écart à la moyenne est supérieure à deux écarts types. Compte tenu de l’erreur type de mesure, on ne peut être vraiment certain de ce fait que si le QI est plus bas que 70 : il faut un QI calculé de 65 ou moins pour que l’on ait moins de 5 % de risque d’erreur en affirmant que le QI vrai est inférieur à 70. Dans la pratique, je ne porte le diagnostic de déficience que si le QI est égal ou inférieur à 65. Par ailleurs, il ne faut jamais se contenter d’examiner le QI total pour faire le diagnostic de déficit mental. Beaucoup d’enfants présentent un décalage entre le QI verbal et le QI performance. L’intelligence verbale correspond à ce qu’on appelle parfois l’intelligence cristallisée : elle est, au moins en partie, le fruit de la culture, des apprentissages et de l’éducation ; elle peut être limitée chez les enfants qui proviennent de milieux socioculturels défavorisés et dont les apprentissages ne se sont pas faits de manière adaptée. Cela peut être également le cas d’enfants qui ont une maîtrise incertaine de la langue française. Enfin, beaucoup d’enfants qui ont des troubles psychopathologiques comme l’hyperactivité, les troubles des conduites, les troubles dépressifs ou les troubles anxieux présentent ce décalage, ainsi, bien entendu, que ceux qui souffrent de troubles spécifiques du langage : leurs aptitudes foncières, évaluées par le QI performance, sont plus élevées que leur intelligence verbale, moins développée par manque de stimulation familiale et sous l’effet de différents facteurs ayant perturbé les acquisitions scolaires. Ainsi, le critère psychométrique est fiable à condition de prendre des précautions élémentaires. La première de ces précautions est d’utiliser ce critère correctement, c’est-à-dire en appliquant complètement et scrupuleusement la procédure d’administration des tests. Il faut mettre en garde les psychologues scolaires et les psychologues cliniciens contre une pratique malheureusement répandue qui consiste à économiser du temps en n’administrant qu’un nombre réduit de subtests des échelles de Wechsler. Il est vrai qu’on peut avoir une assez bonne estimation du niveau d’un enfant en ne lui administrant qu’un subtest verbal, comme le vocabulaire, et un subtest de performance, comme les cubes de Kohs, mais cette pratique présente de sérieux inconvénients. D’abord, on ne peut pas fonder un diagnostic de LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 441 débilité sur des informations aussi réduites : le diagnostic de déficience n’a d’intérêt que s’il s’accompagne d’un inventaire complet de tous les points faibles et des points de force relative des enfants. Au lieu de réduire l’investigation, il faut au contraire l’approfondir lorsqu’on soupçonne une déficience mentale, notamment en ajoutant au WISC-III complet des épreuves piagétiennes ou le K-ABC. Ensuite, d’un point de vue technique, faire passer partiellement une batterie d’usage courant comme le WISC, c’est véritablement saboter le travail ultérieur avec cet enfant : on n’a pas l’inventaire complet de ses possibilités et, lorsqu’on voudra l’avoir, l’enfant connaîtra déjà certains des subtests ce qui risque de biaiser l’estimation de son QI lorsqu’on lui fera passer le WISC complet. 7.2.2 Le WISC-III (Wechsler Intelligence Scale for Children) Le WISC-III est l’instrument de base pour l’évaluation de l’intelligence des enfants d’âge scolaire. Comme l’intérêt de cet instrument dépasse très largement la question de l’évaluation de la débilité, on donnera ici une présentation détaillée de cet instrument dont l’administration devrait être presque systématique lors de l’examen psychologique d’un enfant, quel que soit le motif de consultation. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Cette échelle de Wechsler mesure l’intelligence générale. Elle est composée de treize épreuves élémentaires nommées subtests. Le psychologue qui a administré le WISC-III calcule donc 19 notes : treize notes de subtests, trois quotients intellectuels ou QI : le QI verbal, le QI performance et le QI total, et enfin trois notes correspondant à des aptitudes spécifiques dégagées par l’analyse factorielle des résultats aux subtests : compréhension verbale (CV), organisation perceptive (OP) et vitesse de traitement (VT). Dix subtests sont obligatoires : on les administre à tous les enfants et ils entrent dans le calcul du QI. Cinq de ces subtests sont dits verbaux parce qu’ils mobilisent des aptitudes plus ou moins liées au langage et aux apprentissages scolaires. Les cinq autres sont dits de performance, terme sans grande signification qui indique que ces épreuves sont moins liées aux aptitudes verbales. Trois subtests supplémentaires n’entrent pas dans le calcul du QI, mais doivent impérativement être administrés à tous les enfants parce qu’ils sollicitent certaines aptitudes qui sont insuffisamment évaluées par les dix subtests classiques : deux d’entre eux sont non verbaux (symboles et labyrinthes) et le troisième est verbal (mémoire immédiate des chiffres). ■ Description et aptitudes mesurées par les subtests verbaux Information Le subtest information est composé de 30 questions portant sur l’information générale du sujet. Les questions varient selon l’âge des enfants. Elles sont 442 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT très simples pour les enfants les plus jeunes, elles font appel à des informations plus étendues chez les enfants plus âgés. L’aptitude principale mesurée par ce subtest est l’étendue des connaissances (Wechsler, 1944, p. 95), qu’on pourrait également appeler culture générale. Certains troubles psychopathologiques peuvent également influencer négativement la réussite à ce subtest. Il s’agit notamment des troubles anxieux, des troubles dépressifs et de l’hyperactivité avec déficit de l’attention. Bien que ce subtest soit typiquement verbal et renvoie aux acquisitions familiales et scolaires, deux études américaine (Kaufman, 1994) et française (Wechsler, 1991, 1996) montrent qu’il est très corrélé avec le QI global (corrélation : 0,75 dans la version française), considéré comme représentatif de l’intelligence générale. Similitudes Le subtest similitudes consiste à demander au sujet en quoi deux mots regroupés par paires se ressemblent. Wechsler (1944, p. 106), insiste tout particulièrement sur « la lumière que le type de réponse reçue projette sur le caractère logique du processus de pensée du sujet ». Il prend l’exemple de la banane et de l’orange, et il estime qu’il y a une différence évidente entre le niveau de maturité et le niveau de pensée du sujet qui répond que la banane et l’orange ont toutes les deux une peau, et le sujet qui répond que tous les deux sont des fruits. Ainsi le subtest Similitudes est classiquement considéré comme évaluant principalement ce que les psychologues de la cognition appellent « pensée catégorielle ». Il s’agit de la compréhension de l’inclusion des éléments dans des concepts et des concepts spécifiques dans des concepts plus génériques. En ce sens, le subtest similitudes est un équivalent des épreuves piagétiennes de quantification de l’inclusion. Comme il s’agit d’une opération logique fondamentale, il n’est pas étonnant que ce subtest soit lui aussi très fortement corrélé avec l’intelligence générale (corrélation : 0,75 dans la version française ; Kaufman, 1994). Arithmétique Le subtest arithmétique est composé de 24 problèmes arithmétiques que le sujet doit résoudre mentalement en temps limité. Pour Wechsler, ce subtest fait appel à la vivacité intellectuelle et au raisonnement arithmétique, il est aussi une bonne mesure de l’intelligence générale, ce qui est confirmé par les données les plus récentes. Sa corrélation avec le QI global est de 0,69 dans la version française. Pour Bannatyne, l’arithmétique évalue les connaissances acquises et les processus séquentiels, c’est-à-dire la capacité de résoudre un problème lorsque les informations sont données les unes après les autres. Cette capacité LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 443 séquentielle fait appel d’une part à l’attention et à la concentration et d’autre part à la mémoire à court terme. Pour Guilford (1967), ce subtest mesure la cognition des stimuli sémantiques et la mémoire de stimuli symboliques. Pour Kaufman, c’est aussi la facilité et le raisonnement numérique, les processus séquentiels, la mémoire à court terme et à long terme qui sont mesurés par ce subtest. Bien que ce subtest évalue plusieurs aptitudes, Wechsler regrette que ses mérites soient affaiblis par le fait que la réussite ou l’échec sont influencés par l’éducation et le métier du sujet, par les fluctuations de son attention et ses réactions émotionnelles momentanées. En effet, les résultats à ce subtest sont particulièrement affectés chez les enfants qui souffrent d’hyperactivité avec déficit de l’attention (Petot, 1999 a), de troubles des apprentissages (Bannatyne, 1968) ou de troubles anxieux. J’ai souvent constaté que les enfants qui souffrent de troubles dépressifs obtiennent des notes très faibles à ce subtest. Je pense que cela s’explique par les troubles de l’attention et de la concentration qui font partie du tableau clinique des états dépressifs. Vocabulaire Pour ce subtest, on demande à l’enfant de définir un mot, de nous expliquer ce que chaque mot veut dire. Il y a 30 mots de difficulté croissante. Pour Wechsler, la richesse du vocabulaire n’est pas seulement un indice d’instruction, c’est également et surtout une excellente estimation de l’intelligence générale (corrélation dans la version française : 0,80). Selon Wechsler, le lien entre l’intelligence et les connaissances est très fort parce que c’est l’aptitude du sujet à apprendre qui détermine son « fonds de connaissance et de l’étendue générale de ses idées ». Il reconnaît cependant que ce subtest dépend de l’éducation et de la culture du sujet. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Compréhension Ce subtest est constitué de 18 questions portant sur la conduite la plus appropriée dans certaines situations de la vie quotidienne. Ce subtest est assez composite. Certains items font appel à l’acquisition du sens moral et des conventions sociales, d’autres au contraire font appel à des connaissances, à la culture générale et à l’intérêt. Pour Wechsler, ce subtest est une épreuve de bon sens. La réussite à ce subtest nécessite l’acquisition d’informations pratiques accompagnée de l’aptitude générale du sujet à évaluer ces informations et à tenir compte de l’expérience passée. Elle dépend également du niveau socioculturel de la famille, du niveau du vocabulaire et de la capacité d’un sujet à exprimer verbalement ces idées. Kaufman estime que les facteurs qui influencent la réussite sont le développement de la conscience et du sens moral, le niveau socioculturel de la 444 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT famille. La prédominance de la pensée concrète sur la pensée abstraite et le négativisme sont des facteurs d’échec. Pourtant, le subtest compréhension n’est pas seulement une épreuve d’adaptation sociale. Il est très lié avec l’intelligence générale, puisque sa corrélation avec le QI total est de 0,69 dans la version française. Mémoire immédiate des chiffres Le psychologue lit à l’enfant 30 séries de chiffres de longueur croissante. Le subtest comporte deux parties : dans la première, l’enfant doit répéter les chiffres dans l’ordre où ils ont été dits par le psychologue ; dans la seconde partie, l’enfant doit répéter ces chiffres dans l’ordre inverse de celui dans lequel il les a entendus. Dans chaque partie, la première suite de chiffres ne comporte que deux chiffres, la dernière en comporte 8 (répétition en ordre inverse) ou 9 (répétition dans l’ordre). Wechsler (1944) admet que ce subtest est le plus médiocre en tant que test d’intelligence. Il a une corrélation faible avec les autres subtests comme avec le QI total : 0,47 dans la version américaine, 0,28 dans la version française (Kaufman, 1994, p. 77 ; Grégoire, 2000, p. 186). Cependant, Wechsler estime qu’il est précieux dans la mesure où il permet de détecter les déficits intellectuels des « faibles d’esprit » et où il est sensible aux troubles de l’attention et de la concentration. Ce subtest mobilise également d’autres aptitudes comme les processus séquentiels, la mémoire des stimuli linguistiques et la mémoire immédiate à court terme (auditive), la facilité numérique (Bannatyne, 1974 ; Guilford, 1967 ; Kaufman, 1994). J’ai remarqué que beaucoup des enfants que j’ai testés et qui avaient particulièrement bien réussi ce subtest utilisaient des stratégies pour retenir les chiffres. La lecture faite par le psychologue est assez lente : un chiffre par seconde. Cela laisse aux enfants le temps de se répéter mentalement les chiffres. La stratégie souvent utilisée consistait à répéter mentalement les chiffres en les regroupant par séries de deux ou de trois, comme on le fait en France pour les numéros de téléphone. Les facteurs qui influencent la réussite ou l’échec, outre l’attention et la concentration déjà signalées par Wechsler, sont l’anxiété, les troubles des apprentissages, l’hyperactivité avec déficit de l’attention (Kaufman, 1994). Ajoutons que les enfants dépressifs, en raison de leur difficulté d’attention et de concentration, obtiennent également des notes faibles à ce subtest. ■ Description et aptitudes mesurées par les subtests de performance Complètement d’images On présente à l’enfant 31 images en couleur. Chaque dessin ou photographie est incomplet : un détail plus ou moins important n’est pas dessiné ou reproduit. L’enfant doit indiquer ou nommer la partie manquante. Ce LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 445 subtest est chronométré, l’enfant doit répondre en 20 secondes pour chacune des 31 images. Pour Wechsler, ce subtest est particulièrement efficace pour l’évaluation de la débilité mentale. Il mesure « les aptitudes fondamentales de perception et de conception tout autant qu’elles font appel à la reconnaissance visuelle et à l’identification de formes et d’objets familiers ». Wechsler ajoute : « Dans une large mesure, le test mesure la capacité de l’individu à faire la différence entre les détails essentiels et ceux qui ne le sont pas » (p. 111112). Cette aptitude dépend de la familiarité du sujet avec l’objet représenté par le dessin. Elle fait aussi appel à la mémoire visuelle à long terme dans la mesure où le sujet devrait garder en mémoire les formes de l’objet qui lui est présenté. Ce subtest est parmi les subtests de performance les plus liés à l’intelligence générale : sa corrélation avec le QI total est de 0,59 dans la version française. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Code Le subtest code comporte deux parties A et B. Pour la partie A destinée aux enfants de moins de 8 ans, l’enfant observe d’abord une série de figures géométriques dans lesquelles sont inscrits des signes arbitraires. On lui montre ensuite une série de 64 figures dans lesquelles il doit inscrire le signe qui convient. Le temps est limité (2 minutes) et la note est le nombre de signes correctement placés. Pour la partie B, destinée aux enfants de plus de 8 ans, les signes sont un peu plus complexes. On présente à l’enfant une longue série de chiffres en dessous desquels il doit reporter le signe correspondant. Le temps est également limité à deux minutes, et le principe de notation est le même. Pour Wechsler, la rapidité et la précision dans l’exécution de ce type de tâche sont une mesure de l’aptitude intellectuelle d’un sujet. Il remarque que les individus instables échouent à ce subtest en raison de leurs difficultés à se concentrer et à s’appliquer dans une tâche qui nécessite « un effort persistant ». Pour Bannatyne, ce subtest évalue les processus séquentiels. Pour Kaufman, il évalue la mémoire visuelle à court terme, la coordination visuelle et motrice et plus spécifiquement la vitesse psychomotrice. Ce subtest est influencé négativement, comme Wechsler l’avait déjà souligné, par l’anxiété, la distractibilité, l’hyperactivité, les troubles des apprentissages et l’aptitude à travailler en temps limité. Pour toutes ces raisons, il n’est pas étonnant que ce subtest ait la corrélation la plus faible avec le QI total (0,43). Arrangement d’images Ce subtest est constitué de 14 séries de plusieurs images qui représentent chacune un moment ou un épisode d’une petite histoire relative à des situations courantes. On présente ces images dans le désordre et l’enfant doit les arranger de telle sorte que les images soient disposées dans l’ordre chronologique. 446 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT Wechsler considère « qu’en premier lieu, c’est le type de test qui mesure effectivement l’aptitude à comprendre et à saisir une situation dans son ensemble » (p. 109). Le sujet doit saisir « l’idée » de l’histoire de telle sorte qu’il puisse réaliser l’arrangement correct. Wechsler souligne, en outre, que ce subtest fait appel à l’intelligence générale appliquée à des situations sociales et non à l’intelligence sociale comme l’ont affirmé certains auteurs car, remarque-t-il, même les délinquants ou les psychopathes réussissent « souvent très bien à ce subtest ». Kaufman considère que l’aptitude spécifique évaluée par ce subtest est l’anticipation des conséquences et la compréhension des séquences temporelles liée à la compréhension du concept de temps. Il n’est donc pas étonnant que ce subtest ait une forte corrélation avec le QI total (0,69 dans la version française). En outre, Kaufman établit une longue liste des autres aptitudes mesurées par ce subtest, mais cette liste est trop disparate pour avoir un intérêt clinique. Cubes Le matériel de ce subtest est constitué de neuf cubes identiques. Deux faces sont de couleur rouge, deux faces sont de couleur blanche et deux faces composées de deux triangles, l’un rouge et l’autre blanc, séparés par la diagonale du carré. L’enfant doit reproduire en temps limité, en utilisant les faces des cubes comme les éléments d’un puzzle, des modèles présentés par le psychologue puis les modèles contenus dans le carnet de « stimulus ». Ce subtest est la forme réduite et simplifiée d’un test classique inventé en 1920 par C. Kohs (ECPA, 1972), dont le matériel original comporte seize cubes de plusieurs couleurs. Pour Wechsler, ce subtest est à la fois un excellent test d’intelligence générale (corrélation avec le QI total : 0,69 dans la version française) et « le meilleur subtest de performance de notre échelle » (1944, p. 113 ; corrélation avec le QI performance : 0,76 dans la version française). La reproduction des modèles fait en principe appel à la fois aux aptitudes analytiques et synthétiques du sujet, mais il apparaît clairement que la réussite dépend surtout des aptitudes analytiques : « les individus qui réussissent le mieux cette épreuve ne sont pas ceux qui voient le modèle comme un tout, mais ceux qui sont capables de le fractionner en petites portions » (p. 113). Les cubes de Kohs constituent un des meilleurs instruments de détection des perturbations de ce « processus de perception supérieure » qui repose essentiellement sur de bonnes capacités d’analyse. Tous les auteurs spécialisés s’accordent sur cette signification, Bannatyne (1974) insistant cependant sur la contribution d’une aptitude spécifique spatiale. Pour Kaufman, ce subtest met en jeu les processus simultanés, la représentation spatiale et la formation de concepts non verbaux. LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 447 Assemblages d’objets Pour ce subtest, le sujet doit assembler des pièces en temps limité et sans avoir de modèles. Ce subtest fait appel à la compréhension des relations des parties isolées entre elles et donc à la capacité de synthèse sous forme de représentation mentale de l’objet. Wechsler accorde à ce subtest une valeur clinique particulière parce qu’il nous permet de voir comment le sujet aborde la tâche. Certains sujets saisissent d’emblée la situation d’autres, comme les débiles, n’ont pas d’emblée une représentation de l’objet à reconstituer : ils procèdent par essais et erreurs pour arriver à assembler les morceaux deux à deux jusqu’à ce qu’ils reconnaissent des parties d’un objet. Ce subtest a une corrélation avec le QI total de 0,63 dans la version française. Symboles Le livret de symboles comporte deux parties A et B. Pour la partie A destinée aux enfants de moins de 8 ans, l’épreuve comporte plusieurs dizaines de lignes dont chacune contient un symbole isolé qui figure à gauche, et qui est suivi d’une série de trois symboles puis de deux cases comportant les mots OUI et NON. L’enfant doit cocher l’une de ces cases selon que le symbole de gauche est présent ou non dans la série des trois symboles qui lui succèdent. Pour la partie B, destinée aux enfants de plus de huit, il s’agit de la même tâche, à ceci près que ce sont deux symboles isolés qui figurent à gauche du livret, et une série de cinq symboles à droite du livret. On accorde deux minutes à l’enfant pour cocher le maximum de cases. © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. Ce subtest, qui ne figurait pas dans les versions antérieures du WISC, a fait son apparition dans le WISC-III. Kaufman estime qu’il mesure spécifiquement la vitesse de la recherche visuelle. Il évalue, en outre, l’encodage de l’information en vue d’un traitement cognitif, la mémoire à court terme (visuelle), la représentation spatiale, la vitesse du traitement mental et la coordination visuelle et motrice. L’anxiété, la distractibilité, les troubles des apprentissages, l’hyperactivité et le travail en temps limité influencent négativement la réussite à ce subtest. La corrélation avec le QI total est de 0,50 (Grégoire, 2000). Labyrinthes Une série de dix plans schématiques de labyrinthes, où les murs sont représentés par des lignes, sont présentés à l’enfant. Pour chacun d’entre eux l’enfant doit tracer avec un crayon un parcours allant du centre jusqu’à la sortie. Il ne doit ni s’engager dans une impasse, ni traverser de « mur ». La tâche doit être réalisée en temps limité en fonction du labyrinthe. Ce subtest dérive directement d’un test classique mis au point en 1914 par Porteus (ECPA, 1965) et destiné, selon cet auteur, à l’évaluation de l’adaptation sociale et de l’aptitude d’un sujet à planifier son comportement et de prévoir l’effet de ses actions. Porteus avait insisté sur le fait que les 448 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT délinquants avaient des performances particulièrement faibles à ces épreuves, même quand ils sont par ailleurs d’intelligence normale. Bannatyne s’est contenté de noter que cette épreuve nécessite des aptitudes spatiales. Kaufman (1979), cherchant à énumérer toutes les aptitudes mobilisées par ce subtest, estime qu’il fait appel à la compréhension et la saisie de la situation dans son ensemble, au raisonnement non verbal et à la coordination visuelle et motrice. Par la suite, Kaufman (1994) a émis des doutes sur les aptitudes mesurées par cette épreuve. Il a en particulier souligné que ce subtest est un médiocre indicateur de l’intelligence dans la mesure où la corrélation avec le QI total et le QI de performance est très faible : 0,31 et 0,35 dans la version américaine ; 0,33 et 0,36 dans la version française (Grégoire, 2000). On peut mettre en doute les arguments que Kaufman invoque pour douter de l’intérêt des labyrinthes. L’un des plus curieux est que peu de psychologues l’utilisent systématiquement ou même occasionnellement. Kaufman ajoute qu’il a du mal à obtenir que les étudiants qu’il initie au WISC le fassent passer à leurs sujets. Mais ce n’est pas parce qu’une erreur est répandue qu’elle doit être érigée en règle. Si le subtest de labyrinthes a une faible corrélation avec l’échelle totale comme avec l’échelle de performance, c’est sans doute parce qu’il est fortement saturé dans un facteur spécifique. La tradition clinique et psychométrique nous invite à identifier ce facteur comme une aptitude à la planification de l’action, relevant de ce que la neuropsychologie cognitive appelle les « fonctions exécutives », et dont les composants essentiels sont l’anticipation et à la prévision des conséquences de l’action. Cette aptitude est très souvent perturbée chez les enfants présentant des troubles de la conduite, dont les trois QI sont par ailleurs le plus souvent normaux. ■ Interprétation du WISC-III La démarche classique de l’interprétation du WISC-III se fait selon quatre étapes fondamentales : interprétation du quotient intellectuel total ; interprétation des deux QI verbal et performance et de la différence éventuelle entre eux ; interprétation des indices factoriels et analyse de la dispersion des notes aux subtests. L’interprétation des QI Le QI total représente l’intelligence générale. La construction et donc l’interprétation du WISC, comme déjà celle du test de Binet et Simon, présuppose que chaque subtest mobilise des aptitudes spécifiques (celles qui sont énumérées en détail pour chacun par Kaufman) et une aptitude générale, qui se retrouve plus ou moins dans tous les subtests. C’est cette théorie, énoncée par Charles Spearman à partir de 1904, qui légitime le procédé consistant à additionner les notes obtenues par le sujet à des subtests différents. Dans la mesure où les aptitudes spécifiques des enfants varient au hasard et où leurs © Dunod – La photocopie non autorisée est un délit. LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE 449 supériorités et infériorités dans ces domaines particuliers se compensent et s’annulent, la note globale obtenue par l’addition des notes partielles à tous les subtests est une estimation de l’intelligence générale. Le QI total n’est rien d’autre que la présentation normalisée (moyenne = 100, écart type = 15) de cette note d’intelligence générale. Il est un indice significatif à condition que la différence entre le QI verbal et le QI « performance » soit négligeable ou faible. En effet, les travaux de W. Alexander, créateur d’une batterie d’intelligence qui fut très utilisée aux alentours de 1930, ont clairement montré qu’entre la diversité des aptitudes spécifiques changeant avec chaque subtest, et l’intelligence générale, il y a un étage intermédiaire. Dans certains subtests, la tâche consiste essentiellement à dire ou à résoudre un problème en disant comment on le résout : ce sont les subtests verbaux. Dans les autres, la tâche consiste à faire quelque chose, sans qu’il soit nécessaire de dire ou d’expliquer comment on s’y prend. Alexander nommait ces subtests des épreuves pratiques. Wechsler a repris cette idée en distinguant des subtests verbaux et des subtests de « performance ». La traduction littérale de ce dernier terme en français est regrettable, car elle rend mal l’insistance sur la dimension pratique, sur le fait que le sujet accomplit quelque chose (to perform = faire) au lieu d’en parler. Le QI verbal se calcule à partir de la somme des notes obtenues aux tests dans lesquels la tâche est essentiellement verbale, le QI performance à partir de la somme des notes obtenues aux tests où la tâche consiste à faire quelque chose. À cette opposition entre des aptitudes à dire et des aptitudes à faire, les travaux de Raymond Cattell (Cattell et Horn, 1978) ont ajouté une nuance supplémentaire : l’opposition entre l’intelligence cristallisée, c’est-à-dire la part des aptitudes intellectuelles qui est due aux acquisitions scolaires, familiales et plus généralement sociales, et l’intelligence fluide ou pure. Cette dernière représenterait le potentiel intellectuel spontané de l’enfant, et serait relativement indépendante des acquisitions familiales ou scolaires. Elle s’exprimerait tout particulièrement par l’aptitude à inventer des solutions originales à des problèmes posés dans un contexte auquel le sujet n’a pas été préparé par son expérience antérieure et avec lequel il est peu familiarisé. Ces solutions sont originales en ce sens que, le sujet n’ayant pas ou peu de formation ou d’expérience particulière dans le domaine considéré, il ne dispose pas d’un savoir préalable lui indiquant comment trouver une solution à ce type de problème et doit tout inventer. Ainsi une épreuve comme l’assemblage d’objets peut être facilitée par une expérience antérieure des jeux de puzzle, mais les puzzles font rarement l’objet d’un apprentissage systématique dans le cadre familial et jamais dans le cadre scolaire. L’aptitude à faire rapidement et exactement une tâche proche d’un puzzle est donc relativement indépendante des acquisitions familiales ou scolaires. Le QI verbal fournit donc une estimation de l’intelligence cristallisée, faite surtout d’aptitudes au raisonnement verbal et d’apprentissages sociaux 450 L’ÉVALUATION CLINIQUE EN PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT médiatisés par le langage, cependant que le QI performance fournit une estimation de l’intelligence pure, c’est-à-dire des aptitudes au raisonnement personnel et à l’invention originale de solutions nouvelles. Le QI verbal et le QI performance sont tous deux fortement corrélés avec le QI global (respectivement : 0, 91 et 0,87) mais ne sont que modérément corrélés entre eux (0,56). Il en résulte que chacun des deux QI spécifiques donne une excellente estimation du QI global, mais qu’on doit s’attendre à rencontrer, au niveau de l’examen individuel, un certain décalage, qui est parfaitement normal, entre le niveau du QI verbal et celui du niveau performance. La différence entre les deux QI est inférieure à 4 à 5 points chez une moitié des enfants, et supérieure à cette valeur chez l’autre moitié. Pour être significative statistiquement (au risque d’erreur 5 %), et donc pour avoir une signification psychologique interprétable, c’est-à-dire pour être révélatrice d’une véritable différence entre les aptitudes verbales et « performance » d’un enfant, une différence entre le QI verbal et le QI performance doit être supérieure à 12 points. Un enfant dont le QI verbal est supérieur au QI performance est le plus souvent un enfant qui bénéficie de stimulations familiales et qui est bien adapté scolairement. Un enfant dont le QI performance est supérieur au QI verbal est le plus souvent un enfant ayant des potentialités intellectuelles mais qui n’est pas stimulé adéquatement par son entourage ou qui, pour des raisons variées (troubles de l’attention, agitation, indocilité, manque de motivation pouvant lui-même être dû à des raisons fort diverses) ne s’adapte pas à la situation scolaire. Analyse de la dispersion David Wechsler a recommandé dès la parution de sa première échelle d’intelligence que le psychologue ne se contente pas de calculer un ou plusieurs QI, mais procède à une analyse clinique fine des résultats aux différents subtests. Seule cette analyse de la dispersion permet de détecter une éventuelle hétérogénéité du fonctionnement cognitif. Elle permet de dégager les points forts ou les points faibles d’un profi