PSYCHOPATHOLOGIE DE LA VIE QUOTIDIENNE ET SAVOIR-FAIRE (HÖREN) DE L'ANALYSTE Vincent Clavurier ERES | « Essaim » 2003/1 n° 11 | pages 227 à 239 ISSN 1287-258X ISBN 2-7492-0158-6 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 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Sujet qui oublie (les noms propres, les mots appartenant à une langue étrangère, les souvenirs, les projets et impressions), qui commet des lapsus (d’articulation, de lecture, d’écriture), des méprises et des maladresses, des actes symptomatiques. Bref, le sujet de la psychopathologie de la vie quotidienne est un sujet qui agit, verbalement et physiquement, de façon erronée et significative. Freud n’a pas intégré à la très complète et dense collection 1 de formations de l’inconscient de sa Psychopathologie de la vie quotidienne le sujet qui déforme le message qu’il reçoit. Il faut attendre 1916 et l’Introduction à la psychanalyse pour voir ce sujet épinglé au moyen du Verhören 2 (traduit fausse audition 3, lapsus auditif 4 ou méprise d’audition 5). Et si la présentation des autres types d’actes manqués est alors étoffée d’exemples précis, celui-là n’apparaît que mentionné, rapidement défini, pas même illustré d’un seul exemple. Sur fond de la casuistique florissante de la Psychopathologie de la vie quotidienne reprise dans l’Introduction à la psychanalyse, se détachent les deux seules lignes où est mentionné le Verhören : « Quand il [l’être humain] entend de travers quelque chose qu’on lui dit, le lapsus auditif, bien sûr sans qu’intervienne une perturbation organique de sa faculté auditive 6. » Et : « Nous nous en tiendrons à la réparti1. 2. 3. 4. 5. 6. Il parlait lui-même de sa considérable « collection » de lapsus et d’oublis. Cf. M. Plon et E. Roudinesco, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 2000, p. 860. GW XI, p. 18 et p. 62. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, traduit par S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1999, p. 55. S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, traduit par F. Cambon, Paris, Gallimard, 1999, p. 31 et 87. S. Freud, Œuvres complètes, traduit par J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, J.-G. Delarbre, D. Hartmann, F. Robert, Paris, PUF, 2000, t. XIV, p. 19. S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 31. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Vincent Clavurier Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES tion en trois groupes à laquelle nous avions déjà procédé d’entrée de jeu : le lapsus linguæ avec les formes connexes du lapsus calami, du lapsus de lecture, du lapsus auditif ; l’oubli […] ; enfin, le geste manqué 7. » Voilà les seules occurrences dans l’œuvre freudienne du signifiant Verhören qui prend du coup valeur d’apax (ou de double apax) 8. Plus encore, il est remarquable que pas un exemple historique ou cas concret ne soit fourni par Freud pour illustrer ce genre de lapsus, alors même que foisonnent les exemples d’erreurs d’écriture, de lecture, d’articulation et de tout autre type d’acte manqué spécifié par lui. L’Index des actes manqués et des actions symptomatiques de la Gesammelte Werke 9 recense ainsi une longue liste de tous ces cas concrets de formations de l’inconscient, mais il n’y est mentionné absolument aucun exemple de Verhören. Pas un. D’ailleurs, J. Laplanche et J.-B. Pontalis reproduisent l’oubli freudien de 1901 dans leur Vocabulaire de la psychanalyse : le Verhören est curieusement absent de la longue énumération des types de Fehlleistung dressée dans leur article « acte manqué 10 ». Il n’est pas non plus mentionné par E. Roudinesco et M. Plon dans l’article « acte manqué » de leur Dictionnaire de la psychanalyse 11 mais sans doute est-il inclus dans le « etc. » final, ce qui apparenterait plutôt ce choix à celui du Freud de 1916 et à son peu d’intérêt pour le Verhören. Toutefois, dans un troisième ouvrage de référence, L’apport freudien, la rédactrice de l’article « acte manqué » inclut le Verhören dans la liste qu’elle dresse 12. Devant ce silence freudien (cette gêne ?), on poursuivra ici quatre objectifs : construire le Verhören comme catégorie d’acte manqué de façon satisfaisante et à l’aide d’exemples ; montrer son intérêt théorique ; discu7. 8. 9. 10. 11. 12. Ibid., p. 87. J’ai utilisé à cette fin de recension le tome XVIII de la G.W., le Gesamtregister. Register der Fehlleistungen und Symptomhandlungen, G.W. XVIII. « La langue allemande met en évidence ce qu’il y a de commun dans tous ces ratés par le préfixe ver– qu’on retrouve dans das Vergessen (oubli), das Versprechen (lapsus linguae), das Verlesen (erreur de lecture), das Verschreiben (lapsus calami), das Vergreifen (méprise de l’action), das Verlieren (fait d’égarer un objet) », J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1998, p. 6. « Dans ses Conférences d’introduction à la psychanalyse, [Freud] fera d’ailleurs remarquer que cette unité [entre les actes manqués] est mise en évidence dans la langue allemande par le préfixe ver commun à tous les mots désignant ces « accidents » : das Vergessen (l’oubli), das Versprechen (lapsus linguae), das Vergreifen (méprise de l’action), das Verlieren (le fait d’égarer un objet), etc. », M. Plon et E. Roudinesco, Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit., p. 860. « Il s’agit en fait d’un acte où le corps est en jeu (fausse lecture, fausse audition, ne pas retrouver un objet, pertes) dans un instant donné ou d’un acte de parole ou d’écrit remplacé par un autre. » Si la disjonction énoncée par l’auteur semble enlever au Verhören sa qualité d’« acte de parole », la suite de l’article corrige cette impression : « Ces actes ont une fonction de langage doublement : ils témoignent tout d’abord de la mise au jour d’un désir inconscient ; en même temps, ils répondent d’un inconscient structuré comme un langage (condensation, déplacement, métaphore, métonymie) et peuvent à ce titre être décryptés comme un message. » M. Andrès, dans P. Kaufmann (sous la direction de), L’apport freudien, Paris, Larousse-Bordas, 1998, p. 4. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES 228 • Essaim n° 11 Psychopathologie de la vie quotidienne… • 229 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Commençons par donner quelques exemples : Untel, dont le père est saoudien, entend l’énoncé que lui adresse un ami « tiens camarade, donnemoi du champagne » sous la forme modifiée : « Eh toi l’arabe, donne-moi du champagne. » Ailleurs, une jolie jeune femme annonce en souriant à un collaborateur d’une quarantaine d’années avec qui elle s’entend bien : « Je me marie en juillet. » Comme il répond : « Ah bon, pourquoi ? » avec un air interloqué, elle répète sa phrase et le malentendu se dissipe en s’énonçant : l’homme avait compris : « Je me barre en juillet »… C’est sans doute qu’aux yeux d’un prétendant plus ou moins avoué, une jeune femme charmante qui se marie, non seulement ça interroge narcissiquement (« Ah bon, pourquoi (pas avec moi) ? »), mais c’est aussi une jeune femme qui s’éloigne et s’interdit – elle « se barre » sexuellement, au moins pour un temps… Un troisième exemple est rapporté par une journaliste. Dans un article intitulé « L’espoir, comme une traînée de poudre », elle raconte comment 3 000 personnes qu’on a coutume d’étiqueter du simple signifiant « sanspapiers » se sont rassemblées devant la Bourse du travail, à Paris, espérant leur inscription sur une hypothétique liste débouchant sur leur hypothétique régularisation. La journaliste décrit la cohue, la file d’attente : « Toute personne munie d’un papier et d’un stylo provoque la confusion. “Vous faites les inscriptions ?” On explique qu’on est journaliste. Les oreilles entendent : “Vous faites la liste 13 ?” » Un mari parle à sa femme de son plaisir de passer ses journées dans une certaine bibliothèque. Il précise : « En plus, je pique nique là-bas. » Elle entend – le désir derrière l’énoncé ? – : « En plus, je peux niquer là-bas. » Un touriste français en Italie se plaint au serveur que son caffè freddo est imbuvable car beaucoup trop sucré. Le serveur refuse de remplacer la boisson et, devant l’insistance du touriste, il demande ironiquement : « Non fa male ? » (« ça ne fait pas mal ? »). Le client, énervé par le refus et l’ironie qu’il pressent, entend « non fémale ? », qu’il traduit immédiatement et sauvagement par « (tu n’es) pas une femelle ? ». Seule l’énormité de l’énoncé perçu, qui le rend improbable, permet au touriste de comprendre dans un deuxième temps ce qui a été réellement prononcé (il n’en sera vraiment sûr 13. C. Rotman, « L’espoir, comme une traînée de poudre », Libération, 3 septembre 2002, p. 2. La dernière phrase de l’extrait cité condense maladroitement deux moments distincts du Verhören : le moment du malentendu proprement dit, lorsque « les oreilles entendent » mal, et le moment suivant, de confirmation/dissipation, lorsque le sujet du lapsus demande s’il a bien compris (d’où l’énigmatique point d’interrogation en fin de proposition). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES ter ses traductions possibles en français ; enfin, tenter de comprendre pourquoi Freud l’oublie quand il rédige la Psychopathologie et le néglige dans l’Introduction. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES que dans un troisième temps, après avoir vérifié dans un dictionnaire que l’équivalent italien du mot « femelle » n’est pas « fémale » ni « famale », mais « femmina » !). Tout comme le lapsus linguae pour Brantôme 14, le malentendu n’a pas de secret pour les scénaristes et dialoguistes de séries télévisées : dans un épisode de Friends, Rachel assène à Ross : « Rien n’arrivera jamais entre nous. Accept that (accepte-le). » Il répond d’un air heureux : « Except that… except that what ? (excepté… excepté quoi ?) » Un dernier exemple (nettement plus chic) de malentendu littéraire peut être trouvé dans La prisonnière de Proust. Il s’agit d’un cas-limite de Verhören puisque la matérialité signifiante du message énoncé n’est pas déformée à la réception mais renvoyée à un autre signifié. Dans ce roman, Albertine déjoue régulièrement la surveillance du narrateur pour satisfaire avec d’autres son appétit sexuel, et ce grâce à la complicité très active du propre chauffeur du narrateur, pourtant chargé de surveiller la demoiselle. Ce chauffeur fait ainsi fonction d’entremetteur aux yeux du narrateur, qui le sait sans le savoir. Proust écrit : « J’avais perdu dans ce sommeil, quoique bref, une bonne partie des cris où nous est rendue sensible la vie circulante des métiers, des nourritures de Paris. Aussi, d’habitude […] je m’efforçais de m’éveiller de bonne heure pour ne rien perdre de ces cris […]“À la crevette, à la bonne crevette, j’ai de la raie toute en vie, toute en vie. – Merlans à frire, à frire. – Il arrive le maquereau, maquereau frais, maquereau nouveau. Voilà le maquereau, mesdames, il est beau le maquereau. – À la moule fraîche et bonne, à la moule !” Malgré moi, l’avertissement : “Il arrive le maquereau” me faisait frémir. Mais comme cet avertissement ne pouvait s’appliquer, me semblait-il, à mon chauffeur, je ne songeais qu’au poisson que je détestais, mon inquiétude ne durait pas 15. » Chacun de ces exemples confirme la définition freudienne : le sujet du Verhören « entend de travers quelque chose qu’on lui dit […] bien sûr sans qu’intervienne une perturbation organique de sa faculté auditive 16 ». Le dernier exemple est plus problématique mais on y reviendra en précisant le phénomène de l’entendre-de-travers. On peut déjà remarquer que les mots transformés dans l’énoncé reçu présentent une certaine homophonie avec ceux de l’énoncé émis. Les sons consonantiques sont souvent ceux qui tra14. 15. 16. Freud cite l’écrivain français Brantôme (1572-1614), grand précurseur de l’analyse du lapsus : « Si ay-je cogneu une très belle et honneste dame de par le monde, qui, devisant avec un honneste gentilhomme de la cour des affaires de la guerre durant ces civiles, elle luy dit : “J’ay ouy dire que le roy a faict rompre tous les c… de ce pays-là.” Elle vouloit dire les ponts. Pensez que, venant de coucher d’avec son mary, ou songeant à son amant, elle avait encor ce nom frais en la bouche ; et le gentilhomme s’en eschauffer en amours d’elle pour ce mot » (Psychopathologie de la vie quotidienne, traduit par S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1977, p. 89). M. Proust, La prisonnière, Paris, Gallimard, 1989, p. 117. S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 31. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES 230 • Essaim n° 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES versent et se conservent (« tiens » et « toi », « pique » et « peux », « accept » et « except » etc.), quoiqu’ils se transforment aussi parfois l’un en l’autre (le d de « camarade » qui devient le b de « arabe »). Il arrive que la transformation soit minime mais significative, grâce à l’ajout ou la déformation d’un phonème (« nique » et « niquer », « fa male » et « fémale »). Seul un segment du signifiant peut être saisi (« journaliste » et « liste »). La transformation est parfois plus radicale, avec conservation d’un noyau phonique, suppression et ajout de plusieurs autres phonèmes (« m-ar-ie » et « b-arre »). Ces différentes opérations peuvent se combiner (« camarade » devient « arabe » par suppression des deux phonèmes k et m, conservation du noyau ara, substitution de la labiale b à la dentale d). Ainsi, le matériel signifiant émis donne au substitut distordu, dans une mesure très variable, les conditions de sa fabrication, à la manière dont Freud décrit la formation du calembour ou « mot d’esprit fondé sur des sonorités » (Klangwitz 17). L’hypothèse freudienne déjà largement confirmée d’une unité des modes de production des phénomènes psychiques se trouve donc également validée dans le cas du Verhören, tout comme sa version lacanienne : « C’est bel et bien le mécanisme ou le métabolisme du signifiant qui est au principe et au ressort des formations de l’inconscient 18. » Avant d’aller plus loin, une prudence toute freudienne oblige à signaler que certaines conditions plus ou moins extérieures sont propices à la survenue d’un Verhören : les nuisances sonores, l’état général du sujet, son degré de fatigue ou d’inattention… Surtout, comme le montrent les troisième et cinquième exemples précédents, il est probable que les langues étrangères constituent un terrain propice au Verhören, à raison inverse de leur degré de familiarité pour le sujet. Freud notait déjà que « le vocabulaire usuel de notre langue maternelle semble, dans les limites du fonctionnement normal de nos facultés, préservé contre l’oubli [tandis qu’il en est] autrement des mots appartenant à des langues étrangères 19 ». Dans le cas du Verhören on suppose que, ne pouvant pratiquer un certain automatisme de découpe du matériel signifiant propre à lalangue maternelle, le récepteur a tôt fait d’aimanter le matériel signifiant équivoque qu’il perçoit à celui qui le tracasse au moment de l’énonciation 20. 17. 18. 19. 20. S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, traduit par D. Messier, Paris, Gallimard, 1988, p. 104-108. J. Lacan, Les formations de l’inconscient (1957-1958), Paris, Le Seuil, 1998, p. 36-37. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., p. 13. « Il est frappant – vous le constaterez facilement pour peu que vous ayez l’expérience d’une langue étrangère – que vous discernez beaucoup plus facilement les éléments composant du signifiant dans une autre langue que la vôtre propre. Quand vous commencez d’apprendre une langue, vous vous apercevez de relations de composition entre les mots que vous omettez dans votre propre langue. Dans votre langue, vous ne pensez pas les mots en les décomposant en radi- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Psychopathologie de la vie quotidienne… • 231 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES La question est maintenant de savoir ce qui distingue le Verhören des autres types d’actes manqués et en quoi sa spécificité est intéressante. Essentiellement, cette différence tient à la nécessité pour l’apercevoir de déplacer la focale à l’intérieur du schéma classique de la communication de l’émetteur vers le récepteur. Recevant un message énoncé, le sujet s’en fait l’interprète, le répétant mentalement, l’intégrant à son monologue intérieur, à sa chaîne signifiante propre et ininterrompue 21. Dans son séminaire sur Les structures freudiennes des psychoses (1955-56), Lacan dit : « Nous savons que la parole est toujours là, articulée ou pas, présente, à l’état articulée, déjà historisée, déjà prise dans le réseau des couples et des oppositions symboliques […] Si nous admettons l’existence de l’inconscient tel que Freud l’articule, nous devons supposer que cette phrase, cette construction symbolique, recouvre de sa trame tout le vécu humain, qu’elle est toujours là, plus ou moins latente […] Ce langage, nous pourrions l’appeler intérieur, mais cet adjectif fausse déjà tout. Ce monologue soi-disant intérieur est en parfaite continuité avec le dialogue extérieur, et c’est bien pour cette raison que nous pouvons dire que l’inconscient est aussi le discours de l’autre 22. » Les mêmes paroles de Lacan peuvent être transcrites différemment : « Ce monologue intérieur est en parfaite continuité avec le dialogue extérieur, et c’est bien pour cela que nous pouvons dire que l’inconscient est aussi le discours de l’Autre 23[…] » Dans le cas du Verhören, ces deux versions tressées dans l’équivoque sont non décidables, non séparables : le discours de l’autre, l’énoncé qu’il émet, est frappé et modifié, parasité, rapté par le discours de l’Autre. En cela, le lapsus auditif dévoile le tissage de la phrase « intérieure » entre A, a, a’ et S. Surtout, il révèle la réception comme acte d’énonciation à part entière, soumise du coup à la même propension au ratage, à la méprise, à l’expression d’une pensée inconsciente. L’intérêt théorique de ce type de formation de l’inconscient est donc essentiellement de mettre en lumière le fait, facilement négligé, que la réception du message articulé est un acte d’énonciation au même titre que l’émission de ce message. L’oubli freudien et le désintérêt persistant pour le 21. 22. 23. cal et suffixe, alors que vous le faites de la façon la plus spontanée quand vous apprenez une langue étrangère. C’est pour cette raison qu’un mot étranger est plus facilement fragmentable et utilisable dans ses éléments signifiants, que ne l’est un mot quelconque de votre propre langue. Ce n’est là qu’un élément adjuvant de ce processus, qui peut aussi bien se produire avec les mots de votre propre langue, mais si Freud a commencé [la Psychopathologie de la vie quotidienne] par l’oubli d’un nom étranger, c’est parce que l’exemple était particulièrement accessible et démonstratif », J. Lacan, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 57-58, je souligne. Sur ce point, le lapsus auditif n’est peut être pas très différent du lapsus de lecture. Les lignes qui suivent essayent cependant de montrer l’enseignement singulier qu’on peut tirer du Verhören. J. Lacan, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 126-128. J. Lacan, Les structures freudiennes des psychoses, publication interne de l’Association freudienne internationale, p. 202. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES 232 • Essaim n° 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Verhören nous font dire ainsi, dans le sillage de la phrase de Lacan 24 : « Qu’on entende (comme fait (d’énonciation)) reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. » Le rejeton que nous produisons de l’aphorisme lacanien vise à rappeler l’essence énonciative de l’entendre, soit à affirmer trivialement : entendre c’est dire. C’est bien ce que le Verhören nous contraint à observer. Pour autant, entendre et dire ne sont pas réductibles au même : « Entendre, au sens propre, appartient au Logos […] Comme tel, le véritable entendre des mortels est en quelque sorte la même chose que le Logos. Et pourtant […] il n’est absolument pas la même chose que lui. Il n’est pas lui-même le Logos lui-même 25. » Ce rapport d’appartenance, d’identité et de différence, sonne comme une singularité topologique : le dire et l’entendre sont liés comme deux pseudo-faces d’un même ruban de Moëbius : le Logos. On doit ici donner le texte allemand du début de la citation car le radical et les sonorités des mots utilisés nous intéresseront au long de ces lignes : « Das eigentliche Hören gehört dem Logos 26. » Heidegger joue sur les signifiants hören (entendre) et gehören (appartenir). Lacan traduit cette phrase comme suit : « Ce qui est d’ouïr à proprement parler est du registre du Logos 27. » On peut s’amuser à constater que Lacan, traduisant hören par ouïr, fait écho au « caractère inouï 28 » (unerhört) à l’époque de Freud de la causalité sexuelle des névroses, causalité que Freud entendit le premier, en précurseur de l’ouïr du jouir ! Si on aborde maintenant la question de la traduction du Verhören, l’invité absent à la table de la Psychopathologie de la vie quotidienne, on voit tout de suite que l’expression « fausse audition » proposée par Jankélévitch dans l’Introduction à la psychanalyse n’est pas très satisfaisante. On perd avec elle différents éléments de signification : l’erreur de réception est un acte à part entière et le mot « audition » pêche par sa connotation passive, purement réceptrice (« avoir une bonne/mauvaise audition ») ; la transforma24. 25. 26. 27. 28. Lacan écrit en 1972 dans L’étourdit (J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001) : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. Cet énoncé qui paraît d’assertion pour se produire dans une forme universelle, est de fait modal, existentiel comme tel : le subjonctif dont se module son sujet, en témoignant » (p. 449). Si la phrase de Lacan a à charge de rappeler que « le dire reste oublié derrière le dit », celle qui la suit rappelle de la première « que son énonciation est moment d’existence » dont l’usage du subjonctif fait preuve. Elle la rappelle ainsi « non pas tant à la mémoire que, comme on dit : à l’existence » (p. 450). Six mois plus tard, Lacan donne un nouveau tour à la dialectique entre dire et existence en affirmant de la seconde qu’elle est « ce dont seul le dire est témoin » (J. Lacan, « Postface au Séminaire XI », dans Autres écrits, op. cit., p. 506). Ajouterait-on pour faire pendant complet que, de l’existence, seul l’entendre est témoin ? M. Heidegger, Essais et conférences, traduit par A. Préau, Paris, Gallimard, 1992, p. 262. M. Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Verlag Günther Neske, 1990, p. 209. M. Heidegger, « Logos », traduit par J. Lacan, dans La psychanalyse, vol. 1, Paris, PUF, 1956, p. 69. E. Porge, Freud Fliess. Mythe et chimère de l’auto-analyse, Paris, Economica, 1996, p. 21-22. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Psychopathologie de la vie quotidienne… • 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES tion du message qu’est le Verhören ressort entièrement du champ de la signification et « audition » n’en rend pas suffisamment compte (ce que le mot « entendre » rend bien par son équivoque) ; enfin, l’expression « fausse audition », qui certes le partage avec l’expression « acte manqué » pourtant réussi, masque le fait que si le Verhören a trait à l’erreur (à l’erroné), il n’est pas à situer dans le domaine du faux puisqu’il énonce une vérité. Ainsi, ce que Jankélévitch traduit par « fausse audition » est non seulement une vraie énonciation, mais encore l’énonciation d’une vérité. Quant à la « méprise » proposée par le groupe de traduction de Laplanche (« méprise d’audition »), elle présente l’avantage via le préfixe « mé » et à l’instar du préverbe allemand « ver » de constituer une communauté entre (pas)tous les signifiants d’une psychopathologie de la vie quotidienne 29. Pour autant, cet avantage semble assez dérisoire face à l’abandon du terme « lapsus » qu’il induit. Outre qu’il est généralement devenu d’un usage reconnu et répandu, appartenant au fonds commun de la terminologie analytique, le terme « lapsus » colle particulièrement bien au Verhören en ce qu’il connote par son étymologie l’événement/avènement d’une parole qui tombe (juste), l’irruption d’une vérité énoncée contre le gré. La traduction proposée par Cambon (« lapsus auditif ») semble donc finalement la plus heureuse. Cependant, si l’on souhaitait intégrer au signifiant français la tonalité agressive et persécutive souvent présente dans le Verhören, les termes malentendu ou mésentente pourraient être retenus. Cette possibilité de traduction laisse d’ailleurs deviner un début de réponse à notre dernière question : pourquoi Freud a-t-il oublié puis négligé le Verhören ? La première hypothèse est biographique, la seconde plus théorique, sans que nous désespérions de pouvoir nouer les deux, à la manière dont se nouent la psychanalyse en extension et en intension. L’hypothèse biographique consiste à supposer l’incidence de la relation Freud-Fliess sur l’absence du Verhören dans la Psychopathologie de la vie quotidienne. Avant d’étayer cette hypothèse, on peut commencer par remarquer que c’est dans la correspondance avec Fliess que l’intérêt de Freud pour l’oubli et les actes « fortuits » est repérable pour la première fois, dès 1897 30. Ensuite, la rédaction de la Psychopathologie 31 commence dans le deuxième semestre de l’année 1900, soit immédiatement après la rencontre 29. 30. 31. Cf. A. Bourguignon, P. Cotet, J. Laplanche, F. Robert, Traduire Freud, Paris, PUF, 1999, p. 113-116. F. Cambon argumente son opposition à ce choix de traduction dans la notice terminologique des Conférences d’introduction à la psychanalyse déjà citées (p. 598-599). Cf. préface de L. Kahn, dans S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Gallimard, 1997, p. 11 et 17. Freud intègre à ce manuscrit la version modifiée de deux articles déjà publiés par la Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, l’un en 1898 (« Zum psychischen Mechanismus der Vergeßlichkeit ») et l’autre en 1899 (« Über Deckerinnerungen »). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES 234 • Essaim n° 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES où la relation entre les deux amis bascule et commence à s’éroder (juillet 1900). Cette rédaction se termine aux environs de février 1901. La première publication du manuscrit en deux livrets par la Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie date de juillet et août 1901 et coïncide avec une flambée de reproche que Fliess adresse à Freud. Enfin, l’année de publication sous forme de livre est celle où la correspondance avec Fliess s’interrompt (1904). Ce tressage entre rédaction, publication et désagrégation du lien Freud-Fliess se lit sur fond d’un réseau de signifiants liés par la lettre, susceptibles de nous mettre la puce à l’oreille. Jusqu’en 1900, période à la fois féconde et troublée, « Freud est constamment en éveil, habité par des découvertes qui en un certain sens le dépassent. C’est parce que cela lui arrive en partie malgré lui qu’il doit en faire part à quelqu’un. Fliess est ce quelqu’un qui accepte de l’entendre et l’encourage à franchir les obstacles 32 ». Fliess, l’oto-rhinologue, est à cette époque l’interlocuteur intime et « scientifique » de Freud, le public 33 indispensable à la poursuite de son travail. Il est le récepteur (hörer) de l’œuvre freudienne, de ses découvertes inouïes (unerhört) jusqu’alors. Freud a besoin de cet autre, il a besoin que ses travaux trouvent auprès de lui un accueil favorable (Gehör finden). De ce fait, il est possible qu’il ressente à l’égard de son ami une trop grande dépendance (Hörigkeit). D’autant plus qu’il s’affronte à la passion de l’ignorance de ses contemporains en matière de causalité sexuelle, à leur « n’en rien vouloir savoir » (nichts hören wollen von den). Cette position subjective particulière de découvreur ou de « conquistador 34 » place Freud dans le fantasme, et d’une certaine façon dans le réel, en marge du corps scientifique et médical, à sa bordure, hors de lui comme n’y appartenant pas (nicht dem gehörend 35). Évidemment, sa position est paradoxale car il reste soumis à l’idéal de la science. Fliess vient alors prendre place dans son travail comme objet de transfert, lieu d’adresse, second membre d’une communauté scientifique à laquelle tous deux appartiennent (gehören). On sait l’habitude qu’avaient les deux amis de baptiser leurs rencontres « congrès 37 », nomination qui démontre assez l’importance de cette idée de communauté scientifique à deux membres. Ces congrès viennent ponctuer une relation essentiellement épistolaire, inscrite par là même dans un rapport étroit à la 32. 33. 34. 35. 37. E. Porge, Freud Fliess, op. cit., p. 18, je souligne. Freud utilise ce mot dans sa lettre à Fliess du 19 septembre 1901. Cf. lettre à Fliess du 1er février 1900, citée par E. Porge, Vol d’idées ? Wilhelm Fliess, son plagiat et Freud, Paris, Denoël, 1994, p. 53. Sur cette exclusion/inclusion de la communauté scientifique, le récit que fait Freud de ses démêlés avec la Société de philosophie de Vienne est tout à fait instructif (et amusant). Il se termine d’ailleurs par ces mots : « Telle est à Vienne, la vie scientifique ! » (lettre à Fliess du 15 février 1901). Sauf indication contraire, les lettres à Fliess que je cite sont traduites par A. Berman et extraites de S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1996. Cf. par exemple la lettre à Fliess du 10 juillet 1900. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Psychopathologie de la vie quotidienne… • 235 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES locution : von sich hören lassen (donner de ses nouvelles). On en retrouve des variantes dans les formules finales de plusieurs lettres de Freud 38. Parmi ces rencontres, celle d’août 1900 au lac d’Achen marque une scansion décisive. Ce « congrès », le dernier, est l’occasion de leur grand malentendu, celui qui signe le « tournant décisif 39 » dans leur relation. Que s’est-il passé durant ce séjour à Achensee ? Les versions divergent considérablement. Freud fait état de « discussions très vives sur des questions scientifiques » et de son oubli de la priorité de Fliess quant à l’importance de la notion de bisexualité 40. Quant à Fliess, il racontera avoir subi une réaction très hostile de Freud et même une tentative d’assassinat 41 ! Il écrit en 1906 : « En raison de ce qui s’était produit au lac d’Achen (été 1900) je me suis éloigné de Freud sans dire mot et j’ai laissé notre correspondance régulière s’éteindre. Depuis ce moment-là, Freud n’a plus rien entendu [gehört] de ma part sur mes découvertes scientifiques 42[…]. » Pour Freud, le « point-limite 43 » est atteint plus tard, soit 1901, date de publication de la Psychopathologie. Il écrit en juillet 1904 : « Tu n’as plus montré d’intérêt dans les dernières années – la Vie quotidienne est la limite pour ça – ni pour moi ni pour les miens ou pour mes travaux 44. » Les dates données par chacun pour situer le moment de bascule de leur amitié (août 1900 – juillet 1901) enserrent la période de production de la Psychopathologie (rédaction et publication). Dans les lettres qui suivent la rencontre houleuse d’Achensee, Freud mentionne son ouvrage en cours, par exemple dans celle d’octobre 1900 : « Je deviens distrait comme un vrai professeur tout en rassemblant les matériaux pour la psychopathologie de la vie quotidienne 45. » Il fait parfois explicitement mention de la dégradation de leur bonne entente. Ainsi, en février 1901, quelques lignes avant d’annoncer la fin prochaine de son manuscrit, il écrit : « Les congrès eux-mêmes sont devenus des survivances du passé. Je […] suis devenu, comme tu me l’écris, 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. J’ai recensé plus d’une trentaine d’occurrences de cette expression ou de ses variantes dans la correspondance publiée en allemand. Environ la moitié concerne des lettres écrites en 1900 et 1901. En guise d’exemple, celle du 14 septembre 1900 se termine par « […] in der Hoffnung, bald viel von Dir zu hören », celle du 7 août 1901 par « Laß etwas von Dir hören ». Cf Sigmund Freud Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904, Francfort, S. Fischer, 1986. E. Porge, Vol d’idées ?…, op. cit., p. 54. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., 1977, p. 154. Cf. E. Porge, Freud Fliess…, op. cit., p. 28. Freud fait erreur quand il date de 1901 cet oubli survenu en août 1900. On pouvait lire dans les versions de la Psychopathologie de 1901 et 1904 : « Un jour de l’été de cette année, j’ai déclaré à mon ami Fl. […] ». Cette entame devient dans les versions ultérieures : « Un jour de l’été 1901, j’ai déclaré à un ami […] ». Cf. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., 1997, p. 246. Cf. E. Porge, Vol d’idées ?…, op. cit., p. 54-57. W. Fliess, « Pour ma propre cause », traduit par E. Porge dans Vol d’idées ?…, op. cit., p. 255-256. E. Porge, Vol d’idées ?…, op. cit., p. 234. Lettre du 27 juillet 1904, citée et traduite par E. Porge, dans ibid., p. 234. Lettre du 14 octobre 1900. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES 236 • Essaim n° 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES entièrement étranger à ce que tu fais toi-même 46. » On peut lire également dans sa lettre du 7 août 1901 : « Il est impossible de nous dissimuler que, toi et moi, nous nous sommes éloignés l’un de l’autre 47. » Presque immédiatement après ce triste constat, Freud énonce sans détour l’implication de l’objet Fliess dans l’écriture de la Psychopathologie : « Il y a dans ce livre des tas de choses qui te concernent, des choses manifestes pour lesquelles tu m’as fourni des matériaux et des choses cachées dont la motivation t’est due […] Quelle que soit la valeur durable de cet ouvrage, tu y trouveras la preuve du rôle que tu as, jusqu’à présent, tenu dans ma vie 48. » Quelles sont ces choses cachées ? Est-ce la motivation de les cacher qui est due à Fliess ? Il est certes peu probable que l’allusion porte directement sur le Verhören, car alors cette catégorie aurait pu être mentionnée voire ajoutée à la Psychopathologie 49 dès la rupture avec Fliess consommée. En tout cas, le mystère de cette allusion freudienne souligne l’intrication de la relation avec Fliess dans l’élaboration de la Psychopathologie et vient du coup étayer notre première hypothèse. La deuxième et dernière hypothèse a trait à la théorie et à la pratique psychanalytique elle-même. La question devient : en quoi le Verhören peutil être gênant, pratiquement et théoriquement, pour le fondateur de la psychanalyse ? Notre idée est qu’il existe une trop grande proximité entre l’écoute qui fonde la pratique de l’analyste et le Verhören pour qu’un développement emphatique sur ce dernier n’ait pas porté préjudice à la science naissante elle-même. Le plus simple est de partir d’un des exemples de lapsus auditif qu’on a déjà donné. Lorsque son mari se réjouit de pouvoir pique-niquer en bibliothèque, la femme entend qu’il est heureux de pouvoir y niquer. Il y va là de son inquiétude compréhensible, mais pas seulement, ou plutôt pourquoi s’inquiète-t-elle ? Sans doute en raison de ses propres désirs, qui déterminent comme on le sait et pour partie les désirs supposés au mari. Mais surtout, comme tous les signifiants, ceux utilisés par le mari prêtent à confusion, ils sont intrinsèquement équivoques et en cela ils peuvent révéler son désir à lui. Le Verhören a ici valeur d’interprétation, pourtant il n’en est pas une. Sans doute l’acte analytique (ponctuation, scansion, interprétation…) nécessite-t-il la saisie préalable des deux (ou plus) messages noués dans l’équivoque, tandis que « l’écoute vide » ou « l’entendu vide » (de la communication usuelle, informative) et le lapsus auditif n’en saisissent qu’un seul (et pas le même). 46. 47. 48. 49. Lettre du 15 février 1901. Lettre du 7 août 1901. Lettre du 7 août 1901, je souligne. Comme ce fut le cas du chapitre 3 sur l’oubli de noms et de suites de mots (ajouté en 1907) ou du chapitre 8 sur les actes manqués et symptomatiques (ajouté en 1910). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Psychopathologie de la vie quotidienne… • 237 238 • Essaim n° 11 On peut formuler algébriquement cela avec : – « f » désignant la découpe signifiante opérée par le récepteur ; – « m », « m’ » et « m’’ » les messages émis ou reçus, décomposables en « S », « S’ » et « S’’ » comme matériels acoustiques perçus et « s », « s’ » et « s’’ » comme signifiés accolés rétroactivement à chacun d’eux ; – « Λ » le symbole logique de la conjonction. L’entendu vide/usuel de la communication courante s’écrit alors : f(m) = m Le malentendu/Verhören s’écrit : avec : m = S s f(m) = m’ soit S S' f = avec s ≠ s' et S ≈ S' (homophonie relative ) 50 s' s Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Ainsi, il y aurait eu « entendu analytique » si la femme avait saisi l’énoncé du mari avec l’accentuation suivante : « En plus, je pique-nique làbas. » Elle aurait saisi l’équivoque du signifiant et non un seul de ses sens. Si le Verhören, littéralement l’entendre-de-travers, est la condition de possibilité de l’acte analytique, on peut dire que l’analyste le pratique avec nécessité et assiduité. Pour tout dire, il est son fer de lance, son savoir-yfaire, ce savoir-faire qui lance la chaîne associative de l’analysant à partir de l’équivoque, qui la fait courir, running : il est son savoir-faire-au-run, son savoir-faire hören, son savoir-verhören. Mais dès lors, il y a danger. La proximité manifeste entre interpréter et entendre-de-travers laisse le champ libre à la résistance : « Vous avez l’esprit mal tourné », « Vous m’avez mal compris », « Je n’ai pas dit ça », « Ce n’est pas ça que j’ai voulu dire », bref, toutes sortes de choses auxquelles Freud n’a cessé de se confronter. Et si on affirme, explique, développe par l’exemple et publie que le Verhören est un acte manqué qui informe le sujet qui le commet sur son désir, que le sujet du Verhören projette son désir dans 50. On voit avec cette écriture que si le Verhören est un effet de signifiant, soit du glissement de S à S’, le matériel acoustique reste relativement homophonique. A la limite, S et S’ peuvent être identiques. Le trait essentiel d’identification réside donc finalement dans le glissement de s à s’ : c’est l’opposition des signifiés qui permet d’identifier le malentendu, même si celui-ci trouve « son principe et son ressort » dans « le métabolisme du signifiant » (Cf. note 18). L’exemple du « maquereau de Proust » est donc bien un cas-limite de Verhören (à ne pas confondre avec la madeleine du même nom !). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES Et le savoir-verhören de l’analyste a pour formule : f(m) = m Λ m’ (éventuellement : Λ m’’…). Psychopathologie de la vie quotidienne… • 239 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES 51. Il est possible que Fliess ait adressé ce reproche à Freud dès la rencontre d’août 1900 (cf. E. Rodrigué, Le siècle de la psychanalyse, Paris, Payot, 2000, t. 1, p. 340). Et même si le reproche ne fut pas exactement formulé ou explicité à cette date, on peut penser que « le fantôme du liseur de pensées a probablement commencé à prendre consistance en 1900, à la rencontre du lac d’Achen […] » (E. Porge, Vol d’idées ?…, op. cit., p. 237). Autant dire que la Psychopathologie fut rédigée par Freud avec ce fantôme dans le placard ! Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.150.223.73 - 18/10/2019 13:40 - © ERES l’énoncé qu’il reçoit, comment se défendre ensuite de ne pas projeter soimême, fondateur de la psychanalyse, ses propres tendances là où on lit celles des autres ? Mettre en avant une formation de l’inconscient comme le Verhören au moment de la naissance de la psychanalyse, c’était fournir aux détracteurs une objection toute trouvée – quoique évidemment paradoxale – à sa propre théorie. C’est que Freud s’était déjà frotté à l’accusation si pénible pour lui d’être un Gedankenleser, un liseur-de-pensées, celui dont on dit qu’il « ne fait que projeter sur l’autre ses propres pensées ». Qui donc d’ailleurs lui avait fait ce reproche ? Wilhelm Fliess bien sûr, dans une lettre adressée à Freud en juillet 1901 51.