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remmm 0997-1327 1989 num 51 1 2267

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Revue du monde musulman et de
la Méditerranée
Délire, désir, dissidences. Images de la folie dans la tradition orale
maghrébine
Mourad Yelles-Chaouche
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Yelles-Chaouche Mourad. Délire, désir, dissidences. Images de la folie dans la tradition orale maghrébine. In: Revue du
monde musulman et de la Méditerranée, n°51, 1989. Les prédicateurs profanes au Maghreb. pp. 32-46;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1989.2267
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32 / M. Yelles-Chaouche
Mourad YELLES-CHAOUCHE
DÉLIRE, DÉSIR, DISSIDENCES
Images de la folie dans la tradition orale maghrébine
Ils ont dit : «Tu es devenu fou à cause de Celui que tu aimes».
J'ai dit : «La saveur de la vie n'est que pour les fous»
(Sidi Bou Médiène)
II peut sembler insolite et quelque peu audacieux, pour un spécialiste de la
littérature orale, de prétendre aborder hic et nunc un thème aussi complexe que la
folie. Audacieux puisque ce vaste domaine relève, en principe du moins, des seuls
philosophes, psychiatres et autres aliénistes. Insolite car il y a maintenant
quelques bonnes dizaines d'années que la critique (en particulier structuraliste) a
établi un «cordon sanitaire» épistémologique relativement sévère autour de son objet,
afin de se prémunir contre les effets, jugés néfastes, de l'intrusion du «
psychologique» dans l'étude de la production littéraire.
Outre que, sur certains points de cette doctrine, le temps a révélé les méfaits
d'une conception par trop formaliste du texte, il apparaît à l'évidence que seule
«l'expérience des limites» manifeste véritablement le sens général d'un discours,
et plus généralement d'une culture. En effet, c'est dans ce jeu subtil et crucial,
dans ce chassé-croisé aux milles figures du rapport à la norme, que s'organise et
s'allume le kaléidoscope des pratiques sociales. De ce point de vue la folie, au même
titre que la mort ou la passion (au sens large) fait aussi partie du petit nombre
d'événements cruciaux qui, pour capables de déterminer le cours d'un destin
(individuel ou collectif) n'en menacent pas moins périodiquement la légitimité et la
valeur du consensus idéologique:
A ce propos, c'est ici le lieu de rappeler que, contrairement à une opinion
répandue, les communautés traditionnelles ne sont pas ces espèces de «réserves» aRE.M.M.M. 51, 1989-1
Délire, désir, dissidences I 33
historiques, miraculeusement préservées des « démons » de la contradiction et de
la subversion. Ces sociétés n'échappent pas — pas plus que les sociétés «
modernes» — au défi sémiologique. Elles doivent lutter contre l'usure inéluctable des
signes et le retour au chaos. Leur imaginaire est pareillement strié
d'interrogations et d'aberrations. Elles connaissent, à leur manière, la fascination de l'outrance,
la tentation de la dérive, l'appel de la dissidence.
Cette pulsion centrifuge (excentrique) et iconoclaste qui projette des fragments
du texte (Barthes 1984 : 69-77) — par-delà la clôture de la norme — dans l'espace
protéiforme de l'interdit, la tradition orale sait l'assumer et la représenter de façon
souvent spectaculaire. Encore faut-il pouvoir, pour s'en rendre compte, ne pas céder
aux mirages de la doxa, à ses splendides effigies ! Surgissent alors sur la scène
idéologique les multiples béances du désir et de la déraison. Révélation fulgurante des
véritables «issues» (dans la double acception anglaise et française du terme) d'une
culture...
On voit sans doute mieux à présent quel serait l'objectif du présent travail. Il
s'agirait en fait d'essayer de caractériser l'écriture de la folie, son inscription dans
la production discursive traditionnelle au Maghreb, d'une part, et de retracer
l'évolution symbolique de ce thème dans l'imaginaire social maghrébin, d'autre part.
Mais avant d'aller plus loin, une précision d'ordre méthodologique s'impose.
En effet, pour les besoins de cette étude, nous nous sommes livrés à des «
sondages» relativement nombreux dans la masse des corpus actuellement disponibles
en langue arabe, berbère ou en traduction française suivant les cas. En tout état
de cause, on comprend bien qu'il ne peut jamais s'agir que d'une approche
partielle, en attendant d'autres investigations plus systématiques et exhaustives.
1 . La diagonale du Fou
Pour commencer, la parole que l'on trouvera ici ordonnée — car nul n'échappe,
en définitive, à l'arbitraire, et surtout pas le Scribe — ne prétend en aucun cas
signifier l'aberration, ou même la mimer. On ne peut ni ne veut parler à la place
du fou. Entre autres (et simplement) parce que son discours — et avec lui son
véritable registre, sa portée affective — échappe massivement aux lois du texte, et que
c'est précisément à ce niveau de production sémiologique que nous nous
intéressons. Pas question, par conséquent de gloser sur la parole délirante. Il faudra
plutôt tenter de saisir comment la folie participe aussi du Texte maghrébin
traditionnel, pourquoi et comment elle y figure.
A cet égard, deux faits notables : à partir d'une description en termes
pathologiques, la folie outrepasse très vite son référant médical; de plus, parce qu'avant
tout dérive, elle circonscrit un large spectre des états de conscience (ahwâl)
hétérodoxes, autorisant ainsi une lecture singulièrement « permissive » de l'a-normalité.
Sans entrer dans des détails que nous fournirons plus loin on peut néanmoins
s'attarder ici quelque peu sur cette notion de dérive plurielle attachée à l'image
de la folie littéraire. Dérive physiologique (dégénérescence), dérive psychologique
(aberration), certes, mais aussi dérive statutaire (errance, marginalité), dérive morale
ou éthique (déchéance) et — last but not least — dérive langagière, poétique dont
nous nous efforcerons de tracer tout à l'heure les contours. S'agissant de notre
corpus, il contient au moins une allusion à cette imagerie complexe où la folie
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est naturellement assimilée à d'autres maux aux causes ou aux effets analogues.
C'est ce vers d'un Hymne au saint Sidi Abdelkader El-Jilali> du poète populaire
Abdelkader Bettobji :
«Viens à mon secours, toi qui es plein de sollicitude pour l'aveugle, le paralytique, et
celui qui a perdu la raison, ainsi que l'exilé, loin des siens, oublié de tous» (Belhalfaoui
1973. 69).
ou encore ces vers d'un poème attribué au grand saint et mystique Sidi Bou
Médiène :
«Vous vous êtes emparé de ma raison, de ma vue, de mon ouïe, de mon esprit, de mes
entrailles, de tout moi-même. Je me suis égaré dans votre extraordinaire beauté. Je ne
sais plus où est ma place dans l'océan de la passion».
(Dermenghem 1947 : 310).
Ainsi, qu'elle que soit l'origine, l'irruption décisive du désordre entraine
inévitablement un bouleversement radical des perspectives existentielles et un
brouillage des repères affectifs. Le sujet-locuteur (homme ou femme) va s'exposer, le
temps que dure la dérive, à un danger majeur, celui de l'anéantissement. Car
l'itinéraire du fou (et l'impertinence de son projet) prend en écharpe, en quelque sorte,
celui du groupe dont il conteste implicitement la prééminence et la validité.
Observons néanmoins que l'on ne trouve pratiquement jamais de remise en
question frontale et systématique des fondements socio-culturels. Le plus souvent, notre
corpus fait état du recours à une stratégie détournée. La démarche est
transversale, et c'est à la manière de son célèbre cousin que le fou littéraire trace sur
l'échiquier du texte (reflet emblématique des rapports sociaux) la diagonale de la
subversion ritualisée. Objet impuissant d'une dérive pathétique, victime, parfois
expiatoire mais aussi à demi consentante d'une passion (au sens large), le sujet choisit
la voie passive — d'un double point de vue grammatical et éthique — pour
revendiquer la singularité d'un destin. Revendication qui passe ici par le chant et la poésie :
«Une fois la voir et contempler ses yeux, quelle compensation en effet!
C'est celle-là et aucune autre qui mérite mes chansons,
Elle est la plus belle de toutes
Elle m'a rendu fou, ô mes amis spécialistes de l'amour.»
Mohammad Ben Sahla. (Belhalfaoui 1973 : 171)
Evidemment, cette parole inspirée ne saurait ressembler à celle qui s'élève des
nefs de fous échappées des fantasmes du Moyen Age européen. Elle n'évoquera
pas non plus ces états d'âme déliquescents, ces grandes révoltes solitaires, ces
suicides spectaculaires si fréquents dans la folie romantique. Simplement, pour
reprendre un titre fameux, une sorte d'« insoutenable légèreté de l'être» qui démultiplie
les échos et les silences d'une culture. Un contrepoint fertile sur le thème de l'ambigu,
à travers lequel se dégage, comme en filigrane, l'image renversée du double
interdit, et, avec elle, la possibilité d'une autre lecture (contradictoire) du monde et
de l'homme.
C'est donc bien parce qu'il est dégagé des contraintes et autres pesanteurs
terrestres (familiales, sociales, morales, etc.), parce qu'il divague et qu'il a « l'esprit
léger» — expression maghrébine courante pour désigner son état — que le fou
peut signifier, de façon si impressionante aux défenseurs de l'ordre et du «bon
sens», l'imminence féroce de l'alternative. Esprit flottant comme entre deux
univers, sans cesse à la croisée des chemins sauvages — ne dit-on pas de lui, en fran-
Délire, désir, dissidences I 35
çais, qu'il «bat la campagne »? —, il désigne cet espace imaginaire au cœur de toute
civilisation où naissent et meurent les raisons qui la fondent, où se mêlent en un
interminable ballet de fragiles effigies et leurs négatifs : amour, gloire, richesse,
etc. Représentation en trompe l'œil à laquelle réfèrent, sur le mode allégorique,
ces vers d'une célèbre qacida du poète populaire Benguenoun, La belle aux
merveilleux atours :
O toi dont la taille rappelle l'étendard du bey Oriflamme brodée d'or,
Tu m'as ravi l'esprit, il s'en est allé au loin et m'a abandonné* .
(Belhalfaoui 1973 : 93)
Dernier aspect — et non des moindres- de cette diagonale du fou, de ce parcours
symbolique de la folie, tel qu'il est représenté dans la tradition orale : la
prolifération. En effet, contrairement à ce que l'on aurait pu prévoir, étant donné la
relative rigidité des cadres expressifs, il n'y a pas un mais plusieurs visages de la folie
littéraire. Si les situations et les contextes sont généralement stéréotypés, les
comportements, les états (ahwâl) évoqués sont quant à eux nombreux, divers, et
traités avec une grande subtilité. On a ainsi à faire à toute une gamme d'appellations
ou d'expressions métaphoriques contrastées dont l'existence atteste de la richesse
d'un imaginaire social. Il faudrait envisager de dresser une liste exhaustive de ces
désignations, avec leur répartition et leur fréquence. Ce lexique relèverait aussi
bien les allusions étiologiques que les références typologiques ou symptomatologiques. Il mentionnerait, par exemple, l'angoisse (el-gumma) et l'anxiété (ed-dîqa),
comme le font ces deux poèmes féminins (du genre hawfi pour le premier et bûqâla
pour le second)1 :
«J'ai humblement imploré de Dieu — (qu'il exauce) trois (vœux) :
Le pèlerinage (aux lieux saints), la prière et l'accès au Paradis.
Bientôt le Compatissant aura pitié (de nous) et cette angoisse disparaîtra
Le cœur redeviendra joyeux et il y aura de l'eau dans les rigoles. »
(Yellès-Chaouche 1978 : 245)
«Mon cœur ne sois pas anxieux. La délivrance que Dieu accorde est proche.
Celui qui est en prison, Dieu lui rendra la liberté.
Regarde le jeune pigeon. Après qu'on lui eût rogné les ailes,
Dieu lui a remplacé les plumes et il s'est de nouveau servi de son aile.
L'amoureux aussi, Dieu hâtera sa délivrance.»
(Bencheneb 1956 : 92)
Ici, il faut faire remarquer que ce type de trouble psychologique qui renvoie
à un sentiment confus et pourtant oppressant d'étoufFement est généralement
considéré comme spécifiquement féminin. Comme si ces accès dépressifs (apparentés
à des «sautes d'humeur») ne cadraient pas avec le portrait-type du fou (masculin).
Vivrait-on différemment l'expérience de la folie — du moins sur le plan social selon que l'on est un homme ou une femme? La tradition orale ne tranche pas
vraiment sur ce point; même si, souvent, il arrive que tel ou tel autre texte puisse
être pris en charge (i.e. interprété ou composé) aussi bien par un sujet masculin
que féminin (preuve, s'il en était besoin, que « l'épreuve des limites » transfigure
littéralement celui ou celle qui l'assume, débordant de toutes parts les
différenciations conventionnelles relatives au sexe ou au rôle social). Il reste néanmoins que
le registre des «états» de folie semble plus complet dans un cas que dans l'autre.
Ce phénomène est-il imputable au corpus d'étude, ou serait-ce plutôt parce que
la femme est traditionnellement pourvue de ressources affectives plus riches et
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plus importantes que l'homme? Bien entendu, cette hypothèse demanderait à être
vérifiée et recoupée par des analyses différentielles, à partir de corpus plus vastes
touchant à des genres et des aires géo-culturelles représentatifs de la tradition orale
maghrébine dans son ensemble.
En attendant, et pour revenir à notre lexique, on y trouverait évidemment des
termes d'un usage plus familier, signalant des cas pathologiques déjà plus
spectaculaires. Nous aurions, entre autres dénominations attestées : tekhbila (léger
«dérangement»), tehwîl (trouble psychologique plus ou moins profond), telja («désorientation»), hîra (stupeur), hbâl (démence), homq (folie), weswâs (neurasthénie, manie),
sans oublier les références lexicales à quantité de situations contrastées où l'on
peut être mejdûb («ravi»), medrûb («frappé»), mejnûn («possédé»), quand on n'est
pas simplement bâhlûl (idiot). Un exemple, emprunté ici au répertoire hawfi
tlemcénien :
«On m'a dit que mon ami était malade, et qu'il souffrait de neurasthénie.
J'ai enfourché ma petite mule, et j'ai rapporté le médicament de Fès.
Lorsque je suis arrivé à la porte du chagrin, j'ai trouvé les gens en pleurs.
J'ai versé le médicament et j'ai brisé son flacon.
Et le malheur, seules les filles de bonne lignée peuvent le supporter (avec dignité)».
(Yellès-Chaouche 1978 : 314)
Tous ces signifiants, par leur nombre et leur diversité prétendent renvoyer à
une sorte de classification empirique des multiples aspects de l'a-normalité, en
soulignant par là même tout l'arbitraire. Entre le sain et le malade, entre le rationnel
et l'irrationnel, entre le moral et l'immoral s'étend une zone intermédiaire, une
région rebelle à toute domestication où règne le doute, où les mots sont à double
sens, les actes ambivalents et les processus facilement réversibles. Comme s'il
fallait signifier que rien n'est plus aisé que de basculer d'un côté ou de l'autre du
miroir des apparences.... Il suffit, par exemple, que se manifeste la gazelle sous
les traits de la femme aimée :
«Les sourcils et les cils tels des glaives
Un beau front surmonté de magnifiques cheveux
Et si vous restez à les contempler
Vous deviendrez complètement fou, égaré, ayant perdu la raison»
(Belhalfaoui 1973 : 173)
A moins que l'événement crucial ne soit associé à une expérience mystique du
type de celles que nous évoquerons par la suite. Ainsi :
«Qui revoit le Prophète qu'il a d'abord perdu
Devient de tout possédé et fou
II vit parmi les visions, les transes
II est malade de l'Envoyé. »
Sidi Mhammad-ou-Saadoun (Mammeri 1988 : 393)
Quoi qu'il en soit, il est clair que la caractérisation typologique (avec son tableau
clinique) dépend essentiellement de la configuration thématique retenue — c'est
à dire de la formalisation littéraire d'un certain nombre d'archétypes socio-culturels.
Car dans la tradition orale maghrébine, la folie (et ses avatars) est certes
étroitement liée à la passion, mais cette relation fondamentale est susceptible d'être
«modulée » et relatée de diverses façons. A chaque variante son « écriture » (au sens large),
sa mise en texte/mise en scène. Il s'agit donc à présent de passer en revue ses
principaux registres. C'est à dire principalement l'amour profane, le sacré tx. le politique..
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2. L'amour fou
Cette thématique est, de loin, la plus célèbre et aussi l'une des plus usitées. En
fait, elle se constitue et s'impose très tôt dans l'histoire de la littérature arabe
d'Orient. Elle trouvera son expression achevée et quasi-archétype dans la célèbre
geste de Qaïs et Leïla. On en connaît la trame anecdotique : l'amour-passion érigé
en modèle éthique et esthétique dans le contexte historique de la tribu arabe
préislamique. Et déjà, on trouve là, dans l'affirmation de la primauté du sentiment
amoureux, de sa valeur exceptionnelle face au conformisme ambiant, à
l'incompréhension, voire l'hostilité du groupe, l'essentiel du message que reprendront
pendant des siècles nos poètes populaires maghrébins. Avec , évidemment, cette notion
cardinale de dérive qui s'applique dès l'origine à l'itinéraire exemplaire du «fou
de Leïla» (mejnûn Leïla). A l'influence orientale, il convient d'adjoindre dans notre
cas la prégnance du modèle andalou. Celle-ci est sensible dans de nombreux
textes (surtout citadins) où le raffinement, la subtilité des situations et des
métaphores évoquent irrésistiblement l'art des magiciens de Grenade et Cordoue.
Ainsi rencontre-t-on sans cesse dans notre corpus cette image obsédante de la
«maladie d'amour» qui frappe aveuglément, sans prévenir, et contre laquelle il
n'est point de remède, hormis la « ré-union » avec PAimé(e). Bonheur suprême qui
demeure le plus souvent à l'état de fantasme... Alors, errance, confusion,
abattement, surexcitation passagère, douleur, délire : tel est en vérité le lot du «fol amant».
Et l'on pourrait reprendre ici — avec quelques nuances dues aux différences
contextuelles — les qualifiants que recensent André Miquel et Percy Kemp à propos
de Qaïs,
mais devenue
«(...)
où les gens
marque
qui l'entourent
dès lors qu'elle
voients'associe
autant de
à l'incapacité
preuves : la de
maigreur,
se nourrir,
neutre
les en
pleurs
soi,
sans sanglots jusqu'à l'asphyxie, les évanouissements, la surdité quasi-totale au monde
extérieur, autant de signes d'un Majnûn physiologiquement fou. D'autres traits mettent
en relief l'aberration de la personne, du comportement : non plus l'incapacité, mais le
refus de se nourrir cette fois, l'errance et le délire, les heures passées à jouer avec de
la terre ou des ossements, comme un enfant ou, peut-être, pour quelque pratique de magie,
la rage, enfin, du possédé contre lui-même, laquelle fait du Majnûn, au propre un fou
à lier, et qu'on entrave vraiment, et qui se mord jusqu'au sang les lèvres et la langue. »
(Miquel 1984 : 28)
Mais reprenons ce portrait pour en dégager à présent quelques réalisations
textuelles. Les circonstances, d'abord, avec déjà des symptômes :
«J'allais mon chemin sans y prendre garde, je l'ai rencontrée,
Elle m'a ravi l'esprit et abandonné :
Si je pleure personne n'a pitié de moi
Et si je ris tout le monde me traite de grand fou
Si je ris, ô mes amis, c'est qu'elle s'est emparée de mon esprit et l'a dérangé. »
(Belhalfaoui 1973 : 173)
Même cause, même effet dans la célèbre complainte de Hiziya :
«Lorsqu'au milieu des prairies, elle balançait son corps avec grâce, et faisant résonner
son khelkhal, ma raison s'égarait; un trouble profond envahissait mon cœur et mes sens. »
Mohammed Ben Guitoun (Hadjiat 1969 : 61)
Par ailleurs, la monomanie amoureuse se caractérise aussi souvent par une sorte
de perte de conscience, d'affaiblissement ou d'affadissement des perceptions, des
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sensations non directement liées à la passion et son objet. Ainsi, dans ce hawfi
tlemcénien, la locutrice constate :
«O toi vêtu de qantri2
O toi qui remontes la rue
A cause de toi j'ai déchiré mes habits et l'on m'a traité de folle
Et à cause de toi on m'a fait boire du poison dans la sauce
J'y ai goûté et je l'ai trouvée douce : Ah! Quel pouvoir a la séparation»
(Yellès-Chaouche 1978 : 357)
La perversion du goût s'accompagne généralement d'une instabilité
psychologique importante, comme l'attestent ces vers d'un arûbi (genre poétique court
apparenté au hawfi) de Fès :
«Ed-Douh! Ed-Douh! Mon cœur par la passion est blessé.
Mon esprit est égaré, je ne peux fixer mon attention sur aucune chose, et rien ne me
fait plaisir (...)».
(El-Fasi 1967 : 23)
Parfois (toujours?) la folie amoureuse est capable de métamorphoser (ou de
révéler : tout dépend évidemment du point de vue !) la réalité :
«O mon aimée, on me blâme à cause de toi et on dit
Celui-là est un fou; il aime une négresse!
Il est fou et fils de fou celui qui pense que Messouda est une négresse.
Ma bien-aimée est d'une noble lignée et a une finesse idéale».
(El-Fasi 1967 : 65)
Fabuleuse puissance de l'amour! Mal étrange aussi, contre lequel tous les recours
sont vains :
«Le Seigneur généreux sait à quel point
Tu as troublé mon esprit
Mon état devient intolérable
Je suis anxieux.
Quel remède
Guérira mon mal
O taleb
Je n'ai point trouvé de remède
O taleb.»
Mohammed Ben Sahla. (Promesses 1969 : 73)
Sa violence est telle qu'on en arrive à envisager la possibilité d'une intervention
occulte, celle d'un génie tyrannique :
«En dehors de la beauté de Aïcha
Le démon qui m'habite n'en veut aucune autre».
Mohammed Ben Sahla (Belhalfaoui 1973 : 175)
D'où probablement, et en manière de représailles, le recours à la contre-magie,
à l'exorcisme pour envoûter à son tour l'inconstante ! Ainsi, le Cheikh Bel-Abbas
exhortera en ces termes l'esprit malin :
«Presse-la, étouffe-la, comme j'ai étouffé
Et de même que je suis resté abandonné
Eprouve-la du mal d'amour
Aggravé d'une vraie folie
(...) De même que Khaïra m'a ravi la raison
Fasse, ô mon Dieu, que sa raison soit perdue
Délire, désir, dissidences I 39
Et qu'elle ne trouve aucun remède à ses maux. »
(Belhalfaoui 1973 : 117, 119)
Dans certains cas, de telles prières peuvent effectivement être entendues par les
puissances infernales, et exaucées ! C'est du moins ce qu'affirme Mostfa Ben Brahim, le célèbre barde de l'Oranais, à propos d'une de ses nombreuses conquêtes :
« Le lendemain elle se leva étourdie après un sommeil agité prise d'une fiévreuse passion,
et l'amour est folie».
(Azza 1979 : 77)
II arrive aussi que les événements prennent une autre tournure et que la passion
vire au deuil. Alors, la folie amoureuse, désormais sans objet mais exacerbée par
la douleur de la perte et du souvenir, va se doubler d'une autre folie, furieuse celle-là.
Témoin ce véritable cri que pousse le «fou de Hiziya»« :
« O toi qui connais l'avenir ! Donne la résignation à cet homme qui est fou (de douleur)
Je pleure comme un exilé; mes larmes apitoieraient même mes ennemis»
Mohammed Ben Guitoun. (Hadjiat 1969 : 67)
Ainsi la boucle est bouclée, et la folie d'amour, sublime dérive-exploration aux
frontières du sens, s'achève là, sur un ultime naufrage, qui est en même temps
le prétexte au plus beau des chants du cygne.. Retranché du monde, «vidé» des
derniers restes d'humaine compassion, le fou va alors définitivement opter pour
une autre aventure, spirituelle cette fois, (aventure qu'il avait d'ailleurs déjà
pressentie, sinon invoquée, à certains moments privilégiés) : le mysticisme ou la folie
de Dieu.
3. Ravissement, extase : sainte folie
Si, dans nos textes, la folie signale aussi son emprise par la subversion des rôles
et des valeurs consacrées, par une prédilection vertigineuse pour l'ambigu, pour
les jeux de sens aux marges de la Doxa, il convient d'évoquer à présent le
processus symbolique/ métaphorique par lequel la passion amoureuse se transmue
(souvent) en passion mystique.
Tout bien considéré, cette opération relève pour l'essentiel d'un phénomène
d'assimilation. Assimilation du profane au sacré s'autorisant d'une conception religieuse
populaire (plus ou moins hétérodoxe) qui tient Dieu, le Prophète et les Saints non
seulement pour des objets de piété, de vénération, mais aussi d'amour. Ainsi, et
en dépit des mises en garde doctrinales réitérées, la mentalité traditionnelle
continue de réserver à Mohammed («l'Intercesseur») un statut particulier et à lui
témoigner une véritable passion mystico-amoureuse. Cette dernière peut d'ailleurs mener
l'amant(e) aux mêmes extrémités que celles décrites précédemment, comme le
confirment ces vers du poète Sidi Mhammed-ou-Saadoun :
«L'amour m'a décharné oppressé
II sème dans mon cœur le trouble
Je vais tenant des propos fous
L'esprit bouleversé
Pour toi seul Prophète je vais errant».
(Mammeri 1988 : 399)
Parfois encore se produit un phénomène typique de l'amour-passion : l'ami/amant
40 / M. Yelles-Chaouche
mystique (el-habîb) est tellement idéalisé qu'il finit par symboliser la perfection,
par figurer la beauté absolue. C'est précisément ce à quoi réfère cet extrait d'un
Hymne au Prophète :
«C'est auprès d'elle que mon esprit trouverait le repos
Je suis totalement subjugué par cet amour
Partout où je l'évoque, le mal d'amour m'anéantit
Mon trouble alors s'aggrave, je fuis ma maison
Ainsi en est-il de moi, je suis las et je dépéris »
Ahmed Ben Triki (Belhalfaoui 1973 : 109)
Et nous voilà confrontés de nouveau à l'épreuve de vérité, qui est ivresse et
révélation, perte et renaissance, cette folie mystique à laquelle s'abandonne avec
ravissement l'amant (el-'achîq) :
«Les gens disent que je suis fou
Et que j'ai délaissé mon labeur
Si je suis fou, c'est de Dieu!
Pour Lui la raison s'égare»
(Nacib 1988: 150)
Bien évidemment, dans la pratique, il n'est pas donné à n'importe quel fidèle
de pouvoir assumer totalement, définitivement et (surtout) du premier coup un
sentiment/engagement d'une telle intensité, et impliquant une rupture radicale
avec le monde des apparences. A cet égard, une tradition éclairée distingue
soigneusement, parmi la diversité des situations et des comportements, différents stades
ou degrés d'initiation, de connaissance, qu'elle désigne à l'aide d'une
terminologie spécifique. Son domaine de pertinence recouvre l'ensemble des phénomènes
impliquant la relation de l'homme au Sacré (et au sur-naturel qui lui est
intimement associé dans les pratiques et l'imaginaire populaires). Ainsi, dans son travail
sur Les contradictions sociales et leur expression symbolique dans le sétifois, A. Ouitis
explique :
«Le fellah emploie, dans la région de Mansourah, quatre termes pour désigner chacun
des rapports particuliers qui peuvent se nouer entre un homme et un djinn. D'un
individu on dira qu'il est : me'drub : frappé par un djinn, merkub : monté par un djinn,
meskun : habité, memluk : possédé. Le fellah fait cependant la différence entre le mehbul (le
fou) et le meskun. Le fou est un dérangé mental, un être qui a le cerveau desséché (yakhaw Imux is), il est étranger à la société et irrécupérable. Le meskun reconnaît les gens;
il a des périodes pendant lesquelles il peut avoir un comportement normal. Durant cette
période, il est doué d'un pouvoir de voyance et il parlera par paraboles aux gens auxquels
il voudra dire quelque chose. C'est la période où le djinn a, pour une raison ou pour
une autre, desserré son emprise sur sa victime ».
(Ouitis 1977 : 79-80)
Variations avant tout sémantiques — que notre corpus reproduit exactement.
Mais elles renvoient bien sûr, là encore, à une sorte de classement empirique, à
une ébauche de taxinomie des états «a-normaux », et ce, sur la base du critère
d'intégrité psychique. S'agissant des états (ahwâl) particuliers aux grands mystiques et
qui ressortissent, par exemple, de la jadba ou de la malâma, leur statut socio-culturel
est plus complexe.
Si l'on en croit 'Abd-al-Rahmân al-Fâsi, chroniqueur et juriste marocain du xvnc
siècle,
«Par jadb3, on n'entend pas particulièrement l'état de celui qui a perdu le sens et le
discernement, comme le comprennent ceux qui n'en ont pas de connaissance. Le terme se
Délire, désir, dissidences I 41
rapporte plutôt à (...) l'élection, le "choix" et l'irruption soudaine de la Vérité, sans que cela
soit dû à l'effort délibéré et à l'acquisition personnelle (de l'élu); au contraire, c'est un pur don,
par lequel on est ravi et on aborde, l'une après l'autre, les "stations" (du cheminement
mystique); cela s'est produit pour beaucoup et c'est également la voie de la prophétie et de la sainteté
suprême»,
(de Prémare 1985 : 164-165)
Dans ces conditions, on voit bien à quoi peut référer ce type d'expérience. C'est
en fait l'une des voies d'accès au sens absolu. Cette faveur divine implique
cependant, dans la quotidienneté, un engagement éthique qui se manifeste de façon
souvent spectaculaire sur le plan comportemental. Ainsi, selon E. Dermenghem, les
majâdib (pi. mejdûb)
«(...) aiment plaisanter, errent sur les routes, ou demeurent solitaires, vivant d'aumônes
qui ne leur manquent jamais. Ils ne résistent pas à leurs impulsions, ils énoncent, sous
des formes paradoxales de profondes vérités. Il ne faut pas les confondre avec les simples
idiots ( bahloûl, mahboûl), ou les fous aliénés (mejnoûn). Mais dans le doute, la pratique
populaire attribue volontiers, avec bienveillance et respect, une parcelle de sainteté à tout
être dérangé d'esprit ou extravagant de manières. Comme si étaient rigoureusement inverses
la "destruction" à l'égard de ce monde et "l'attraction" vers l'autre»
(Dermenghem 1954 : 29)
De la marginalité reconnue, on passe facilement à l'excentricité affichée et
revendiquée comme ascèse. Certains «fous de Dieu» iront même jusqu'à cultiver
systématiquement la vertu du scandale — conception pour le moins paradoxale dont
on trouve également trace dans l'histoire de l'imaginaire européen4. On les
nomme malâmatiya (pi. malâmatî); ce sont des mystiques (adeptes de la voie sûfi)
«(...) qui suivent la "voie du blâme", saints qui aiment mieux passer pour fous que pour
saints, qui fuient les éloges et la bonne réputation, fantaisistes chez qui l'humour ne fait
qu'un avec l'humilité, comme dit l'abbé Bremond de Saint Philippe de Néri; qui ont
horreur de tout ce qui est solennel et guidé et qui ne peuvent prendre au sérieux ni le
monde ni eux-mêmes».
(Dermenghem 1954 : 30)
Parmi tous ces personnages extraordinaires qui illuminent et scandent sans
discontinuer pendant des siècles la vie religieuse, intellectuelle, culturelle en un mot,
d'un Maghreb en proie à ses révolutions adolescentes, il en est quelques uns dont
la stature et le destin apparaissent comme véritablement exceptionnels. C'est le
cas de Sidi Abd-Er-Rahman El-Majdoub, dont la réputation est telle, que même
aujourd'hui encore, ses poèmes, ses charismes continuent d'être cités à travers toute
l'Afrique du Nord5. Ainsi que le rappelle son surnom, ce saint légendaire était
sujet à fojedba et recherchait l'extase mystique. Ce qui lui valut évidemment
quelques déboires avec le clergé officiel. Situation conflictuelle que connaissent tous
ceux qui, volontairement ou non, remettent en question par les actes et par la parole,
l'orthodoxie, et ses thuriféraires. Un quatrain y fait allusion en termes à peine voilés :
«Clercs, ô mes seigneurs,
Vous qui récitez la parole de Dieu!
Si vous considérez le Mejdûb comme fou,
Laissez-le de lui à Dieu».
(de Prémare 1985 : 96)
A cet égard, A.L. de Prémare a raison de souligner, dans sa remarquable thèse
sur le Mejdoub, que
«Ce n'est pas seulement par ses quatrains que Sidi Abd-Er-Rahmân est devenu la réfé-
42 / M. Yelles-Chaouche
rence historico-mythique d'une tradition populaire aussi enracinée que la sienne au Maghreb.
C'est aussi parce qu'il intègre en lui une autre donnée culturelle : la recherche de l'extase. Celle-ci
est cheminement personnel par la voie de l'initiation et action communautaire, marquée par
la voix et l'audition, le chant litanique et la percussion, le rythme, les mouvements et la danse.
L'ensemble est destiné à exalter, à porter très haut, les forces cachées du corps, du psychisme
et de l'âme, et à les accomplir dans la Jedba».6
(de Prémare 1985 : 65)
Ainsi, se confirme encore une fois le lien fondamental entre folie et poésie, d'une
part, et entre folie et quête mystique d'autre part. Tant il est vrai que
«l'expérience des limites » est révélation du verbe et régénération du sens poétique.
Néanmoins, de par ses implications subversives, elle se déroulera nécessairement dans
un climat d'affrontement incessant avec l'ordre établi (religieux et politique), avec
le pouvoir. Le fou littéraire, qu'il soit mystique ou simplement amoureux dérange
toujours. Imprévisible et dérisoire, il dénonce la vanité d'un système et d'une morale
également corrompus.
Entre le roi et le fou, la partie n'est pas jouée d'avance, comme l'atteste la
relative diversité des cas de figure suivant les époques et les cultures, même si le
politique a pour lui la force et la raison d'Etat... Car, ainsi que le rappelle Pierre Barbéris,
« Si un fou c'est toujours quelqu'un que l'on dit fou ou quelqu'un que l'on enferme comme
fou, cela revient à dire qu'il n'est de fou littéraire, c'est à dire de personnage ayant pour
fonction, dans un récit, d'être fou, qu'à condition qu'existe un jour et quelque part une
parole et une force physique pour désigner la folie et pour enfermer ou exclure le fou,
cette parole ne pouvant être que la parole directe ou indirecte, extérieure ou intériorisée,
de cette force physique».
(Barbéris 1980 : 306-307)
Cependant, comme nous le signalions à l'instant, ce rapport de force évolue
différemment selon les contextes socio-historiques. Il ne joue pas nécessairement et
systématiquement contre le fou. On évoquera à ce propos l'exubérance prodigieuse
de la «culture carnavalesque» en Europe médiévale, et, particulièrement, les
figures ambivalentes du bouffon et du fou. Bakhtine observe ici que :
«Les bouffons et fous sont les personnages caractéristiques de la culture comique du
Moyen- Age. Ils étaient en quelque sorte les véhicules permanents, consacrés, du
principe du carnaval dans la vie courante (c'est à dire celle qui se déroulait en dehors du
caranaval). Les bouffons et fous, comme par exemple le fou Triboulet, attaché à la
personne de François Ier (...) n'étaient pas du tout des acteurs qui jouaient leur rôle sur une
scène (...).Dans toutes les circonstances de la vie, ils demeuraient bouffons et fous. En
tant que tels, ils incarnaient une forme particulière de la vie, à la fois affective et idéale.
Ils se situaient à la frontière de la vie et de l'art (dans une sorte de sphère intermédiaire) :
pas plus personnages excentriques ou stupides qu'acteurs comiques »
(Bakhtine 1970 : 16)
De même, mais sur un autre registre, les majâdib et malâmatiya maghrébins
des XVIe et XVIIe siècles se comporteront souvent (volontairement ou non) comme
d'authentiques porte-parole politiques. Pour A.L. de Prémare,
«(...) ces hommes, apparemment aux mains nues n'étaient pas sans pouvoir. Bien au
contraire. Partout se décèle leur influence sur le peuple dont ils sont en quelque sorte les
leaders naturels. (...) Cela, les gens du pouvoir le savent bien qui, à la fois, se méfient
de ces saintes personnes et cherchent plus ou moins à capter leur influence (...).»
(de Prémare 1985 : 105)
Dans un système socio-religieux qui fait obligation au fidèle de dénoncer la
corruption et les tares de son époque, ces personnages hors du commun peuvent donc
Délire, désir, dissidences I 43
être amenés, de façon tout à fait naturelle, à remplir des fonctions de «fous de
cour au service du grand public des croyants», selon la formule de L. Massignon.
Mais chacun sait que de la confrontation à l'affrontement, il ne s'en faut parfois
que d'un mot... ou d'un rire!, «l'idiot du village», le Bahlûl, à l'esprit simple et
candide, retors et caustique, suivant les circonstances, fait bien partie d'une
«culture comique» (Bakhtine) populaire aux vertus éminemment «curatives», voire
subversives. Figure folklorique universellement répandue, son proto-type le plus
connu, dans la tradition maghrébine, demeure sans conteste Djoha. Là aussi, il
est significatif de constater que les rapports conflictuels du fou (Djoha) avec le
pouvoir (incarné par le Sultan) constituent un des thèmes favoris des nombreux
«sottisiers» recueillis ou transmis oralement de générations en générations7. De
cet équilibre concurrentiel toujours précaire entre deux légitimités, temporelle et
spirituelle, il est encore question — autrement, certes, compte tenu des
différences de genre — chez les chroniqueurs et historiographes qui se plaisent à
rapporter certains traits caractéristiques. Tel celui-ci, cité par j. Berque :
«Le saint al-Qast'alli avait été remarqué répétant, dans un sens spirituel, l'expression
"je suis le sultan". Al'H'awnât historien marocain du début du xixe siècle note que cela
était de nature à porter ombrage aux gouvernants. On prête la même formule à divers
ascètes ou effervescents, tel Abu Mah'alli.»
(Berque 1982 : 278)
En définitive, qu'il soit amant illuminé, saint excentrique ou ascète extatique,
le fou est nécessairement «celui par qui le scandale arrive». Reste à expliquer sa
présence envahissante et ambiguë dans l'imaginaire maghrébin. Certes, si l'on s'en
tient aux apparences, la tentation est grande de voir dans la folie la trame d'un
contre-discours, voire même l'effigie d'un contre-pouvoir. Nous avons pu
constater que la lecture des textes traditionnels nous impose une plus grande prudence.
Ainsi, évoquant les «capteurs de divin, porteurs de charismes, fous de Dieu», J.
Berque précise, avec justesse, que :
«Les ressorts, dans leur cas, sont plus spontanés que discursifs, moins idéaux que
pragmatiques».
(Berque 1982 : 127)
Pas question, par conséquent, de projeter sur un passé idéal et par l'effet d'une
transfiguration plus ou moins naïve quelques fantasmes d'intellectuels en mal de
démocratie. Bien sûr, il fut un temps où la folie pouvait encore être revendiquée
ou contestée au nom de système de valeurs concurrents, où il arrivait que les majadîb affrontent les dysnaties et que les poètes imposent aux orthodoxies la
révélation somptueuse de la passion. Mais ces temps sont révolus. Aujourd'hui, l'extase
a un parfum d'hérésie et le bonheur se vend dans les grandes surfaces... Avec la
modernité, l'Etat a découvert l'asile et la société regarde de plus en plus le fou
comme un malade qu'il faut isoler et soigner. «Mécanique» implacable que
conteste pourtant le héros du beau roman de Tahar Ben Jelloun, Moha le fou Moha
le sage. Face au psychiatre qui s'efforce de le «ramener à la raison» (?), Mohja
ne peut qu'opposer un questionnement têtu :
«(...) Pourquoi l'asile? Avant, avant les Français, il n'y avait pas d'asile.
— Mais il y a des fous dangereux; il faut protéger le citoyen.
— Il n'y a des fous dangereux que pace qu'il y a cette bâtisse, ancienne prison
44 / M. Yelles-Chaouche
Si on laissait les gens libres de parler au ciel, à l'herbe, au vent...».
(Ben Jelloun 1980 : 153)
Vision poétique (nostalgique), mais témoignant à sa façon d'un décalage
socioculturel significatif. En ce qui nous concerne, pour avoir tenté de passer en revue
les différentes figures de la folie dans la tradition orale maghrébine, nous ne
pouvons que reprendre à notre tour le questionnement de Moha, et ce sous la forme
de deux remarques essentielles. En premier lieu, il est intéressant d'observer
comment une vieille société, au code éthico-normatif généralement décrit comme rigide
et coercitif, réagit à l'égard des pratiques déviantes, voire subversives.
Contrairement à toute attente, nous avons contaté que, pendant des siècles, les sociétés
maghrébines avaient été tout à fait capables de tolérer, voire d'intégrer la contradiction.
Preuve, s'il en est, de leur dynamisme.
En second lieu, il faut relever la diversité des représentations de l'a-normalité
d'un imaginaire fertile, mais aussi de rapports sociaux exubérants. Cette richesse
— pour ne pas dire cette prodigalité — dans la palette des attitudes et des discours
sur la folie tient en fait autant à un contexte historique qu'à un type de sensibilité
religieuse. Certes, comme le remarque J. Berque,
«L'Islam se distingue des autres religions par \tyusr et la samâh'a, le "libre cours" et
T'indulgence"».
(Berque 1982 : 175)
Pourtant, cette forme de tolérance, cette générosité dans l'appréhension des
mystères de la création, ce sens aigu du spirituel, qu'on retrouve encore chez les
contemporains du Mejdoub, vont peu à peu se crisper, se scléroser, pour finir par
apparaître aux héritiers comme autant de stigmates de la décadence. A mesure que
les déterminations de l'histoire se feront plus pressantes — colonisation, guerre
de libération, avènement de l'Etat-Nation — les facteurs d'exclusion, de résistance,
voire de repli violent vont l'emporter et contribuer (de l'intérieur) à la dislocation
de l'ancien réseau des valeurs socio-culturelles.
Ainsi, les fous littéraires modernes (.) relèvent désormais d'un autre discours,
d'une autre écriture, d'une autre histoire. Ils appartiennent à une galaxie inventée
par Einstein, Freud, Marx et quelques autres. A des années-lumières de leurs
frères en déraison et en poésie... Seul demeure, dans quelques mémoires, le dernier
chant, à la fois sublime et dérisoire, du vieux barde à l'agonie.
«Quel sujet de méditations
Que le cas de Mohand ou Mehand
Dont la raison est dérangée!
Il a étudié et psalmodié le Coran,
Autrefois il était fort
A présent il fait pitié
Le terme est sans doute très proche
Mais il n'a d'autre viatique
Que la pipe, sa seule compagne».
(Feraoun 1960 : 99)
Délire, désir, dissidences I 45
NOTES
1. Le hawfi et la bûqâla représentent deux genres poétiques féminins apparentés. Ils sont tous
deux anonymes et se sont développés dans quelques cités traditionnelles (Tlemcen, Mostaganem, Alger, Blida, etc.). Leur origine commune — controversée - pourrait remonter jusqu'aux
xir-xnie siècles. Les textes, qui peuvent être chantés ou récités, suivant les cas, se sont transmis
oralement de générations en générations. (Yellès-Chaouche, 1978)
2. Qantri : type de vêtement masculin
3. Jadb : attraction /extase.
4. «Quand le christianisme classique parle de la folie de la Croix, c'est pour humilier seulement
une fausse raison et faire éclater la lumière éternelle de la vraie, la folie de Dieu fait l'homme,
c'est seulement une sagesse que ne reconnaissent pas les hommes de déraison qui vivent en ce
monde : "Jésus crucifié... a été le scandale du monde et a paru ignorance et folie aux yeux du
siècle"». (Michel Foucault, 1972, 170).
5. Yellès-Chaouche Mourad, «Blasons des terroirs maghrébins. Configuration des paysages
idéologiques chez Sidi Ahmed Ben Youcef et Sidi Abderrahmane El -Medjdoub.» Communication
aux Journées d'étude du Département des langues romanes. Alger, Mars 1983. (A paraître)
6. A ce propos, si l'on en croit la vulgate maghrébine, reprise par le Mumti «al-Asma »
(Muhammad al-Mahdi al-Fasi), le Majdoub se défend, avec indignation, contre ceux qui le soupçonnent
d'être habité par les démons (Jnûn). Il précise bien :
«Extatique! Je ne suis pas possédé!
Les "états", ce sont eux qui sont en moi!
J'ai examiné la Table, Conservée :
La prédestination a été prévue pour moi».
(de Premare, 150)
7. Sur le personnage de Djoha et ses diverses réactualisations dans la littérature maghrébine
contemporaine, voir entre autres études, celle de Jean Déjeux (1978).
LISTE DES POÈTES
Sidi Bou Mediène, XIIe
Sidi Mhammed-ou-Saadoun, Kabylie XVe (?)
Sidi Abd-Er-Rahmane El-Mejdoub, Habt marocain xvie
Ahmed Ben Triki, Tlemcen fin XVIIème — début xvme
Mohammed Ben Sahla, Tlemcen fin xvnr
Abdelkader Bettobji, début xixe
Benguenoun, Mascara xixe
Cheikh Bel-Abbas, Mascara xixe
Mohammed Ben Guitoun, Biskra (Sidi Khaled) xixe
Mostfa Ben Brahim, Sidi-Bel-Abbès xixe
Si Mohand-ou-Mhand, Kabylie milieu xixe — début xxe
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46 / M. Yelles-Chaouche
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Université de Paris III.
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