Calenge Idéologie verte

Telechargé par Oscar Ricou
Communications
Idéologie verte et rhétorique paysagère
Mr Christian Calenge
Résumé
L'analyse des divers documents d'urbanisme et d'aménagement des territoires montre à l'évidence une prégnance
croissante du « vert » dans les cartes et du vocabulaire végétal et paysager dans les textes. Il y a incontestablement là
une forme de discours « politiquement correct » et thaumaturge face aux maux des villes et aux difficultés de l'action
urbaine. Prendre ce discours au sérieux peut permettre d'identifier des gestes urbanistiques en fait divergents, mais qui
semblent aller souvent vers une dissolution de la ville « en nature ».
Citer ce document / Cite this document :
Calenge Christian . Idéologie verte et rhétorique paysagère. In: Communications, 74, 2003. Bienfaisante nature. pp. 33-
47;
doi : 10.3406/comm.2003.2127
http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2003_num_74_1_2127
Document généré le 06/03/2018
Christian
Calenge
Idéologie
verte
et
rhétorique
paysagère
Après
avoir
marché
sept
jours
à
travers
bois,
celui
qui
va
à
Baucis
ne
réussit
pas
à
le
voir,
et
il
est
arrivé.
Des
perches
qui
s'élèvent
du
sol
à
grande
distance les
unes
des
autres
et
se
perdent
au-dessus
des
nuages
soutiennent
la
ville.
On
y
monte
par
de
petits
escaliers.
Les
habitants
se
montrent
rarement
à
même
le
sol
:
ils
ont
déjà
là-haut
tout
le
nécessaire
et
ils
préfèrent
ne
pas
descendre.
Rien
de
la
ville
ne
touche
terre
en
dehors
de
ces
longues
pattes
de
phénicoptère
sur
lesquelles
elle
s'appuie
et,
les
jours
il
y
a
de
la
lumière,
d'une
ombre
dentelée,
anguleuse,
qui
se dessine
sur
le
feuillage.
On
fait
trois
hypothèses
sur
les
habitants
de
Baucis
:
qu'ils
haïssent
la
Terre
;
qu'ils
la
respectent
au
point
d'éviter
tout
contact
avec
elle
;
qu'ils
l'aiment
telle
qu'elle
était
avant
eux,
et
que,
s'aidant
de
longues-vues
et
de
télescopes
pointés
vers
le
bas,
ils
ne
se
lassent
pas de
la
passer
en
revue,
feuille
par
feuille,
rocher
par
rocher,
fourmi
par
fourmi,
y
contemplant fascinés
leur
propre
absence1.
Aux
trois
hypothèses
d'Italo
Calvino,
nous
pouvons
imaginer
faire
correspondre
trois figures
connues
:
l'adepte
du
Mouvement
moderne,
suspect
d'avoir
sinon
haï,
du
moins
négligé
et
méprisé
la
nature
;
l'écologiste
radical,
pour
qui
la
nature
doit
rester
un
sanctuaire
protégé
de
la
foule
;
le
nostalgique
rêvant
d'une
Arcadie heureuse
ou
d'un
paradis
perdu...
Mais
aujourd'hui
surgit
peut-être
la
figure
nouvelle
du
citadin
désireux
de
voir
la
nature envahir
la
ville,
au
point
de
la
rendre
invisible...
Le
vert
(et
le
bleu,
souvent
symbole
des
eaux
bénéfiques)
est
devenu
la
couleur
de
la
plus grande
partie
des
documents
d'urbanisme
et
d'aménagement
des
territoires.
Ces
documents
constituent des
matériaux
privilégiés
pour
l'analyse
d'un
discours
qui
s'est
par ailleurs
enrichi
avec la
création
de
nombreux
sites
Internet.
Quelques
exemples,
pour
la
plupart
situés
dans
les
périphéries urbaines
(couronne
parisienne,
banlieues
de
Tours
et
de
Grenoble),
illustreront
l'existence de
la
doxa
paysagère.
33
Christian
Calenge
Une
rhétorique
paysagère.
Ainsi,
la
Ville
de
Grigny,
dans
l'Essonne,
développe
un
Grand
Projet
de
ville
2
qui
cherche
à
définir
une
«
finalité
3
»
aux
actions
urbanistiques
diverses,
déjà
entreprises
ou
à
venir.
Les
objectifs
ne
sont
pas
nouveaux.
Ils
sont
classés
en
«
objectifs
sociaux
»
réduire
le
chômage,
aider
les
personnes en
difficulté,
améliorer
la
sécurité,
rééquilibrer
le
peuplement,
mettre
en
place
un
projet éducatif,
améliorer
la
vie
collective,
etc.
4
»),
en
«
objectifs
économiques
»
(augmenter
le
nombre
d'emplois,
améliorer
les
finances
communales...)
et
en
«
objectifs
urbains
»
(constituer
une
ville
offrant
les
fonctions
que l'on
trouve
généralement
dans
une agglomération
de
25 000
habitants
:
création
d'un
centre-ville,
réalisation
d'équipements
et
d'espaces
publics,
implantation
de
commerces
et
de
services...
;
améliorer
l'accessibilité
et
les
communications
avec
le
reste
de
l'agglomération).
Les
modes
d'action
pour
obtenir
la
meilleure
qualité
de
vie
possible
dans
une
ville
«
normale
»
sont
divers,
mais
la
plupart
portent
sur
un
traitement
paysager
des
espaces
publics.
En
2000
par
exemple,
est
mise
en
chantier
l'esplanade
des
Droits-de-1'Homme
qui
«
relie
et
fédère
plusieurs
équipements
publics
municipaux...
[Elle]
s'inscrit
dans
un contexte
urbain
fort,
elle
est
desservie
par
les
nouvelles voies
de
liaison
du
centre-
ville
avec
les quartiers
de
Grigny
II,
les
quartiers
de
la
Grande-Borne
et
la
zone
d'activité
des
Radars
»
.
Cette
esplanade
sera
«
un
des
points
forts
d'articulation
de
la
trame
verte
»,
et
son
traitement
paysager,
à
la
fois
minéral
et
végétal,
permettra
de
réunifier
«
un
ensemble
jusque-là
disparate
».
Plus
loin,
on
apprend
qu'il
s'agit
de
créer
«
un
mail
piéton,
et
encore
un
grand
espace
libre
traité
en
pelouse
avec
encadrement
d'arbres,
qui
permettra
d'accueillir
différentes
manifestations
festives
et
culturelles
».
Et
surtout,
«
à
terme,
la
trame
verte
articulera
l'ensemble
aux
aménagements
extérieurs
du
centre-ville
».
Dans
ce
premier
exemple,
on
peut
retenir
certaines
figures
presque
classiques
du
discours
«
vert
»
:
la
«
trame
verte
»,
qui
revient
comme
un
leitmotiv
;
l'arbre, multiplié
et
quasi
sacralisé
dans
les
représentations
habitantes
;
le
mail
ou
le
boulevard
dit
«
urbain
»,
qui
succède
en
lieu
et
place
aux
routes
et
rues
principales
d'un
quartier
ou
d'une
ville
;
le
«
préverdissement
»
des
lotissements
;
les
fleurissements
divers
qui
gagnent
le
moindre
espace
urbain,
à
l'image
des
ronds-points.
Tout
l'espace
urbain,
banlieusard
et
périurbain
environnant
est
l'objet
d'actions
et
de
discours
paysagers,
et
aucun
projet
d'aménagement,
aussi
modeste
soit-il,
ne
saurait
oublier
le
«
volet
paysager
»
:
le
Syndicat
intercommunal
de
la
vallée
de
l'Orge
aval
centre
son
activité sur
l'aménagement
des
berges
et
la
mise
34
Idéologie
verte
et
rhétorique
paysagère
en
valeur
d'une
trame
verte
;
le
Syndicat
intercommunal
d'aménagement
de
la
vallée
de
la
Bièvre
veut
faire
«
redécouvrir
la
Bièvre
»
(au
sens
propre
aussi
dans
certaines
communes,
elle
sera
remise
à
ciel
ouvert),
«
maintenir
et
développer
la
faune
et
la
flore.
Les
techniques végétales
de
défense
des
berges
seront préférées
»
°.
Une
trame
verte
«
concrétisera
cette
mise
en
valeur
»,
une
fois
la
Bièvre
«
délivrée
de
ses
pollutions
».
Tout
près
de
là,
la
Ville
d'Athis-Mons
affirme
dans
son
Projet
urbain
global
avoir
«
déjà
une
trame
verte
(les
coteaux,
le
Val
de
l'Orge,
les berges
de
Seine)
».
Elle
veut
transformer
la
RN7
en
«
boulevard
urbain
»,
reconquérir
les
rives
de
la
Seine,
mettre
au
point
un
plan
d'embellissement,
et
valoriser
le
patrimoine architectural
des
maisons
de
banlieue.
encore,
c'est
tout
un
programme
paysager
reposant
sur
le
végétal
et
les
eaux
(mais
incluant
pour
une
fois
l'architecture)
qui
est
chargé
de
fournir
un sens
à
l'action
municipale.
Mise
en
scène
de
la
ville.
Une
réflexion
de
même
nature
est
menée
à
La
Riche,
commune
limitrophe
et
periurbaine
de
Tours.
Elle
s'appuie
sur
une
étude
effectuée
par
une
agence
d'urbanisme,
dont
le
travail
est
pour l'essentiel
à
une
paysagiste6.
Le
Projet
global
de
développement
urbain
ainsi
défini affiche
les
objectifs
de
la
municipalité7, qui
a
notamment
renouvelé
le
POS à
partir
de
ses
prescriptions.-
L'ambition
est
globalement
«de
créer
un
nouveau paysage
communal,
de
mettre
en
scène
la
ville
»
pour
lui
redonner
du
sens.
Cette
commune
offre
en
effet
un
espace
extrêmement
hétérogène
-
sinon
hétéroclite
-,
qui
mêle
des quartiers
de
banlieue
classiques,
des
lotissements
récents,
des
cités
d'immeubles
collectifs
(parmi
les
plus
socialement
stigmatisés
de
l'agglomération),
des
zones
industrielles,
des
exploitations
maraîchères
(en
recul
mais
encore
vivaces),
des jardins
ouvriers
(en
friche
ou
recréés),
des
voies
ferrées
qui
segmentent
le
territoire
communal, des
bâtiments
patrimoniaux
prestigieux
(le
prieuré
de
Saint-Cosme,
repose
Ronsard,
et
ce
qui
demeure
du
château
du Plessis,
résida
longtemps
Louis
XI).
L'ensemble
n'offre
guère
de
logique
ni
d'intelligibilité
:
c'est une
«
mosaïque
un
peu
folle
»
.
En
fait,
la
commune
s'est
développée
depuis
Tours,
par
l'habituelle urbanisation
«
en
doigts
de
gant
»
sur
des
terres
maraîchères
entre
la
Loire
et
le
Cher.
Elle
a
été
morcelée
par
de
lourdes
emprises
ferroviaires,
qui
ont
isolé des
espaces
en
cul-de-sac,
plus
ou
moins marginalisés.
C'est
le
tableau
classique
de
nombre
de
communes
de
banlieue.
Les
friches
(exploitations
maraîchères,
jardins
ouvriers,
fermes
anciennes,
pavillons
et
même
immeubles en
déshérence...)
traduisent
la
déprise
des
lieux
et,
d'une
certaine façon,
l'inef-
35
Christian
Calenge
ficacité
ou du
moins
l'impuissance
des édiles.
Le
passage
récent
de
la
rocade,-
qui
renverse
l'accès
habituel
par
Tours
et
intègre
La
Riche
à
l'ensemble
-
de
l'agglomération,
a
transformé
le
regard
porté
sur
ces
espaces.
Plus
ou
moins
oubliés
(et
vécus
comme
tels),
ils
se
retrouvent
accessibles,
proches, visibles.
La
rocade
«
ouvre
une
nouvelle
façade
urbaine
»,
et
il
va
donc
falloir
«
tisser
des
liaisons
fortes
au
sein
de
l'espace
urbain,
promouvoir
une
nouvelle
image
qualitative
de
la
ville
»
.
Presque
les
mêmes
mots
qu'à
Grigny.
Concrètement,
il
s'agit
«
d'édifier
un
centre-
ville
élargi
et
qualifié,
et
de
mettre
en
perspective
un
nouvel
environnement8
».
Les
contraintes
de
site
sont
très
fortes,
car
la
commune
est
entièrement
en
zone inondable,
bien
que
la
partie
urbaine
proprement
dite,
enserrée
par
les
levées
de
la
Loire
et
du
Cher, soit
hors
d'eau.
C'est
un
nouvel
environnement.
Pas
au
sens
physique (les inondations
ne
sont
pas
nouvelles),
mais
au
sens
performatif.
Il
faut
redéfinir
l'espace,
en
affirmer
la
maîtrise
par
les
mots
et
les
images,
édifier
les
formes
prédites
comme
adéquates,
constituées
en
paysage
lisible.
Etendre
les
liaisons
piétonnes
et
les
continuités
paysagères,
en
utilisant
les
espaces
verts
et
les
perspectives
existantes,
réaliser
un
front
urbain
et
paysager
s'inspirant
des
coulées
vertes.
Telles
sont
quelques-unes
des
préconisations
du
Projet
global
de
développement
urbain.
Ce plan
est
fondé
sur
la
Loire
(sans
trop
de
surprises),
et
sur
«
le
végétal
dans
la
ville,
soulignant l'identité
horticole,
faubourienne
et
ligérienne
».
C'est
un
véritable
programme
paysager,
qui
affirme
et
justifie
des
actions
urbanistiques
au
fond
très
banales
:
dessiner
un
centre-ville
plus
visible
(les
quartiers voisins,
une
cité
d'immeubles
sociaux
et
un
nouvel
ensemble
pavillonnaire
sont
plantés
d'arbres
alignés
vers
la
mairie),
créer
des
équipements
(une
piscine, de
l'éclairage,
un
centre
commercial,
une
nouvelle
rue,
etc.).
Mais ce
qui
est
dit
fait
sens,
et
du
moins
doit
être
pris
au
sérieux.
Le
paysage
est
aussi
une
rhétorique
qui
se
traduit
en
acte.
Cette
action
touche
'
la
'
plupart
des communes
de
l'agglomération
tourangelle.
Elle
porte
tantôt
sur
des
espaces
limités
mais
multipliés,
comme
dans
le
cadre
du
plan
d'embellissement
de
la
ville
de
Tours,
tantôt sur
un
axe
ou
un
quartier,
voire
sur
l'ensemble
de
l'aire
du
Schéma
directeur,
ou
plutôt du
SCOT
en
cours
d'élaboration pour
la
communauté
d'agglomération
Tours
Plus.
Des
institutions,
des
entreprises,
des
personnes
de
plus
en
plus
nombreuses
participent
à
cette
intense
production
d'espaces
urbains.*
Or,
pour
faire
sens,
l'action urbaine
doit
s'ancrer
dans
un discours
légitimant9,
qui
la
rend
racontable,
donc
acceptable,
puis
effective.
Les
élus
-
et
en
particulier
les premiers d'entre
36
1 / 16 100%

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