
ANTINOMIES CACHÉES DE LA RAISON PRATIQUE 157
viser la vertu ne peut entraîner le bonheur. Car, affirme Kant, dans l’action morale
nous ne pensons qu’à la légitimité de nos actions. À l’opposé, pour satisfaire nos
désirs sensibles, nous devons connaître les lois naturelles et agir en fonction
d’elles, et nous devons avoir la capacité physique d’accomplir les fins désirées.
Ainsi, il ne semble pas qu’agir moralement puisse apporter le bonheur en soi.
Voilà l’antinomie : si (selon la thèse) la loi morale nous oblige à réaliser le
souverain Bien, mais que cependant le souverain Bien n’est pas possible (comme
le soutient l’antithèse), il semble que la loi morale nous pousse, comme Kant
l’écrit, vers des fins imaginaires et qu’elle soit donc « fausse en soi » 1 ou
irrationnelle. Mais cette loi est la loi de la raison pratique. En conséquence, la
résolution de l’antinomie consiste à affirmer qu’il y a en fait un moyen de consi-
dérer le souverain Bien comme étant possible – et d’affirmer la thèse de cette
manière. En particulier, les « postulats » de l’immortalité de l’âme et de l’exis-
tence de Dieu pourraient expliquer comment le souverain Bien est réalisable. Ils
sont donc nécessaires à une action morale, rationnelle, consistante et engagée.
Le postulat de l’immortalité de l’âme répond à un problème lié à la possibilité
de réaliser le souverain Bien, qui n’est en fait pas mentionné dans l’antithèse, à
savoir : la loi morale veut que nous atteignions la vertu parfaite. Mais aussi vive
que soit notre aspiration à la vertu, la possibilité de subordonner les exigences de
la loi morale à notre amour de soi demeure toujours. Nous ne sommes donc jamais
parfaitement vertueux. Mais si notre âme est immortelle, nous pourrions nous
engager dans une progression sans fin vers la vertu, et ce progrès, sur une durée
infinie, se rapprocherait de la vertu parfaite. Par conséquent ce postulat nous
permet d’affirmer que nous pourrions en fait (plus ou moins) satisfaire aux
obligations de la loi morale.
D’autre part, le postulat de l’existence de Dieu est censé aborder le problème
soulevé dans l’antithèse. Bien que viser la vertu n’apporte pas le bonheur en soi,
cela pourrait être possible, suggère Kant « par l’intermédiaire d’un auteur intel-
ligible du monde » 2. En tant que créateur tout puissant et moral, Dieu peut non
seulement reconnaître la vertu (dans l’intention humaine), mais il peut aussi
agencer les lois naturelles de telle sorte que la vertu puisse apporter le bonheur.
Ainsi, conclut Kant, l’agent moral doit croire en l’immortalité de l’âme et en
l’existence de Dieu.
Comme je l’ai fait remarquer, Kant affirme que ces arguments ne représentent
pas des preuves objectives. Ce sont plutôt des arguments pratiques établissant la
nécessité « subjective » de la foi dans le sens où l’agent moral doit croire en
l’immortalité de l’âme et en l’existence de Dieu afin de maintenir son engagement
dans la recherche du souverain Bien, c’est-à-dire afin de viser une fin sans croire
que cette fin est irréalisable. Ces arguments sont donc pratiques, dans le sens où
1. CRPr., AK V 114 ; OP II 747.
2. Ibid., AK V 115 ; OP II 748.
Épreuves
Theis (dir.), Kant - Théologie et religion
© Librairie Philosophique J. Vrin, 2013