Telechargé par dragomir71elena

De la maladie a la guerison

publicité
Les Justices de l’Invisible
Collection Droits et Cultures
dirigée par C. de Lespinay et R. Verdier
Raymond VERDIER
Nathalie KÁLNOKY & Soazick KERNEIS
éditeurs
Les Justices de l’Invisible
Actes du colloque
pluridisciplinaire organisé par le Centre d’Histoire et
d’Anthropologie du Droit
avec le soutien de l’Ecole doctorale et de l’Association
française Droit et Cultures
à l’Université Paris-Ouest, les 2 et 3 décembre 2010 :
Puissances de la Nature, Justices de l’Invisible :
du maléfice à l'ordalie, de la magie à sa sanction
Ouvrage publié avec le concours du Centre d’Histoire et Anthropologie du Droit, de l’École
Doctorale de Droit et de Sciences Politiques (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) et
de l’Association Française Droit et Cultures
ͶͶͳ͹
ASSOCIATION FRANÇAISE DROIT ET CULTURES
ͳͶͳ
© L’HARMATTAN, 2013
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
www.harmattan.fr
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-00437-2
EAN : 9782343004372
Sommaire
Les auteurs......................................................................................................................
9
Avant-propos
Raymond VERDIER, L’Invisible, la Nature et ses Justices .................................................. 15
Première partie : du visible à l’Invisible
Jean Godefroy BIDIMA, Justice de/ par la Nature : l’ordalie à la lumière
de la distinction Nature/ Culture à partir de Descola...................................
Gérard COURTOIS, Religion et dédoublement du monde.......................................
Catherine ALÈS, La revanche de l’occulte. Sorcellerie, chamanisme
et justice en Amazonie..................................................................................
Andreas HELMIS, L’invisible au tribunal : les « esprits » et le crime de sang
devant une cour d’assises (Togo) ................................................................
André ITEANU, En Mélanésie : les ancêtres au service des hommes....................
Soudabeh MARIN, Le mal et la maladie de l’âme chez les moralistes persans :
la justice de l’invisible, une thérapeutique ?................................................
Dominique SEWANE, Le voyant, le devin et le maître du savoir chez les Batammariba
(Togo, Bénin)..................................................................................................
45
59
71
91
97
107
145
Deuxième partie : Histoire des Justices de l’Invisible
Bernadette MENU, Maât au coeur des justices de l’Invisible et la question de
l’ordalie par le crocodile..............................................................................
Frédéric ROUFFET, De la maladie à la guérison : le rôle de régulateur du
praticien dans les textes magiques égyptiens...............................................
Francis JANOT, Une activité de « voyance » au VIe siècle après J.-C. en Égypte
Sébastien DALMON, Une ordalie pour les dieux : Styx l’Océanide et le Grand
Serment des Dieux dans la poésie épique grecque archaïque......................
Andrea TADDEI, Une ordalie verbale inachevée : le serment dans les discours
des orateurs attiques....................................................................................
Soazick KERNEIS, Marcher au chaudron dans l’Empire romain
Genèse de l’ordalie (IIe-IVe siècle ap. J.-C.)...............................................
Christophe ARCHAN, La vérité du feu. Ordalies et jugement dans l’Irlande médiévale
Thierry HAMON, « L’adjuration à Saint Yves de Vérité », persistance tardive
d’une ordalie populaire bretonne..................................................................
181
197
205
221
241
255
269
289
7
Troisième partie : Ethnologie des Justices de l’Invisible
Catherine BAROIN, La malédiction au secours de la justice chez les Rwa
de Tanzanie du Nord....................................................................................
Blaise BAYILI, La justice du Maître de terre SHε SΫBA chez les Lyèlaé
du Burkina Faso et autres aspects de la justice de l’Invisible......................
Sophie BLANCHY, Serment et cohésion sociale à Madagascar :
l’imprécation tsitsika dans l’Ankaratra........................................................
Françoise DUMAS-CHAMPION, L’ordre juridique du monde des esprits...............
Katherine E. HOFFMAN, Le serment, les marabouts et la mosquée
dans le droit coutumier berbère au Maroc...................................................
André JULLIARD, Il faut que la personne se lève ! Principe vital, méchanceté
sorcellaire et justice divine chez les kujamat de Guinée-Bissau.................
Régis LAFARGUE, La spiritualité Océanienne/kanak : le « lien » à la Terre
comme expression du refus d’un pur « monde-objet »................................
Charles de LESPINAY, Du sacrifice à l’ordalie et de l’ordalie au sacrifice :
« charités » et jugements divins en Casamance, XVIe-XIXe siècle ............
Christian MAYISSÉ, L’ordalie du Motendo, alternative à la justice pénale au Gabon
Paulette ROULON-DOKO, Sous le regard des ancêtres... chez les Gbaya ‘bodoe
de Centrafrique.............................................................................................
317
331
345
359
373
391
421
437
445
463
Annexe
Raymond VERDIER, Le mal sorcier dans la parenté et la vérité du feu
en pays Kabyè, Togo (3 rituels filmés, DVD joint) ............................................
8
479
De la maladie à la guérison : le rôle de régulateur du
praticien dans les textes magiques égyptiens
Frédéric ROUFFET
Résumé : Durant un rituel magique, le magicien est confronté à une sorte de « dualité des
mondes » en ce sens qu’il se fait l’intermédiaire entre le monde-ci, terre des hommes, et le
monde-autre, patrie des dieux. Guérir le patient le conduit donc à intercéder auprès des dieux.
Loin d’être anodine, cette adresse aux divinités prend place dans un cadre précis, celui de la
remise en ordre du monde à travers la guérison du patient, épisode présenté comme
restauration de la Maât.
Mots-clés : Égypte, magie, magicien, mythe, guérison.
From disease to heal: the regulator role of the magician from
Egyptian magical texts
Abstract: When the Egyptian magician accomplishes a ritual to cure his patient, he connects
two different worlds : the human land and the gods’ kingdom. This healing forces the ritualist
to intercede with the gods, asking them for help. Far from being trivial, this address to the
gods takes place in a specific context, that of the reordering of the world. Indeed, the patient’s
situation is presented as due to Isefet, the opposite of Maat. So the magician has the role of a
regulator of the world order.
Keywords: Egypt, magic, magician, myth, healing.
Frédéric ROUFFET
L
’étude de la magie égyptienne demande une approche spécifique.
Outre la nécessité de comprendre des textes qui s’avèrent,
parfois, assez inextricables1, force est de constater que la notion
est indéniablement différente de la nôtre. En effet, loin d’être une superstition
comme c’est le cas pour la plupart de nos contemporains, la magie constitue, au
yeux des Anciens Égyptiens, une part essentielle de la vie quotidienne.
Cependant, notre connaissance de cette notion est encore incomplète et mérite,
de fait, des analyses approfondies. Ainsi, le présent article va porter sur un
aspect particulier de la magie égyptienne, et plus précisément de son acteur
principal, à savoir le rôle de régulateur du magicien.
La personne du magicien égyptien est encore très mal connue même si
quelques études y ont déjà été consacrées2 : son modus operandi est par exemple
largement ignoré, de même que la question d’un éventuel « lieu de travail ». Les
textes magiques sont avares à son sujet et ne le mentionnent pour ainsi dire
jamais. Les seuls éléments en notre possession proviennent donc d’autres types
de textes ou de monuments.
Ainsi, les contes du Papyrus Westcar font état, à travers le récit de trois
fils du pharaon Khéops, de prodiges réalisés par les magiciens Oubainer,
Djadjaemânkh et Djédi3. Outre le fait qu’on leur prête des pouvoirs hors du
commun – comme fabriquer un crocodile de cire qui peut prendre vie, scinder
l’eau d’un lac en deux pour y retrouver un bijou ou même rattacher une tête
coupée –, le texte renseigne sur le titre que portent ces personnages. Il s’agit de
celui de Xry-Hb.t Hry-tp, que l’on traduit habituellement par « prêtre ritualiste en
chef ».
1
Fr. SERVAJEAN, « Des poissons, des babouins et des crocodiles », dans I. RÉGEN, FR. SERVAJEAN (éd.),
Verba Manent. Recueil d’études dédiées à Dimitri Meeks II, CENiM 2/2, 2009, p. 405-424 démontre
qu’un texte magique peut présenter une accumulation de sens qui modifie sensiblement la lecture et
complique l’étude du texte.
2
Voir notamment celle de R.K. RITNER, The Mechanics of Ancient Egyptian Magical Practice, SAOC
54, 4e éd. corrigée, 2008, p. 220-233, « The Identity of the Magician ».
3
Pour une traduction du texte, se reporter entre autres à M. LICHTHEIM, Ancient Egyptian Literature I.
The Old and Middle Kingdoms, Berkeley & Los Angeles & Londres, 1973, p. 215-222 ; P. GRANDET,
Contes de l’Egypte ancienne, Hachette, 1998, p. 65-82 ; W.K. SIMPSON (éd.), The Literature of Ancient
Egypt. An Anthology of Stories, Instructions, Stelae, Autobiographies, and Poetry, Yale, 3e éd., 2003, p.
13-24. Pour une analyse récente, se reporter à B. MATHIEU, « Les contes du Papyrus Westcar. Une
interprétation », Égypte, Afrique et Orient 15, 1999, p. 29-40.
198
De la maladie à la guérison :
le rôle de régulateur du praticien dans les textes magiques égyptiens
Attesté dès l’Ancien Empire4, le titre perdure jusqu’aux époques
tardives dans certains contes démotiques inscrits sur papyrus5. Il désigne une
fonction bien précise dont le premier aspect consiste à porter l’ensemble des
textes destinés à être lus durant les rituels. C’est en effet ce qu’indique la
première partie du titre traduite littéralement par « celui qui est sous (= qui
porte) le rituel » (Hry-Hb.t). Le second élément donne une indication plus
« hiérarchique » puisqu’il place le ritualiste en tant que Hry-tp, « chef ». Ainsi,
l’ensemble du titre révèle, en la personne du magicien, un prêtre dont la fonction
précise, même si elle n’est que partiellement définie à l’heure actuelle, le place
en relation directe avec une ou plusieurs divinité(s).
Fig. 1. Mention d’un fils royal prêtre ritualiste en chef
Tombe de Nyouserrê
(S. Hassan, Excavations at Gîza IV, Le Caire, 1943, p. 187, fig. 32).
Il est bien défini dans les textes magiques que le praticien est l’acteur
principal et le témoin privilégié d’une communication originale entre le mondeci, territoire des hommes, et le monde-autre, univers divin. Cette relation
privilégiée entre le magicien et la divinité est renforcée par le fait que celui-ci
agit en nom et place du pharaon. En effet, dans la conception égyptienne,
Pharaon est le seul et unique ritualiste d’Égypte, les prêtres n’effectuant les
rituels qu’en tant que ses délégués. C’est ce que nous apprend un passage de la
Stèle Metternich dans lequel le magicien s’adresse ainsi au dieu Horus : « C’est
grâce à ta magie-hékaou que j’ai pu conjurer, c’est grâce à ta magie-akhou que
j’ai pu réciter et c’est grâce à ta parole que j’ai pu jeter un sortilège »6.
Or, comme souvent dans certains textes, ce n’est pas au dieu Horus que
s’adresse directement le ritualiste, mais bien au pharaon lui-même. Le praticien
explique ainsi la raison d’être de sa fonction : il agit en tant que substitut du roi
puisqu’il ne dispose pas originellement de certains éléments nécessaires au bon
fonctionnement d’un rituel7.
4
Cf. D. JONES, An Index of Ancient Egyptian Titles, Epithets and Phrases of the Old Kingdom II, BAR
S866 (II), 2000, p. 781 et fig. 1.
5
Voir notamment R.K. RITNER, « The Romance of Setna Khaemuas and the Mummies (Setna I) » et
« The Adventures of Setna and Si-Osire (Setna II) », dans W.K. SIMPSON (éd.), op. cit., p. 453-489.
6
Sd~n=j m HkAw=k, Dd~n=j m Axw=k, Sn~n=j m md.t=k = Stèle Metternich, col. 106-108 ; cf.
C.E. SANDER-HANSEN, Die Texte der Metternichstele, AnAeg VII, 1956, p. 51-53.
7
Cf. « 1kAw, Axw et md.t : éléments essentiels d’un rituel égyptien », à paraître.
199
Frédéric ROUFFET
Le magicien est donc d’autant plus proche de la divinité à laquelle il va
s’adresser qu’il est lui-même considéré comme tel. En effet, le terme égyptien
que nous traduisons par « dieu » est nTr. Or, ce vocable peut faire référence à
trois entités distinctes que sont les dieux, les défunts et le roi8. Le prêtre qui va
agir en tant que substitut peut donc être considéré comme étant devenu
l’équivalent d’un dieu (nTr). Cet état octroie au magicien plusieurs capacités
nouvelles, notamment des pouvoirs dont il ne disposait pas auparavant (comme
la magie-akhou) ainsi qu’une possibilité de communication directe avec la ou les
divinité(s) auxquelles le rituel va le confronter.
Dans le cadre d’un rituel magique, cette relation avec la divinité
s’effectue dans le contexte particulier d’un patient qui vient pour être guéri9.
C’est donc en luttant contre la ou les entité(s) responsable(s) dudit mal que le
magicien va devoir faire appel aux dieux. Pour ce faire, après s’être prémuni
contre toute attaque potentielle qui pourrait advenir lors du rituel10, il s’adresse à
un dieu ou une déesse pour qu’il ou elle vienne l’assister dans le processus de
guérison. Th. Bardinet rappelle que « deux grands procédés étaient utilisés dans
la littérature magique égyptienne pour lutter contre les forces du désordre. Le
premier procédé renvoyait aux mythes fondateurs et rappelait que chacun devait
rester à sa place et jouer son rôle, bon ou mauvais, car c’était l’équilibre du
monde qui était en jeu. (…) Un autre procédé, très agressif, consistait à effrayer
les démons et à les mettre en fuite. On leur présentait, comme dans notre texte,
les adversaires les plus redoutables. L’imagination du magicien pouvait, alors,
être à son comble »11.
En réalité, les « procédés » ainsi décrits par Th. Bardinet peuvent être
nommés : il s’agit de l’historiola et de l’injonction comminatoire12.
L’historiola
Emprunté au latin, ce terme désigne un récit mythologique employé
dans une formule magique comme élément référentiel13. Dans la littérature
magique, le magicien assimile fréquemment son patient à une divinité (le plus
8
C’est ce qui résulte de l’étude de D. MEEKS, « Notion de "dieu" et structure du panthéon dans l’Égypte
ancienne », RHR CCV/4, 1988, p. 425-446.
La question de la pertinence du terme « magie » appliqué à l’Égypte ancienne ne sera pas soulevée ici.
Nous intégrons dans le groupe des « textes magiques » les textes désignés comme tels par les éditeurs des
ostraca ou papyrus ainsi que certaines formules extraites des papyrus médicaux et dont la structure
rappelle plus un texte magique (formule à réciter + prescription) que celle d’un texte médical (liste
d’ingrédients + modus operandi).
10
Cf. le début du Papyrus Ebers (Eb. 1-3) : Th. BARDINET, Les papyrus médicaux de l’Egypte
pharaonique, s.l., 1995, p. 39-59 (= chap. 2 « Protections et combats magiques »).
11
Th. BARDINET, « La contrée de Ouân et son dieu », ENiM 3, 2010, p. 65, n. 59.
12
Voir à ce propos Sc. MORSCHAUSER, Threat Formulae in Ancient Egypt, Baltimore, 1991.
13
C’est la définition qu’en donne B. MATHIEU, « La littérature narrative de l’Egypte ancienne : un bilan »
dans Z. HAWASS (éd.), Egyptology at the Dawn of the Twenty-First Century. Proceedings of the Eighth
International Congress of Egyptologists III, Le Caire & New York, 2003, p. 299 : « Parfois, la narration
est intégrée dans le discours magique ou religieux à des fins étiologiques ou pour servir de simple référent
mythologique ».
9
200
De la maladie à la guérison :
le rôle de régulateur du praticien dans les textes magiques égyptiens
souvent le dieu Horus) qui partage avec ce dernier une caractéristique
commune : celle d’avoir été atteint du même mal. Le ritualiste met sur un même
plan deux situations similaires mais vécues l’une par le patient, l’autre par le
dieu : c’est l’analogie. Y. Koenig précise qu’il s’agit d’un « transfert entre la
situation vécue par le malade et le monde des dieux, où la maladie trouve sa
résolution dans la guérison »14.
Or, il semble que le fonctionnement du rituel magique ne repose pas
uniquement sur cette seule transposition d’un monde à l’autre. Il est par exemple
légitime de se demander comment va s’effectuer la guérison. Habituellement,
lorsque le magicien effectue une analogie, celle-ci semble fonctionner selon le
scénario suivant : description de l’état du patient, rappel d’une situation
identique survenue dans les « premiers temps », puis guérison du patient
assimilée à celle de la divinité. En quoi cette comparaison permet-elle de
garantir la guérison du patient ? Grâce à une période référentielle spécifique que
les Égyptiens nomment la 4p-tpy, « Première Fois ».
La Première Fois (4p-tpy)
Originellement traduit par « Première Fois », cette expression est
habituellement perçue comme faisant référence au moment de la Création.
Cependant, il semble qu’elle recouvre en réalité une période bien plus longue.
En effet, pour un Égyptien de l’Antiquité, le monde a été gouverné autrefois par
les dieux eux-mêmes15, période durant laquelle le temps semblait ne pas
s’écouler, et c’est à partir du moment où les dieux quittent l’ici-bas que le
décompte du temps s’initie. Fr. Servajean résume cela de la manière suivante :
« Le « système » qui se met en place trouve son origine dans le fait que Rê (= le
Créateur) décide de ne plus vivre au voisinage des hommes. Pour ce faire, il
complète la Création en créant pour la circonstance cinq éléments : le ciel et le
ciel lointain, les bA.w nTr.w, le temps (neheh) et les années (rnp.wt) »16.
Cette notion de « temps » est capitale pour le sujet qui nous occupe. En
effet, le magicien, en effectuant une analogie entre les deux situations, présente
et mythologique, crée un lien entre le monde-ci et le monde-autre. Il devient
alors capable de transférer le lieu du rituel d’un monde soumis au temps qui
passe à un monde caractérisé par une absence de temps. Cette suspension du
temps lui permet non seulement de stabiliser l’état de son patient, mais
également de pouvoir se concentrer sur sa lutte contre le mal qui l’affecte.
Ce procédé employé par le praticien ne peut fonctionner de manière
autonome : il lui faut aussi argumenter pour espérer obtenir l’aval des dieux et,
par là-même, la guérison du malade.
14
Y. KOENIG, Magie et magiciens dans l’Égypte ancienne, Paris, 1994, p. 64.
Il suffit de relire le mythe d’Isis et Osiris relaté par Plutarque dans lequel Osiris règne sur l’Égypte et
est assassiné par son frère Seth, jaloux de sa position.
16
Fr. SERVAJEAN, Djet et Neheh. Une histoire du temps égyptien, OrMonsp XVIII, 2007, p. 48.
15
201
Frédéric ROUFFET
L’injonction comminatoire
Outre l’historiola, le magicien peut également user d’un procédé
particulièrement efficace que constitue la menace aux dieux. Pour bien
comprendre de quoi il s’agit, on lira l’exemple suivant :
« Autre livre pour chasser le mal de tête (gs-mAa) : la tête d’Untel
né d’Unetelle, c’est la tête d’Isis17 ! Ounnefer placera les 377 déesses
uraei crachant des flammes sur sa tête (= celle du patient) pour faire
que tu quittes la tête d’Untel né d’Unetelle comme (tu as quitté celle
d’)Osiris.
Si tu ne [quittes] pas la tempe d’Untel né d’Unetelle, (alors)
je brûlerai ton ba, je consumerai ton cadavre, je frapperai ton oreille,
[…] grâce à ce qui est en toi, je ferai que tu captures les […]18. Si tu
es un autre dieu, je détruirai ta cour, je persécuterai ta tombe pour
empêcher que tu reçoives de l’encens […], pour empêcher que tu
reçoives l’eau et le/la […] parfait(e), pour ne pas permettre que tu te
mêles aux Suivants d’Horus.
[Si tu n’entends] pas mes mots, je ferai tomber le ciel, je
mettrai le feu aux seigneurs d’Héliopolis, je trancherai la tête d’un
bœuf pris à la cour d’Hathor, je trancherai la tête d’un hippopotame
dans la cour de Seth, je ferai reposer Sobek enveloppé à l’intérieur
d’une peau de crocodile, je ferai asseoir Anubis dans la peau d’un
chien, j’ouvrirai le ciel en son milieu, je ferai [s’envoler] les 7 Hathor
en fumée au ciel, je trancherai [les testicules d’Horus] et aveuglerai
l’œil de Seth. (Mais) si tu sors de la tempe d’Untel né d’Untelle, je
ferai que tu […] la protection, leurs noms étant énoncés en ce jour.
Paroles à dire sur ces dieux dessinés sur du lin fin placé à la tempe de
l’homme » 19.
Dans cette formule, le magicien menace les dieux de toutes sortes de
maux si ceux-ci ne répondent pas à son appel. Par deux fois, le récitant fait
pression sur eux en leur énonçant les actes qu’il serait capable d’effectuer si, par
mégarde, on ne satisfaisait pas à sa demande.
Un premier élément rappelle la nature divine que le magicien a obtenu
en tant que substitut de pharaon : il est capable d’actes que seuls des dieux
pourraient effectuer (« faire tomber le ciel » par exemple). Mais ce n’est pas
tout. Non content de menacer les dieux, il menace la création elle-même !
Rappelons que les Égyptiens avait une conception de l’ordre du monde
fondée sur une notion à la fois abstraite et concrète : la Maât20. J. Assmann
résume ainsi : « Ce dont les Égyptiens se sont préoccupés n’est donc pas
17
Le texte souligné indique un passage rubriqué du papyrus.
L'emploi du futur résulte d'une volonté de rester au plus proche du texte égyptien.
19
P. Chester Beatty V, vo 4, 10 – 6, 4 [3] ; cf. A.H. GARDINER, Chester Beatty Gift I. Text, HPBM III,
Londres, 1935, p. 51 et id., Chester Beatty Gift II. Plates, HPBM III, Londres, 1935, pl. 28-30.
20
D’importantes études de cette notion sont dues à J. ASSMANN, Maât, l’Égypte pharaonique et l’idée de
justice sociale, éd. La Maison de Vie, 2003 et B. MENU, Maât. L’ordre juste du monde, Paris, 2005. Se
reporter également l’article de B. Menu dans le présent ouvrage.
18
202
De la maladie à la guérison :
le rôle de régulateur du praticien dans les textes magiques égyptiens
simplement du maintien de la course solaire (…) mais de la signification du tout,
(…) la cohésion significative du monde »21. Or, celle-ci passe par le don de la
Maât aux dieux qui, en retour, garantissent au pharaon, et par là-même aux
hommes, un monde juste.
Ainsi, à bien y regarder, les menaces du magicien visent directement la
Maât à travers un bouleversement qui pourrait mettre à bas l’ensemble des
concepts égyptiens. Par exemple, dans le texte cité, l’acte de « trancher les
testicules d’Horus et aveugler l’œil de Seth » fait éminemment référence à un
« monde à l’envers ». En effet, c’est l’inverse qui se passe dans le mythe. Nous
en avons brièvement parlé22, dans le mythe bien connu d’Osiris tué par le dieu
Seth, ce dernier est, dans l’acte final, battu et émasculé par son neveu Horus,
qu’il arrive à priver d’un œil. Si le ritualiste menace les dieux de voir advenir
l’exact opposé de cette situation, c’est qu’il propose de présenter Seth comme
vainqueur, débutant ainsi une ère de chaos.
Il ne s’agit pas ici de commenter l’ensemble des menaces proférées dans
cette formule, mais bien de comprendre combien le péril que le praticien fait
peser sur les dieux n’a d’autre résultat que d’obtenir leur aide inconditionnelle23.
Conclusion.
On synthétisera l’ensemble des données recueillies de la manière
suivante.
1) Le patient, en tant que victime assimilé à une divinité (cf. l’historiola),
mérite d’être guéri. De plus, en sa qualité d’humain affecté, il est présenté
comme un élément extérieur au monde soumis à la Maât puisque sain à l’origine
et malade au moment du rituel.
2) Le praticien se présente comme un être à part, à la fois délégué de
pharaon et équivalent des dieux. À ce titre, il peut rappeler à ces derniers que la
situation vécue par le malade est similaire à celle déjà expérimentée par l’un
d’eux lors de la Première Fois, exprimant ainsi le caractère nécessaire de la
guérison. Mais son nouveau statut lui permet aussi de menacer les dieux d’un
monde livré à l’isefet, l’opposé de la Maât, s’adjoignant ainsi leur force dans le
combat qu’il mène contre le mal qui affecte son patient.
Le magicien égyptien possède donc un rôle spécifique dans l’exercice
de sa fonction puisqu’en menant à bien un rituel magique, il guérit son patient et
le réintègre dans le monde tel qu’il doit être : ordonné et juste.
21
Op. cit., p. 116.
Cf. supra n. 14.
23
D’où la définition de ce procédé comme « solidarité forcée » par S. SAUNERON (« Le monde du
magicien égyptien », SourcOr VII, 1966, p. 37).
22
203
Téléchargement