L’interprétation des troubles comportementaux et
cognitifs liés à la pathologie frontale a conduit à
individualiser l’atteinte préférentielle des fonctions
de contrôle exécutif, intervenant principalement dans les
situations nécessitant une articulation des actions ou pen-
sées dirigées vers un but finalisé, situations souvent com-
plexes et/ou nouvelles. L’intervention privilégiée de la
mémoire de travail a également fortement influencé les
approches conceptuelles dominées par les modèles de
Shallice [1] et de Baddeley [2]. Néanmoins, des cas clini-
ques célèbres, devenus historiques, illustrent parfaitement
le décalage possible entre des capacités cognitives préser-
vées et, a contrario, un mauvais ajustement du comporte-
ment en situation d’interaction sociale ou lors de prise de
décision personnelle et interpersonnelle [3]. Ces observa-
tions ont permis de pointer les limites des approches exclu-
sivement centrées sur une appréciation des habiletés cogni-
tives et ont favorisé l’introduction de nouveaux champs
d’exploration.
Deux notions nous semblent ici particulièrement centrales
tant d’un point de vue historique que conceptuel : la méta-
cognition et l’approche pragmatique ou interactionniste.
Quel que soit le modèle, le concept de métacognition
englobe à la fois la connaissance et la régulation de l’acti-
vité cognitive [4]. Quant à celui de pragmatique, il souligne
que la perception et la connaissance d’autrui sont au ser-
vice de l’action. Dans les deux cas, il est fait référence aux
activités permettant de guider et de réguler l’apprentissage
et le fonctionnement cognitif dans des situations de résolu-
tion de problème ou, plus spécifiquement, lors des inter-
actions sociales.
En quelques années, les travaux réalisés dans le
domaine des neurosciences sociales se sont particulière-
ment développés. Easton et Emery [5] relèvent que de
moins de 20 publications, en 1999, on est passé à plus de
100 en 2003. Dans le même ordre d’idée, Lieberman [6]
indique que d’une cinquantaine de références sur Internet
en 2001, on est passé à plus de 30 000 en 2007. Ajoutons à
cela que, depuis 2000, deux revues internationales dévo-
lues à ces questions ont été créées (Social Neuroscience,
Social Cognition et Affective Neuroscience).
Sur cette courte décennie et de façon très synthétique,
suite à la publication de Premack et Woodruff [7], la grande
majorité des travaux se sont intéressés aux compétences
sociales des animaux, en particulier les primates non
humains ainsi qu’àl’acquisition de l’intelligence sociale
chez l’enfant. Parallèlement, les travaux faits en clinique
se sont surtout concentrés sur les maladies psychiatriques
(autisme et schizophrénie). De nombreuses études en ima-
gerie cérébrale, surtout fonctionnelle, ont aussi été réalisées
chez l’adulte sain et ont progressivement permis de cerner
les structures cérébrales engagées dans les tâches propo-
sées, centrées pour l’essentiel sur les processus de mentali-
sation dont les plus connus sont la théorie de l’esprit (TDE)
et la théorie de l’empathie. La revue exhaustive de Lieber-
man [6] distingue chez l’homme quatre grands répertoires
d’investigation : la compréhension des autres, la compré-
hension de soi-même, le contrôle de soi-même et les pro-
cessus à l’interface entre soi et les autres. Il faudrait y ajouter
la compréhension des émotions et les mécanismes d’ana-
lyse des visages.
Il n’est bien évidemment pas question pour nous de
reprendre tout cela ici, mais plutôt de nous arrêter sur les
travaux réalisés en neuropsychologie clinique, qui para-
doxalement restent assez rares. C’est précisément à ceux-
là que nous allons nous intéresser du point de vue de la
cognition sociale, du traitement des émotions et de la méta-
cognition. Deux questions principales vont guider notre
démarche : quels liens avec les fonctions exécutives (FE) ?
Quels liens avec les structures frontales ?
Théorie de l’esprit, fonctions
exécutives, lobe frontal
Il nous semble que nous avons été les premiers, en
France, à faire le lien entre des perturbations cognitives,
observées chez des malades dysexécutifs ou porteurs de
lésions frontales, et un dysfonctionnement possible de
niveau sociologique (TDE en particulier). Contrairement
aux sujets de contrôle, les malades que nous avons étudiés
en arrangement de script avec distracteurs et en résolution
de problèmes numériques avec énoncés insolubles [8-10]
étaient insensibles à l’incongruité des actions de script pré-
sentées ou de l’énoncé du problème parce qu’ils étaient
dans l’incapacité de se soustraire à l’autorité de l’expéri-
mentateur, telle qu’elle s’exprimait dans la résolution des
tâches qui leur étaient soumises, fussent-elles aberrantes.
Mieux, lorsqu’on leur demandait d’expliciter leur réponse,
la totalité de l’argumentaire était asservie à la démonstra-
tion de la cohérence de la démarche en référence à une
présupposée réponse, dont tout démontrait qu’elle répon-
dait à l’exigence d’un savoir partagé entre eux et l’examina-
teur, alors que par ailleurs leurs performances pour des
tâches classiques d’arrangements de script ou de résolution
de problèmes n’étaient pas différentes de celles des sujets
de contrôle. Nous avons montré ultérieurement [11] que
ces anomalies pour les actions aberrantes dans les scripts
et les problèmes insolubles coexistaient le plus souvent
chez les mêmes patients, révélant par-là une certaine trans-
versalité du processus pathologique. Ces différentes don-
nées nous ont définitivement convaincus que l’explication
du phénomène ne pouvait pas résider dans l’altération d’un
système de contrôle cognitif unique dont le système atten-
tionnel superviseur [1] ou l’administrateur central [2] serait
le prototype, mais bien dans une altération de l’interaction
entre le patient et l’expérimentateur auquel est attribuée
une attente qui, de fait, induit le comportement patholo-
gique. Autrement dit, les perturbations observées dans les
tâches de script ou de problèmes procèdent non pas d’une
perturbation du contrôle cognitif, mais d’un déficit en TDE.
Comme le rappelle Georgieff [12], d’une capacité à pré-
dire les comportements et actions des congénères, la TDE
est devenue progressivement l’aptitude à accéder aux états
Article de synthèse
R
EVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
N
EUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
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