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La transitologie, langage du pouvoir au Maroc
Article in Politix · January 2007
DOI: 10.3917/pox.080.0109
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Frédéric Vairel
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La transitologie, langage du pouvoir au Maroc
par Frédéric VAIREL
| Boeck Université | Politix
2007/3-4 - n° 80
ISSN 0295-2319 | ISBN 9782200923839 | pages 109 à 128
Pour citer cet article :
— Vairel F., La transitologie, langage du pouvoir au Maroc, Politix 2007/3-4, n° 80, p. 109-128.
Distribution électronique Cairn pour Boeck Université.
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La transitologie, langage
du pouvoir au Maroc
Frédéric VAIREL
Résumé - Pendant les années 1990 au Maroc, des acteurs issus d’horizons sociopolitiques divers recourent au thème de la transition démocratique pour décrire les changements que connaît le régime politique. À partir de fondations politiques et de la presse, cette nébuleuse d’acteurs utilise la transition dans
ses luttes pour réfléchir et infléchir la réforme du pouvoir d’État. Cependant, loin de l’ambition démocratisante de ses premiers promoteurs savants, la transition se mue au Maroc en langage du pouvoir.
Dans son retour au monde social, elle se transforme en instrument d’évaluation et de classement des
conduites politiques dirigé contre divers mouvements sociaux qui menaceraient son « avancement ».
Volume 20 - n° 80/2007, p. 109-128
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En hommage à Alain Roussillon
D
ans les années 1990, l’arrivée du thème de la transition politique en
terre marocaine correspond à une période où la monarchie se retrouve
sans véritable concurrent politique. Le répertoire d’action coercitive
– enlèvements, torture, centres de détention secrets, exécutions extrajudiciaires – en usage de 1960 à 1990 est abandonné, sans pour autant que le
maillage policier du territoire ne disparaisse. Les procès arbitraires, qui permirent d’abattre les différentes oppositions de gauche puis les islamistes, ne sont
plus utilisés de façon systématique. L’efficacité du recours à la violence sur le
long terme aboutit à la pacification de la configuration politique marocaine dans
les années 1990. Pour autant, ceci ne signifie pas que la domination soit facilitée.
Les gouvernants marocains sont en effet sommés de réformer le régime en référence à trois ordres de processus qui tendent à amender les modalités de l’exercice du pouvoir : la nouvelle orthodoxie du développement (le « Washington
consensus »), les « transitions libérales » (transition démocratique par construction capitaliste), la succession monarchique. Face à ce qu’il perçoit comme des
menaces, le roi initie alors une reconfiguration de la scène politique ajustant le
Maroc, au moins dans les termes, au versant politique du consensus de
Washington : société civile, droits de l’homme, good governance. Le régime passe
de la dénégation systématique des violations graves des droits de l’homme
perpétrées depuis l’indépendance à leur reconnaissance du bout des lèvres.
Cet état de fait est à l’origine d’une idée commune qui se retrouve dans la production savante et journalistique récente : le Maroc connaîtrait une transition
politique, sinon démocratique. Dans une aire rétive aux sirènes de la démocratie
apportées par la third wave1, ce point pourrait être célébré. La question mérite à
tout le moins examen, tant il vrai que la transition démocratique, après avoir
voyagé depuis les universités et fondations américaines des « professionnels de la
démocratie2 », s’est coulée dans les lexiques et panoplies locaux, devenant littéralement al-intiqâl al-dimuqrati3. Sans doute, la pertinence d’un paradigme en
sciences sociales ne se mesure pas à son audience auprès des acteurs dont il est
censé éclairer ou décrire les pratiques. Cependant, ce succès nécessite d’être interrogé pour peu que l’on considère les investissements nombreux, aussi bien
savants que politiques, dont la thématique de la transition au Maroc a fait l’objet.
Ses usages pluriels confinent à l’équivoque. Le cas espagnol est cité en exemple
par les acteurs du régime, qui y trouvent un modèle de conservation de la monar-
1. En référence à Huntington (S.), The Third Wave, Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1991. Selon cet auteur, la troisième vague de démocratisation comprendrait les démocratisations d’Europe centrale et du sud, d’Amérique latine ainsi que du sud de l’Asie, dans les années 1970 et 1980.
2. Guilhot (N.), « Les professionnels de la démocratie. Logiques militantes et logiques savantes dans le nouvel internationalisme américain », Actes de la recherche en sciences sociales, 159, 2001.
3. Traduction de la transition démocratique.
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chie malgré la transition à la démocratie. Les mouvements sociaux font davantage
référence aux cas sud-africain et du cône sud latino-américain, supposés avoir
prêté une oreille plus attentive aux mouvements sociaux.
Dans le prolongement de notations sur les contributions savantes à la constitution du système d’emprise de l’autoritarisme marocain4, on reviendra sur les usages
politiques de la transitologie, en insistant sur la dimension internationale que revêtent aujourd’hui ces jeux politiques5. On décrira dans un premier temps les indices
sur lesquels prend appui la vulgate marocaine de la transition. Ensuite, aller au-delà
du constat de l’arrivée de la transition dans les luttes politiques suppose un détour
par les espaces qui font office de sas entre le monde des savants et celui des praticiens de la politique. Pour cette raison, on portera le regard sur les acteurs qui se
sont saisis de la thématique de la transition marocaine et vers leurs espaces de rencontre et de confrontation, notamment les fondations politiques et la presse. On a
ainsi le moyen de comprendre comment s’est effectuée l’inscription d’une théorie
savante dans un espace politique, au point qu’elle est devenue aussi bien le nom du
jeu politique qu’un de ses principaux enjeux. Enfin, on se tournera vers les usages
sociaux de la transitologie au Maroc. Loin d’être le guide pratique d’une construction volontariste de la démocratie6, cette « proto-science7 » s’est changée en moyen
de mise en ordre de la scène politique, devenant un principe d’exclusion de ceux qui
risqueraient d’en perturber le fonctionnement : les islamistes et les différents groupes faisant entendre leur voix dans des rassemblements de rue autour du règlement de la violence d’État, de la condition féminine ou du chômage des diplômés.
Une « transition » sous forme d’indices ?
Au-delà des variations selon les auteurs8, un consensus se dessine autour de
plusieurs thématiques qui « feraient » la transition : mesures concernant les
4. Tozy (M.), « Représentation/intercession : les enjeux de pouvoir dans les champs politiques désamorcés
au Maroc », in Camau (M.), dir., Changements politiques au Maghreb, Paris, CNRS éditions, 1991.
5. Le matériau sur lequel je m’appuie a été recueilli au cours d’une enquête au Maroc entre octobre 2000 et
septembre 2003 sur le fonctionnement des mouvements sociaux en situation autoritaire. Deux séries de
mobilisations ont plus particulièrement été observées : celles qui avaient pour enjeu le règlement de la violence d’État et celles autour de la réforme de la question féminine. Les entretiens ont été complétés par l’analyse de différentes sources écrites : presse, rapports d’expertise, essais, ouvrages d’histoire événementielle. Ce
séjour sur le terrain a également été l’occasion d’assister à des colloques et séminaires portant sur la transition.
6. Comme s’y employa par exemple S. Huntington qui propose explicitement des guides pratiques pour
« faiseurs de démocratie », qu’ils se situent dans l’opposition ou au sein des coalitions dirigeantes (« How
Countries Democratize », Political Science Quarterly, 4, 1991-1992).
7. L’expression se trouve sous la plume, ironique, de Bunce (V.) : « Should Transitologists Be Grounded »,
Slavic Review, 1, 1995, p. 120. Elle avait été proposée auparavant par P. C. Schmitter, dans une communication « La transitologie : art ou pseudo-science ? », Centre d’études et de recherches internationales
(CERI), Paris, 12 mai 1993, parue sous le titre « Transitology : The Science or the Art of Democratization ? »,
in Tulchin (J.), ed., The Consolidation of Democracy in Latin America, Boulder, Lynne Rienner, 1995.
8. Indépendamment de leur positionnement politique et intellectuel, on mentionnera : H. Bennadi,
M. Berdouzi, H. Ben Abdallah El Alaoui, M. Darif, R. El Mossadeq, F. El Rhazi, L. Jaïdi, A. Saaf, B. Stora,
M. Tozy, P. Vermeren.
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droits de l’homme, question des « pactes » conclus autour des réformes constitutionnelles, des codes électoraux et du dialogue social, gouvernement
« d’alternance » et succession monarchique. Considérer ces différents indices
comme constitutifs d’un changement de régime fait courir le risque de confondre le lexique de la réforme avec ses usages. Or, la réforme tous azimuts de
l’ordre politique au Maroc fut menée autour de cette équivoque. Ces différentes
réformes conduisent à l’ancrage des partis du Mouvement national9 – longtemps opposants, quoique loyaux, à la monarchie – aux cercles dirigeants du
régime. La dépolitisation consensuelle de la scène politique – la fin et l’impossibilité du conflit sur le régime ou son fonctionnement et de toute concurrence
pour l’exercice du pouvoir10 – en est à la fois l’indice et le résultat11. Elle entérine
la fin de trois décennies de lutte et d’affrontements sur la forme du régime et
des institutions, au profit de la monarchie12.
Les mesures concernant les droits de l’homme caractérisent le mieux l’ajustement politique du régime marocain : création d’un Conseil consultatif des
droits de l’homme (1990), inscription des droits de l’homme tels qu’universellement reconnus au préambule de la Constitution de 1992, instauration d’un
ministère des Droits de l’homme (1993), libérations de prisonniers politiques
en août 1991 et mai 1994, retour des exilés (mai 1994), libération du bagne de
Tazmamart (juillet 1995). Cet ajustement du régime ne préjuge en rien de sa
démocratisation. Il s’inscrit dans le cadre des échanges entre le roi et son opposition qui conduisent à « l’alternance »13, lorsque l’ancienne opposition de Sa
majesté prend la direction du gouvernement en février 1998. Quant à elles, les
réformes constitutionnelles de 1992 et 1996 ne touchèrent ni l’organisation des
différents pouvoirs ni les équilibres entre eux14. Elles ne visaient pas l’établissement
9. Istiqlal, Union socialiste des forces populaires, Parti du progrès et du socialisme, Organisation de l’action
démocratique et populaire.
10. Seule l’association al-’Adl wal-Ihsâne conteste la revendication royale du titre de Commandeur des
croyants et, en cela, se place en concurrent du monarque. Le Parti de la justice et du développement (PJD)
s’inscrit pleinement dans le référentiel religieux du pouvoir monarchique, condition de toute participation
au jeu politique légitime (cf. Tozy (M.), Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 1998) au point d’accueillir favorablement la mise en avant du corpus islamique au détriment de la
constitution lors de la succession (El Mossadeq (R.), « L’accession au trône, continuité ou transition »,
Annuaire de l’Afrique du Nord, XXXVIII, 1999).
11. Roussillon (A.), « Réforme et politiques au Maroc de l’alternance : apolitisation consensuelle du
politique », Centre d’études en sciences humaines et sociales, Rabat, 1999.
12. Catusse (M.), L’entrée en politique des entrepreneurs au Maroc. Libéralisation économique et réforme de
l’ordre politique, thèse pour le doctorat de science politique, Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence,
1999.
13. Comme le terme marocain al-tanâwub (alternance) l’indique, il s’agit d’une rotation des élites, ici limitée à l’entrée de partis du Mouvement national au gouvernement, et non d’un transfert du pouvoir.
14. Le texte de 1992 prévoit la nomination des ministres par le roi sur proposition du premier ministre.
La constitution de 1996 introduit la régionalisation, la liberté d’entreprendre, le bicaméralisme. Elle
transforme le tiers de la Chambre élu au suffrage indirect en Chambre des Conseillers, toute acquise à la
monarchie.
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d’une « monarchie constitutionnelle parlementaire fondée sur une séparation des
pouvoirs, avec un gouvernement issu de la majorité parlementaire et responsable
devant la Chambre des représentants15 » et encore moins la démocratisation du
régime. Leur enjeu se situe dans le rapprochement entre le Palais et les partis de
l’opposition, sans pour autant que les doléances de ces derniers ne soient satisfaites. Comme le laisse entendre ce commentaire de la révision constitutionnelle de
1996 : « Les forces de l’opposition ont souscrit moins au texte révisé, qui demeure
somme toute moins important que celui de 1992, qu’au contexte politique nouveau caractérisé par le consensus politique condition sine qua non pour une
nouvelle dynamique démocratique ouverte vers la réalisation de l’alternance16. »
Dans la sphère économique, le gentlemen’ agreement du 27 juillet 1996,
accord signé entre la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM)
et le ministre de l’Intérieur met fin à la « campagne d’assainissement17 ». Avec
la Déclaration commune du 1er août 1996 signée entre le ministère de l’Intérieur, le président de la CGEM et les représentants des deux plus grands syndicats du pays, la Confédération démocratique du travail et de l’Union générale
des travailleurs marocains, le champ des relations économiques et de travail est
vidé de portée conflictuelle18. Découplant les scènes syndicales et politiques, ces
accords sectorisent la conflictualité sociale. Celle-ci ne déborde plus la sphère
politique à l’instar des grèves générales que le pays connut en 1965, 1981, 1984
ou 1991 pour demeurer cantonnée au face-à-face entre patronat et syndicats.
En ce sens, ces accords constituent un facteur de dépolitisation19.
En outre, le Maroc n’a pas échappé, comme de nombreux autres pays, à une
incarnation électorale de la transition20. En 1993, 1997 et 2002, les élections
furent perçues comme un véritable sésame pour la démocratisation. Les propos
d’un ministre des Droits de l’homme, Mohammed Aujjar, résument l’argument :
« La mission essentielle de ce gouvernement consiste à mener à bien la transition démocratique dans la perspective d’instaurer une véritable démocratie à
partir des élections de 200221. » En 1992 et 1997, des institutions ad hoc sont
15. El Mossadeq (R.), Consensus ou jeu de consensus ? Pour le réajustement de la pratique politique au Maroc,
Casablanca, Najah El Jadida, p. 19.
16. El Rhazi (F.), Alternance et démocratie, Rabat, El Joussour, 2000.
17. Cette campagne de lutte contre la corruption brisa les velléités d’indépendance des entrepreneurs (cf.
Hibou (B.), « Les enjeux de l’ouverture au Maroc. Dissidence économique et contrôle politique », Les études du CERI, 15 avril 1996).
18. Ces accords prévoient l’augmentation des salaires, allocations, pensions et retraites, l’examen systématique des conflits de travail et l’application d’instruments de dialogue social, le respect du droit dans la gestion des conflits sociaux et du principe de représentativité des organisations.
19. Catusse (M.), L’entrée en politique des entrepreneurs au Maroc…, op. cit.
20. « In attempted transitions to democracy, elections will be not just a foundation stone but a key generator over time of further democratic reforms » (Carothers (T.), « The End of the Transition Paradigm »,
Journal of Democracy, 1, 2002, p. 8).
21. La Vie économique, 30 mars 2001, p. 9.
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censées surveiller et organiser la régularité des scrutins, tout en n’ayant qu’une
mission d’observation et aucun pouvoir d’injonction. Le rapport de forces
entre l’administration de l’Intérieur – experte en construction de cartes électorales et en arrangement de scrutins – et les partis du Mouvement national était
trop inégal pour que la « Déclaration commune entre les pouvoirs publics et les
partis politiques » adoptée le 28 février 199722 ne reste pas lettre morte. Les
législatives de 1997 dérogent si peu à la norme instaurée depuis les élections
locales de 1960 – mêlant achat de voix et falsification du scrutin – que l’on
craint pour la possibilité de « faire » l’alternance. En fait, la Commission de
suivi des élections installée en février 1997 vise de tout autres enjeux. Elle rapproche les vieux ennemis, ministre de l’Intérieur et partis politiques, dans un
lieu où le conflit bien que toujours possible demeure circonscrit à des enjeux
limités et techniques, et réactive des rituels de cour signifiant la soumission des
partis à la monarchie.
Conduit par un premier ministre issu de l’opposition pour la première fois
depuis l’indépendance, le gouvernement dit « d’alternance » suscita de nombreux espoirs en matière de réformes. Son action était pourtant grandement
limitée par deux types de verrous institutionnels. D’une part, plusieurs départements ministériels, les « ministères de souveraineté » – Intérieur, Justice,
Affaires islamiques, Affaires étrangères – sont soustraits à l’autorité du premier
ministre pour n’en référer qu’au roi23. De l’autre, la Chambre haute installée
par la constitution de 1996 et tout acquise au monarque, est dotée de prérogatives sensiblement équivalentes à la Chambre basse où les partis de la gauche ne
disposent que d’un tiers des sièges à l’issue des législatives de 1997. L’arrivée sur
le trône de Mohammed VI en juillet 1999, roi jeune et sportif, paré du titre de
« roi des pauvres » en raison de ses actions caritatives serait un autre indice du
processus de transition. Ses premiers discours ont une tonalité sociale et favorable aux droits de l’homme24. Il prend également une série de mesures phares
dans les tout premiers mois de son règne25. Les uns comme les autres accréditent l’image d’un roi démocrate. Cette modification conjoncturelle du climat
politique du royaume incite des acteurs issus d’horizons sociopolitiques divers
à se saisir du thème de la transition pour tenir un discours sur le « Maroc en
changement ».
22. Elle rappelle les règles de fonctionnement d’élections libres et compétitives.
23. Un tel domaine réservé fut défini par le roi lors de la première tentative de constitution d’un gouvernement « d’alternance » – i.e auquel participeraient des ministres issus du Mouvement national – à l’occasion
du XVIIIe anniversaire de la Marche verte, le 6 novembre 1993.
24. Engagement en faveur des droits de l’homme dans les discours des 30 juillet et 20 août 1999, mise en
avant d’un « nouveau concept de l’autorité » le 12 octobre 1999.
25. Retour de l’opposant A. Serfaty le 30 septembre 1999, limogeage de D. Basri le tout puissant ministre
de l’Intérieur le 9 novembre 1999, levée de l’assignation à résidence du leader islamiste A. Yacine le 16 mai
2000.
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Espaces et acteurs de l’acclimatation
d’un schème savant
Universitaires-experts de l’aide au développement, juristes commentateurs de
la politique ou militants associatifs la critiquant, journalistes et hommes politiques usant de la sphère associative comme espace d’attente, membres de l’opposition ou proches des cercles dirigeants vont assurer le succès de la « science de la
transition » au travers de leurs luttes pour réfléchir et infléchir le fonctionnement de la politique et par leur circulation entre fondations politiques, presse et
champ politique. Pourtant, par-delà les situations, parcours et pratiques politiques hétérogènes qui s’agrègent autour du vocable de transition, ces acteurs
partagent une condition commune. Issus de l’élite politique et intellectuelle,
concentrée dans la capitale politique, Rabat, et la capitale économique, Casablanca,
ils sont en situation de passeurs, entre le local et l’international, entre le monde
savant et les luttes politiques, ce qui facilite leur activité de traduction.
Des fondations politiques dans l’extraversion
Les fondations politiques sont un premier espace d’acclimatation des schèmes
transitologiques à l’espace marocain. Elles ont un pied dans le transnational,
qu’il s’agisse de fondations politiques allemandes26 ou américaines ou de fondations locales qui invitent des intervenants étrangers par le biais de leurs bailleurs
de fond. La Fondation Abderrahim Bouabid pour les études et la culture (FAB)
est la fondation de l’Union socialiste des forces populaires (USFP)27. En 1997, le
« Forum politique » organisé par la FAB faisait figure d’événement dans le
monde politique marocain. En effet, au moment où les négociations préparant
« l’alternance » battaient leur plein, il réunissait une série d’acteurs politiques,
d’universitaires marocains et étrangers, de journalistes autour de la question de
la transition démocratique et… du prince héritier, le futur Mohammed VI. Un
tour des plus officiels était ainsi conféré à l’arrivée de la transition au Maroc28.
26. L’implantation de ces dernières au Maroc remonte aux années 1970. Dans les années 1990, la routine
institutionnelle laisse place à un investissement largement accru pour renforcer ce qui est perçu comme la
démocratisation du pays, ce que les situations algérienne et tunisienne rendaient inenvisageable. Sur l’activité des fondations allemandes en matière « d’assistance à la démocratie » (cf. Dakowska (D.), « Les fondations politiques allemandes en Europe centrale », Critique internationale, 24, 2004).
27. Plus grand parti de la gauche marocaine, l’USFP est issue d’une scission de l’Union nationale des forces
populaires, parti lui-même issu de l’Istiqlal, le parti de l’indépendance.
28. « Pour une transition démocratique. S.A.R. Sidi Mohammed au colloque de la Fondation Abderrahim Bouabid. »,
Maroc hebdo international, 256, 17-23 janvier 1997. Les actes du colloque firent l’objet de deux publications : Bouabid
(A.), Bayart (J.-F.), Hermet (G.), Wieviorka (M.) et al., La transition démocratique : paradigme nouveau ou accélération de la modernité ?, Salé, Publications de la Fondation Abderrahim Bouabid pour les sciences et la culture,
1997 ; Alioua (K.), Bayart (J.-F.), Hermet (G.), Hibou (B.) et al., La transition démocratique au Maroc et dans le
monde, Salé, Publications de la Fondation Abderrahim Bouabid pour les sciences et la culture, 1998. Je n’ai pu
retrouver la trace d’un autre colloque sur la transition, organisé la même année par D. Basri, professeur de droit administratif à la faculté Mohammed V de Rabat, plus connu pour ses activités de ministre de l’Intérieur de 1979 à 1999.
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La FAB a aussi contribué à la divulgation de la transition par l’intermédiaire de
son Cercle d’analyse politique (CAP)29. Il est créé en juin 2001, à l’initiative
conjointe de la FAB et de la fondation allemande Friedrich Ebert qui le
finance30. Ses membres, outre le président de la fondation, l’économiste Larbi
Jaïdi31, et son secrétaire général32, sont des universitaires, juristes et spécialistes
renommés de sciences sociales, dont les analyses se retrouvent dans les journaux du pays. Le CAP est présenté comme « un cercle restreint de chercheurs
adeptes du principe de fertilisation croisée ». Selon ses organisateurs, « cet
espace de réflexion critique s’efforce de réunir les conditions d’un débat rigoureux selon une approche qui consiste à réfléchir sur l’actualité pour en éclairer
les thématiques profondes, ou à l’inverse réfléchir sur des thématiques de fond
pour éclairer l’actualité ». Les débats sont restitués au public sous forme de
synopsis diffusés par certains journaux notamment La vérité où Najib Bensbia,
l’un des membres du CAP, tient un éditorial. À partir de 2005, la diffusion
s’effectue par l’intermédiaire des Cahiers bleus. Dans les avis, diagnostics et
points de vue échangés au cours des discussions, c’est une manière de retour au
monde social des schèmes, savoirs et postures d’analyses de ces savants qui
s’opère33.
Le profil de l’un des membres du CAP incarne ces passages entre monde
savant et politique. Professeur de science politique à l’université de Casablanca,
Mohamed Tozy obtient en 1984 un doctorat en science politique de l’Institut
d’études politiques d’Aix-en-Provence grâce à un travail de référence sur les
relations entre les mouvements islamistes et la monarchie. Pour les agences de
développement locales et internationales, il occupe une position prééminente
en matière d’expertise. Il participe en 2005 au groupe d’experts rédigeant le rapport sur « Cinquante ans de développement au Maroc » dans le cadre de l’Initiative nationale pour le développement humain. Auparavant, il avait été le
29. Observations au cours de la séance du 24 avril 2002 consacrée à « La production de la norme au
Maroc ».
30. Il s’agit de la fondation du Parti social démocrate (SPD). Dans le programme d’action pour l’année
2006 de la Fondation Friedrich Ebert « Consolider le processus de transition démocratique » est décrit
comme étant le « but majeur 1 ». La publication des Cahiers bleus en fait partie.
31. Jaïdi (L.), « Gestion des réformes économiques et transition démocratique au Maroc », Géopolitique,
57, 1997. L’article assimile les transformations de la scène politique dans les années 1990 au commencement d’un processus de transition démocratique.
32. Ali Bouabid, titulaire d’un diplôme d’études supérieures en droit public et sciences politiques, est le fils
de l’avocat et ancien leader historique de l’USFP, Abderrahim Bouabid. Lors de la formation du gouvernement « d’alternance », il entre au cabinet du secrétaire d’État à l’Aménagement du territoire, M. El Yazghi,
alors numéro deux de l’USFP.
33. Le processus est réalisé avec une émission de débat politique de la seconde chaîne, 2M, le premier soir
du Ramadan 2002, en première partie de soirée : « Al-tanâwub al-dimuqrati wa al-intiqâl al-dimuqrati filmaghrib » (l’alternance démocratique et la transition démocratique au Maroc). La date et l’horaire en font
un créneau de grande écoute. Le débat rassemblait trois membres du CAP : animé par l’historien
M. Al Ayadi, il réunissait les politologues M. Tozy et A. Moudden.
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rapporteur du Forum national sur la réparation, organisé en octobre 2005 par
l’Instance équité et réconciliation, la Commission marocaine pour la vérité et la
justice, au cours duquel militants associatifs et membres d’institutions politiques élaborèrent la stratégie marocaine en matière de réparation des victimes
des « années de plomb ». Il est également remarquablement inséré dans les
réseaux universitaires internationaux comme en témoigne le partenariat liant le
département de science politique de son université et l’Institut d’études politiques de Paris. Pour cet auteur, les réformes constitutionnelles de 1992 et 1996
et l’accord qu’elles manifestent entre le roi et son opposition, les élections de
1997 et l’essor du mouvement associatif donnent corps à l’idée d’une transition
politique34.
La FAB n’est pas le seul espace où s’effectuent traductions et échanges entre
science et politique. L’association Alternatives est également située à la frontière
des deux. Fondée par des universitaires à la fois peu éloignés du Palais et de
certains secteurs de l’USFP, elle est conçue et vécue par ses acteurs
comme un espace-sas. Ils se donnent pour vocation de penser et d’impulser la
« recomposition politique ». Ils sont, pour l’avoir ressassée à longueur de réunions publiques, assez largement à l’origine du succès de la notion de consensus,
censée caractériser la période actuelle35. Les interventions des membres d’Alternatives dans des colloques universitaires sont pensées et menées sur le mode
militant. Elles visent à promouvoir le consensus ou l’idée de transition en
considérant que l’affrontement entre la monarchie et les partis politiques aurait
débouché sur un statu quo, un « ni vainqueur-ni vaincu » à dépasser. C’est par
exemple le cas des interventions de Nadira Barkallil, Abdelmoughit B. Tredano 36
et Abdelali Benamor37 – tous membres dirigeants de l’association – lors du colloque « Alternance et transition démocratique » organisé les 20 et 21 avril 2000
à la faculté de droit de Rabat avec l’aide de la fondation Konrad Adenauer du
Parti chrétien-démocrate allemand38. La fondation Friedrich Nauman, liée au
34. Tozy (M.), « Transitions politiques au Maghreb : état des lieux », Prologues (dossier consacré à
« L’avenir de la démocratie dans les pays du Sud »), 22-23, 2001 ; Tozy (M.), « Réformes politiques et transition démocratique », Maghreb-Machrek, 164, 1999.
35. Contribution du Comité national d’Alternatives au débat national et interne sur la stratégie de développement et les grands chantiers de la réforme au Maroc, été 1996.
36. Il est l’auteur de L’alternance. Du consensus aux urnes, Rabat, El Maarif El Jadida, 2000.
37. En 1994, A. Benamor, fait partie des initiateurs d’Alternatives, officiellement créée en 1995. Il en occupera la présidence pour deux mandats avant d’en devenir le président d’honneur. Ce professeur de droit à
la faculté de droit de Rabat est aussi le propriétaire de l’ISCAE, une prestigieuse école de commerce casablancaise. Élu municipal de l’USFP à Casablanca en 1975, il accède à la députation en 1977 et conserve son
siège en 1981, appartenant aussi à la Commission administrative du parti. Aux élections de 1984, ses prises
de position lui valent la sanction d’un parachutage dans une circonscription rurale. Battu, il s’éloigne du
parti, sans s’en couper complètement, comme en témoigne sa participation au congrès de 2001 qui entérine la victoire des tenants du maintien au gouvernement et de la proximité avec le palais royal (Entretien,
17 octobre 2001).
38. Cf. Alternance et transition démocratique, Actes du colloque, Konrad-Adenauer-Stiftung, Rabat, 2001.
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Parti libéral, et l’Observatoire marocain pour la citoyenneté et la démocratie,
qui organisent peu avant les élections de septembre 2002 un colloque portant
sur le thème « Élections et évolution démocratique », appartiennent aussi aux
fondations et clubs qui entretiennent cette vogue transitologique et où se
mêlent activité universitaire et promotion de la démocratie39.
Le passage dans le monde social de la notion de transition s’est aussi effectué
par les voies plus connues de la promotion américaine de la démocratie. Le
National Democratic Institute est ainsi très actif pour financer les réseaux de la
« société civile » et l’observation des élections. Enfin, la situation géographique
du Maroc en fait une destination fort courue de l’organisation des conférences
internationales et réunions des bailleurs de fonds. Faisant très largement appel à
des experts et consultants universitaires légitimant le nouveau système international de commerce et d’échanges, ces moments font passer la transition d’un
monde à l’autre par leur couverture médiatique élevée, leur caractère officiel et
la forte légitimité qui s’en dégage. Dans ce type de forums, se proposent, s’échangent et s’imposent des problématiques légitimes du politique, de son agencement
ou de sa réforme mais aussi des manières de le construire et de l’envisager40.
Parler de la transition dans la presse
La presse est un espace majeur de diffusion du vocable de transition41. La
manifestation la plus flagrante est l’accueil sous forme d’interviews ou de chroniques des transitologues marocains42. Les journalistes ont investi la thématique
de la transition parée de ses oripeaux scientifiques. Par son origine savante, elle
procure des profits de distinction et d’autorité. À certains, elle permet de s’attirer les bonnes grâces du régime comme l’indiquent les éditoriaux de La Gazette
du Maroc ou ceux de Hassan Benaddi43 dans L’Essentiel. La presse est ainsi un
39. Le public des colloques est majoritairement composé d’universitaires, éventuellement affiliés à des partis politiques, de journalistes politiques et de militants associatifs.
40. C’est par exemple le cas du « Fourth Global Forum on Re-inventing Government. Citizens, Businesses
and Governments : Dialogue and Partnerships for the Promotion of Democracy and Development », Marrakech, Maroc, 10-13 décembre 2002 organisé par les Nations Unies et la Banque mondiale.
41. Le lectorat est très majoritairement composé d’élites urbaines, souvent francophones, y compris pour
les islamistes. On estime à environ 30 000 le nombre d’exemplaires vendus quotidiennement, toutes publications confondues, ce qui correspond à un taux de pénétration de la presse de 13 pour 1000, très en deçà
de la moyenne mondiale (95 ‰).
42. On mentionnera l’intervention d’un politologue, membre du CAP, M. Darif, au colloque organisé le
8 mai 2002 par la fondation Friedrich Naumann et le quotidien Al-zamân, sur le thème « Al-intiqâl alsalmi wa takhlîq al-hayât al-siyâsiyya bil-Maghrib » (La transition pacifique et la création de la vie politique
au Maroc), publiée dans un numéro consacré à la « Transition pacifique au Maroc », La Gazette du Maroc,
13 mai 2002.
43. H. Bennadi, ancien de l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM), milite dans les groupes
marxistes-léninistes jusqu’à la création de l’organisation Ila Al-Amâm (En avant !) en 1970. Il entre alors à
l’Union marocaine du travail (UMT) – puissant syndicat défendant une ligne autonome des partis politiques – au service de son secrétaire général. Il est parlementaire UMT de 1984 à 1990. Il se rapproche alors,
sans que cela soit couronné de succès, de l’Union constitutionnelle, l’un des partis soutien du régime. Il est
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lieu où des hommes politiques font valoir des profils intellectuels ou universitaires et interviennent à ce titre. On pense aux éditoriaux de Hassan Aourid
parus dans le Journal avant que le poste de porte-parole du Palais royal ne soit
créé pour lui en 1999. Issu d’un milieu défavorisé et d’origine berbère, Hassan
Aourid doit à l’excellence de ses résultats scolaires de rejoindre le Collège royal
où il devient l’un des camarades d’étude du Prince héritier, Mohammed Ben
Hassan. Il poursuit ses études avec le futur roi à la faculté de droit de Rabat et
soutient en 1997 une thèse de droit public sur les mouvements islamistes et berbéristes au Maroc. Peu avant la succession monarchique, il crée le Centre Tarik
Ibn Zyad pour les Études et la Recherche, espace de débat politique et intellectuel à Rabat.
Le Journal occupe une position par rapport au régime différente de celle de
ces hebdomadaires. Son usage de la thématique de la transition montre comment elle est appropriée sur le mode de la « solidarité sans consensus 44 » : le
partage de cette référence n’implique pas que les acteurs s’accordent sur son
contenu. Le fondateur de cet hebdomadaire casablancais, Aboubakr Jamaï, est
l’héritier d’une grande famille politique marocaine. Son grand-père Bouchta
– ouléma de renom et dirigeant de l’Istiqlal – compte parmi les quarante
signataires du manifeste de l’indépendance en 1947. Son père, Khalid, également membre de l’Istiqlal, dirigea L’Opinion, quotidien francophone du parti.
En 1973, alors qu’Aboubakr est âgé de cinq ans, Khalid Jamaï, est enlevé, torturé et maintenu au secret pendant six mois45. Né d’une mère canadienne,
Aboubakr étudie deux ans en France, avant de rejoindre une école de commerce marocaine. Il est titulaire d’un MBA d’Oxford et participe à l’équipe
du conseiller royal pour les questions économiques, Mostapha Terrab. À ce
titre, il séjourne un an à Yale University comme world fellow. À son retour, il
travaille pendant un an dans une grande banque marocaine puis fonde avec
quelques amis, Upline Securities, société de change conçue pour profiter des
nouvelles régulations de la bourse de Casablanca. Le succès de l’expérience lui
attire l’inimitié de certains acteurs économiques dominants. Aboubakr Jamaï
se retire alors et réinvestit ses bénéfices dans une entreprise de presse, Médiatrust, propriétaire du Journal et de son équivalent en arabe, Al-Sahifa. Le travail de Jamaï lui causera plusieurs procès, engagement qui lui vaut de recevoir
(suite de la note 43 page 120).
44.
l’auteur de Réflexion sur la transition démocratique au Maroc, Centre Tarik Ibn Zyad pour les études et la
recherche, Rabat, 2000. Il créé et dirige L’Essentiel, magazine d’analyse politique proche du régime dans
lequel on fait l’éloge de la technocratie, du néo-libéralisme et où l’on théorise la recomposition politique en
cours sous le nom de « transition démocratique » ou « consolidation de la démocratie marocaine ». (Cf.
par exemple de Saïd Saadi (M.), « Consolider la transition démocratique », L’Essentiel, juin 2002 – l’auteur
est membre du Parti du progrès et du socialisme, l’héritier organisationnel du Parti communiste marocain,
et ancien secrétaire d’Etat à la condition féminine).
44. Kertzer (D.), Ritual, Politics and Power, New Haven, Yale University Press, 1988, p. 67-69.
45. Cf. Jamaï (K.), 1973. Présumés coupables, Casablanca, Tarik éditions, 2003.
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en 2003 le prix international de la liberté de la presse du Comité de protection
des journalistes.
La ligne éditoriale du Journal défend avec ferveur libéralisme économique et
politique. En matière économique, ses dénonciations portent contre la position
dominante de la holding royale Siger46. Au plan politique, il revendique une
« véritable » transition démocratique47, dénonçant « les poches de résistance48 »
de l’autoritarisme. Le Journal soutient également l’activité des collectifs en lutte
contre l’impunité des tortionnaires des « années de plomb » : « Éditorialement,
nous estimons que leur action est fondatrice du nouveau Maroc tel que nous le
souhaitons nous49. » Les prises de positions d’acteurs de l’opposition, au travers
desquelles la transition devient une aune pour évaluer ou dénoncer le fonctionnement du régime marocain, sont aussi révélatrices de phénomènes de
« solidarité sans consensus ». Ainsi le 4e congrès national de l’Organisation de
l’action démocratique et populaire (OADP), le parti héritier du mouvement
d’extrême gauche 23-mars, avait pour slogan « La réforme du système politique, voie de la transition démocratique50 ». Pourtant l’OADP avait boycotté les
référendums constitutionnels de 1992 et 1996 et refusé de participer au gouvernement « d’alternance ».
Des légistes devenus transitologues
Cette galerie de portraits des acteurs qui recourent à la transition pour décrire
la politique marocaine ne saurait être complète sans l’évocation des juristes qui
investissent dans le commentaire politique ou se rapprochent de la scène politique51. La transition doit beaucoup de son succès à ces figures de l’entre-deux.
Elles réactualisent celle plus traditionnelle des légistes52 du roi, indication du
recoupement entre champ juridique et champ du pouvoir. Il fut un temps, pas
complètement révolu, où carrière juridique et politique se répondaient. Le régime
faisait grand cas d’exégèses juridiques qui, de façon assez banale, participaient de
46. « Pour nous, il y a un coup à jouer, il y a un créneau aujourd’hui c’est celui de la transparence économique et qui n’est pas à négliger, il y a un manque criard d’information économique, sociétal et politique. Il
n’y a pas à hiérarchiser entre le sociétal, l’économique, et le politique, mais il est évident qu’un mouvement
de transparence perturberait grandement le pouvoir » (Entretien, 14 février 2002).
47. « Maroc 2001. La transition grippée », Le Journal hebdomadaire, 29 décembre 2001-4 janvier 2002.
48. Le Journal hebdomadaire, 14-20 juillet 2001.
49. Entretien cité.
50. Traduction de « Islâh al-nidâm al-sîyâsî tarîq al-intiqâl al-dîmûqrâtî », Mohammedia, 30-31 mars et
1er avril 2000.
51. C’est le cas de A. B. Tredano ou D. Ben Ali de l’association Alternatives, professeurs de droit à Rabat.
De façon plus ancienne et plus marquée, on pense aussi à la trajectoire du publiciste M. Sehimi, chroniqueur à Maroc hebdo international, hebdomadaire longtemps connu pour sa proximité avec certains secteurs des services de sécurité. On mentionnera également la constitutionnaliste R. El Mossadeq, dont
l’ouvrage Les labyrinthes de la transition démocratique (Casablanca, Najah El Jadida, 2001) fut publié avec le
concours de la fondation Konrad Adenauer.
52. Sur cette catégorie, cf. le dossier de Politix (32, 1995) consacré au « pouvoir des légistes ».
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sa formation53. La contrepartie matérielle prenait la forme de postes dans les institutions du régime qui se préoccupaient de la thématique des droits ou de conseiller du roi qui, lui-même juriste, se piquait de culture juridique54.
Le parcours de ces acteurs venus des départements de « droit public et sciences
politiques » indique deux logiques qui se rencontrent. La première peut être vue
comme un appel d’air du champ du pouvoir qui, de façon quasi structurelle,
attire les analystes du politique marocain, pour ensuite reprendre à son compte
les analyses sur son fonctionnement. La seconde renvoie au fonctionnement du
champ savant au Maroc. Les enjeux de visibilité priment désormais sur les enjeux
de crédibilité scientifique. La lutte des places dans le champ des sciences de la
politique ne se joue plus seulement – ou plus de manière directe si cela a pu être
le cas – à partir des logiques du champ mais à partir d’autres scènes, médiatique,
experte ou politique. Par leur essayisme politique, ces acteurs viennent nourrir la
catégorie de transition, contribuant à multiplier le nombre de ses occurrences et
le rythme de sa circulation. Les trajectoires où compétences organisationnelles,
formation idéologique, capacité à produire un discours politique ont servi des
engagements à distance du marxisme-léninisme des premiers temps l’illustrent.
Le parcours de Mohammed Berdouzi s’inscrit dans ce type de logique.
Membre fondateur du mouvement marxiste-léniniste 23-mars, il est titulaire
d’un doctorat d’État en droit public et sciences politiques. Professeur à la
faculté de Rabat, il exerça une activité de conseiller auprès des ministères des
Travaux publics, de l’Agriculture et de la mise en valeur agricole et de la formation professionnelle. Il est également expert « en systèmes de formation,
politiques publiques et stratégies de développement institutionnel 55 ». Au
cours des années 1990, prenant de la distance avec ses engagements de jeunesse, il devient membre de l’association Maroc 2020 dirigée par Ali Belhaj, un
entrepreneur proche du Palais professant le néo-libéralisme. Vantant désormais les mérites de la démocratie de marché56, Mohammed Berdouzi met ses
53. Cf., en plus des travaux déjà cités de cet auteur, Tozy (M.), « La science politique à l’écoute des discours
et de la rue : les “illusions du regard” », in Camau (M.), dir., Sciences sociales, sciences morales ? Itinéraires et
pratiques de recherche, Tunis, Alif-IRMC, 1995.
54. Historiquement, les juristes de cour français furent M. Debré, G. Vedel, M. Duverger, J. Robert, et
M. Rousset. M. Rousset et G. Vedel éditèrent un ouvrage vantant les « réalisations » marocaines en matière de
droits de l’homme, aux côtés du ministre de l’Intérieur, D. Basri (Le Maroc et les droits de l’homme : positions,
réalisations et perspectives, Paris, L’Harmattan, 1994). Côté marocain, on peut mentionner les conseillers du
roi A. R. Guédira, ancien ministre de l’Intérieur, premier ministre et directeur général du cabinet royal ;
A. Boutaleb, professeur de droit constitutionnel ; M. Moatassime, professeur de droit constitutionnel ;
D. Dahak, premier président de la Cour suprême et président du Conseil consultatif des droits de l’homme ;
et A. Mennouni, membre du Conseil constitutionnel et professeur de droit constitutionnel.
55. Selon sa biographie sur le site de l’Instance équité et réconciliation.
56. Berdouzi (M.), Destinées démocratiques, Rabat, Renouveau, 2000. Le livre interprète la politique marocaine des années 1990 sous l’angle de sa « démocratisation » et de sa « transition » que menaceraient les
islamistes. M. Berdouzi est aussi l’auteur de Rénover l’enseignement : de la charte aux actes, qui vante les
mérites de la Commission éducation-formation, installée par Hassan II peu avant sa mort.
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compétences au service de la rédaction de la plate-forme de l’Alliance des
libertés (ADL), parti créé pour les élections législatives de 2002 par Ali Belhaj.
En 2004, Mohammed Berdouzi est nommé par le roi au sein de l’Instance
équité et réconciliation, commission marocaine pour la vérité et la justice.
Ainsi, le champ savant marocain n’échappe pas, comme d’autres sphères
d’activité au Maroc, à sa « mise à niveau » aux standards internationaux. La
carrière d’Abdallah Saaf57, comme de plusieurs membres de son cabinet, relève
également de ces reconversions réussies. Marxiste-léniniste pendant ses années
d’études, il est ensuite professeur de science politique et membre du comité
central de l’Organisation de l’action démocratique et populaire. Dans les
années 1990, il se rapproche de Driss Basri, le tout-puissant ministre de l’Intérieur. Au sein de son parti, il est de ceux qui pèsent pour le « oui » à la Constitution de 1996, puis au sein du Parti social démocratique – scission de l’OADP –
il défend la participation au gouvernement. Dans un court ouvrage 58, il
raconte les derniers moments de son parcours politique, prétexte à une analyse
des négociations de « l’alternance » auxquelles il participa. À le suivre, « l’invitation » royale faite aux partis politiques héritiers de la gauche à entrer au gouvernement symbolise le processus de démocratisation marocain.
Ainsi, au Maroc la presse et les fondations politiques ont largement contribué à l’entrée dans le monde social de la transitologie. Par ailleurs, la mise en
visibilité d’un certain nombre d’auteurs et du champ sémantique de la transition ou de la démocratisation qu’ils utilisent pour indiquer et réfléchir les transformations du régime marocain, est aussi liée à des revues de commentaire et
d’essayisme politiques. Prenant appui sur la série d’indices de changement politique indiqués plus haut, ces revues ont lancé plusieurs numéros sur le thème
du « Maroc en transition »59. Leur lecture révèle un a priori favorable à l’égard
de la jeunesse du roi Mohammed VI, réputé démocrate convaincu, esseulé face
à des partis politiques vieillissants, un secteur sécuritaire entreprenant et un
peuple turbulent. Dans cette perspective, l’islamisme occupe le rôle, traditionnel, de repoussoir anti-démocratique. Il reste, comme on va le voir, que l’enjeu
de la description des transformations du régime marocain en termes de transition se situe bien au-delà d’un phénomène éditorial ou d’une mode de salon 60.
57. D’abord secrétaire d’État à l’Enseignement secondaire et technique dans le gouvernement « d’alternance », il est ensuite secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur dans le second gouvernement Youssoufi
en 2000.
58. Saaf (A.), La transition au Maroc. L’invitation, Casablanca, EDDIF, 2001.
59. Cf. Cahiers de l’Orient, « Maroc : les enjeux d’une ère nouvelle », 58, 1999 ; Confluences Méditerranée,
« Transition politique au Maroc », 31, 1999 ; Prologues, « L’avenir de la démocratie dans les pays du Sud »,
22-23, 2001 ; Stora (B.), « Maroc, le traitement des histoires proches », Esprit, 266-267, 2000 et « Regards
sur un Maroc en alternance », Esprit, 43, 2002.
60. Vermeren (P.), Le Maroc en transition, Paris, La Découverte, 2001 ainsi que « Conjurer le “mal arabe” »,
Libération, 29 décembre 2006.
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C’est en ce sens que l’activité de ces « bureaucraties symboliques61 » mérite
notre attention.
Sortie de la violence et transition
sans mobilisations
Les usages marocains de la transition ont pour mérite de forcer l’analyste à
inverser la perspective retenue par les premiers transitologues dans leur conclusion en forme de profession de foi. Sans doute un peu naïvement, croyaient-ils
que « du point de vue de la praxis » le fait d’avoir exposé « l’état de leur
ignorance62 » pourrait aider les acteurs démocrates dans les luttes des transitions et moments de construction de la démocratie. Au contraire, le Maroc renvoie à une situation où sortie de la violence et « passage à la démocratie » sont
déconnectés. La dimension pacifiée de la configuration politique marocaine ne
provient pas de ce que la démocratie y serait désormais « le seul jeu en ville 63 ».
Les menaces contre la monarchie ont été écartées par la violence ; si elles apparaissent désormais impossibles, c’est bien faute de combattants. En dépit de son
caractère incertain, la transition marocaine fonctionne comme un principe
d’inclusion et d’exclusion qui participe à la mise en ordre de la politique des
années 2000. En effet, le discours sur la transition que connaîtrait le Maroc
véhicule des « mythes de la modération64 », invitant à la démobilisation des
mouvements sociaux.
Rhétorique partagée par les protagonistes du champ de la politique instituée,
le consensus fonctionne comme un repère de sens commun65. Derrière cette
figure imposée de la politique marocaine des années 1990, s’organise la recherche d’un unanimisme proclamé par les cercles dirigeants et de son pendant, la
disparition du conflit. En cela, les « mythes marocains de la modération » privent de clairvoyance ou de pertinence politique tous ceux qui, partis politiques,
organisations ou militants – d’extrême gauche, islamistes ou défenseurs radicaux des droits de l’homme – n’entrent pas dans le consensus national et qui ne
sauraient modérer leurs revendications ou leurs prises de positions au nom de
« l’avancement de la transition ». En tant qu’opérateur de classement, le consensus a vocation à inclure et à exclure. Moyen de reconnaissance des participants
61. Guilhot (N.), « Les néoconservateurs : sociologie d’une contre-révolution », in Collovald (A.), Gaïti
(B.), dir., La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2006, p. 155.
62. O’Donnell (G.), Schmitter (P. C.), Transitions from Authoritarian Rule. Tentative Conclusions about
Uncertain Democracies, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1986.
63. Linz (J. J.), Stepan (A.), Problems of Democratic Transition and Consolidation: Southern Europe, South
America, and Post-Communist Europe, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1996.
64. Bermeo (N.), « Myths of Moderation. Confrontation and Conflict during Democratic Transitions »,
Comparative Politics, 3, 1997.
65. Roussillon (A.), « La réforme et ses usages. Perspectives marocaines », Hespéris Tamuda, 2, 2001.
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à la politique légitime, il fonctionne aussi comme un puissant moyen d’exclusion politique. Il permet en effet de dénoncer l’inanité de l’action des mouvements sociaux. La transition s’opère ainsi contre les mouvements sociaux 66,
contre ceux que les tenants de l’ordre dénoncent comme « front du refus 67 » ou
partisans d’un « mai-68 permanent68 ». La citation suivante restitue la dimension conservatrice69 de l’expression et l’usage qui en est fait dans les luttes de
classements entre acteurs du champ politique et de l’espace protestataire :
« Vous ne dites pas que le Maroc vit un mai-68 permanent depuis l’alternance ?
Ce n’est pas un mai-68. C’est plutôt de la confusion, parfois même d’une façon
réfléchie et mûrie. Nous constatons qu’une certaine presse et certains membres
de la société civile passent leur temps à attaquer les institutions et tous ceux qui
comptent encore dans ce pays. Ceux qui mènent cette campagne hargneuse
n’ont qu’à faire de la politique, se présenter aux élections70. »
Enfin, la transition s’effectue contre al-’Adl wal-Ihsâne (Justice et bienfaisance)71, la principale organisation islamiste du pays. Cette dernière, bien que tolérée, est interdite notamment en raison de ses mises en cause répétées du droit divin
à gouverner que revendiquent les rois marocains. Les divers récits de la transition
marocaine, experts, savants ou journalistiques, font la part belle à l’argument de la
modération critiqué par Nancy Bermeo. Il consiste à considérer que « les organisations radicales populaires menacent les transitions démocratiques si elles
échouent à modérer leurs revendications et leurs comportements lorsqu’approche
le moment où les élites choisissent. […] Trop de mobilisation populaire et trop de
pression du bas peuvent gâcher les chances de la démocratie72 ».
66. Ce point est indiqué brièvement dans Belghazi (T.), Madani (M.), L’action collective au Maroc. De la mobilisation des ressources à la prise de parole, Presses de la Faculté des lettres et des sciences humaines, 38, Rabat, 2001.
67. Pour un exemple de ce type de dénonciation, voir « Tractations en marge du processus de transition démocratique au Maroc. Le prince [Moulay Hicham] et le blanquiste [Fkih Basri] », Aujourd’hui le Maroc, 193, 2628 juillet 2002. Sous ce titre, on peut lire : « Un prince, un blanquiste, des confettis d’extrême gauche [le Forum
Vérité et Justice], des syndicalistes amers [N. Amaoui, secrétaire général de la Confédération démocratique du
travail], des nihilistes de tous bords [les contestataires de l’USFP, regroupés dans Al Wafâ’ lil-dîmûqratîya
(Fidélité à la démocratie)], des islamistes en rupture de ban [jamâ’at al ‘Adl wa-l Ihsâne (Association justice et
bienfaisance)] » (les indications entre crochets sont de mon fait). L’auteur de l’article ajoute : « Au moment
même où les pouvoirs publics et les acteurs politiques préparent activement les prochaines échéances électorales appelées à marquer un tournant dans la vie institutionnelle du pays, des groupuscules et des individus se
placent hors de cette dynamique » (p. 1). Au contraire, le dossier du Journal hebdomadaire, sur un ton apaisé et
descriptif : « Y a-t-il un “front du refus ?” », Le Journal hebdomadaire, 26 janvier-1er février 2002, p. 9.
68. L’expression fut formulée pour la première fois par le premier ministre Youssoufi. Le slogan connut un
succès remarquable. Il est ainsi mentionné dans Libération (France) du 10 janvier 2001. Il est encore rappelé dans « De la transition », Maroc hebdo international, 499, 22-28 février 2002.
69. Au sens où l’entend Hirschman (A. O.), Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
70. A. El Fassi, entretien avec N. Reghaye, Le Matin du Sahara, 11 mars 2003. Secrétaire général du Parti de
l’Istiqlal, il est à l’époque ministre de l’Emploi.
71. A contrario, l’hebdomadaire Al-Sahifa parle d’« islâmiyyû al-malik » (les islamistes du roi) dans un
dossier consacré au Parti de la justice et du développement, Al-Sahifa, 90, 6-12 décembre 2002 (en arabe).
72. Bermeo (N.), « Myths of Moderation… », art. cité, p. 305. Cf. également Bunce (V.), « Should Transitologists be Grounded ? », art. cité.
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D’une certaine manière, ces récits et processus offrent à l’observation le
visage d’une transition sans mobilisation. Dans sa formulation savante ou journalistique, la transition marocaine se révèle fortement élitiste, comme dans la
version originale des transitologues patentés73. Ce sont surtout les marchandages concernant le « haut » du régime, partis politiques et Palais, ainsi que les
mesures prises par le roi en matière de droits de l’homme qui justifient
l’emploi d’un tel vocable. Les tractations et échanges qui donnent corps au
processus concernaient au premier chef les élites partisanes. « L’alternance »
relevait plus de jeux d’appareils que de mises en mouvement des bases partisanes. Elles n’étaient pas davantage le résultat de mobilisations électorales : au
regard des résultats des élections de 1997 la précédente coalition aurait aussi
bien pu être reconduite. La formation du gouvernement qui permit à
l’ancienne opposition d’entrer au gouvernement fut alors qualifiée de « consensuelle ». Les différents terrains de réforme, droits de l’homme ou relations professionnelles, fonctionnaient comme terrain de démobilisation ou de
sectorisation de la contestation. Plus que de consensus, il s’agissait là d’unanimité. Le PJD s’est adapté à ces pratiques. Incarnant une « opposition
constructive », il a « joué le jeu de la transition » selon l’expression de cadres du
parti. Soucieux de donner des gages de sérieux et de modération à ses adversaires et au Palais, le PJD a fait passer « l’intérêt du pays avant ses intérêts
partisans » : il n’a pas présenté de candidats aux élections locales de 1996, s’est
prudemment abstenu lors du référendum constitutionnel de la même année,
n’a présenté de candidats que dans 4 % des circonscriptions en 1997, dans
56 circonscriptions sur 91 en 2002 et sur 18 % des sièges aux élections locales
de 2003. Après les attentats de Casablanca en mai 2003, le président du groupe
parlementaire démissionne à la suite de négociations entre le PJD et les dirigeants du ministère de l’Intérieur.
Participant à la promotion d’une conception unifiante de la politique, le
consensus a partie liée avec l’autoritarisme74. En effet, « ce consensus peut être
soit explicite, soit implicite, mais il doit garantir la continuité de l’État et ses
institutions75 ». Dès lors que « la transition ne saurait être, dans un premier
temps, autre que consensuelle76 » une indication satisfaisante du lien entre discours sur la transition et production de l’autoritarisme est fournie. Le consensus marocain apparaît ainsi comme un énoncé de la dépolitisation confondue
73. O’Donnell (G.), Schmitter (P. C.), Transitions from Authoritarian Rule…, op. cit.
74. « Cerner les conditions nécessaires pour la réussite de cette expérience unique qui unit toutes les composantes de la société marocaine dans un large consensus n’ayant pour objectif final que de servir les intérêts suprêmes du pays et du peuple, tant au présent qu’à l’avenir », La Gazette du Maroc, 213, 13-19 mai
2002, p. 2.
75. El Rhazi (F.), Alternance et démocratie, Rabat, El Joussour, 2000, p. 43.
76. « La transition démocratique au Maroc et dans le monde », Cahiers de la fondation Abderrahim
Bouabid, Salé, 12, 1998.
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ici avec la recherche de la disparition du conflit. Loin d’une quelconque communion
des âmes, il s’agit en l’occurrence d’éviter « ce qui fâche ». Cette dépolitisation
n’est pas sans rappeler l’apathie politique et la dépolitisation qui organisent
l’idéal-type du régime autoritaire chez Juan José Linz77. Les sujets de fâcherie,
pour reprendre la rhétorique familialiste chère à la dynastie alouite78 ne manquent pourtant pas. Mieux, ils iraient même jusqu’à se loger dans les « indices »
de la transition. Pour nombre de participants du « front du refus », toute
réforme constitutionnelle resterait lettre morte sans le préalable de la suppression de l’article 19, article qui, à partir d’une réinvention de la notion d’amîr almu’minîn (commandeur des croyants), introduit et justifie constitutionnellement un absolutisme à coloration religieuse. Quant aux mesures en matière de
droits de l’homme, elles seraient seulement d’une portée cosmétique sans leur
appropriation par les collectifs les plus mobilisés en faveur de l’établissement de
procédures de vérité et de justice. Leur sort en matière de justice et pardon
dépend dans une large mesure du bon vouloir du Prince, pratique peu compatible avec les « droits de l’homme tels qu’universellement reconnus » qui vient
indiquer que, là encore, la transition « se fait attendre ».
Le consensus apparaît ainsi comme l’idéologie des vainqueurs, la monarchie
en premier lieu mais aussi tous les partisans de « l’alternance » dans les partis et
syndicats. Comme le laisse entendre Fathallah El Rhazi : « Le consensus ne peut
pas se réaliser sans l’intégration des forces en compétition au sein du système
politique et leur participation et acceptation des règles du “jeu démocratique”.
Le consensus implique en premier lieu la reconnaissance de la part des partis
politiques du régime établi79. » Ses vertus ou visées dépolitisantes sont ainsi
directement dirigées contre les mobilisations islamistes ou en matière de droits
de l’homme. Ces acteurs sont exclus parce que porteurs de conflit politisé. La
mise en cause de responsables des violations graves des droits de l’homme par
les acteurs d’extrême gauche et les défenseurs des droits de l’homme menacerait
les équilibres du régime. La mobilisation des secteurs populaires par l’association al-’Adl wal-Ihsâne romprait le jeu feutré des relations de la monarchie avec
les élites partisanes.
« Le PJD fait partie de cela, ce sont les islamistes qui acceptent le jeu démocratique. Ceux qui sont à rejeter, c’est la ‘Adl wal Ihsane car ils n’acceptent pas ce jeu.
[…] Il y a encore les gauchistes qui ont amené la disparition de l’UNEM, ils ont
donné la victoire à Hassan II, ils nous font revenir à l’analyse du passé. Pour le
77. Cf. Linz (J. J.), Totalitarian and Authoritarian Regimes, Boulder, Londres, Lynne Rienner Publishers,
2000.
78. « Il y a ensuite le climat marocain, qui est un climat de famille où il n’y a nulle place à cette lutte ancestrale des classes que connaissent de nombreux pays en développement. […] Nous n’avons pas de classes
dont l’histoire a fait des maîtres et des valets. » (Hassan II, discours du 25 mars 1996 devant une délégation
de la CGEM).
79. El Rhazi (F.), Alternance et démocratie, op. cit., p. 43.
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passé, il faut reconnaître la torture, les torts de l’État, les réparations. Le problème
c’est que cela produit des turbulences énormes sur le développement. […] Cela,
c’est pour les gauchistes ; ce qui est malheureux c’est qu’ils font du mal80. »
Ce refus des mobilisations politiques marque encore les affinités entre théorie savante de la transitologie, qui limite les objets pertinents aux interactions et
accords entre élites rationnelles, et vulgate locale de la transition. De façon
générale, la délimitation d’un espace et de formes légitimes de l’activité politique passe par l’exclusion de pratiques, notamment le recours à la violence 81, et
d’acteurs. Mais ce n’est pas tant le mécanisme que les modalités de cette dévaluation et de l’illégitimation des mouvements sociaux qui importent ici. La normalisation de la politique – dont « l’alternance » et l’inscription d’une partie
non négligeable des islamistes sont une manière d’aboutissement – et la définition des enjeux ouverts à la compétition ont été menées par l’usage sur plusieurs décennies de hauts niveaux de violence contre les acteurs de l’opposition.
En outre, la délimitation du jeu politique ne s’accompagne pas d’une parlementarisation. Une technocratie palatiale s’y substitue, singulièrement dans les
années 2000. Enfin, le bornage du faisable et du dicible ne rime pas avec l’actualisation d’un vivre ensemble ou de formes de citoyenneté82 : les acteurs des
mouvements sociaux demeurent des ennemis de l’intérieur.
Le retournement que la transition a connu au Maroc – de « théorie » du passage à la démocratie, elle devient le discours de la réforme du pouvoir d’État –
ne peut qu’interroger sur la parenté entretenue par cette « proto-science » avec
les représentations indigènes de la politique. On peut la repérer à deux niveaux.
D’une part, le schème transitologique est l’instrument de distinction des
tenants de la coalition au pouvoir pour nier toute légitimité aux mouvements
sociaux. De l’autre, et au-delà de sa dimension fonctionnelle, c’est dans l’hétérogénéité des profils de ceux qui s’en saisissent que la thématique de la transition doit son succès. L’analyse des usages sociaux de ce paradigme savant
apparaît ainsi indissociable de l’exploration de la « nébuleuse réformatrice 83 »
qui entend transformer l’autoritarisme – pour le démocratiser, le pérenniser ou
le consolider – en un temps où les discours sur l’exercice du pouvoir d’État sont
dominés par l’idiome de la globalisation démocratique. Ainsi à rebours de
l’ambition émancipatrice de ses premiers promoteurs, la transition au Maroc
remet au goût du jour la devise de la School for Oriental and African Studies,
haut lieu passé de l’orientalisme : « Knowledge is power ».
80. Entretien avec A. Benamor, Casablanca, 17 octobre 2001.
81. Ihl (O.), « La civilité électorale : vote et forclusion de la violence en France », Cultures & Conflits, 9-10, 1993.
82. Cf. Offerlé (M.), « Périmètres du politique et coproduction de la radicalité à la fin du XIXe siècle », in
Collovald (A.), Gaïti (B.), dir., La démocratie aux extrêmes …, op. cit.
83. Au sens d’« un système de positions, d’acteurs et d’institutions organisés par des enjeux et des rapports
internes spécifiques » (Topalov (C.), dir., Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses
réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999, p. 461).
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Frédéric VAIREL est docteur en science politique de l’Institut d’études politiques d’Aixen-Provence et pensionnaire scientifique au
Centre d’études et de documentation juridiques et sociales du Caire (CNRS). Il enseigne
à la Faculté d’Économie et de Science Politique de l’Université du Caire.
[email protected]
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Il a publié récemment : « Quand “Assez !”
ne suffit plus : quelques remarques sur
Kefaya et autres mobilisations égyptiennes »,
in Kohstall (F.), dir., L’Égypte dans l’année
2005, Le Caire, CEDEJ, 2006 ; « L’ordre disputé du sit-in au Maroc », Genèses, 59,
2005 ; « Le Maroc des “années de plomb” :
équité et réconciliation ? », Politique africaine, 96, 2004. Il mène une recherche comparative sur le fonctionnement des mouvements
sociaux en période de changement de
régime sans démocratisation, mettant en
regard les cas marocain et égyptien.
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