Les Justices de l’Invisible Collection Droits et Cultures dirigée par C. de Lespinay et R. Verdier Raymond VERDIER Nathalie KÁLNOKY & Soazick KERNEIS éditeurs Les Justices de l’Invisible Actes du colloque pluridisciplinaire organisé par le Centre d’Histoire et d’Anthropologie du Droit avec le soutien de l’Ecole doctorale et de l’Association française Droit et Cultures à l’Université Paris-Ouest, les 2 et 3 décembre 2010 : Puissances de la Nature, Justices de l’Invisible : du maléfice à l'ordalie, de la magie à sa sanction Ouvrage publié avec le concours du Centre d’Histoire et Anthropologie du Droit, de l’École Doctorale de Droit et de Sciences Politiques (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) et de l’Association Française Droit et Cultures ͶͶͳ ASSOCIATION FRANÇAISE DROIT ET CULTURES ͳͶͳ © L’HARMATTAN, 2013 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-00437-2 EAN : 9782343004372 Sommaire Les auteurs...................................................................................................................... 9 Avant-propos Raymond VERDIER, L’Invisible, la Nature et ses Justices .................................................. 15 Première partie : du visible à l’Invisible Jean Godefroy BIDIMA, Justice de/ par la Nature : l’ordalie à la lumière de la distinction Nature/ Culture à partir de Descola................................... Gérard COURTOIS, Religion et dédoublement du monde....................................... Catherine ALÈS, La revanche de l’occulte. Sorcellerie, chamanisme et justice en Amazonie.................................................................................. Andreas HELMIS, L’invisible au tribunal : les « esprits » et le crime de sang devant une cour d’assises (Togo) ................................................................ André ITEANU, En Mélanésie : les ancêtres au service des hommes.................... Soudabeh MARIN, Le mal et la maladie de l’âme chez les moralistes persans : la justice de l’invisible, une thérapeutique ?................................................ Dominique SEWANE, Le voyant, le devin et le maître du savoir chez les Batammariba (Togo, Bénin).................................................................................................. 45 59 71 91 97 107 145 Deuxième partie : Histoire des Justices de l’Invisible Bernadette MENU, Maât au coeur des justices de l’Invisible et la question de l’ordalie par le crocodile.............................................................................. Frédéric ROUFFET, De la maladie à la guérison : le rôle de régulateur du praticien dans les textes magiques égyptiens............................................... Francis JANOT, Une activité de « voyance » au VIe siècle après J.-C. en Égypte Sébastien DALMON, Une ordalie pour les dieux : Styx l’Océanide et le Grand Serment des Dieux dans la poésie épique grecque archaïque...................... Andrea TADDEI, Une ordalie verbale inachevée : le serment dans les discours des orateurs attiques.................................................................................... Soazick KERNEIS, Marcher au chaudron dans l’Empire romain Genèse de l’ordalie (IIe-IVe siècle ap. J.-C.)............................................... Christophe ARCHAN, La vérité du feu. Ordalies et jugement dans l’Irlande médiévale Thierry HAMON, « L’adjuration à Saint Yves de Vérité », persistance tardive d’une ordalie populaire bretonne.................................................................. 181 197 205 221 241 255 269 289 7 Troisième partie : Ethnologie des Justices de l’Invisible Catherine BAROIN, La malédiction au secours de la justice chez les Rwa de Tanzanie du Nord.................................................................................... Blaise BAYILI, La justice du Maître de terre SHε SΫBA chez les Lyèlaé du Burkina Faso et autres aspects de la justice de l’Invisible...................... Sophie BLANCHY, Serment et cohésion sociale à Madagascar : l’imprécation tsitsika dans l’Ankaratra........................................................ Françoise DUMAS-CHAMPION, L’ordre juridique du monde des esprits............... Katherine E. HOFFMAN, Le serment, les marabouts et la mosquée dans le droit coutumier berbère au Maroc................................................... André JULLIARD, Il faut que la personne se lève ! Principe vital, méchanceté sorcellaire et justice divine chez les kujamat de Guinée-Bissau................. Régis LAFARGUE, La spiritualité Océanienne/kanak : le « lien » à la Terre comme expression du refus d’un pur « monde-objet »................................ Charles de LESPINAY, Du sacrifice à l’ordalie et de l’ordalie au sacrifice : « charités » et jugements divins en Casamance, XVIe-XIXe siècle ............ Christian MAYISSÉ, L’ordalie du Motendo, alternative à la justice pénale au Gabon Paulette ROULON-DOKO, Sous le regard des ancêtres... chez les Gbaya ‘bodoe de Centrafrique............................................................................................. 317 331 345 359 373 391 421 437 445 463 Annexe Raymond VERDIER, Le mal sorcier dans la parenté et la vérité du feu en pays Kabyè, Togo (3 rituels filmés, DVD joint) ............................................ 8 479 De la maladie à la guérison : le rôle de régulateur du praticien dans les textes magiques égyptiens Frédéric ROUFFET Résumé : Durant un rituel magique, le magicien est confronté à une sorte de « dualité des mondes » en ce sens qu’il se fait l’intermédiaire entre le monde-ci, terre des hommes, et le monde-autre, patrie des dieux. Guérir le patient le conduit donc à intercéder auprès des dieux. Loin d’être anodine, cette adresse aux divinités prend place dans un cadre précis, celui de la remise en ordre du monde à travers la guérison du patient, épisode présenté comme restauration de la Maât. Mots-clés : Égypte, magie, magicien, mythe, guérison. From disease to heal: the regulator role of the magician from Egyptian magical texts Abstract: When the Egyptian magician accomplishes a ritual to cure his patient, he connects two different worlds : the human land and the gods’ kingdom. This healing forces the ritualist to intercede with the gods, asking them for help. Far from being trivial, this address to the gods takes place in a specific context, that of the reordering of the world. Indeed, the patient’s situation is presented as due to Isefet, the opposite of Maat. So the magician has the role of a regulator of the world order. Keywords: Egypt, magic, magician, myth, healing. Frédéric ROUFFET L ’étude de la magie égyptienne demande une approche spécifique. Outre la nécessité de comprendre des textes qui s’avèrent, parfois, assez inextricables1, force est de constater que la notion est indéniablement différente de la nôtre. En effet, loin d’être une superstition comme c’est le cas pour la plupart de nos contemporains, la magie constitue, au yeux des Anciens Égyptiens, une part essentielle de la vie quotidienne. Cependant, notre connaissance de cette notion est encore incomplète et mérite, de fait, des analyses approfondies. Ainsi, le présent article va porter sur un aspect particulier de la magie égyptienne, et plus précisément de son acteur principal, à savoir le rôle de régulateur du magicien. La personne du magicien égyptien est encore très mal connue même si quelques études y ont déjà été consacrées2 : son modus operandi est par exemple largement ignoré, de même que la question d’un éventuel « lieu de travail ». Les textes magiques sont avares à son sujet et ne le mentionnent pour ainsi dire jamais. Les seuls éléments en notre possession proviennent donc d’autres types de textes ou de monuments. Ainsi, les contes du Papyrus Westcar font état, à travers le récit de trois fils du pharaon Khéops, de prodiges réalisés par les magiciens Oubainer, Djadjaemânkh et Djédi3. Outre le fait qu’on leur prête des pouvoirs hors du commun – comme fabriquer un crocodile de cire qui peut prendre vie, scinder l’eau d’un lac en deux pour y retrouver un bijou ou même rattacher une tête coupée –, le texte renseigne sur le titre que portent ces personnages. Il s’agit de celui de Xry-Hb.t Hry-tp, que l’on traduit habituellement par « prêtre ritualiste en chef ». 1 Fr. SERVAJEAN, « Des poissons, des babouins et des crocodiles », dans I. RÉGEN, FR. SERVAJEAN (éd.), Verba Manent. Recueil d’études dédiées à Dimitri Meeks II, CENiM 2/2, 2009, p. 405-424 démontre qu’un texte magique peut présenter une accumulation de sens qui modifie sensiblement la lecture et complique l’étude du texte. 2 Voir notamment celle de R.K. RITNER, The Mechanics of Ancient Egyptian Magical Practice, SAOC 54, 4e éd. corrigée, 2008, p. 220-233, « The Identity of the Magician ». 3 Pour une traduction du texte, se reporter entre autres à M. LICHTHEIM, Ancient Egyptian Literature I. The Old and Middle Kingdoms, Berkeley & Los Angeles & Londres, 1973, p. 215-222 ; P. GRANDET, Contes de l’Egypte ancienne, Hachette, 1998, p. 65-82 ; W.K. SIMPSON (éd.), The Literature of Ancient Egypt. An Anthology of Stories, Instructions, Stelae, Autobiographies, and Poetry, Yale, 3e éd., 2003, p. 13-24. Pour une analyse récente, se reporter à B. MATHIEU, « Les contes du Papyrus Westcar. Une interprétation », Égypte, Afrique et Orient 15, 1999, p. 29-40. 198 De la maladie à la guérison : le rôle de régulateur du praticien dans les textes magiques égyptiens Attesté dès l’Ancien Empire4, le titre perdure jusqu’aux époques tardives dans certains contes démotiques inscrits sur papyrus5. Il désigne une fonction bien précise dont le premier aspect consiste à porter l’ensemble des textes destinés à être lus durant les rituels. C’est en effet ce qu’indique la première partie du titre traduite littéralement par « celui qui est sous (= qui porte) le rituel » (Hry-Hb.t). Le second élément donne une indication plus « hiérarchique » puisqu’il place le ritualiste en tant que Hry-tp, « chef ». Ainsi, l’ensemble du titre révèle, en la personne du magicien, un prêtre dont la fonction précise, même si elle n’est que partiellement définie à l’heure actuelle, le place en relation directe avec une ou plusieurs divinité(s). Fig. 1. Mention d’un fils royal prêtre ritualiste en chef Tombe de Nyouserrê (S. Hassan, Excavations at Gîza IV, Le Caire, 1943, p. 187, fig. 32). Il est bien défini dans les textes magiques que le praticien est l’acteur principal et le témoin privilégié d’une communication originale entre le mondeci, territoire des hommes, et le monde-autre, univers divin. Cette relation privilégiée entre le magicien et la divinité est renforcée par le fait que celui-ci agit en nom et place du pharaon. En effet, dans la conception égyptienne, Pharaon est le seul et unique ritualiste d’Égypte, les prêtres n’effectuant les rituels qu’en tant que ses délégués. C’est ce que nous apprend un passage de la Stèle Metternich dans lequel le magicien s’adresse ainsi au dieu Horus : « C’est grâce à ta magie-hékaou que j’ai pu conjurer, c’est grâce à ta magie-akhou que j’ai pu réciter et c’est grâce à ta parole que j’ai pu jeter un sortilège »6. Or, comme souvent dans certains textes, ce n’est pas au dieu Horus que s’adresse directement le ritualiste, mais bien au pharaon lui-même. Le praticien explique ainsi la raison d’être de sa fonction : il agit en tant que substitut du roi puisqu’il ne dispose pas originellement de certains éléments nécessaires au bon fonctionnement d’un rituel7. 4 Cf. D. JONES, An Index of Ancient Egyptian Titles, Epithets and Phrases of the Old Kingdom II, BAR S866 (II), 2000, p. 781 et fig. 1. 5 Voir notamment R.K. RITNER, « The Romance of Setna Khaemuas and the Mummies (Setna I) » et « The Adventures of Setna and Si-Osire (Setna II) », dans W.K. SIMPSON (éd.), op. cit., p. 453-489. 6 Sd~n=j m HkAw=k, Dd~n=j m Axw=k, Sn~n=j m md.t=k = Stèle Metternich, col. 106-108 ; cf. C.E. SANDER-HANSEN, Die Texte der Metternichstele, AnAeg VII, 1956, p. 51-53. 7 Cf. « 1kAw, Axw et md.t : éléments essentiels d’un rituel égyptien », à paraître. 199 Frédéric ROUFFET Le magicien est donc d’autant plus proche de la divinité à laquelle il va s’adresser qu’il est lui-même considéré comme tel. En effet, le terme égyptien que nous traduisons par « dieu » est nTr. Or, ce vocable peut faire référence à trois entités distinctes que sont les dieux, les défunts et le roi8. Le prêtre qui va agir en tant que substitut peut donc être considéré comme étant devenu l’équivalent d’un dieu (nTr). Cet état octroie au magicien plusieurs capacités nouvelles, notamment des pouvoirs dont il ne disposait pas auparavant (comme la magie-akhou) ainsi qu’une possibilité de communication directe avec la ou les divinité(s) auxquelles le rituel va le confronter. Dans le cadre d’un rituel magique, cette relation avec la divinité s’effectue dans le contexte particulier d’un patient qui vient pour être guéri9. C’est donc en luttant contre la ou les entité(s) responsable(s) dudit mal que le magicien va devoir faire appel aux dieux. Pour ce faire, après s’être prémuni contre toute attaque potentielle qui pourrait advenir lors du rituel10, il s’adresse à un dieu ou une déesse pour qu’il ou elle vienne l’assister dans le processus de guérison. Th. Bardinet rappelle que « deux grands procédés étaient utilisés dans la littérature magique égyptienne pour lutter contre les forces du désordre. Le premier procédé renvoyait aux mythes fondateurs et rappelait que chacun devait rester à sa place et jouer son rôle, bon ou mauvais, car c’était l’équilibre du monde qui était en jeu. (…) Un autre procédé, très agressif, consistait à effrayer les démons et à les mettre en fuite. On leur présentait, comme dans notre texte, les adversaires les plus redoutables. L’imagination du magicien pouvait, alors, être à son comble »11. En réalité, les « procédés » ainsi décrits par Th. Bardinet peuvent être nommés : il s’agit de l’historiola et de l’injonction comminatoire12. L’historiola Emprunté au latin, ce terme désigne un récit mythologique employé dans une formule magique comme élément référentiel13. Dans la littérature magique, le magicien assimile fréquemment son patient à une divinité (le plus 8 C’est ce qui résulte de l’étude de D. MEEKS, « Notion de "dieu" et structure du panthéon dans l’Égypte ancienne », RHR CCV/4, 1988, p. 425-446. La question de la pertinence du terme « magie » appliqué à l’Égypte ancienne ne sera pas soulevée ici. Nous intégrons dans le groupe des « textes magiques » les textes désignés comme tels par les éditeurs des ostraca ou papyrus ainsi que certaines formules extraites des papyrus médicaux et dont la structure rappelle plus un texte magique (formule à réciter + prescription) que celle d’un texte médical (liste d’ingrédients + modus operandi). 10 Cf. le début du Papyrus Ebers (Eb. 1-3) : Th. BARDINET, Les papyrus médicaux de l’Egypte pharaonique, s.l., 1995, p. 39-59 (= chap. 2 « Protections et combats magiques »). 11 Th. BARDINET, « La contrée de Ouân et son dieu », ENiM 3, 2010, p. 65, n. 59. 12 Voir à ce propos Sc. MORSCHAUSER, Threat Formulae in Ancient Egypt, Baltimore, 1991. 13 C’est la définition qu’en donne B. MATHIEU, « La littérature narrative de l’Egypte ancienne : un bilan » dans Z. HAWASS (éd.), Egyptology at the Dawn of the Twenty-First Century. Proceedings of the Eighth International Congress of Egyptologists III, Le Caire & New York, 2003, p. 299 : « Parfois, la narration est intégrée dans le discours magique ou religieux à des fins étiologiques ou pour servir de simple référent mythologique ». 9 200 De la maladie à la guérison : le rôle de régulateur du praticien dans les textes magiques égyptiens souvent le dieu Horus) qui partage avec ce dernier une caractéristique commune : celle d’avoir été atteint du même mal. Le ritualiste met sur un même plan deux situations similaires mais vécues l’une par le patient, l’autre par le dieu : c’est l’analogie. Y. Koenig précise qu’il s’agit d’un « transfert entre la situation vécue par le malade et le monde des dieux, où la maladie trouve sa résolution dans la guérison »14. Or, il semble que le fonctionnement du rituel magique ne repose pas uniquement sur cette seule transposition d’un monde à l’autre. Il est par exemple légitime de se demander comment va s’effectuer la guérison. Habituellement, lorsque le magicien effectue une analogie, celle-ci semble fonctionner selon le scénario suivant : description de l’état du patient, rappel d’une situation identique survenue dans les « premiers temps », puis guérison du patient assimilée à celle de la divinité. En quoi cette comparaison permet-elle de garantir la guérison du patient ? Grâce à une période référentielle spécifique que les Égyptiens nomment la 4p-tpy, « Première Fois ». La Première Fois (4p-tpy) Originellement traduit par « Première Fois », cette expression est habituellement perçue comme faisant référence au moment de la Création. Cependant, il semble qu’elle recouvre en réalité une période bien plus longue. En effet, pour un Égyptien de l’Antiquité, le monde a été gouverné autrefois par les dieux eux-mêmes15, période durant laquelle le temps semblait ne pas s’écouler, et c’est à partir du moment où les dieux quittent l’ici-bas que le décompte du temps s’initie. Fr. Servajean résume cela de la manière suivante : « Le « système » qui se met en place trouve son origine dans le fait que Rê (= le Créateur) décide de ne plus vivre au voisinage des hommes. Pour ce faire, il complète la Création en créant pour la circonstance cinq éléments : le ciel et le ciel lointain, les bA.w nTr.w, le temps (neheh) et les années (rnp.wt) »16. Cette notion de « temps » est capitale pour le sujet qui nous occupe. En effet, le magicien, en effectuant une analogie entre les deux situations, présente et mythologique, crée un lien entre le monde-ci et le monde-autre. Il devient alors capable de transférer le lieu du rituel d’un monde soumis au temps qui passe à un monde caractérisé par une absence de temps. Cette suspension du temps lui permet non seulement de stabiliser l’état de son patient, mais également de pouvoir se concentrer sur sa lutte contre le mal qui l’affecte. Ce procédé employé par le praticien ne peut fonctionner de manière autonome : il lui faut aussi argumenter pour espérer obtenir l’aval des dieux et, par là-même, la guérison du malade. 14 Y. KOENIG, Magie et magiciens dans l’Égypte ancienne, Paris, 1994, p. 64. Il suffit de relire le mythe d’Isis et Osiris relaté par Plutarque dans lequel Osiris règne sur l’Égypte et est assassiné par son frère Seth, jaloux de sa position. 16 Fr. SERVAJEAN, Djet et Neheh. Une histoire du temps égyptien, OrMonsp XVIII, 2007, p. 48. 15 201 Frédéric ROUFFET L’injonction comminatoire Outre l’historiola, le magicien peut également user d’un procédé particulièrement efficace que constitue la menace aux dieux. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, on lira l’exemple suivant : « Autre livre pour chasser le mal de tête (gs-mAa) : la tête d’Untel né d’Unetelle, c’est la tête d’Isis17 ! Ounnefer placera les 377 déesses uraei crachant des flammes sur sa tête (= celle du patient) pour faire que tu quittes la tête d’Untel né d’Unetelle comme (tu as quitté celle d’)Osiris. Si tu ne [quittes] pas la tempe d’Untel né d’Unetelle, (alors) je brûlerai ton ba, je consumerai ton cadavre, je frapperai ton oreille, […] grâce à ce qui est en toi, je ferai que tu captures les […]18. Si tu es un autre dieu, je détruirai ta cour, je persécuterai ta tombe pour empêcher que tu reçoives de l’encens […], pour empêcher que tu reçoives l’eau et le/la […] parfait(e), pour ne pas permettre que tu te mêles aux Suivants d’Horus. [Si tu n’entends] pas mes mots, je ferai tomber le ciel, je mettrai le feu aux seigneurs d’Héliopolis, je trancherai la tête d’un bœuf pris à la cour d’Hathor, je trancherai la tête d’un hippopotame dans la cour de Seth, je ferai reposer Sobek enveloppé à l’intérieur d’une peau de crocodile, je ferai asseoir Anubis dans la peau d’un chien, j’ouvrirai le ciel en son milieu, je ferai [s’envoler] les 7 Hathor en fumée au ciel, je trancherai [les testicules d’Horus] et aveuglerai l’œil de Seth. (Mais) si tu sors de la tempe d’Untel né d’Untelle, je ferai que tu […] la protection, leurs noms étant énoncés en ce jour. Paroles à dire sur ces dieux dessinés sur du lin fin placé à la tempe de l’homme » 19. Dans cette formule, le magicien menace les dieux de toutes sortes de maux si ceux-ci ne répondent pas à son appel. Par deux fois, le récitant fait pression sur eux en leur énonçant les actes qu’il serait capable d’effectuer si, par mégarde, on ne satisfaisait pas à sa demande. Un premier élément rappelle la nature divine que le magicien a obtenu en tant que substitut de pharaon : il est capable d’actes que seuls des dieux pourraient effectuer (« faire tomber le ciel » par exemple). Mais ce n’est pas tout. Non content de menacer les dieux, il menace la création elle-même ! Rappelons que les Égyptiens avait une conception de l’ordre du monde fondée sur une notion à la fois abstraite et concrète : la Maât20. J. Assmann résume ainsi : « Ce dont les Égyptiens se sont préoccupés n’est donc pas 17 Le texte souligné indique un passage rubriqué du papyrus. L'emploi du futur résulte d'une volonté de rester au plus proche du texte égyptien. 19 P. Chester Beatty V, vo 4, 10 – 6, 4 [3] ; cf. A.H. GARDINER, Chester Beatty Gift I. Text, HPBM III, Londres, 1935, p. 51 et id., Chester Beatty Gift II. Plates, HPBM III, Londres, 1935, pl. 28-30. 20 D’importantes études de cette notion sont dues à J. ASSMANN, Maât, l’Égypte pharaonique et l’idée de justice sociale, éd. La Maison de Vie, 2003 et B. MENU, Maât. L’ordre juste du monde, Paris, 2005. Se reporter également l’article de B. Menu dans le présent ouvrage. 18 202 De la maladie à la guérison : le rôle de régulateur du praticien dans les textes magiques égyptiens simplement du maintien de la course solaire (…) mais de la signification du tout, (…) la cohésion significative du monde »21. Or, celle-ci passe par le don de la Maât aux dieux qui, en retour, garantissent au pharaon, et par là-même aux hommes, un monde juste. Ainsi, à bien y regarder, les menaces du magicien visent directement la Maât à travers un bouleversement qui pourrait mettre à bas l’ensemble des concepts égyptiens. Par exemple, dans le texte cité, l’acte de « trancher les testicules d’Horus et aveugler l’œil de Seth » fait éminemment référence à un « monde à l’envers ». En effet, c’est l’inverse qui se passe dans le mythe. Nous en avons brièvement parlé22, dans le mythe bien connu d’Osiris tué par le dieu Seth, ce dernier est, dans l’acte final, battu et émasculé par son neveu Horus, qu’il arrive à priver d’un œil. Si le ritualiste menace les dieux de voir advenir l’exact opposé de cette situation, c’est qu’il propose de présenter Seth comme vainqueur, débutant ainsi une ère de chaos. Il ne s’agit pas ici de commenter l’ensemble des menaces proférées dans cette formule, mais bien de comprendre combien le péril que le praticien fait peser sur les dieux n’a d’autre résultat que d’obtenir leur aide inconditionnelle23. Conclusion. On synthétisera l’ensemble des données recueillies de la manière suivante. 1) Le patient, en tant que victime assimilé à une divinité (cf. l’historiola), mérite d’être guéri. De plus, en sa qualité d’humain affecté, il est présenté comme un élément extérieur au monde soumis à la Maât puisque sain à l’origine et malade au moment du rituel. 2) Le praticien se présente comme un être à part, à la fois délégué de pharaon et équivalent des dieux. À ce titre, il peut rappeler à ces derniers que la situation vécue par le malade est similaire à celle déjà expérimentée par l’un d’eux lors de la Première Fois, exprimant ainsi le caractère nécessaire de la guérison. Mais son nouveau statut lui permet aussi de menacer les dieux d’un monde livré à l’isefet, l’opposé de la Maât, s’adjoignant ainsi leur force dans le combat qu’il mène contre le mal qui affecte son patient. Le magicien égyptien possède donc un rôle spécifique dans l’exercice de sa fonction puisqu’en menant à bien un rituel magique, il guérit son patient et le réintègre dans le monde tel qu’il doit être : ordonné et juste. 21 Op. cit., p. 116. Cf. supra n. 14. 23 D’où la définition de ce procédé comme « solidarité forcée » par S. SAUNERON (« Le monde du magicien égyptien », SourcOr VII, 1966, p. 37). 22 203