Revue du monde musulman et de
la Méditerranée
Délire, désir, dissidences. Images de la folie dans la tradition orale
maghrébine
Mourad Yelles-Chaouche
Citer ce document / Cite this document :
Yelles-Chaouche Mourad. Délire, désir, dissidences. Images de la folie dans la tradition orale maghrébine. In: Revue du
monde musulman et de la Méditerranée, n°51, 1989. Les prédicateurs profanes au Maghreb. pp. 32-46;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1989.2267
https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1989_num_51_1_2267
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32
/
M.
Yelles-Chaouche
Mourad
YELLES-CHAOUCHE
DÉLIRE,
DÉSIR,
DISSIDENCES
Images
de
la
folie
dans
la
tradition
orale
maghrébine
Ils
ont
dit
:
«Tu
es
devenu
fou
à
cause
de
Celui
que
tu
aimes».
J'ai
dit
:
«La
saveur
de
la
vie
n'est
que
pour
les
fous»
(Sidi
Bou
Médiène)
II
peut
sembler
insolite
et
quelque
peu
audacieux,
pour
un
spécialiste
de
la
littérature
orale,
de
prétendre
aborder
hic
et
nunc
un
thème
aussi
complexe
que
la
folie.
Audacieux
puisque
ce
vaste
domaine
relève,
en
principe
du
moins,
des
seuls
philosophes,
psychiatres
et
autres
aliénistes.
Insolite
car
il
y
a
maintenant
quelques
bonnes
dizaines
d'années
que
la
critique
(en
particulier
structuraliste)
a
établi
un
«cordon
sanitaire»
épistémologique
relativement
sévère
autour
de
son
objet,
afin
de
se
prémunir
contre
les
effets,
jugés
néfastes,
de
l'intrusion
du
«
psychologique»
dans
l'étude
de
la
production
littéraire.
Outre
que,
sur
certains
points
de
cette
doctrine,
le
temps
a
révélé
les
méfaits
d'une
conception
par
trop
formaliste
du
texte,
il
apparaît
à
l'évidence
que
seule
«l'expérience
des
limites»
manifeste
véritablement
le
sens
général
d'un
discours,
et
plus
généralement
d'une
culture.
En
effet,
c'est
dans
ce
jeu
subtil
et
crucial,
dans
ce
chassé-croisé
aux
milles
figures
du
rapport
à
la
norme,
que
s'organise
et
s'allume
le
kaléidoscope
des
pratiques
sociales.
De
ce
point
de
vue
la
folie,
au
même
titre
que
la
mort
ou
la
passion
(au
sens
large)
fait
aussi
partie
du
petit
nombre
d'événements
cruciaux
qui,
pour capables
de
déterminer
le
cours
d'un
destin
(individuel
ou
collectif)
n'en
menacent
pas
moins
périodiquement
la
légitimité
et
la
valeur
du
consensus
idéologique:
A
ce
propos,
c'est
ici
le
lieu
de
rappeler
que,
contrairement
à
une
opinion
répandue,
les
communautés
traditionnelles
ne
sont
pas
ces
espèces
de
«réserves»
a-
RE.M.M.M.
51,
1989-1
Délire,
désir,
dissidences
I
33
historiques,
miraculeusement
préservées
des
«
démons
»
de
la
contradiction
et
de
la
subversion.
Ces
sociétés
n'échappent
pas
pas
plus
que
les
sociétés
«
modernes»
au
défi
sémiologique.
Elles
doivent
lutter
contre
l'usure
inéluctable
des
signes
et
le
retour
au
chaos.
Leur
imaginaire
est
pareillement
strié
d'interrogations
et
d'aberrations.
Elles
connaissent,
à
leur
manière,
la
fascination
de
l'outrance,
la
tentation
de
la
dérive,
l'appel
de
la
dissidence.
Cette
pulsion
centrifuge
(excentrique)
et
iconoclaste
qui
projette
des
fragments
du
texte
(Barthes
1984
:
69-77)
par-delà
la
clôture
de
la
norme
dans
l'espace
protéiforme
de
l'interdit,
la
tradition
orale
sait
l'assumer
et
la
représenter
de
façon
souvent
spectaculaire.
Encore
faut-il
pouvoir,
pour
s'en
rendre
compte,
ne
pas
céder
aux
mirages
de
la
doxa,
à
ses
splendides
effigies
!
Surgissent
alors
sur
la
scène
idéologique
les
multiples
béances
du
désir
et
de
la
déraison.
Révélation
fulgurante
des
véritables
«issues»
(dans
la
double
acception
anglaise
et
française
du
terme)
d'une
culture...
On
voit
sans
doute
mieux
à
présent
quel
serait
l'objectif
du
présent
travail.
Il
s'agirait
en
fait
d'essayer
de
caractériser
l'écriture
de
la
folie,
son
inscription
dans
la
production
discursive
traditionnelle
au
Maghreb,
d'une
part,
et
de
retracer
l'évolution
symbolique
de
ce
thème
dans
l'imaginaire
social
maghrébin,
d'autre
part.
Mais
avant
d'aller
plus
loin,
une
précision
d'ordre
méthodologique
s'impose.
En
effet,
pour
les
besoins
de
cette
étude,
nous
nous
sommes
livrés
à
des
«
sondages»
relativement
nombreux
dans
la
masse
des
corpus
actuellement
disponibles
en
langue
arabe,
berbère
ou
en
traduction
française
suivant
les
cas.
En
tout
état
de
cause,
on
comprend
bien
qu'il
ne
peut
jamais
s'agir
que d'une
approche
partielle,
en
attendant
d'autres
investigations
plus
systématiques
et
exhaustives.
1
.
La
diagonale
du
Fou
Pour
commencer,
la
parole
que
l'on
trouvera
ici
ordonnée
car
nul
n'échappe,
en
définitive,
à
l'arbitraire,
et
surtout
pas
le
Scribe
ne
prétend
en
aucun
cas
signifier
l'aberration,
ou
même
la
mimer.
On
ne
peut
ni
ne
veut
parler
à
la
place
du
fou.
Entre
autres
(et
simplement)
parce
que
son
discours
et
avec
lui
son
véritable
registre,
sa
portée
affective
échappe
massivement
aux
lois
du
texte,
et
que
c'est
précisément
à
ce
niveau
de
production
sémiologique
que
nous nous
intéressons.
Pas
question,
par
conséquent
de
gloser
sur
la
parole
délirante.
Il
faudra
plutôt
tenter
de
saisir
comment
la
folie
participe
aussi
du
Texte
maghrébin
traditionnel,
pourquoi
et
comment
elle
y
figure.
A
cet
égard,
deux
faits
notables
:
à
partir
d'une
description
en
termes
pathologiques,
la
folie
outrepasse
très
vite
son
référant
médical;
de
plus,
parce
qu'avant
tout
dérive,
elle
circonscrit
un
large
spectre
des
états
de
conscience
(ahwâl)
hétérodoxes,
autorisant
ainsi
une
lecture
singulièrement
«
permissive
»
de
l'a-normalité.
Sans
entrer
dans
des
détails
que
nous
fournirons
plus
loin
on
peut
néanmoins
s'attarder
ici
quelque
peu
sur
cette
notion
de
dérive
plurielle
attachée
à
l'image
de
la
folie
littéraire.
Dérive
physiologique
(dégénérescence),
dérive
psychologique
(aberration),
certes,
mais
aussi
dérive
statutaire
(errance,
marginalité),
dérive
morale
ou
éthique
(déchéance)
et
last
but
not
least
dérive
langagière,
poétique
dont
nous nous
efforcerons
de
tracer
tout
à
l'heure
les
contours.
S'agissant
de
notre
corpus,
il
contient
au
moins
une
allusion
à
cette
imagerie
complexe
la
folie
34
/
M.
Yelles-Chaouche
est
naturellement
assimilée
à
d'autres
maux
aux
causes
ou
aux
effets
analogues.
C'est
ce
vers
d'un
Hymne
au
saint
Sidi
Abdelkader
El-Jilali>
du
poète
populaire
Abdelkader
Bettobji
:
«Viens
à
mon
secours,
toi
qui
es
plein
de
sollicitude
pour
l'aveugle,
le
paralytique,
et
celui
qui
a
perdu
la
raison,
ainsi
que
l'exilé,
loin
des
siens,
oublié
de
tous»
(Belhalfaoui
1973.
69).
ou
encore
ces
vers
d'un
poème
attribué
au
grand
saint
et
mystique
Sidi
Bou
Médiène
:
«Vous
vous
êtes
emparé
de
ma
raison,
de
ma
vue,
de
mon
ouïe,
de
mon
esprit,
de
mes
entrailles,
de
tout
moi-même.
Je
me
suis
égaré
dans
votre
extraordinaire
beauté.
Je
ne
sais
plus
est
ma
place
dans
l'océan
de
la
passion».
(Dermenghem
1947
:
310).
Ainsi,
qu'elle
que
soit
l'origine,
l'irruption
décisive
du
désordre
entraine
inévitablement
un
bouleversement
radical
des
perspectives
existentielles
et
un
brouillage
des
repères
affectifs.
Le
sujet-locuteur
(homme
ou
femme)
va
s'exposer,
le
temps
que
dure
la
dérive,
à
un
danger
majeur,
celui
de
l'anéantissement.
Car
l'itinéraire
du
fou
(et
l'impertinence
de
son
projet)
prend
en
écharpe,
en
quelque
sorte,
celui
du
groupe
dont
il
conteste
implicitement
la
prééminence
et
la
validité.
Observons
néanmoins
que
l'on
ne
trouve
pratiquement
jamais
de
remise
en
question
frontale
et
systématique
des
fondements
socio-culturels.
Le
plus
souvent,
notre
corpus
fait
état
du
recours
à
une
stratégie
détournée.
La
démarche
est
transversale,
et
c'est
à
la
manière
de
son
célèbre
cousin
que
le
fou
littéraire
trace
sur
l'échiquier
du
texte
(reflet
emblématique
des
rapports
sociaux)
la
diagonale
de
la
subversion
ritualisée.
Objet
impuissant
d'une
dérive
pathétique,
victime,
parfois
expiatoire
mais
aussi
à
demi
consentante
d'une
passion
(au
sens
large),
le
sujet
choisit
la
voie
passive
d'un
double
point
de
vue
grammatical
et
éthique
pour
revendiquer
la
singularité
d'un
destin.
Revendication
qui
passe
ici
par
le
chant
et
la
poésie
:
«Une
fois
la
voir
et
contempler
ses
yeux,
quelle
compensation
en
effet!
C'est
celle-là
et
aucune
autre
qui
mérite
mes
chansons,
Elle
est
la
plus
belle
de
toutes
Elle
m'a
rendu
fou,
ô
mes
amis
spécialistes
de
l'amour.»
Mohammad
Ben
Sahla.
(Belhalfaoui
1973
:
171)
Evidemment,
cette
parole
inspirée
ne
saurait
ressembler
à
celle
qui
s'élève
des
nefs
de
fous
échappées
des
fantasmes
du
Moyen
Age
européen.
Elle
n'évoquera
pas
non
plus
ces
états
d'âme
déliquescents,
ces
grandes
révoltes
solitaires,
ces
suicides
spectaculaires
si
fréquents
dans
la
folie
romantique.
Simplement,
pour
reprendre
un
titre
fameux,
une
sorte
d'«
insoutenable
légèreté
de
l'être»
qui
démultiplie
les
échos
et
les
silences
d'une
culture.
Un
contrepoint
fertile
sur
le
thème
de
l'ambigu,
à
travers
lequel
se
dégage,
comme
en
filigrane,
l'image
renversée
du
double
interdit,
et,
avec
elle,
la
possibilité
d'une
autre
lecture
(contradictoire)
du
monde
et
de
l'homme.
C'est
donc
bien
parce
qu'il
est
dégagé
des
contraintes
et
autres
pesanteurs
terrestres
(familiales,
sociales,
morales,
etc.),
parce
qu'il
divague
et
qu'il
a
«
l'esprit
léger»
expression
maghrébine
courante
pour
désigner
son
état
que
le
fou
peut
signifier,
de
façon
si
impressionante
aux
défenseurs
de
l'ordre
et
du
«bon
sens»,
l'imminence
féroce
de
l'alternative.
Esprit
flottant
comme
entre
deux
univers,
sans
cesse
à
la
croisée
des
chemins
sauvages
ne
dit-on
pas
de
lui,
en
fran-
Délire,
désir,
dissidences
I
35
çais,
qu'il
«bat
la
campagne
»?
—,
il
désigne
cet
espace
imaginaire
au
cœur
de
toute
civilisation
naissent
et
meurent
les
raisons
qui
la
fondent,
se
mêlent
en
un
interminable
ballet
de
fragiles
effigies
et
leurs
négatifs
:
amour,
gloire,
richesse,
etc.
Représentation
en
trompe
l'œil
à
laquelle
réfèrent,
sur
le
mode allégorique,
ces
vers
d'une
célèbre
qacida
du
poète
populaire
Benguenoun,
La
belle
aux
merveilleux
atours
:
O
toi
dont
la
taille
rappelle
l'étendard
du
bey
Oriflamme
brodée
d'or,
Tu
m'as
ravi
l'esprit,
il
s'en
est
allé
au
loin
et
m'a
abandonné*
.
(Belhalfaoui
1973
:
93)
Dernier
aspect
et
non
des
moindres-
de
cette
diagonale
du
fou,
de
ce
parcours
symbolique
de
la
folie,
tel
qu'il
est
représenté
dans
la
tradition
orale
:
la
prolifération.
En
effet,
contrairement
à
ce
que
l'on
aurait
pu
prévoir,
étant
donné
la
relative
rigidité
des
cadres
expressifs,
il
n'y
a
pas
un
mais
plusieurs
visages
de
la
folie
littéraire.
Si
les
situations
et
les
contextes
sont
généralement
stéréotypés,
les
comportements,
les
états
(ahwâl)
évoqués
sont
quant
à
eux
nombreux,
divers,
et
traités
avec
une
grande
subtilité.
On
a
ainsi
à
faire
à
toute
une
gamme
d'appellations
ou
d'expressions
métaphoriques
contrastées
dont
l'existence
atteste
de
la
richesse
d'un
imaginaire
social.
Il
faudrait
envisager
de
dresser
une
liste
exhaustive
de
ces
désignations,
avec
leur
répartition
et
leur
fréquence.
Ce
lexique
relèverait
aussi
bien
les
allusions
étiologiques
que
les
références
typologiques
ou
symptomatolo-
giques.
Il
mentionnerait,
par
exemple,
l'angoisse
(el-gumma)
et
l'anxiété
(ed-dîqa),
comme
le
font
ces
deux
poèmes
féminins
(du
genre
hawfi
pour
le
premier
et
bûqâla
pour
le
second)1
:
«J'ai
humblement
imploré
de
Dieu
(qu'il
exauce)
trois
(vœux)
:
Le
pèlerinage
(aux
lieux
saints),
la
prière
et
l'accès
au
Paradis.
Bientôt
le
Compatissant
aura
pitié
(de
nous)
et
cette
angoisse
disparaîtra
Le
cœur
redeviendra
joyeux
et
il
y
aura
de
l'eau
dans
les
rigoles.
»
(Yellès-Chaouche
1978
:
245)
«Mon
cœur
ne
sois
pas
anxieux.
La
délivrance
que
Dieu
accorde
est
proche.
Celui
qui
est
en
prison,
Dieu
lui
rendra
la
liberté.
Regarde
le
jeune
pigeon.
Après
qu'on
lui
eût
rogné
les
ailes,
Dieu
lui
a
remplacé
les
plumes
et
il
s'est
de
nouveau
servi
de
son
aile.
L'amoureux
aussi,
Dieu
hâtera
sa
délivrance.»
(Bencheneb
1956
:
92)
Ici,
il
faut
faire
remarquer
que
ce
type
de
trouble
psychologique
qui
renvoie
à
un
sentiment
confus
et
pourtant
oppressant
d'étoufFement
est
généralement
considéré
comme
spécifiquement
féminin.
Comme
si
ces
accès
dépressifs
(apparentés
à
des
«sautes
d'humeur»)
ne
cadraient
pas
avec
le
portrait-type
du
fou
(masculin).
Vivrait-on
différemment
l'expérience
de
la
folie
du
moins
sur
le
plan
social
-
selon
que
l'on
est
un
homme
ou
une
femme?
La
tradition
orale
ne
tranche
pas
vraiment
sur
ce
point;
même
si,
souvent,
il
arrive
que
tel
ou
tel
autre
texte
puisse
être
pris
en
charge
(i.e.
interprété
ou
composé)
aussi
bien
par
un
sujet
masculin
que
féminin
(preuve,
s'il
en
était
besoin,
que
«
l'épreuve
des
limites
»
transfigure
littéralement
celui
ou
celle
qui
l'assume,
débordant
de
toutes
parts
les
différenciations
conventionnelles
relatives
au
sexe
ou
au
rôle
social).
Il
reste
néanmoins
que
le
registre
des
«états»
de
folie
semble
plus
complet
dans
un
cas
que
dans
l'autre.
Ce
phénomène
est-il
imputable
au
corpus
d'étude,
ou
serait-ce
plutôt
parce
que
la
femme
est
traditionnellement
pourvue
de
ressources
affectives
plus
riches
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