L'idolâtrie, un concept pernicieux Résumé "L’extirpation de l’idolâtrie", suivant la formule consacrée, a motivé et justifié la plupart des violences commises depuis quinze siècles, et encore aujourd’hui, au nom du dieu d’Abraham. Et pourtant, l’ordre de brûler les idoles reste regardé comme un progrès, y compris par des non-croyants. On y voit le combat contre l’erreur, l’illusion, la confusion entre le tout et la partie, le signifié et le signifiant, les passions humaines, etc., en oblitérant son exclusivisme religieux et son lourd passé de violence. Ainsi, encore tout récemment, André Comte-Sponville déclarait : "J’ai toujours vu dans le monothéisme une espèce de progrès […] Chasser les faux dieux, pour ne plus reconnaître que le Vrai. Briser les idoles, pour n’aimer plus que l’Amour"1. Or pour lutter contre l’erreur, l’illusion, les passions les philosophes grecs n'avaient pas attendu les religions abrahamiques ! Dans le contexte actuel du retour des violences religieuses, ne faudrait-il pas combattre, plutôt qu’édulcorer, voire glorifier l'exclusivisme abrahamique? * ** " Celui qui offre des sacrifices à d'autres dieux qu'à l'Eternel seul sera voué à l'extermination."Exode 22, 20 "Définir précisément qui est un ennemi de Dieu a été le thème dominant des traditions monothéistes depuis leur origine […] Deux mots caractérisent le dieu d'Abraham : exclusivisme et jugement" R. Joseph Hoffmann 2 La condamnation de l'idolâtrie est centrale dans les trois religions abrahamiques, judaïsme, christianisme, islam. Au sens premier, l'idolâtrie désigne le fait d'adorer une autre divinité que le seul vrai dieu, celui de la Torah, des Evangiles ou du Coran. Elle introduit la question du vrai et du faux dans le domaine des dieux "la distinction mosaïque" selon l'égyptologue Jan Assmann3. Elle renvoie à une sacralisation indue, elle "trahit sa vocation de créature née pour adorer Dieu, sa juste relation avec son créateur et perd sa dignité d’humain créé à l’image de Dieu."4 De fait, comme l'explique le dominicain David Perrin, "le rejet des idoles […] fonde dans l’histoire humaine un nouveau rapport au divin."5 La sanction de cette condamnation, c'est d'une part l'ordre de brûler les idoles, c'est-à-dire les dieux d'autrui "Ils [les Philistins]laissèrent là leurs dieux, qui furent brûlés au feu d'après l'ordre de David"(1 Chroniques 14:12 ), d'autre part l'anathème contre les idolâtres, qu'il s'agisse d'individus, de villes ou de peuples entiers. Depuis deux mille ans, toutes les violences religieuses de l'Occident dérivent de cet ordre de brûler les idoles. L'idolâtrie apparaît ainsi au cœur de la violence des religions abrahamiques. "C'est cette opposition […] entre le vrai et les faux dieux qui génère la division entre les religions, et produit une violence sans fin. Une violence qui accompagne en effet toute l'Écriture, à partir de l'Exode, à l'occasion duquel Dieu ordonne le massacre des adorateurs du veau d'or, qui commande "de tuer ton frère, ton ami, ton parent", […] jusqu'aux livres prophétiques, impressionnante série de malédictions envers les adorateurs de faux dieux."6 "De l’animisme au monothéisme. Briser les idoles", André Comte-Sponville, Le Monde des religions n°70, 13/02/2015 "Defining exactly who is an enemy of God has been the overarching theme of the monotheistic traditions since their vague beginnings some 3,500 years ago […] The Abrahamic god must be understood in terms of two words: exclusivity and judgment." "The God of Hosts", in The Just War and Jihad, Violence in Judaism, Christianity, and Islam, R. Joseph Hoffmann, Prometheus Books, 2006. 3 Le prix du monothéisme, Jan Assmann, op. cit. 4 Katell Berthelot, "Le monothéisme peut-il être humaniste ?", entretien conduit par François Sergy, Témoins 23/10/2013. [Katell Berthelot (1972- ) : historienne des religions spécialisée dans le judaïsme] 5 Le Scandale de l’idole, R. P. David Perrin, in Sénévé, Journal des aumôniers, Foi et raison, Noël 2008. 6 Se l'uomo perde l'anima nella Bibbia, Marco Vannini, La Repubblica, 13/08/2013. [Marco Vannini (1948- ): philosophe, historien et théologien spécialiste des mystiques rhénans : Maître Eckhart, Sebastian Franck, etc..] 1 2 1 Une présentation politiquement correcte, non-violente de la condamnation de l'idolâtrie recourt à plusieurs stratégies : l'exégèse : l'idolâtrie ne serait qu'une modalité d'expression particulière de l'altérité. La distinction entre non-idolâtre et idolâtre renvoie en effet à celle entre "nous" et "eux", qui définit toute entité ethnique. Une telle interprétation ne fait toutefois que déplacer le problème, elle esquive la charge de violence sacrée qu'expriment la singularité du dieu jaloux et de l'ordre de brûler les idoles, la dimension sacrale de cette diabolisation du "eux", à la polysémie naturelle des mots : la distinction mosaïque entre "vrai et faux" dieux serait comparable à la distinction entre "le vrai et le faux" établie chez les Grecs par le principe du tiers exclu. Or les deux sont aussi dissemblables que possible, la première relevant de la décision d'autorité, alors que la seconde n'est qu'une règle logique, au changement de traduction : on remplace "Dieu jaloux" par "Dieu exigeant", à la suppression de certains mots du vocabulaire religieux traditionnel : l'anathème est officiellement banni depuis Vatican II, l'extirpation de l'idolâtrie est une expression reprise de Concile en Concile depuis le IVème siècle jusqu'à la fin du XIXème, mais qui n' a plus cours aujourd'hui, pour certains mots fétiches, à gauchir leur sens, à les séculariser, à les dédiaboliser : évangéliser ne veut plus dire convertir mais témoigner, l'idolâtrie se voit aseptisée en passant du registre religieux au registre philosophique, banalisée en s'intégrant au vocabulaire courant. C'est cette euphémisation qui fait l'objet de ce texte. Un concept commun aux trois religions abrahamiques Détruire les idoles, c'est-à-dire les dieux d'autrui, cet ordre sacré est commun aux trois religions abrahamiques, judaïsme, islam et même cette religion d'amour que se proclame le christianisme : "Dieu qui dit la vérité a prédit que les images des faux dieux seront renversées, et il ordonne que ce soit fait" (Saint Augustin7). "Le concept d'idolâtrie est typiquement judéochrétien [et islamique]" (Joan-Paul Rubiés 8). Il est en revanche absent des autres religions, Dans le texte de la Torah Le premier commandement du Décalogue ordonne : "Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu, car Yhwh, Jaloux est son Nom. Il est un Dieu jaloux" (Ex 34, 14). "Si ton frère, fils de ta mère, ou ton fils, ou ta fille, ou la femme qui repose sur ton sein, ou ton ami que tu aimes comme toi-même, t'incite secrètement en disant: Allons, et servons d'autres dieux! des dieux que ni toi ni tes pères n'avez connus […], tu n'y consentiras pas, et tu ne l'écouteras pas; tu ne jetteras pas sur lui un regard de pitié, tu ne l'épargneras pas, et tu ne le couvriras pas. Mais tu le feras mourir; ta main se lèvera la première sur lui pour le mettre à mort, et la main de tout le peuple ensuite tu le lapideras, et il mourra, parce qu'il a cherché à te détourner de l'Éternel, ton Dieu" (Dt. 13, 6-12) "La jalousie est la première parole de Dieu, le fondement de l'Alliance" 9 explique le théologien Bernard Renaud. L'idolâtrie et la jalousie du "dieu jaloux" constituent en effet les 7 Lettre 91, 3, 408-410 Theology, Ethnography, and the Historicization of Idolatry, Joan-Pau Rubiés, Journal of the History of Ideas, Vol. 67, No. 4 (Oct., 2006), pp. 571-596 9 Je suis un dieu jaloux, évolution sémantique et signification théologique de qine'ah, Bernard Renaud, Editions du Cerf, 1963. 8 2 deux faces du même concept, la première désignant le comportement incriminé chez les humains, le second le sentiment éprouvé par Dieu à son égard : "Ils ont excité sa jalousie par des dieux étrangers; ils l'ont irrité par des abominations; ils ont sacrifié à des idoles, qui ne sont point Dieu." (Dt 32, 16-17)."La condamnation de l'idolâtrie est une conséquence directe de la jalousie de Yahvé à l'égard de ses rivaux par rapport à l'adoration des hommes", confirme l'historien Joan-Paul Rubiés10. Ce thème du dieu jaloux parcourt tout l'Ancien Testament : "Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face. Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point. Car je suis un Dieu jaloux." (Ex 20 : 3-6), "L'Éternel est un Dieu jaloux et vengeur. L'Éternel est vengeur, et il a la fureur à son commandement. L'Éternel se venge de ses adversaires, et il garde sa colère à ses ennemis." (Nahum 1, 2; cf. encore Dt 4, 24; 5, 9; 6, 15; Jos 24, 19). En conséquence Dieu ordonne, de façon répétée, de brûler les idoles : "Vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs statues, et vous abattrez leurs idoles." (Ex 23, 24; Ex 34, 13; Dt. 12, 3; Dt 7, 5; 2 Rois 19, 18 ; Is. 37, 19), les objets de culte sont "brûlés dans les champs du Cédron" (2 Rois 23, 4 ; 2 Chr. 15, 16), avec comme scènes emblématiques : la destruction des statues et du temple de Baal et d'Ashéra (Astarté) par les rois d'Israël : Jehu11 (2 Rois 10: 17-36), Josias (2 Rois 23: 4, 6, 12, 20; 2 Chroniques 34,7), Asa (1 Rois 15, 13), David (1 Chroniques 14:12), l'épisode du Veau d'or : "[Moïse] prit le veau qu'ils avaient fait, et le brûla au feu; il le réduisit en poudre, répandit cette poudre à la surface de l'eau, et fit boire les enfants d'Israël." (Exode 32:20) Cette fureur exterminatrice ne s'exerce pas seulement contre les dieux, contre les objets de culte, mais aussi contre les hommes, sous la forme de l'anathème : contre les prêtres au service des idoles. L'archétype en est la mise à mort des prêtres de Baal par le prophète Elie: "« Emparez-vous des prophètes de Baal, leur dit Elie. Qu'aucun d'eux ne puisse s'échapper! » Et ils s'emparèrent d'eux. Elie les fit descendre au bord du torrent du Kison, où il les égorgea." (1 Rois 18, 40). La scène est reprise dans le Coran (37:123-125), contre les idolâtres eux-mêmes. Tous les massacres de l'Ancien Testament sont justifiés comme châtiment de l'idolâtrie des peuples concernés, qu'il s'agisse des Cananéens, des Philistins, des Egyptiens, des Madianites, voire des Hébreux dissidents comme les Benjaminites : "Déverse ta fureur sur les païens, eux qui ne te connaissent pas" (Psaume 79:6, Jérémie 10, 25) ; "Lapide les idolâtres […] quand ce serait ton frère, ton fils et la femme qui dort sur ton sein"12 (Dt. 13, 7-11), [Bernard Renaud est prêtre du diocèse d’Angers et professeur émérite de la faculté de théologie catholique de Strasbourg. Il a aussi traité ce sujet dans Enquête sur le dieu unique, préface de Thomas Römer, Bayard, 2010, et sur http://www.bible-service.net/site/896.html] 10 "The prohibition against idolatry is a direct consequence of Yahweh's "jealousy" of rivals in worship."Theology, Ethnography, and the Historicization of Idolatry, Joan-Pau Rubiés, Journal of the History of Ideas, Vol. 67, No. 4 (Oct., 2006), pp. 571-596 11 Jehu réunit tous les prêtres de culte de Baal en un seul lieu, fait cerner la maison et met à mort tous ceux qui s'y trouvent, puis il fait détruire le temple de Baal et toutes les statues qui s'y trouvent. 3 "Quand l’Éternel ton Dieu te les aura livrés entre tes mains et que tu les auras vaincus [les Cananéens], voue-les à l’anathème [le châtiment spécifique de l'idolâtrie] et ne conclus aucun pacte avec eux, ni ne les laisse en place." (Dt 7,2), Le rabbin Emil Fackenheim13 qualifia l'anathème prononcé contre les Amalécites (Samuel 15, 8) de "commandement de génocide selon la Torah."14 L'anathème prescrit la suppression de toute vie attachée au coupable : la sienne propre, ainsi que celle de toute sa maisonnée, femmes, enfants, jusqu'au bétail compris. Traduction grecque du mot hébreu "herem", l'anathème implique destruction intégrale par le feu, dans le but de préserver le peuple saint de l'impureté suprême que représente l'idolâtrie."Le herem [l'anathème] se présente comme un vœu qui voue à l’interdit toute population étrangère à l’intérieur du pays donné par Dieu à Israël, afin de ne pas succomber à l’idolâtrie. Pour radical qu’il soit, le vœu s’inscrit donc dans la théologie de l’élection : parce que ''peuple séparé'' et part réservée pour Dieu, Israël doit se protéger des autres nations. Rien d’étonnant alors à ce que Dt 13, 13-19 retourne ce vœu contre une des villes d’Israël en cas d’apostasie."15 L'anathème est prononcé à profusion dans la Bible : plus de treize fois dans l'Ancien Testament (Nb. 21/1 ; Dt 7/ 1 4; 7/26, 13/17 ; Jos. 6/7, 6/21, 7/1, 10, 40, 11s ; Jg.1/17, 16/23 ; Is 34 /2 ; Za. 14/11 ; Mal.4/6 ; le livre de Jérémie n'est qu'une longue suite d'anathèmes lancés contre toutes les nations), cinq fois dans le Nouveau (Rom.9/2 ; I Cor.12/3, 16/26 ; Gal.1/8, 9 ; Mc.14/71) 16. C'est, dit la Bible à plusieurs reprises, parce les Israélites ont laissé survivre des Cananéens, voire se sont mêlés à eux, que Dieu leur a infligé tant de malheurs 17. C'est parce qu'il détourna pour lui et ses soldats une partie du butin (au lieu de le vouer entièrement à Dieu, c'est-à-dire de le brûler) que Saül perdit son trône. L'anathème est le dernier mot de l'Ancien Testament : "Voici, moi, j'enverrai pour vous Elie le prophète, il arrivera juste avant le jour de Yahvé, jour grand et redoutable : il ramènera le cœur des pères sur les fils, et le cœur des fils vers les pères, de peur que je vienne et que je frappe la terre d'anathème." (Malachie V 5 et 6). Si Dieu peut accorder son pardon aux croyants qui "se repentent", il ne peut pardonner les idolâtres, "puisqu'ils ignorent Dieu". L'humanité est partagée en deux camps, les nonidolâtres, autorisés à s'installer en Israël et auxquels les Juifs doivent alors protection, et les idolâtres, qui doivent être expulsés ou exterminés. L'objectif essentiel est d'éviter la contagion de l'idolâtrie : "Tu ne feras point de pacte avec eux ni de compromission avec leurs divinités. Qu’ils ne subsistent point sur ton territoire car ils te feraient prévariquer contre Moi, de sorte que tu en viendrais à adorer leurs divinités, et ce serait pour toi un écueil" (Ex 23,32-33; Ex 34,12-17 ; Dt 20,18). Le rabbin Rivon Krygier 12 "Si ton frère, fils de ta mère, ton fils, ta fille, la femme qui dort sur ton sein, ou ton ami que tu aimes comme toi-même, essaie de t’entraîner secrètement en disant : « Allons servir d’autres dieux ! » – des dieux que ni toi ni tes pères n’avez connus, d’entre les dieux des peuples qui vous entourent, de ceux qui sont proches de toi comme de ceux qui sont loin de toi, d’une extrémité de la terre à l’autre – tu n’y consentiras pas, tu ne l’écouteras pas ; ton œil sera sans pitié : tu ne l’épargneras pas, tu ne le couvriras pas. Tu le tueras ; tu lèveras le premier la main sur lui pour le mettre à mort, et tout le peuple ensuite ; tu le lapideras, et il mourra, parce qu’il a cherché à t’entraîner loin du Seigneur, ton Dieu, qui te fait sortir de l’Egypte, de la maison des esclaves." Dt 13, 7-11. 13 Emil Ludwig Fackenheim (1918-2003) : rabbin réformé d’origine allemande, réfugié en Angleterre puis au Canada. Egalement philosophe (chaire du département de philosophie de l’Université de Toronto), il fut l’auteur d’ouvrages de réflexions sur la pensée juive de l’aprèsShoah et sur le destin du peuple juif (God’s presence in History, 1970; To Mend the World, 1982 ; What is Judaism, 1987). 14 David Meyer, Les Versets douloureux (Bible, Evangile et Coran), David Meyer, Yves Simoens, Soheib Bencheikh, Lessius, 2008 15 Philippe Abadie, Cahier Evangile n°134.disponible sur http://www.bible-service.net/site/643.html [Prêtre du diocèse de Mende, Philippe Abadie est professeur à la faculté de théologie de l'université catholique de Lyon. Il est spécialiste de la littérature biblique tardive et de l’apocalyptique juive.] 16 L'anathème, Abbé Joseph Grumel (1921-2008), disponible sur http://josephmarie.perso.neuf.fr/racines/anatheme.pdf. 17 Autre exemple: en gardant pour lui et ses soldats une partie du butin acquis par la victoire, le roi Saül manqua à l’anathème. Cet acte sacrilège provoqua sa destitution, au profit de David. 4 commente : "La crainte de la « contagion » est telle qu’elle ne laisse place à aucune tolérance ou compromission, comme s’il en allait de la survie même de la civilisation hébraïque." Dans le judaïsme rabbinique (le judaïsme à partir de 70 ap. J.-C.) "Quiconque renonce à l’idolâtrie est appelé un juif " Talmud, B. Meg. 13b "Celui qui refuse l'idolâtrie fait comme s'il accomplissait la Torah toute entière" Talmud, Hullin, 5 a "Etre juif c’est rejeter l’idolâtrie" Talmud, Traité Méguila 13 a "Le but principal de la Loi est d'extirper l'idolâtrie" Maimonide, Guide des Egarés, III : 30 "Le bris des idoles est le premier moment d’étrangéisation par lequel l’hébreu se sépare à jamais de la civilisation païenne" Rav Moché Tapiero18 Le Talmud consacre à l'idolâtrie tout un livre, l'Avodah zarah19. L'interdiction de l'idolâtrie constitue la première des "lois noachides", ces lois que le judaïsme assigne à l'humanité toute entière depuis Noé : 1. interdiction de l'idolâtrie (abjuration du polythéisme, profession de foi monothéiste20) 2. interdiction des unions illicites, 3. interdiction de l'assassinat, 4. interdiction de consommer un membre arraché à un animal vivant, 5. interdiction de blasphémer, 6. interdiction du vol, 7. établir des tribunaux (pour la raison que sans tribunaux, point de justice) Les lois noachides sont d'origine talmudique (elles ne figurent pas dans la Torah). Comme leur nom l'indique elles sont censées avoir été données à Noé21, et s'appliquer à l'humanité depuis le Déluge. Toutefois, selon le rabbin Rivon Krygier, "c’est seulement lorsque [les maîtres du Talmud des deux premiers siècles de notre ère] furent amenés à légiférer sur le statut de résident non-juif en Israël […] que l’idolâtrie fut conçue comme un péché capital y compris pour les non-Juifs."22 A la condition express qu'ils soient non-idolâtres, les non-Juifs (ceux qui ne sont pas d'ascendance juive) qui vivent hors d'Israël ou de la Diaspora sont désignés comme "les Justes parmi les Nations": "nos Sages nous enseignent que les vertueux des autres nations peuvent avoir part à la félicité éternelle, dans la mesure où ils s'appliquent à la connaissance de Dieu et "La modernité de l’idolâtrie", Rav Moché Tapiero, Daat Haim, 2006. Cf. par exemple Jews, Jewish Religion, anti-Semitism, the Talmud and Zionism, Sense and Nonsense about Jews and Jewish Belief, disponible sur <http://www.mideastweb.org/jewreligion.htm> 20 D'après Sanhédrin, 56 b. 21 Cf. Maïmonide, cf. aussi Ira Bedzow, "A Contemporary Jewish Virtue Ethics", Laney Graduate School, Jewish Studies, 2014. 22 Rivon Krygier, Qu'est l'idolâtrie ? Article de Rivon Krygier publié dans Pardès N°53 Cf. aussi La religion noachide sur < http://wordpress.catholicapedia.net/?tag=lois-noachides>, et Vous serez comme des dieux, Une interprétation radicale de l'Ancien Testament et de sa tradition, Erich Fromm, Complexe, Bruxelles, 1975. [Erich Fromm, 1900-1980, psychanalyste humaniste américain d'origine juive allemande, est avec Adorno, Herbert Marcuse et d'autres, un des premiers représentants de l'École de Francfort.] 18 19 5 à la pratique de la vertu [c'est-à-dire les lois noachides]."23 Ils sont autorisés à s'installer en Israël et à recevoir alors le statut "d'étranger résident", "d'étrangers qui sont parmi nous", les guèr tochav : "Quiconque parmi les nations voudra accéder au rang d’étranger-résident devra en premier lieu rompre avec la culture idolâtre."24 Les idolâtres en revanche, il convient de les expulser ou de les exterminer, conformément à Ex. 22. 20 :"Celui qui sacrifie à d'autres dieux qu'à l'Éternel seul, sera voué à l'extermination." Après la destruction de Jérusalem par les Romains, les Sages du Talmud jugèrent prudent de publier "une série de lois (halakhot) ayant pour objectif d'empêcher les Juifs de détruire les idoles et leurs autels […] Pour la première fois dans leur histoire, les Juifs s'interdisent de détruire les idoles"25 : "Ne te hâte pas de détruire les temples païens, pour ne pas devoir les rebâtir de tes mains."26 Ceci atteste non seulement du pragmatisme des rabbins, mais, s'il en était besoin, de la réalité de l'ordre hébraïque de brûler les idoles. Pour Maïmonide (1135-1204) : "Avouer l'idolâtrie revient à désavouer la Loi tout entière"27."C’est ainsi que Moïse notre Maître a ordonné au nom du Tout-Puissant de forcer tous ceux qui viennent au monde à prendre sur soi tous les commandements qui ont été donnés à Noé. Et quiconque ne les prend pas sur soi sera passible de la peine de mort"28. Les idolâtres, qui "ne s’appliquent pas à la connaissance de Dieu", doivent être exclus d'Israël, ils sont passibles de mort. "On pend l'idolâtre comme on pend le blasphémateur, après que l'un et l'autre ont subi la lapidation".29 Au Moyen Age le Zohar, le livre de la Kabbale juive, stipule : "Idolâtrer c'est adorer d'autres dieux que le "Dieu Un" […] Les nations païennes, n'adorant pas le "Dieu Un" des Hébreux, sont appelées nations idolâtres."30 Au siècle des Lumières Mendelssohn (1729 – 1786), l'un des fondateurs de la Haskalah, les Lumières Juives, attribue comme mission spécifique au judaïsme de constituer "un rempart contre l’idolâtrie". Au XXème siècle : Erich Fromm (1900-1980) : "La lutte contre l'idolâtrie est le thème religieux principal qui se répète à travers tout l'Ancien Testament, du Pentateuque jusqu'à Isaïe et Jérémie"31, Emmanuel Levinas (1906-1995) se réclame d’un judaïsme briseur de mythes et d’idoles dont le message est aujourd’hui, à ses yeux, plus nécessaire que jamais32, 23 Maïmonide, [Lois sur] la pénitence, III, 5; [lois sur les rois, VIII, 11.], Epitre à Rabbi Hasdai Ha-levi. "La modernité de l’idolâtrie", Rav Moché Tapiero, Daat Haim, 2006. Liliane Vana Le traité de la Mishna 'Abodah Zarah : traduction, notes, analyse. Contribution à l'étude des relations entre Juifs et païens en Judée romaine In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 105, 1996-1997 26 Conseil que le Midrash attribue à Yohanan ben Zakkaï, un tanna du Ier siècle, in Daniel Barbu, op. cit. 27 Cité par Rivon Krygier Qu'est l'idolâtrie ? Article publié dans Pardès N°53 28 Mishneh Torah, Hilkhot melakhim, 10:8, Maïmonide. 29 Mishneh Torah, Hilkhot Avodat Kokhavim (Lois sur l’idolâtrie) 2:6. 30 Introduction au Zohar, livre de base de la Kabbale juive. Cf. aussi Qu'est l'idolâtrie ? Article de Rivon Krygier publié dans Pardès N°53, disponible sur < http://www.adathshalom.org/etude-juive/idolatrie> 31 10 textes à lire et pour réfléchir en famille, au sujet du second des 10 commandements, in Vous serez comme des dieux, Une interprétation radicale de l'Ancien Testament et de sa tradition, Erich Fromm, Complexe, Bruxelles, 1975. [Erich Fromm, 1900-1980, psychanalyste humaniste américain d'origine juive allemande, est avec Adorno, Herbert Marcuse et d'autres, un des premiers représentants de l'École de Francfort.] 32 "L’écriture latine d’Emmanuel Levinas", Paul Elbhar, Controverses18.qxd 24/11/11. 24 25 6 Henri Atlan (1931-) : "Le premier souci de l'enseignement biblique n'est pas celui de l'existence de Dieu, d'un théisme par rapport à un athéisme, mais plutôt la lutte contre l'idolâtrie"33. Esther Benbassa (1950-) et Jean-Christophe Attias (1958-) : "La religion biblique n'est-elle pas l'histoire d'une lutte impitoyable, mais sans cesse renaissante pour éradiquer l'idolâtrie ?"34 Si, selon un rabbin d'aujourd'hui, dans le monde juif "la peine de mort a été supprimée par la tradition pharisienne (en tout cas très rarement appliquée)" 35 , personne n'est prêt à le reconnaître officiellement36 ; l'excommunication frappa encore au XXème siècle (cf."l'affaire Louis Jacobs"37, et le refus encore au XXème siècle de lever l'excommunication de Spinoza). Dans le christianisme " Dehors les chiens et les sorciers, les débauchés et les meurtriers, les idolâtres et tous ceux qui aiment ou pratiquent le mensonge " Apocalypse 22:15 "Ils méritent la mort" Romains 1: 23, 32 "Le Dieu d'Israël […] a réduit l'Empire romain […] à la défense et au service de la foi chrétienne, si bien que les idoles […]devraient maintenant être détruites." Saint Augustin38 "C'est ce que Dieu désire, ce que Dieu commande, ce que Dieu proclame" Saint Augustin39 Si Paul remit en cause les commandements ritualistes de la Loi, comme la circoncision et les lois alimentaires, il conserva toute sa place à la condamnation des idoles. Celle-ci est explicite dans tout le Nouveau Testament : dans les Evangiles : "Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon " (Mt 6, 24) ; "Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul" (Luc 4, 8) ; "Petits enfants, gardez-vous des idoles" (1 Jean 5, 21), dans les Epîtres de Paul : "Fuyez l'idolâtrie" (1 Co. 10, 14), "Voulons-nous provoquer la jalousie du Seigneur ?" (1 Co 10:22) ; le mot idole est répété quinze fois dans cette épître, "Toi qui as en abomination les idoles" (1 Romains 2, 22), "Ils [les idolâtres] méritent la mort" (1 Romains 23, 32), 33 Henri Atlan, Niveau de signification et athéisme de l'écriture, 1982. Figures juives de l'altérité, David Benhaim, recension de Le Juif et l’Autre, de Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, Ose Savoir - Le Relié, Spirale : arts • lettres • sciences humaines, n° 192, 2003, disponible sur < http://id.erudit.org/iderudit/18327ac> 35 "Lapider l’idolâtre !" Yeshaya Dalsace, Massorti.com, disponible sur < http://www.massorti.com/spip.php?page=imprimer&id_article=1211> [Yeshaya Dalsace, rabbin, animateur du site Massorti.com (le courant massorti se veut à la fois orthodoxe et pluraliste)]. 36 "Torah Min HaShamayim: Conflicts Between Religious Belief and Scientific Thinking", Dr. Daniel Jackson, TheTorah.com, disponible sur < http://thetorah.com/torah-scientific-conflict/> 37 Jonathan Wittenberg, rabbin de la New North London Synagogue, préface de La religion sans déraison, Louis Jacobs, Albin Michel, 2011. Cf. aussi la recension de sur le site Massorti.com < http://www.massorti.com/spip.php?page=imprimer&id_article=1279> 38 De consensu evangelistarum, IV, 10, 20. 39 Sermon 24, 6. 34 7 "Or, les œuvres de la chair sont manifestes, ce sont l'impudicité, l'impureté, la dissolution, l'idolâtrie, la magie, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes" (Galates 5, 20), "Les idolâtres n'hériteront pas du royaume de Dieu." (Éphésiens 5:5), "Ôtez le méchant du milieu de vous" (1 Ep. Cor. V,12-13), verset qui se réfère explicitement à "Il se trouvera peut-être au milieu de toi […] un homme ou une femme faisant ce qui est mal aux yeux de l'Eternel, ton Dieu, et transgressant son alliance; allant après d'autres dieux pour les servir et se prosterner devant eux, après le soleil, la lune, ou toute l'armée des cieux […] Tu lapideras ou puniras de mort cet homme ou cette femme […] Tu ôteras ainsi le mal du milieu de toi." (Deutéronome 17:2-7), dans le Actes des Apôtres : "Hors de la ville, les êtres abominables, ceux qui pratiquent la magie, les gens immoraux, les meurtriers, les adorateurs d'idoles et tous ceux qui aiment et pratiquent le mensonge !" (Ap. 22, 15), dans l'Epître de Pierre : "Les idolâtries criminelles" (1 Pierre 4, 3), la condamnation des "faux-prophètes" parcourt tout le Nouveau Testament 40 , y compris le Sermon sur la montagne41. Cette condamnation est inscrite dans le premier commandement du Christ, " tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. Tel est le plus grand et le premier des commandements" (Mt. 22, 37-38), car "aimer le Seigneur" signifie en effet "garder ses [dix] commandements" (Jean 14 :15), dont le premier interdit d'adorer d'autres dieux. Tertullien, Père de l'Eglise, résumera : "L'idolâtrie, c'est la négation même de la Vérité."42 Encore au XXème siècle, Mgr. Etchegaray explique : "Est-ce que le christianisme a besoin du judaïsme ? D’emblée, je réponds oui, un oui franc et massif, un oui qui exprime un besoin vital et comme viscéral [parce que les Juifs] restent le peuple destructeur des idoles et dénonciateur des idéologies anciennes et nouvelles." 43 En 2013 le Pape François confirme : "Au lieu de la foi en Dieu on préfère adorer l’idole, […] dont l’origine est connue parce qu’elle est notre œuvre […] L’idolâtrie apparaît ici comme l’opposé de la foi."44 Le "principe d'accomplissement" de l'Ancien Testament par le Nouveau constitue la base du christianisme. Jésus reconnut "le dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob"45 comme son Père, il affirma ne "pas être venu pour abolir, mais pour accomplir" (Mt 5, 17 19), et que "pas un iota, pas le moindre trait ne passera de la Loi"(Luc 16, 17). Sa dernière parole sur la croix fut : "Tout est accompli"(Jn 19: 30). Le cardinal Ratzinger explique : "Accomplissement est le contraire de « substitution ». La « nouvelle » loi du Christ n'est pas et ne peut pas être « nouvelle », au sens où elle serait différente de « l'ancienne », ou l'aurait remplacée. La loi de Dieu ne peut jamais être ancienne ni révoquée, mais seulement confirmée et approfondie."46 C'est au nom de ce principe d'accomplissement que seront condamnés tous ceux qui 40 Cf. par exemple Galates 1, 8, 2 Pierre 2, 1, et dans l'Ancien Testament Dt 18, 20. Matthieu 7: 15-23, 24:11, Marc 13, 22, 1 Jean 4:1, 2 Jean 1. 9-11, 2 Corinthiens 11:13, 2 Pierre 2:1-2, Actes 20:29-31, Apocalypse 2:20. 42 Tertullien, De Idolatria. 43 Conférence donnée par Mgr. Etchegaray, intitulée Est-ce que le christianisme a besoin du judaïsme ?, prononcée, le 8 septembre 1997 au centre Rocca di Papa, au cours d’un colloque organisé par I’"lnternational Council of Christians and Jews", disponible sur < http://www.portstnicolas.org/le-pont/Le-judaisme/Est-ce-que-le-christianisme-a> [Roger Etchegaray : cardinal, depuis 1984 président du Conseil pontifical "Justice et Paix"] 44 Lettre encyclique Lumen Fidei du souverain pontife François, 2013. 45 Mt 8, 11 ; Mt 22, 32 ; Actes 3, 13 ; Jn 8, 58 ; Actes 7, 32, etc. 46 Many Religions, one Covenant : Israel, the Church and the World (Beaucoup de religions, mais une seule Alliance : Israël, l'Eglise et le monde), J. Ratzinger, Ignatius Press 2000. 41 8 rejetteront l'Ancien Testament : Marcion, les gnostiques, les cathares, et encore au XXème siècle Simone Weil47. L'ordre "d'extirper l'idolâtrie" sera la référence obligée de tous les textes de l'Eglise relatifs tant à la lutte contre l'hérésie qu'à l'évangélisation, du Vème siècle (Concile de Carthage, 401) au XXème siècle (Encyclique Ad diem illum laetissimum, 1904). Dès 451 les empereurs Valentinien et Marcien publièrent un édit punissant de mort l'idolâtrie. L'anathème, le châtiment de l'idolâtrie, sera prononcé dès les tous premiers conciles (Nicée I, 325), et poursuivra une belle carrière dans le christianisme. En droit ecclésiastique, l'anathème rejette hors du sein de la société religieuse ceux qui en sont atteints et les voue aux flammes de l'enfer. Il implique la mort, la damnation, l'autodafé. Le Concile de Trente (1545-1563, concile de la Contre-Réforme) prononcera dix sept fois "qu'il soit anathème" afin "de bannir les erreurs et d'extirper les hérésies"48. La plupart des conciles résument dans des canons les thèses rejetées, qui sont alors assorties de la clausule : AS."anathema sit» (si quelqu'un dit cela...qu'il soit anathème). Au XXème siècle l'Encyclique Pascendi (1907) prononcera encore cinq fois le mot anathème. Il fallut attendre Vatican II pour "renoncer à recourir au langage de l’anathème pour parler au monde d’aujourd’hui"49. Mais selon la Bible, ce n'est que dans "la nouvelle Jérusalem", celle qu'annonce l'Apocalypse, qu' "il n’y aura plus d’anathème" (Ap. 22:2-3). Dans l'islam "La vérité s’est manifestée, et la fausseté a péri, car la fausseté se doit de périr " Sourate du Coran L'idolâtrie connaît dans l'islam différentes appellations : Shirk, Koufr, Taghout, Takfîr, Asnam, Awthaniya50. Elle représente là aussi le plus grave des péchés, "elle est plus grave que le meurtre"(Coran 2, 191), Allah la qualifie d' "injustice grandiose". Le Coran réserve aux mécréants, apostats ou infidèles le statut de "kafir", avec comme châtiment la mort."Tuez les idolâtres, partout où vous les trouverez" (Coran 9, 5), "Ils seront le combustible de l'enfer, ils y pousseront des gémissements, et n'y entendront rien." (Coran 21, 98 et 100). Non seulement adorer un autre dieu, mais légiférer sur des bases autres que le Coran et la Sunna représente la mécréance suprême. Le Koufr appelle le Jihad, la guerre sainte51 : "Prophète, combats les non-croyants et les hypocrites : sois dur envers eux ! Quand vous les rencontrez, frappez-les à la nuque jusqu’à ce que vous les ayez abattus." (Coran 47, 4), "Tuez-les partout où vous les rencontrerez… tuez-les, c’est la récompense des infidèles." (Coran 2, 191), "Saisissez-les, tuez-les partout où vous les trouverez " (Coran 4, 89), etc. Lors de la prise d'Alexandrie, le calife Omar eut cette parole historique : "Brûlez les bibliothèques, car leur valeur se trouve dans ce seul livre (le Coran)." Rappelons que l'art de l'Egypte ancienne pré-chrétienne et pré-islamique ne fut redécouvert qu'avec Napoléon et Champollion. L'équivalent de l'anathème est le "takfîr". 47 Réponses aux questions de Simone Weil, J.M. Perrin, J. Daniélou, L. Lochet, Aubier, 1964 Décret sur les sacrements de la VIIème session du Concile de Trente (3 mars 1547). "L’anathème ou l’interdit dans l’Ancien Testament" Roland Bugnon, ancien aumônier du Centre Ste-Ursule, Fribourg disponible sur <http://www.interbible.org/interBible/decouverte/comprendre/2007/clb_070316.html>; Cf. aussi "L’herméneutique du concile Vatican II", Culture et foi, Jean Rigal, théologien, disponible sur < http://www.culture-et-foi.com/dossiers/vatican_II/jean_rigal.htm> 50 Cf. Kufr, mécréances et hérésies en terre d'islam, François Faucon, Berg International, 2012. 51 Cf."What is Jihad?", Daniel Pipes, New York Post, 31.12.2002, et "Jihad: The War to Eliminate "Kufr" (unbelief) and replace by "Din" (faith)", Kafir (United States), Sep 21, 2003, disponible sur < http://www.danielpipes.org/comments/11377> 48 49 9 Une exigence de purification, de l'ethnie à l'humanité entière " Une frontière commune : la lutte contre l’idolâtrie " Père Henri de La Hougue52 L'ordre de brûler les idoles relève d'un besoin de pureté, il s'agit de se protéger du risque de contagion. Comme l'anathème, il est partagé par les trois religions abrahamiques, même si les modalités diffèrent : dans le judaïsme, il est dirigé vers l'intérieur, le but étant de préserver la pureté ethnique : "Car toutes ces abominations, les hommes du pays, qui y ont été avant vous, les ont faites et la terre en a été souillée" (Lev. 18, 27). Rappelons pourtant qu'au XIXème siècle, le rabbin Elie Benamozegh 53 assigna pour vocation au judaïsme d'installer comme religion universelle de l'humanité les lois noachiques, en particulier l'interdiction de l'idolâtrie, c'est-à-dire du polythéisme, conformément au Talmud (TB Sanhédrin, 56 b). dans le christianisme et l'islam, l'ordre de brûler les idoles est dirigé vers l'extérieur, avec pour but de permettre à "la vraie religion" de remplacer "la fausse", urbi et orbi. Un principe absent des autres religions Les notions d'idole et d'idolâtrie sont étrangères aux religions polythéistes. La destruction des temples, des statues et des objets de culte des peuples vaincus n'y ont pas cours. Lors de l'Exil à Babylone, les Hébreux n'eurent pas à se convertir au culte de leur vainqueur. Lorsqu'il s'empara de Babylone, Cyrus (-c.559, - 529) protégea tous les cultes, et alla jusqu'à financer la reconstruction du Temple des Hébreux à Jérusalem. Alexandre le Grand (-356, -323) ne détruisit ni les dieux ni les cultes indigènes ; si en pays vaincu il érigea des temples aux dieux Grecs, ce fut pour ses besoins propres et non pour y convertir la population locale. La Rome polythéiste respecta les dieux des pays conquis. A Athènes et à Rome les populations étrangères pouvaient librement édifier leurs temples. En conséquence, "le polythéisme ancien, par opposition au monothéisme, ignore la guerre de religion"54, affirme l'historien Thierry Camous, ainsi que55 : l'helléniste Jacqueline de Romilly : "Le polythéisme rend absurde l'idée d'une guerre de religion."56 l'égyptologue Jan Assmann : "[Dans le monde polythéiste], la violence était une question de pouvoir, et aucunement de vérité."57 le rabbin Elie Benamozegh : "La lutte entre les religions a commencé avec le christianisme."58 52 Titre d'un article, 2008, disponible sur < http://gric-international.org/2008/dossiers/entre-chretiens-et-musulmans-quelles-frontieres/unefrontiere-commune-la-lutte-contre-lidolatrie/> [Henri de La Hougue : théologien, maître de conférence à l'Institut catholique de Paris, co-président du Groupe de recherche islamo-chrétien] 53 Elie Benamozegh, Israël et l’Humanité, Albin Michel, Paris, 1961, p 21. [Elie Benamozegh (1823 - 1900) rabbin et philosophe italien] 54 La violence de masse, Thierry Camous, PUF, 2010, p. 214. [Thierry Camous : docteur en histoire ancienne Paris IV Sorbonne, chargé de cours à Nice Sophia Antipolis] 55 Cf. aussi Détruire les dieux d'autrui, singularité abrahamique, JP Castel, à paraître. 56 La Grèce antique contre la violence, Jacqueline de Romilly, de Fallois, 2000, p. 9. 57 Violence et Monothéisme, Jan Assmann, op. cit. p. 44. 58 Israël et l'humanité, Elie Benamozegh, Réd. Albin Michel 1980, pp. 364,365) [Elie Benamozegh (1823-1900) : rabbin et philosophe italien] 10 le philosophe Régis Debray : "Le héros antique n'attend pas qu'on épouse sa foi."59 Si le prosélytisme bouddhiste transforma ou fit disparaître certains dieux indigènes, ce fut par syncrétisme, de façon symbolique, sans destructions violentes autres que légendaires. Détruire les dieux d'autrui ? En tout cas pas nous ! " Le christianisme ne reprend pas cet ordre [de brûler les idoles]" Un théologien catholique, professeur de Nouveau Testament à Louvain, 2014 " Quand chez les apôtres il est question d’idoles, c’est pour mettre en garde les croyants contre la tentation d’idolâtrie qu’ils portent en eux et pas pour les inviter à persécuter ou à éliminer des gens par la force physique" Un théologien protestant libéral, 2014 "La vérité de la révélation de Dieu est soustraite, en Jésus, au dispositif immémorial de la représaille au nom de Dieu" Commission Théologique Internationale du Vatican60 Les récits des massacres de la Bible sont probablement légendaires. Si les Hébreux ont été les inventeurs du dieu jaloux et de la condamnation de l'idolâtrie, de mémoire d'historien ils n'ont jamais détruit les dieux d'un peuple étranger. Maints rabbins plaident que la condamnation de l'idolâtrie ne prévaut qu'à l'intérieur du monde juif. Les Chrétiens d'aujourd'hui plaident que le Nouveau Testament, texte non-violent, ne prêche que l'amour. Certes il condamne l'idolâtrie, il recommande de fuir les idoles, mais il ne reprendrait pas l'ordre de les brûler. "Détruire les idoles", "extirper l'idolâtrie", "les hérétiques méritent la mort"61, cela a certes été répété à satiété depuis vingt siècles par toute la tradition chrétienne, y compris par ses plus hautes figures, mais ces violences passées ne résulteraient que d'une mauvaise compréhension des textes, elles ne seraient imputables qu'à la faiblesse humaine : pauvre Saint Augustin, pauvre Saint Thomas d'Aquin ! Arguer du fait que "l'ordre de brûler les idoles" ne figure pas en toutes lettres dans le Nouveau Testament ce qui est exact apparaît pourtant bien spécieux. Les Dix Commandements n'y figurent pas non plus : dira-t-on pour autant que le christianisme ne les reprend pas ? L'ordre de détruire les idoles est le premier des Dix commandements : "Voici les lois et les ordonnances que vous observerez et que vous mettrez en pratique […] Vous détruirez tous les lieux où les nations […] servent leurs dieux, sur les hautes montagnes, sur les collines, et sous tout arbre vert. Vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs statues, vous brûlerez au feu leurs idoles, vous abattrez les images taillées de leurs dieux, et vous ferez disparaître leurs noms de ces lieux-là." (Dt. 12 : 1-3). Le Nouveau Testament "accomplit" l'Ancien sans "l'abolir" ("pas un iota, pas le moindre trait ne passera de la Loi", Luc 16, 17). Jamais aucun passage du Nouveau Testament ni de la 59 Le feu sacré, Régis Debray, Gallimard, 2003, p. 167. Dieu Trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence, Vatican 2014 (cf. note 8 p. 3), § 51. 61 Thomas d'Aquin, Summa Théol. 2.2. q. 11, 3.3 c 60 11 Tradition ne dénonce l'ordre de brûler les idoles, ni, ce qui est équivalent, n'accepte un quelconque pluralisme religieux. Bien au contraire Jésus se réfère maintes fois à l'Ancien Testament et aux Dix Commandements : "Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements." (Mt 19, 17). "Jésus a commenté, à la manière d'un rabbin juif, les dix commandements (Matthieu, 5). [Ils] sont cités à de nombreuses reprises dans le Nouveau Testament ce qui montre bien qu'ils gardent toute leur actualité pour nous."62 Au XVIème siècle le Jésuite José de Acosta intitula son exposé sur l'évangélisation du Pérou : Des préceptes du Décalogue et de l’idolâtrie des barbares63. Le christianisme a incarné l'idolâtrie dans la figure de Satan. On ne dira plus brûler les idoles, mais lutter contre Satan. "Jésus lui dit : Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul" (Mat. 14: 10), "Celui qui pèche est du diable." (1 Jean 3 :8), "Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes." (Ephésiens 6: 12). Au XVIème siècle José de Acosta reprendra : "La superbe et la jalousie du démon ont été la cause de l'idolâtrie"64 (1590). La démonologie fut sans doute la science théologique la mieux partagée par les missionnaires. Leurs comptes rendus d’activités, volontiers qualifiées d’"offensives d’évangélisation", évoquent inlassablement le combat contre les forces du Diable65. Au XVIIIème Diderot écrira dans son Encyclopédie à l'article "Satan" : "Ceux qui suivent les ténèbres de l'idolâtrie sont dits être sous la puissance de Satan" (d'après Acte des Apôtres, 26: 18). Au XIXème le Père François René Rohrbacher écrira : "Le véritable auteur des hérésies est le même que l'auteur de l'idolâtrie, Satan." 66 Quant au Coran, il proclame lui aussi : "Iblis [Satan] a fait tomber l’homme dans l’idolâtrie". Selon Maïmonide, "les hérétiques ne sont autres que les idolâtres au sein d’Israël" 67 . En principe distinctes, hérésie (l'erreur chez les Chrétiens ) et idolâtrie (l'erreur en général) sont deux catégories difficilement dissociables. Si Saint Thomas d'Aquin les distingue "accepter la foi [c'est-à-dire renoncer à l'idolâtrie] relève de la volonté, mais garder la foi qu'on a acceptée [c'est-à-dire ne tomber ni dans l'hérésie ni dans l'apostasie] relève de la nécessité"68, le même sort fut bien souvent réservé à celui qui refusait d'entrer dans l'Eglise comme à celui qui la quittait. Saint Augustin qualifia les Pélagiens, une hérésie chrétienne, d'idolâtres. Les Juifs et les Musulmans traiteront d'idolâtres les Chrétiens, les Protestants les Catholiques, et réciproquement. "Extirper l'idolâtrie", "exterminer l'hérésie"69, "éliminer l'apostasie"70 furent des expressions cousines, interchangeables. "Hérésie et idolâtrie n'étaient-elles pas deux pions interchangeables dans le jeu de Satan ?" commente Jean Delumeau.71 Le sort réservé par les Evangiles aux idolâtres est explicite : 62 Père Pierre Le Bourgeois, curé de Nantua, Info-bible, disponible sur <http://www.info-bible.org/textes/dix-commandements.htm> In De procuranda indorum salute, José de Acosta, 1588. 64 Histoire naturelle et morale des Indes (Historia natural y moral de las Indias), José de Acosta , Séville, 1590. 65 Cf. par exemple Pierre Duviols, op. cit., et Gonzalez P., « Lutter contre l’emprise démoniaque. Les politiques du combat spirituels évangélique », Terrain n° 50, pp. 44-6,. 2008, 66 Histoire universelle de l'Église catholique, Volume 5 , François René Rohrbacher, 1843. [René François Rohrbacher (1789 – 1856), prêtre, historien ecclésiastique, directeur des études philosophiques et théologiques, Congrégation de Saint-Pierre (fondée par Félicité et Jean de Lamennais)] 67 Lois concernant l’assassin et la sauvegarde de la vie, Maïmonide, 4:10. 68 In L'intolérance catholique, Robert Joly, Éditions Espace de Libertés, Bruxelles, 1995, p. 45. 69 De Haereticis, Concile de Latran, 1215, canon 27. 70 Histoire générale de l'Eglise, Abbé J.E. d'Arras, Louis Vivès, 1875. 71 Un chemin d'histoire: Chrétienté et christianisation, Jean Delumeau Fayard, 1981 63 12 "Ils ont adoré des statues72 […] ils méritent la mort" (Romains 1: 23, 32 ; l'Epître aux Romains est considérée comme la plus importante des épîtres de Paul, celle où l'apôtre développe les idées qui seront au fondement de la doctrine des Églises chrétiennes), "Tous ceux qui sont en dehors de Christ sont hostiles, voire ennemis de Dieu" (Rm 5:10; Col 1:21-22), "Qu'ils soient anathèmes" (1 Co 16:22; Ga 1:8-9)"73, "Quant […] aux adorateurs d'idoles et à tous les menteurs, leur place sera dans le lac de soufre enflammé, qui est la seconde mort" (Ap. 21, 8). Certes le Nouveau Testament ne précise pas à qui il revient de mettre à mort l'idolâtre. Mais l'Ancien Testament ne laissant aucun doute sur la question : "Lapide les idolâtres […] quand ce serait ton frère, ton fils et la femme qui dort sur ton sein." (Dt. 13, 7-11), l'Eglise prit en charge l'exécution de la sentence : Saint Augustin (417) : "Dieu ordonne que l'on fasse disparaître toutes les superstitions des païens et des gentils"74, "L'Eglise persécute par amour"75. "Depuis Saint Augustin, la torture fut considérée comme un mal nécessaire"76, l'assassin de l'empereur Julien l'Apostat, qui était retourné au paganisme, fut canonisé77(363), Justinien le Grand, qui décréta toute hérésie et tout acte de paganisme passible de la peine capitale (Code Justinien, 529), fut canonisé, le Décret de Gratien (1140-1150) : "A l'exemple du Christ, nous devons contraindre les méchants au bien"78, Saint Bernard (1090-1153) : "On ne les convainc ni par le raisonnement (ils ne comprennent pas) ni par les autorités (ils ne les reçoivent pas), ni par la persuasion (car ils sont de mauvaise foi). Il semble qu’ils ne puissent être extirpés que par le glaive matériel. […] Saisissez-les et ne vous arrêtez pas, jusqu’à ce qu’ils périssent tous car ils ont prouvé qu’ils aimaient mieux mourir que se convertir."79 les Décrétales de Grégoire IX, 3,42,3 (1201), introduisirent de subtiles distinctions suivant le type de contrainte : absolue (physique) ou conditionnelle (menace), le concile de Latran (1215) : "Ils ne sont pas homicides, ceux qui tuent des hérétiques", Thomas d'Aquin (Summa Theologica,1265-1274).) : "L'hérésie est un péché par lequel on mérite non seulement d'être séparé de l'Eglise par l'excommunication, mais encore d'être exclu du monde par la mort" 80, "L'Eglise sépare l'hérétique du troupeau par 72 La Bible en français courant. Autres traductions : " ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en images"( 23), "ils ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur" (25), 73 "La conquête de Canaan : un génocide ?"R. Bergey, professeur d’Ancien Testament. 74 Sermons, XXV, 6. 75 St Augustin, Lettre 185, livre sur la correction des donatistes, chapitre 2 §11 (417). 76 L'Inquisition, enquête historique, France XIII-XVème siècle, Didier Le Fur, Tallandier, 2012. 77 Saint Mercure, cf. Essai sur le cycle de saint Mercure, martyr de Dèce et meurtrier de l'empereur Julien, Biron (Stéphane). Paris, E. Leroux, 1937. 78 Decretum Gratiani, Lutetiae Parisiorum, 1561, can. 23, q. 3. 79 Jean Duvernoy, Le catharisme - L'histoire des cathares, Privat, 1979, et Bertrand de la Farge, L'inquisition, des Cathares à nos jours [archive] sur le site Catharisme et histoire. Cf. aussi St Augustin, lettre à Cæcilianus, 406. 80 Citation complète : "En ce qui concerne les hérétiques, il y a deux choses à considérer, une de leur côté, une autre du côté de l’Eglise. De leur côté il y a péché. Celui par lequel ils ont mérité non seulement d’être séparés de l’Eglise par l’excommunication, mais aussi d’être retranchés du monde par la mort. En effet, il est beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier la monnaie qui sert à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, peuvent-ils être non seulement excommuniés mais très justement mis à mort. Du côté de l’Eglise, au contraire, il y a une miséricorde en vue de la conversion des égarés. C’est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais "après un premier et un second avertissement", comme l’enseigne l’Apôtre (ndlr : Paul). Après cela, en revanche, s’il se trouve que l’hérétique s’obstine encore, l’Eglise, n’espérant plus qu’il se convertisse, pourvoit au salut des autres en le séparant d’elle par une sentence d’excommunication ; et ultérieurement, elle l’abandonne au jugement séculier pour qu’il soit retranché du monde par la mort". Summa Theologica, Secunda Secundae Pars, Question 11, l'Hérésie, article 3 (1265-1274). 13 l'excommunication, et désormais elle le laisse au juge séculier pour qu'il le chasse du monde par la mort"81, l'Inquisition eut pour mot d'ordre : "Haereticam pravitatem abolere" (détruire la perversité hérétique)82, le décret Haeretico comburendo (1401), promulgué par Henri IV d'Angleterre sous l'instigation de l'archevêque de Canterbury, stipulera : "L'hérétique doit être brûlé", Sepúlveda (1539) : "L'idolâtrie […] justifie toutes les guerres de conquête et tous les massacres" 83 . C'est en vain que Las Casas lors de la fameuse Controverse de Valladolid tenta d'obtenir l'interdiction de cette violence, en 1543 la Sorbonne répondait à Erasme : "Or il est de foi catholique, que non seulement on peut, mais qu'on doit punir du dernier supplice les hérétiques opiniâtres, lorsque la chose est possible sans mettre l'État en danger" 84, lors de l'évangélisation des colonies, "l'Ancien Testament (Ex. 34,13), le Nouveau Testament, les lois des empereurs chrétiens de Rome, Saint Augustin, les Conciles, toute l'histoire de l'Eglise étaient invoquées par les théologiens pour justifier le droit et le devoir d'extirpation"85, Jean Calvin (1561) : " Jamais, explique-t-il fermement, Dieu n’a commandé d’abattre les idoles, sinon à chacun en sa maison, et en public à ceux qu’il arme d’autorité"86, la bulle pontificale Gratia Divina (1656), qui définit l'idolâtrie ("la croyance, l'enseignement et l'observation d'un culte, sa vénération ou autre respect religieux lié, pour une idée, une pratique, une superstition, une personnalité vivante ou décédée qui ne relèvent pas de la foi catholique ou admise par elle") et l'hérésie ("la croyance, l'enseignement ou la défense d'opinions, dogmes, propos, idées contraires aux enseignements de la sainte Bible, des saints Évangiles, de la Tradition et du magistère") précise la procédure inquisitoriale et exhorte à la délation, "Le Seigneur [Jésus] leur ordonna de brûler les idoles" écrira Sainte Anne Catherine Emmerich (1820)87, "Aussi l'Eglise honore-t-elle comme saints ceux qui sont morts pour combattre l'idolâtrie et pour la détruire" sera-t-il déclaré aux Conférences ecclésiastiques du diocèse d'Angers en 183088, "Jésus s'annonce […] comme venant détruire le culte des idoles" écrira l'évêque Denis Frayssinous dans Défense du christianisme 1836 89 , "Anathème à qui dira : l’Eglise n’a pas le droit d’employer la force" conclura Pie IX en 1864 (Syllabus, XXIV). La violence s'exerça d'abord contre les courants rivaux de l'Eglise de Rome, c'est à dire les différentes hérésies (donatisme, pélagisme, marcionisme, arianisme, docétisme, manichéisme, etc.), puis contre le paganisme de l'Empire romain, enfin contre l'idolâtrie des peuples colonisés. 81 S. Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIa IIae, q. XI, art. 3, L'expression figure encore dans le Codex Iuris Canonicis de 1917. 83 Cf. Ginés de Sepúlveda, Juan. Tratado sobre las Justas Causas de la Guerra contra los Indios, 1550, Mexico, Fondo de cultura económica, 1979. 84 Fr. Alfonsi de Castro adversus haereses lib. 14 (Cologne, 1543, in fine), Determinatio Facullatis parisiensis super quibusdam plurimis assertionibus D. Erasmi :... 23; Poena haereticorum. 85 La lutte contre les religions autochtones dans le Pérou colonial: l'extirpation de l'idolâtrie entre 1532 et 1660, Pierre Duviols, op. cit., p. 49. 86 Jean Calvin au consistoire de Sauve, de Genève en juillet 1561, dans Calvini Opera, éd. cit., t. XVIII, p. 581 87 Visions, t. 6 : 10, "Jésus à Atom et à Sikdor. - Retour en Judée par Héliopolis" [Anna Katharina Emmerick, (1774 – 1824) est une religieuse dans l'ordre des augustines et une mystique allemande, béatifiée par Jean-Paul II en 2004] 88 Conférences ecclésiastiques du diocèse d' Angers, Babin, 1830. 89 Défense du christianisme: ou Conférences sur la religion, Denis Frayssinous, A. Delahays, 1836. 82 14 Car il faut détruire la croyance en ces autres dieux qui au choix sont faux ou n'existent pas : "À part moi, pas de Dieu" (Esaïe 44), "Ce ne sont même pas des dieux" (Jr. 2,11), "Ce sont des non dieux" (Jr. 5,7), "Rien que du bois coupé dans la forêt [...] tel un épouvantail." (Jr. 10, 2 8, 10). Maïmonide considérait que les autres religions n'étaient "que des récits et des fictions que leur auteur a conçus pour sa propre gloire." 90 Encore aujourd'hui de bons esprits se demandent comment on peut accuser le christianisme de tuer des dieux qui n'existent pas91. Affirmer, comme le font bon nombre de théologiens contemporains, que le christianisme ne reprend pas l'ordre de brûler les idoles, illustre ainsi le contraste effarant entre ce que le christianisme prétend être aujourd'hui, et les écrits, les paroles et les actes de ses plus grands représentants au cours des siècles : un aggiornamento inavoué, un déni de réalité, un refus de responsabilité. Quant à l'islam, il se prévaut de la fameuse sourate "Pas de contrainte en religion" pour, lui aussi, proclamer sa tolérance. Sans vouloir refaire l'histoire des violences religieuses de l'islam, mentionnons simplement à titre de contre-exemple le "Code pénal arabe unifié" publié en 1996 par le Conseil des ministres arabes de la justice, qui prescrit la mise à mort de l’apostat, la lapidation de l’adultère, l’amputation de la main du voleur, et la loi du talion ce texte, écrit en arabe, n'a pas été traduit. 92 Exégèse non-violente de la condamnation de l'idolâtrie L'ordre de brûler les idoles est-il la source de la violence monothéiste ? Non, répondent nombre de rabbins, théologiens et imams, qui ne nient pas ce commandement mais en défendent une exégèse non-violente. Détruire non pas les dieux d'autrui, mais seulement "les images taillées" ? "Vous brûlerez au feu les images taillées de leurs dieux" (Dt 7 :25) "Les idoles des nations sont de l'argent et de l'or, Elles sont l'ouvrage de la main des hommes" (Ps.135, 15) " [Idole:]créature ou ouvrage fait de main d'homme, qu'on adore comme une Divinité" François Furetière93 " L'Artisan exprima si bien Le caractère de l'Idole Qu'on trouva qu'il ne manquait rien À Jupiter que la parole" La Fontaine 94 " Les idoles n’existaient pas à l’origine, et elles n’existeront pas toujours; c’est la superficialité des hommes qui les a fait entrer dans le monde" Ancien Testament, Sg 14, 13-14 90 Maïmonide, Épîtres, traduction par J. de Hulster, Paris, Verdier, 1983, p. 59. Un membre du Haut Conseil de l'éducation nationale (2005), médaille Fields de mathématique, à la question "connaissez-vous d’autres religions qui détruisent les dieux d'autrui ?", avait répondu sans la moindre trace d'humour : "un seul Dieu est mort dans l'Histoire : c'est Jésus-Christ, crucifié le vendredi de Pâques." 92 Cf. http://www.carjj.org/node/237 93 Dictionnaire universel, t. 2, Rotterdam, Amout et Reinier, Leers, 1690, n. p. 94 La Fontaine, Le statuaire et la statue de Jupiter, Fable IX, 6. 91 15 Le premier argument consiste à affirmer que la condamnation ne viserait que des "images taillées". Le Décalogue désigne en effet l'idole par le terme hébreu pesel, un objet produit par l’action de « tailler », ou de « sculpter ». Le Deutéronome et les Psaumes établissent la correspondance entre "les dieux des nations", qui ne sont "que du bois et de la pierre, incapables de voir et d’entendre, de manger et de sentir" (Dt. IV,28, CVI,34-42 ; CXXXV,1518) et les "images taillées". Certains auteurs du judaïsme moderne, notamment E. Lévinas , illustrent d'ailleurs le concept d'idole à partir d'un récit du judaïsme rabbinique95 (qui ne figure pas dans la Torah), selon lequel le père d'Abraham aurait eu pour métier de fabriquer des idoles, et qui présente comme acte fondateur du monothéisme la destruction par Abraham de l'atelier de son père : la violence n'est en l'occurrence que symbolique même s'il en est résulté, de Byzance au VIIIème siècle (de la part alors des catholiques) jusqu'à la Renaissance (de la part alors des protestants 96 ) des campagnes souvent sanglantes de destruction des images pieuses, les "iconoclasmes". De fait, l'adoration d'une image se rencontre dans toutes les religions. Avec son culte des icônes et des reliques, le christianisme n'échappe pas à la règle. Le Christ, et Dieu lui-même, ne sont-ils pas abondamment représentés dans la sculpture et la peinture chrétiennes, jusque dans les fresques de la Sixtine au Vatican ? Une telle pratique ne relève pas nécessairement de la superstition ni de la magie, mais d'une simple représentation symbolique, d'un rituel, voire d'un liber idiotarum, c'est-à-dire d'un média destiné "au peuple ignorant et corrompu, grossier et lourd" selon les termes de Grégoire le Grand (VIème siècle) 97 . Aucune religion sans doute sauf peut-être les religions préanimistes, qui attribuent des forces occultes et des propriétés vitales à des objets inanimés ne se contente d'adorer des images pour elles-mêmes, sans leur conférer une fonction de représentation du divin, translatio ad prototypum, vers la clara vision dei (Basile de Césarée, IVème siècle). Déjà au IIème siècle Clément d'Alexandrie expliquait que l'image de Dieu n'est pas un objet en lui-même, qui ne s'adresserait qu'à nos sens, mais un objet mental. Origène (IIIème siècle) et Isidore de Séville (VIème siècle) ajoutèrent que la faille dans l'idole n'est pas dans la représentation en elle-même, mais dans l'objet qu'elle représente : un faux dieu. Dénonçant l'absurdité qu'il y a à imaginer que les polythéistes aient pu confondre une statue et la divinité qu'elle représentait, Voltaire déclarait que le qualificatif "d'image taillée" était à prendre dans un sens rhétorique, allégorique98. Pour Emmanuel Levinas, l’idolâtrie ne représente pas une croyance infantile en une statuette de bois ou de pierre, mais un certain rapport au monde, fixe, immuable, enraciné.99 Chez les Hébreux eux-mêmes, le sacré n'était pas totalement désincarné, réduit au seul texte sacré : le Temple, les sacrifices, les rites alimentaires relèvent d'un sacré concret, incarné. La sacralisation du Temple était telle que tout idolâtre qui allait au-delà du "Parvis des Gentils", et franchissait ainsi l'enceinte sacrée, encourait la peine de mort. Quant au Saint des Saints, là où était conservé le Tabernacle, seul le Grand Prêtre y avait accès, en des jours bien précis. 95 Le Midrash Rabba Genèse 38 : 13. Cf. par exemple Une révolution symbolique. L'iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Olivier Christin, Paris, Minuit, 1991. Grégoire le Grand, Registrum Epistolarum, Xl, 10, Ad Serenum Massiliensum Episcopum (CC 140A, p. 874). 98 Voltaire, Dictionnaire philosophique, "Idole, Idolâtre, Idolâtrie". 99 "L’écriture latine d’Emmanuel Levinas", Paul Elbhar, Controverses18.qxd 24/11/11. 96 97 16 L'hypothèse de l'existence d'une statue de Yahvé avant l'Exil à Babylone est d'ailleurs aujourd'hui sérieusement envisagée par les historiens100. L'interdiction des images chez les Hébreux manifeste plutôt une dévalorisation de l'image et du sens de la vue, réputées trompeuses, au profit de la parole et de l'ouïe, sensées plus fidèles. La vue relèverait du monde animal alors que les mots, la parole sont le propre de l'homme. Les Hébreux voient rarement la forme de Dieu (au plus une colonne de feu, un buisson ardent) mais entendent plus volontiers sa voix, sa parole. Pour E. Lévinas, qui magnifie le visage et sa nudité comme affirmation de l'altérité, "la vision du visage n’est plus vision, mais audition et parole." 101A l'inverse, pour Aristote, "puisque la vue est le sens par excellence, la phantasia [l'imagination] a tiré son nom de lumière, car sans lumière il est impossible de voir"102. On a ainsi pu dire que "la pensée grecque est celle de la vision, la tradition hébraïque, celle de la parole" 103 : "Dieu ne se donne pas dans une vision, mais dans l'écoute. La révélation est parole et point image offerte aux yeux [...] Le commandement plutôt que la narration constitue le premier mouvement allant vers l'entendement humain." 104 "Saint Augustin accueille[ra] la philosophie grecque de la lumière avec son insistance sur la vision." (Encyclique Lumen Fidei, 2013) Pour Freud aussi, grand admirateur du monothéisme biblique, l'interdiction des images divines apparaît comme l'apothéose du "progrès dans la vie de l'esprit […] Le royaume nouveau de l’intellectualité s’ouvrit, où dominèrent les représentations, les remémorations et les raisonnements, par opposition à l’activité psychique subalterne qui avait pour contenu les perceptions immédiates des organes sensoriels. Ce fut certainement une des étapes les plus importantes sur le chemin de l’hominisation."105 A tout prendre, Aristote paraît plus proche de la vérité lorsqu'il dit : "jamais l'âme ne pense sans phantasma" [sans image, sans représentation]106. On trouvera une critique en règle de cette parole de Freud dans Le besoin de croire, Sophie de Mijolla-Mellor, Dunod, 2004107. Au-delà de la dénonciation de la fausseté des autres dieux, l'interdiction des idoles ne visait pas tant à interdire d'adorer des objets fabriqués de main d'homme qu'à ne pas confondre le symbole avec ce qu'il représente, le visible avec l'invisible, voire la créature avec son créateur. Limiter la condamnation de l'idolâtrie à l'interdiction des images reviendrait à tomber dans le piège que cette condamnation prétend dénoncer : confondre le signifiant et le signifié 108 . Refuser l'image ne reviendrait-il d'ailleurs pas à refuser l'Incarnation, comme le pensait déjà le Patriarche Nicéphore (IXème siècle)109 ? Détruire non pas les dieux d'autrui, mais seulement les idoles intérieures ? Les Lumières ayant obtenu que l'intolérance encoure la réprobation, les tenants des religions abrahamiques tendent désormais à nier l'exclusivisme de leurs textes sacrés. A cet effet 100 "La destruction de la statue de Yhwh", Stéphanie Anthonioz, Cahiers du Cercle Ernest Renan n° 269, Janvier-Mars 2015. Cf. aussi Le message du peuple hébreu (lre partie) Römer Thomas.. In: Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique. N°49, 1996. pp. 61-67 101 Emmanuel Lévinas, Entre nous : Essais sur la pensée de l’autre, Grasset, Livre de Poche, Paris, 1991, pp. 21-22. 102 Aristote., De anima, III, 3, 429a 2-4. 103 La relation à l'autre dans la Philosophie d'Emmanuel Lévinas, Sœur Claire Elisabeth, disponible sur < http://chemins.eklesia.fr/lecture/Relation_autre_Levinas.pdf> Cf. aussi Encyclique Lumen Fidei, 2013: "Saint Augustin accueille la philosophie grecque de la lumière avec son insistance sur la vision." 104 Lévinas, L’Au-delà du verset, Lectures et discours talmudiques, Editions de Minuit, 1982 105 Moïse et le monothéisme, Freud, 1939. 106 Aristote, De anima, III, 7, 431a 16-17; 8, 432a 9-10. 107 Et aussi dans Science et religions monothéistes : l'inévitable conflit, JP Castel, Berg International, 2014, § I, 2-3 108 La différence entre signes, purs signifiants, et symboles, qui, comme les icônes, tendent à rendre visible le signifié, fait la joie des spécialistes. Cf. par exemple Images grecques : icônes et idoles, Suzanne Saïd, In: Faits de langues n°1, Mars 1993 pp. 11-20. 109 «S'il n'y a plus image ni circonscription, ce n'est pas seulement le Christ mais tout qui disparaît». Nicéphore le Patriarche, Discours sur les iconoclastes, Klincksieck, 1989, p. 81. 17 l'argument de base consiste à présenter l'ordre de brûler les idoles comme purement métaphorique : "Les idoles, en effet, ne sont pas seulement Baal, Zeus ou Vénus, Ces idoles du passé sont des symboles d’idoles intérieures" (un prêtre orthodoxe110) "Cette violence [du livre de Josué] invite l’homme à passer au fil de l’épée ses idoles intérieures" (Aumônerie catholique Sorbonne) "[Lapide l'idolâtre , ce] texte ne condamne pas le paganisme des autres mais le paganisme des juifs eux-mêmes" (Rabbin Yeshaya Dalsace) 111 Autour de cette thématique des idoles "purement intérieures", les exégètes se livrent à de nombreuses variations. Interprétation topologique La plupart des massacres d'idolâtres relatés par la Bible visent soit des Israélites eux-mêmes (les adorateurs du Veau d'Or, le massacre de Shittim, etc.), soit des voisins proches (Cananéens, Madianites, etc.). Nombre d'exégètes en concluent que "l'objet final de la polémique biblique n'est donc pas le paganisme « étranger », c'est-à-dire l'Egypte ou Babylone, mais le voisin proche, Canaan, voire le paganisme « intérieur » […] En clair cela doit signifier : tu dois exterminer le païen qui est en toi."112 De l'évidence selon laquelle il est plus facile de s'attaquer à plus petit et plus près qu'à plus gros et plus loin, on déduit qu'il s'agit d'une métaphore pour désigner "l'ennemi intérieur". Peu importe le nombre des victimes pour cause d'idolâtrie : 3000 au Veau d'Or, 24 000 à Shittim, innombrables en Canaan ? On oublie aussi les Sept plaies infligées à Pharaon, les exhortations à détruire les dieux "des nations" en général, les insultes lancées à Babylone, "la grande prostituée", "la ville où Stan a son trône, où les démons se plaisent" (Apocalypse), la cité de la Tour de Babel (Genèse). "Quand on sait ce que l’on cherche, on trouve ce que l’on veut. Et l’on tombe alors dans les travers de l’exégèse." 113 Interprétation philologique " Par sa criante impudicité, Israël a souillé le pays, a commis un adultère avec la pierre et le bois" Jérémie 3, 9 L'ordre de brûler les idoles ne serait qu'une métaphore invitant les croyants à rester fidèle à l'Alliance conclue avec leur Dieu, à ne pas trahir l'amour qu'il leur porte. "Dieu n’est pas jaloux pour ce qui ne lui appartient pas, il est jaloux pour ce qui lui appartient. Il est jaloux quand son peuple oublie l’alliance qui les lie [..] Il est alors comme un mari que l’on trompe, comme une amie que l’on délaisse, comme un sauveur que l’on rejette."114 L'Alliance est en effet fréquemment comparée à un mariage, à une noce."Dans l'Ecriture l'idolâtrie et l'apostasie sont ordinairement désignées sous les noms d'adultère et de 110 Homélie prononcée par Père Boris à la crypte le 6 février 2005. "Lapider l’idolâtre !" Yeshaya Dalsace, Massorti.com, disponible sur < http://www.massorti.com/spip.php?page=imprimer&id_article=1211> [Yeshaya Dalsace, rabbin, animateur du site Massorti.com (le courant massorti se veut à la fois orthodoxe et pluraliste)]. 112 Violence et Monothéisme, Jan Assmann, op. cit. pp. 134-135.. 113 La philosophie juive, Maurice-Ruben Hayoun, Armand Colin, 2004. 114 Eglise évangélique réformée du canton de Vaud, Prédication du 14/02/2010, disponible sur <http://eerv.ch/wp-content/blogs.dir/44/files/predic14fev10.pdf>. Cf. aussi Jalousie des dieux, jalousie des hommes, Actes du colloque international organisé à Paris les 28-29 novembre 2008, édité par Hedwige Rouillard-Bonraisin, Turnhout, Brepols, 2011, Homo Religiosus, série II, n° 10. 111 18 prostitution spirituelle" 115 (cf. par exemple Osée 1 ; Ezéchiel 16,6-30). Le rabbin Rivon Krygier confirme que l'adultère est une "métaphore [de l'idolâtrie] abondamment utilisée dans la Bible".116 Dans les Evangiles, la Parabole des invités au festin de noce (Matthieu, 22, 1-14) assimile l'entrée au Royaume des Cieux à une noce, et prescrit de "jeter [celui qui] n'avait pas revêtu un habit de noces […] pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents." Gênées par l'attribution au divin d'un sentiment aussi peu élevé que la jalousie, certaines traductions récentes de la Bible suppriment le mot "jaloux" pour le remplacer par "exigeant": "l’Éternel s’est ému de jalousie" (Joël 2, 18) devient "le Seigneur est plein d’amour", "le Dieu des armées" (expression qui intervient 284 fois dans la Bible, traduction confirmée par exemple par Thomas Römer 117 ) devient "le Seigneur de l'univers". Ces traducteurs reconnaissent pourtant le caractère "exclusif" de l'amour de leur Dieu. "Cachez ce sein que je ne saurais voir" ? Auteur d'un livre d'exégèse approfondie sur "le dieu jaloux" 118 , le théologien catholique Bernard Renaud, récuse vigoureusement une telle traduction119, qui selon ses termes "passe du registre des sentiments à celui de l’impératif". Il confirme que le mot hébreu qine'ah contient l'idée de violence et de vengeance, dont l'adjectif "exigeant" ou "zélé" ne rend pas compte."Etroitement liée au monothéisme, la jalousie divine exprime la prétention à l'exclusivité de celui-ci et son intolérance vis-à-vis des autres cultes […] La jalousie divine connote toujours un sentiment de violence", dit-il. Il précise dans une nouvelle version : "la présentation de Dieu qu'implique la formulation « Je suis un dieu jaloux » (Ex. 34,14) connote donc l'intolérance de Yhwh, qui ne peut supporter de rivaux et qui refuse d'être rabaissé au rang d'une divinité païenne."120 Le docteur en histoire des religions Michel Dousse confirme lui aussi que "la dimension passionnelle d'appropriation exclusive et de démesure" 121 correspond bien au qualificatif de "dieu jaloux". Comment qualifier un dieu qui ordonne de "brûler les Baals", "d’exterminer les dieux des nations", "d'éliminer les peuples idolâtres", si ce n'est de "dieu jaloux" ? Interprétation éthique "Car c’est à cause de la méchanceté de ces nations que le Seigneur les dépossède devant toi" Dt 9:4; cf. Gn 15:16; Lv 18:25 "Le culte des idoles est le principe, la cause et la fin de tout le mal" Sagesse XIV, 26 Les idolâtres sont "une race sanguinaire, rusée, mauvaise, d’hommes impies, menteurs, à la langue double, au naturel pervers, malfrats voleurs d’épouses, idolâtres, ne respirant que ruses, portant la malice en leur poitrine, une convoitise furieuse, se dépouillant eux-mêmes, ayant un cœur sans scrupule " Oracles Sibyllins III, 36-40 115 Dictionnaire de la Bible du Révérend Père Dom Augustin Calmet, disponible sur < http://456-bible.123-bible.com/calmet/A/adultere.htm> 116 Qu'est l'idolâtrie ? Article de Rivon Krygier publié dans Pardès N°53. 117 Cf. Cours de Thomas Römer : Le dieu Yhwh : ses origines, ses cultes, sa transformation en dieu unique, Séminaire : Tabou et transgressions, Sous la forme d’un colloque interdisciplinaire, les 11-12 avril 2012 118 Je suis un dieu jaloux, Bernard Renaud. 119 Echange avec Bernard Renaud. 120 Bernard Renaud, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 149 (septembre 2009), "Un Dieu jaloux entre colère et amour", pages 28-29. 121 Dieu en guerre, Michel Dousse, Albin Michel, 2002, p. 165. 19 "Dehors les chiens et les sorciers, les débauchés et les meurtriers, les idolâtres et tous ceux qui aiment ou pratiquent le mensonge !" Apocalypse XXII,14-15 "La source féconde, unique des crimes qui se sont répandus dans le genre humain, ce qui fera la matière principale de son accusation au jour du jugement dernier, c'est l'idolâtrie […] Nos fautes viennent toutes se réduire au crime de l'idolâtrie […] homicide, adultère, impudicité […] L'idolâtrie est le principal crime du genre humain" Tertullien122 "Plutôt mourir que de commettre l'idolâtrie, l'adultère et le meurtre" Talmud, TB Yona 74 a, T.B. Pessahim 25a, et aussi Tertullien "Le lien entre l'infidélité, l'idolâtrie et l'adultère est donc l'absence de morale" Lerdami, Top Chrétien123 "Le péché par excellence et la racine de tout péché est bien l’idolâtrie : la défiguration de Dieu dans une représentation aliénante" Jean-Michel Maldamé124 La condamnation de l'idolâtrie n'inviterait qu'à une discipline intérieure, il ne s'agirait pas de détruire les dieux d'autrui, des idoles "extérieures", mais seulement ses propres "idoles intérieures" : vices, passions mondaines, illusions, ego. Cette présentation éthique est omniprésente dans les Ecritures : les idolâtres volent, forniquent, pratiquent l'adultère, la prostitution125, "les idoles des nations [...] sont devenues une abomination, un scandale pour les âmes des hommes. L'idée de faire des idoles a été le commencement de la fornication et leur invention, la corruption de la vie [...] car le culte des idoles innommables est le principe, la cause et le terme de tous les maux." (Livre de la Sagesse, 14: 8-12 et 24-27). Chez Paul, les idolâtres "sont remplis de toute sorte d'injustice, de mal, d'envie, de méchanceté ; ils sont pleins de jalousie, de meurtres, de querelles, de ruse, de malice. Ils lancent de fausses accusations et disent du mal les uns des autres ; ils sont ennemis de Dieu, insolents, orgueilleux, vantards. Toujours prêts à imaginer de nouveaux méfaits, ils sont rebelles à leurs parents. Ils sont inconstants, ils ne tiennent pas leurs promesses ; ils sont durs et sans pitié pour les autres." (Romains 1, 29-31). Le Talmud décrit les idolâtres comme des bêtes violentes, dépravés sexuellement et capables d’orgies bestiales et meurtrières126. Au Moyen Age le Zohar (le livre de la Kabbale) : "le dieu étranger [l'idole] est source d'injustice, de perversité, de meurtre, d'inceste, d'abominations sexuelles et d'idolâtrie." 127 Le rabbin Rivon Krygier confirme : "l’idolâtrie est perçue comme une 122 Tertullien, De Idolatria. "Infidèle, Idolâtre, Adultère… Un Pardon ?", Lerdami, disponible sur < http://www.topchretien.com/topfamille/view/9834/infideleidolatre-adultere-un-pardon.html> 124 "Violence des religions", Conférence donnée par le Frère Jean-Michel Maldamé, Couvent de Toulouse, 26.02.2015. 125 Cf. dans l'Ancien Testament Lev. 18, 27, Livre de la Sagesse, 14 8-12 et 24-27, dans le Nouveau : 1 Pierre 4, 3, Gal 5,17.19-20, Eph. 5,35. 126 Cf. par exemple Mishnah, Avodah Zarah 2 :1, et aussi Gamara du Talmud de Babylone. 127 Introduction au Zohar, livre de base de la Kabbale juive. 123 20 abomination délétère supposant une conduite dévoyée, blasphématoire et attentatoire à l’humanité de l’homme."128 La violence de Dieu contre les idolâtres apparaît dès lors comme le juste châtiment de leur débauche. Telle est déjà la justification du Déluge, et plus tard de la destruction de Sodome et de Gomorrhe, des sept plaies d'Egypte, du massacre par Moïse des Hébreux adorateurs du Veau d'Or, de l'extermination des Cananéens : "L’idolâtrie des Cananéens avec leurs divinités Baal, Moloch et Astaroth était liée à de terribles débordements moraux, tels que les sacrifices d’enfants et la prostitution […] L’extermination de ces peuples idolâtres s’imposa comme un devoir spirituel […] Dieu se servit d’Israël pour punir la « méchanceté de ces nations » (Dt. 9:4, 5 ; 18:10-12) ; les Israélites furent l’instrument dans la main de Dieu pour la réalisation de ses buts moraux […] Pour que le peuple de Dieu soit préservé d’adopter des habitudes coupables et soit gardé pur, la destruction des nations idolâtres était nécessaire." 129 "Les prophètes n’haranguent jamais les autres peuples pour leurs croyances et leur culte polythéiste mais pour leur corruption morale" va jusqu'à affirmer un rabbin.130 Au IIème siècle, Tertullien mettra tout son talent au service de cet amalgame entre théologie (le vrai et les faux dieux) et l'éthique (le bien et le mal) : "Si le vol, la fornication, l'adultère causent la mort, c'en est assez pour que l'idolâtrie ne soit pas innocente d'homicide. Après ces crimes si funestes, si capables d'anéantir le salut, plusieurs autres désignés par différents noms, et conséquemment classés à part, se reproduisent dans l'idolâtrie. Elle comprend toutes les convoitises du siècle […] ; l'idolâtrie, c'est […] ce principale crimen generis humani"131 . De même durant tout le Moyen Age l'Eglise accusera des pires crimes les Juifs, les Cathares, les hérétiques. L'idolâtrie sera l'œuvre de Satan, c'est lui qui attire l'homme dans le mensonge, la tromperie, l'adoration des faux dieux. Au XVIème siècle l'Eglise justifiera l'évangélisation des Indiens non seulement par l'ordre du Christ "Allez, enseignez par toutes les nations…", mais aussi parce que, comme l'expliquera Sepúlveda, l'opposant de Las Casas lors de la Controverse de Valladolid (1550-51)132, les Indiens "violent les règles de la morale naturelle", ils pratiquent notamment les sacrifices humains et le cannibalisme. En 2013 le rabbin Rivon Krygier va jusqu'à écrire : "toute religiosité pourrait être considérée comme plus ou moins idolâtre […] selon la fin de non-recevoir que ladite religion oppose au devoir de sanctification et de moralisation de l’homme : canaliser les désirs et sublimer les pulsions, pour se vouer au culte d’un Dieu qui exige une très forte solidarité sociale, le respect des loyautés contractées entre les personnes, une sexualité dédiée à l’édification de la famille, une diététique, l’exercice hebdomadaire de chômage et de retraite qu’incarne, l’observance du Shabbat, et bien d’autres choses encore, [en bref] dompter la nature humaine […] L’idolâtrie apparaît très exactement comme l’antithèse de tout ce programme. Elle compromet. Voilà pourquoi Israël doit à tout prix s’en prémunir. Les Nations en reviendront un jour, à leur tour Du commandement d’anathème sous la conquête de Canaan, La confrontation rabbinique à la guerre génocidaire, Rivon Krygier, dans Guerre et Paix dans le judaïsme, Pardès n° 36, Paris, In Press, 2004, pp. 63-78. [Rivon Krygier ( 1956-), rabbin de la communauté Adath Shalom à Paris, première communauté Massorti (conservative) de France, docteur de la Sorbonne en sciences des religions (1996)2, participe activement au débat intellectuel au sein du judaïsme français] 129 "L’extermination des Cananéens", in Vue d'ensemble de l'Ancien Testament, par Arend Remmers, Ed. EBLC 1998. Cf. aussi Du commandement d’anathème sous la conquête de Canaan, La confrontation rabbinique à la guerre génocidaire, Rivon Krygier, Guerre et Paix dans le judaïsme, Pardès n° 36, 2004, disponible sur le site de la Communauté Adath Shalom. 130 Qu'est l'idolâtrie ? Article de Rivon Krygier publié dans Pardès N°53, disponible sur < http://www.adathshalom.org/etude-juive/idolatrie> 131 Tertullien, De Idolatria. 132 Convoqué par Charles Quint, ce débat visait à répondre à trois questions : la guerre de conquête était-elle légitime ? quelle place à accorder aux Indiens, que doit-on exiger d’eux ? comment réaliser une évangélisation humaine et efficace ? 128 21 […] Le contraire de l’idolâtrie n’est pas la anthropomorphiques, pas plus que la tolérance à tout meilleur de l’anthropomorphisme, l’humanisation de solide de valeurs universelles et divines : respect bienveillance, amour de la paix."133 foi affranchie de ses figurations vent, mais la civilisation humaniste (le l’homme !), la constitution d’un socle de la dignité des personnes, justice, NB. : Hétéronomie abrahamique "Sommet de cette moralisation et rationalisation, le monothéisme juif : le judaïsme est en effet la religion éthique par excellence, celle où l'observance de la Loi, le respect de l'autre sont le contenu immédiat de la foi" Freud, d'après Dalibor Frioux134 "Le passage du culte des forces de la nature à la religion éthique" Rabin Philippe Haddad 135 "The one thing needful according to Greek philosophy is the life of autonomous understanding. The one thing needful as spoken by the Bible is the life of obedient love. […] They agree regarding the importance of morality, regarding the content of morality, and regarding its ultimate insufficiency. They differ as regards that "x" which supplements or completes morality, or, which is only another way of putting it, they disagree as regards the basis of morality"." Leo Strauss136 "L'homme n'est pas à lui-même son propre critère pour choisir entre le bien et le mal" François Brossier137 "L’Église […] proclame les droits des hommes [mais s'élève] contre toute idée de fausse autonomie" Gaudium et Spes § 41, 1965 "L’homme hostile au Dieu bon et créateur […] devient un « Dieu pervers » et prévaricateur dans la confrontation avec ses semblables" Commission Théologique Internationale du Vatican (2014)138 "L'idolâtrie […] consisterait, sans aucune forme explicite de référence à Dieu, à refuser toute hétéronomie ou toute altérité dans la manière de conduire sa vie" R.P. Henri de la Hougue139 "It is true that morality as such is in jeopardy whenever the faith in God who gave the Ten Commandments is no longer secure" Hannah Arendt 140 133 Qu'est l'idolâtrie ? Article de Rivon Krygier publié dans Pardès N°53, disponible sur < http://www.adathshalom.org/etude-juive/idolatrie> L'avenir d'une illusion, de Sigmund Freud, expliqué par Dalibor Frioux, Editions Bréal, 2005 135 Hayé Sarah 5774 : La vie d’Abraham, par Philippe Haddad. 136 , Progress or return ? 137 Le Monde de la Bible n°207, janvier 2014. François Brossier (1940-) est Professeur honoraire à l'Institut catholique de Paris. - Docteur en théologie. 138 D'après le commentaire Religions et violence proposé par Philippe Dalleur, le 8 juin 2014. [Philippe Dalleur est prêtre, Docteur en Sciences Appliquées et en Philosophie] 139 "Une frontière commune : la lutte contre l’idolâtrie", Groupe de recherche islamo-chrétien, 2008. 140 [The Origins of Totalitarianism]: A Reply, Hannah Arendt, The Review of Politics, Vol. 15, No. 1 (Jan., 1953), pp. 76-84. 134 22 " …opposition entre la tradition monothéiste en tant que tradition d’hétéronomie, et la tradition grecque proprement dite, ou démocratique en tant que tradition d’autonomie" C. Castoriadis141 "Pour Israël, l'humanisme est l'idolâtrie fondamentale" Rabbin Léon Ashkenazi142 "L'éthique ne fait pas pour les païens partie intégrante de la religion au même titre que pour les Chrétiens ou pour les Juifs." G. Stroumsa143 Dans la plupart des civilisations polythéistes, la loi et l'éthique prennent leur source dans un principe général, impersonnel, identifié à l'harmonie du cosmos, et dont l'origine se perd dans la nuit des temps. "Le dieu grec n'est pas un maître, ni une volonté impérieuse. En tant que dieu, il réclame reconnaissance et vénération, mais pas d'obéissance inconditionnelle, [pas d'exclusivité], ni même une foi [au sens chrétien du terme]. Les divers types de conduite morale ne sont point des injonctions de sa volonté à laquelle l'homme doit se soumettre, mais des réalités qui portent en elles-mêmes leur vérité et qui éveillent le respect et même l'amour." 144 Le dharma hindou est un principe impersonnel, très général. Une conception harmonieuse et holistique de l'univers imprègne le yin et le yang chinois. Chez les Egyptiens, la Maât est la déesse de principes d'équilibre très généraux : l'ordre du monde, de la justice et de la vérité. Les textes sacrés, lorsqu'ils existent, se préoccupent d'abord de rituels, de liturgie, d'hymnes, de louanges, d'épopée, de mythes. Quand ils parlent d'éthique, ils ne présentent pas celle-ci comme l'ordre d'un dieu personnel exigeant obéissance, grand ordonnateur d'un Jugement Dernier, distribuant récompenses et châtiments145. "Le Véda ne dit […] pas ce qu'est le bien ou le mal, il dit seulement qu'il faut faire ça et qu'il ne faut pas faire ceci. Les injonctions et prohibitions contenues dans le Véda, comparées aux commandements bibliques, montrent l'absence de toute dimension morale dans le Véda. Le savoir qu'est le Véda est donc un savoir-faire et non un savoir-être : [il] ordonne seulement le bien-faire en direction du bien-être mondain […] Ceux qui recherchent une vérité doctrinale, le sens du monde, une morale autre ou supérieure, une philosophie etc., seront déçus par le Véda qui s'adresse avant tout à l'ouïe, à l'âme poétique, éventuellement à l'esprit qui veut pénétrer le rite. Les quelques exceptions Upanishadiques, bien relatives, ne changent rien."146 Les textes de Lois, Dharma-sûtras et Dharma-shâstras, ont été élaborés par des sages dans le respect des Védas, mais n’ont aucune autorité divine.147 141 , Séminaire 1982-83. Journal Israël, n° 69, 11.2006. 143 La fin du sacrifice, les mutations religieuses de l'Antiquité tardive, Guy G. Stroumsa, Odile Jacob, 2005, p. 52. 144 L'esprit de la religion grecque ancienne, Theophania, Walter Friedrich Otto, op. cit. 145 Au moins en principe. En Chine et au Japon de nombreux courants syncrétiques issus du bouddhisme possèdent néanmoins de telles figures, qui peuvent d'ailleurs être incarnées dans le souverain. 146 Le Veda. La parole sacrée des brahmanes, Michel Angot, 2007. 147 "L'originalité du droit hindou (...) tient à ce que le droit n'y a pas de sources écrites propres. Ni la loi au sens législatif ni les décisions judiciaires ne contribuent à sa formation. Fait significatif : le riche vocabulaire du sanskrit ne contient pas de terme qui corresponde à notre droit (...) un ensemble de règles qui gouvernent actuellement et impérativement les hommes dans un milieu et à une époque donnés." Les sources du droit dans le système traditionnel de l'Inde, Robert Lingat, Paris-La Haye, Mouton, 1967. Les dharma shastras, comme le Mænavadharma Shastra (traduit par " Lois de Manou") sont loin d'être des codes civils. Plus tardifs que les Védas, ils ne sont pas considérés comme des textes sacrés. 142 23 Le Livre des Morts Egyptiens contient de fait toutes les prescriptions morales du Décalogue, mais n'énonce aucun commandement exclusiviste, rien de comparable de près ou de loin à l'ordre de brûler les idoles. Le bouddhisme encourage chacun à se développer et à travailler à son émancipation par soimême."On est son propre refuge, qui d'autre pourrait être le refuge ?" dit le Bouddha, et encore: "Ne vous laissez pas guider par l'autorité des textes religieux […] lorsque vous savez par vous-même que certaines choses sont favorables/ défavorables, alors acceptez les et suivez les/renoncez-y." (Kalama Sutta). Chez les Grecs et les Romains, lorsque les oracles émettent un avis au nom d'un dieu, cet avis se réfère à une situation particulière, il ne s'agit pas d'un commandement moral ni d'une vérité de portée générale, intemporelle, comme les Dix Commandements ou les sourates du Coran il était d'ailleurs tout à fait admis de poser la même question à un autre médium. Les lois divines auxquelles Antigone se réfère étaient non écrites, de caractère rituel (on doit enterrer les morts) ou très générales (éviter l'hybris). L'autonomisation des lois par rapport au divin, la "laïcisation de la pensée morale"148, seront au centre du "miracle grec". Les textes sacrés abrahamiques en revanche "théologisent" l'éthique à l'extrême, c'est Dieu qui dicte la loi ou la morale des hommes. L'homme a besoin de Dieu pour distinguer le bien du mal. L'idolâtrie est identifiée à l'immoralité, c'est Dieu qui juge et qui sanctionne. L'éthique tend à fusionner avec la foi. "La dignité de l’homme est conditionnée par le type de rapport qu’il établit avec Dieu, […] un problème inconnu du monde gréco-romain."149 La Torah est la Loi du peuple d'Israël. L'islam met au premier plan l'obéissance au Coran. Légiférer sur des bases autres que le Coran et la Sunna représente la mécréance suprême. Dans le christianisme, l'amour du prochain passe par la médiation du Christ : Concile de Trente (1545-1563) : "l'Évangile [est] source de la vérité salutaire et de la discipline des mœurs", Calvin : "si le Christ n'est pas là […] tout ce qui est dans le siècle est assujetti au diable"150, Vatican II : "au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir […] Car c’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera"151, "c’est pourquoi l’Église, en vertu de l’Évangile qui lui a été confié, proclame les droits des hommes, reconnaît et tient en grande estime le dynamisme de notre temps qui, partout, donne un nouvel élan à ces droits. Ce mouvement toutefois doit être imprégné de l’esprit de l’Évangile et garanti contre toute idée de fausse autonomie. Nous sommes, en effet, exposés à la tentation d’estimer que nos droits personnels ne sont pleinement maintenus que lorsque nous sommes dégagés de toute norme de la loi divine. Mais, en suivant cette voie, la dignité humaine, loin d’être sauvée, s’évanouit"152, 148 Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 2007. Katell Berthelot, "Le monothéisme peut-il être humaniste ?", entretien conduit par François Sergy, Témoins 23/10/2013. 150 Calvin. 151 Gaudium et Spes, 16. Dignité de la conscience morale. 152 Gaudium et Spes, 41, 3, 1965. 149 24 Jean-Paul II : "l'homme [Adam] n'était pas en mesure de discerner et de décider par lui-même ce qui était bien et ce qui était mal, mais il devait se référer à un principe supérieur"153, le théologien protestant Olivier Abel récapitule : "la morale catholique d’avant le Concile Vatican II était fondamentalement une morale hétéronome, qui imposait des valeurs morales de l’extérieur, par une « obligation extrinsèque ». […] La théologie morale catholique a commencé à abandonner l’hétéronomie dans le même temps qu’elle assumait la lecture critique de la Bible. On y découvre par exemple qu’une grande partie de la législation de l’Ancien Testament dépendait de la culture sémitique de l’Egypte ou la Mésopotamie, ou que les indications morales de Paul sont assez voisines de la morale populaire hellénistique, plus ou moins stoïcienne."154 On ne voit pourtant pas en quoi les "découvertes" de la critique biblique ont à ce jour conduit l'Eglise à "commencer à abandonner l’hétéronomie". pour certains représentants du judaïsme contemporain, qu'ils soient libéraux ou proches de l'orthodoxie comme Lévinas, la croyance en un dieu personnel tend à s'estomper, la transcendance rejoint l'absence, la foi se confond avec l'éthique, c'est le texte sacré lui-même qui devient la source de l'hétéronomie155. L'hétéronomie résout le paradoxe de l'autoréférence de l'éthique en lui substituant l'"hétéroréférence"156. Hétéronomie rime avec autorité, cette "légitimité artificielle parée de transcendance pour mieux mettre à l'abri de la contestation ceux qui s'en prévalent […,] cette auctoritas qui renvoie à la sanctification du passé par la tradition, […] à la sacralité que revêt la fondation de la cité dans la politique romaine"157. Par rapport à l'auctoritas romaine, "le monothéisme définit une autre manière de penser l’autorité : l’empereur est image de Dieu et ne représente plus une perfection humaine mais une inspiration divine."158 Par contraste, l'autonomie humaniste rime avec "affirmation du désir de liberté", reconnaissance que "les valeurs morales et sociales ainsi que la légitimité politique ne sont jamais garanties, qu’elles relèvent de décisions collectives toujours à reprendre […] Une société autonome [est] une société se sachant seule responsable de ce qu’elle est et de ce qu’elle fait, pour laquelle rien ne relève du sacré puisque tout peut y être objet de mise en question."159 Cornélius Castoriadis propose cette conclusion : "L’hétéronomie et la haine de l’autre ont une racine commune : le quasi-“besoin”, la quasi-“nécessité”, de la clôture du sens, qui dérive […] de la quête de certitudes ultimes […et] qui conduit à des croyances extrêmement fortes, à des corps de croyances étanches …"160 153 Fides et Ratio, op. cit. Cf. aussi Autonomie et hétéronomie selon saint Thomas d’Aquin, in Dimensions éthiques de la liberté, éditions universitaires, Fribourg 1978 154 "Bible et morale font-elles bon ménage ?" Olivier Abel, Biblia n°83, 11/2009, p.40-44. 155 Ariane Bensaïd, auteur de "Spinoza face à sa judéité : le défi de la laïcité", Paris, revue Plurielles n° 12, Décembre 2005 (échange avec). A noter qu'un penseur du judaïsme comme Leibowitz s'inscrit en faux contre une telle confusion entre foi et éthique. 156 Cf."The Four Sides of Reading: Paradox, Play, and Autobiographical Fiction" in Iser and Rilke, Bianca Theisen, New Literary History Volume 31, Number 1, Winter 2000. 157 Éric Letonturier, « Autorité », Encyclopædia Universalis. 158 « Pouvoir de la religion et politique religieuse dans les premiers siècles du christianisme, l’exemple de deux empereurs : Constantin et Justinien », Anne Fraïsse, Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 2007. 159 "Peur de l’autre et haine de soi : l’identité en question", Philippe Caumières, Cairn Info. 160 Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, C. Castoriadis, Paris, Seuil, 1999, p. 196. 25 A noter que Platon développa nombre de conceptions qui seront reprises dans le christianisme : l'identification entre le divin et le bien, entre l'athéisme et non l'idolâtrie, notion qui lui était étrangère et l'immoralité, la notion de l'enfer comme lieu de châtiment, un dualisme radical entre corps et âme. Dans Les Lois et La République, il en appelle à l'intolérance, et préfigure l'Inquisition et les camps de concentration. Ces préconisations ne se verront toutefois mises en œuvre qu'avec le christianisme, puis avec les totalitarismes du XXème siècle. Quoiqu'il en soit, la différence irréductible entre la pensée polythéiste, y compris celle de Platon, et la pensée abrahamique, reste que si les dieux du polythéisme sont considérés comme les gardiens des lois, ils n'en sont jamais les auteurs, "car ces lois sont la nature et l'essence propre des choses."161 Idolâtrie = Polythéisme Depuis la Torah, le monothéisme se définit en opposition avec le polythéisme."Polythéisme", "paganisme" et "idolâtrie" deviennent synonymes dans le Nouveau Testament, chez Paul, chez les Pères de l'Eglise, dans le De Idolatria de Tertullien (150-220), Les Institutions divines de Lactance (250-325), le Contre les païens d'Athanase d'Alexandrie (298-373). Le paganisme, cette construction du démon, cette religion de débauche, devient la source première de l'idolâtrie. Pour Freud aussi, le polythéisme représentait la religion du "ça", des pulsions, de la mère, alors que l'interdiction de l'idolâtrie aurait permis d'intérioriser le père, le principe d’autorité, la renonciation à la satisfaction des pulsions. Grâce à elle l'intellect aurait pris l'emprise sur les sens. Encore au XXème siècle l'idolâtrie amalgame souvent paganisme et immoralité : Emmanuel Lévinas (1905-1995) justifie l’ordre d’exterminer les Cananéens par les crimes dont les accuse l’auteur du Deutéronome (débauche, fornication, etc.) 162 . Il affirme que "le paganisme, c'est l'esprit local, le nationalisme dans ce qu'il a de cruel et d'impitoyable […], des civilisations perverties et barbares." 163 [Qu'un fervent défenseur du "peuple élu" accuse le paganisme de nationalisme dans ce qu'il a de cruel et d'impitoyable laisse songeur !] pour le "théologien de la paix" Jean Lasserre, "le propre de tous les paganismes est d'asservir l'homme aux tendances profondes de sa nature charnelle […] L'astuce des paganismes est alors de nous inviter à avoir de la complaisance pour nos instincts et à savoir céder à leurs impulsions. La glorification de l'instinct, au point d'en faire vraiment une idole qui impressionne et domine, et son corollaire, la croyance en son invincibilité, donc l'assujettissement à la fatalité, constituent le paganisme." (1965)164 en 2012 un essayiste et écrivain, ancien moine bénédictin ayant rejoint le judaïsme, écrit: "la prostitution sacrée en Canaan est institutionnalisée, on y sacrifie des enfants au Dieu Moloch, ce dont les prophètes bibliques se scandalisent. L’idolâtrie meurtrière et l’ivresse du pouvoir qui conduit à la divinisation des empereurs à partir d’Alexandre et à la divinisation de leur vivant à partir de Caligula, l’empereur fou, qui, s’il n’avait 161 "Polythéisme et morale religieuse dans la Grèce antique", Charles Renouvier, Encyclopédie de l'Agora, disponible sur < http://agora.qc.ca/documents/grece_antique--polytheisme_et_morale_religieuse_dans_la_grece_antique_par_charles_renouvier> 162 "Blanchot, Lévinas et la Bible", François Brémondy, Presses universitaires de Paris Ouest, 2008. 163 Difficile liberté, Lévinas, pp. 194-195. 164 Les chrétiens et la violence, § Le paganisme et la guerre, Jean Lasserre, 1965. [Jean Lasserre (1908 - 1983) est un pasteur de l'Église réformée de France, théologien de la paix, secrétaire itinérant de la branche française du Mouvement international de la réconciliation] 26 pas été assassiné aurait effectivement mis sa statue dorée dans le Temple […] En réalité des sacrifices d’enfants au Dieu Moloch voilà où mène le polythéisme, à l’adoration de soi, aux religions polythéistes et meurtrières […] il suffit d’ouvrir la Bible "165. Si notre auteur avait pris la peine de vérifier les informations qu'il croit trouver dans la Bible, il se serait aperçu qu'aucune source ne confirme qu'il y ait eu plus de sacrifices d'enfants chez les Cananéens que chez les Hébreux eux-mêmes166, toujours en 2012 un éditorialiste d'un journal réputé de gauche se lamente sur "ces adversaires de la tradition biblique [qui] chantent et rechantent [que] le polythéisme des Grecs n’était que pacifique"167, en 2014 le Vatican écrit : "du polythéisme de ces contrefigures [celles qui "prennent la place du Dieu bon et créateur"] ne peut venir rien de bon pour la coexistence pacifique entre les hommes"168. Sous l'obscurité du jargon affleure la persistance de l'opprobre jeté sur le polythéisme, cette religion de toutes les débauches. Dans la même veine, l'idolâtrie est parfois associée aux croyances magiques, mais d'une part le combat contre la magie n'est pas spécifique aux religions abrahamiques les Romains par exemple fustigeaient la superstition , d'autre part les actes magiques ne sont pas rares dans la Bible : le roi Saül demande à une nécromancienne de faire revenir du royaume des morts le prophète Samuel, le bâton de Moïse se transforme en serpent et sépare les eaux de la mer Rouge, le prophète Elie ressuscite les enfants morts, Aron fait arrêter le Soleil, Jésus pratique l'exorcisme et accomplit des miracles, la Kabbale n'est pas avare de pratiques magiques, les Papes commandent des horoscopes, etc. Idolâtrie et djihad L'islam reprendra toutes ces interprétations de la notion d'idolâtrie. Aux idoles intérieures et extérieures il associera "djihad majeur " et "djihad mineur ", ce dernier équivalant à la guerre sainte. Le djihad, comme toute guerre, serait en soi un mal ; mais, ayant pour fin de combattre un mal plus grand, l’impiété, la non-reconnaissance des droits de Dieu et des droits des hommes, il devient un bien. Interprétation philosophique De l'interdiction des "images taillées", la condamnation de l'idolâtrie s'est étendue à toute sacralisation de la nature. Il ne faut en effet pas confondre la nature, qui n'est qu'une création de Dieu, avec Dieu lui-même (Spinoza sera excommunié pour avoir identifié Dieu et la nature avec son "deus sive natura"). Alors que dans le polythéisme les dieux sont dans le monde, que le sacré est à voir partout dans la nature, qu'il habite l'harmonie du cosmos, le judaïsme expulse le sacré de la nature, pour n'adorer que le Créateur. Le sacré ne se loge plus que dans les Ecritures, dans le Tabernacle, dans le Temple. Ainsi la plantation d'arbres était-elle interdite dans et autour du Temple (Dt. 16, 21), parce que les arbres étaient vénérés par les idolâtres. 165 Didier Long sur son blog en 2012 à l'occasion de la polémique déclenchée par l'hommage d'Onfray à Jean Soler, disponible sur < http://didierlong.com/2012/06/13/onfray-soler-le-derapage-en-roue-libre-dans-le-point/> [Moine bénédictin de 1985 à 1995, cursus universitaire de philosophie et de théologie de l’Institut Catholique de Paris, dirige depuis 2002 préside le cabinet de conseil en stratégie Internet]. 166 La Commission théologique internationale du Vatican reconnaît d'ailleurs dans Dieu Trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence, § 26, Vatican 2014, que "les sacrifices humains propitiatoires […] sont présents dans l’histoire même de l’antique Israël (Lv 20, 2-5; 2 R 16, 3; 21,6)." Cf. aussi Ex. 22 :28 et Osée 13, 2. Cf. encore Hyam Maccoby, L’exécuteur sacré. Le sacrifice humain et le legs de la culpabilité, Paris, Les Éditions du Cerf, 1999. 167 Jean-Claude Guillebaud, "Dieu est-il guerrier ?", La Vie, 12/07/2012. Jean-Claude Guillebaud est depuis 2010 éditorialiste au Nouvel Observateur. 168 Dieu Trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence, § 14, Vatican 2014,. 27 Il ne faut pas non plus "adorer l'homme"169, c'est-à-dire prendre l'homme et non pas Dieu comme "mesure de toute chose", comme autoréférence. L'idolâtrie, c'est encore une "pensée mono-référencée […] qui crée une hiérarchie de valeurs où un unique élément [hors Dieu luimême faut-il sans doute supposer?] est au sommet."170 Les dangers de l'autoréférence sont illustrés par le paradoxe du menteur "un homme qui dit qu'il est en train de mentir dit-il vrai ou faux ?" paradoxe attribué à Épiménide le Crétois, VIIe siècle av. J.‑C., et qu'évoque Saint Paul 171 . Condamner l'idolâtrie, c'est réserver l'autoréférence au dieu unique, celui qui se définit d'ailleurs comme "Je suis qui je suis" (Exode 3,13-14a), ou encore "Je suis la vérité" (Jean 14:6). Alors que la tradition judéo-chrétienne dénonce l'autoréférence comme idolâtre, sacrilège, les Grecs préfèreront la récuser en tant que faute logique, par la raison critique, par la pédagogie, plutôt que par l'interdit et le châtiment. Pour le rabbin David Meyer, "la notion biblique puis rabbinique de l’idolâtrie peut se penser comme l’absence de distance qui caractériserait les relations entre les hommes et le monde. Une absence de distance, ou l’incapacité d’une « séparation » qui ne serait autre que l’expression d’une adhésion totale entre l’être et l’objet, le désir d’une possession absolue. L’adhérence, qu’elle se rapporte à un texte, à des objets, à des idées ou à une terre, est l’essence de l’idolâtrie." Rappelons que "le langage a surtout pour effet de tenir à distance les choses présentes, d'éviter la fascination aliénante qu'exercent sur nous les objets qui nous entourent et la présence de nos semblables"172 : cette "fascination aliénante pour les objets" n'est-elle pas l'essence même de l'idolâtrie ? C'est parce que "nommer est d'emblée une opération qui dégage du magma des faits des catégories singulières"173, que ce fut le premier rôle que Yahvé confia à Adam : "L'Éternel fit venir vers Adam tous les animaux des champs, et tous les oiseaux des cieux, pour voir comment il les nommerait […] Et Adam donna des noms à toutes les bêtes, et aux oiseaux des cieux, et à tous les animaux des champs" (Gen 2, 19-20) 174. Ceci renvoie à la préférence pour la parole. L'idolâtrie c'est ainsi ignorer "la distance insurmontable entre Dieu et l’homme"175, entre le Créateur et ses créatures : cette "distance insurmontable" aboutira, dans le langage philosophique, à la notion de transcendance. L'idolâtrie c'est "l'adoration de la finitude"176, c'est diviniser "les faux dieux", "les faux infinis"177.Il est à noter que les notions d'infini et de transcendance ne figurent pas dans les Ecritures. Dans la conception biblique, il s'agit plutôt d'une conception "topologique" (au sens mathématique du terme), qui conçoit l'univers sur un mode discret, discontinu, séparé 178 . La Genèse oppose ainsi les ténèbres et la lumière, l'inanimé et l'animé, ce qui est ou n'est pas doté de la capacité de se mouvoir, c'est-à-dire les 169 10 textes à lire et pour réfléchir en famille, au sujet du second des 10 commandements, in Vous serez comme des dieux, Une interprétation radicale de l'Ancien Testament et de sa tradition, Erich Fromm, Complexe, Bruxelles, 1975. 170 "Judaïsme : les sept lois de Noé selon le rabbin Meyer", Jérôme Anciberro, Témoignage Chrétien, 23 Décembre 2010 171 Dans l'Epître à Tite, 1, 10-16.Paul évoque la "fable judaïque" selon laquelle "les Crétois sont toujours menteurs, de méchantes bêtes, des ventres paresseux ." 172 Lucien Scubla, "Fonction symbolique et fondement sacrificiel des sociétés humaines", La revue du Mauss, n° 12, 1988. 173 Carmen Bernand et Serge Gruzinski, op. cit. 174 Cf. Leo Strauss, L'interprétation de la Genèse, op. cit. 175 "La modernité de l’idolâtrie", Rav Moché Tapiero, Daat Haim, 2006. Paul Tillich, théologien protestant libéral, dira lui aussi "une religion doit se juger à sa capacité de percevoir et de maintenir la distance et la différence entre le Dieu, ou l'ultime qui se révèle, et ce ou celui qui le révèle." André Gounelle, "Théologie des religions, Les pluralismes avec norme, Deuxième partie : les religions et la croix selon Paul Tillich." Disponible sur <http://andregounelle.fr/theologie-des-religions/cours-2003-16-theologie-des-religions-pluralismes.html> 176 L’instrumentalisation des Juifs, Claude Raphael Samama, in Cahiers du Cerij-9, 2001, disponible sur < www.claude-raphaelsamama.org/instrumentalisation2.doc> [Claude Raphael Samama : l'un des fondateurs du Centre d'Etude et de Recherches sur l'Identité Juive] 177 Denis Müller, « L’éthique, entre l’idole et la démaîtrise. Un point de vue théologique », dans Bernard Van Meenen (dir.), Autour de l’idolâtrie, Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2003, p. 57. 178 A titre de comparaison, la science contemporaine nous propose une vision discrète de l'infiniment petit avec la mécanique quantique, une vision continue du vivant avec la théorie de l'évolution, une vision de plus en plus floue de la frontière entre l'animé et l'inanimé avec la biologie moléculaire. 28 animaux et les plantes, ce qui est ou n'est pas doté de la parole, c'est-à-dire l'homme et les animaux, enfin le créateur et les créatures. Chacun des sept jours de la Création est séparé du suivant par la nuit179. La culture hébraïque exalte la séparation sur un mode radical et polarisé, celui du "pur et de l'impur", du "peuple élu" et "des nations", du bien et du mal. La plupart des interdits du judaïsme relèvent d'une prohibition de l'hybride, du mélange, considérés comme "impurs": c'est ainsi qu'il est interdit d'accoupler ou de mettre sous le même joug du bétail de deux espèces, d'ensemencer un champ avec deux plantes différentes, de porter des tissus de laine (origine animale) et de lin (origine végétale)180. La notion philosophique de la transcendance, c'est à l'occasion de sa rencontre avec le monde grec, avec Alexandre, que judaïsme se l'appropria. Platon l'avait formalisée, le christianisme et l'islam l'ont reprise. L'opposition entre transcendance et immanence, entre l'infini divin et le fini humain, n'est que l'idéalisation du dualisme radical, discret (par opposition au continu) de la culture hébraïque. Elle correspond dans le langage biblique à la crainte devant la toutepuissance de Dieu. L'idolâtrie, c'est aussi le relativisme, cet objet d'ostracisme tant pour Joseph Ratzinger que pour son principal opposant, Hans Küng. Pour Joseph Ratzinger "le relativisme est dangereux quand il est appliqué en tant que méthode à la religion et à la politique, ce qui conduit en effet souvent au déni d'une vérité absolue,"181 "l'on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs"182, "le relativisme moral ne produit que frustration et désespoir" 183 . Pour Hans Küng "l’alliance avec l’Absolu seul et véritable libère les êtres humains de tout ce qui est relatif, et qui, de ce fait, ne peut plus être une idole pour eux."184 Enoncer que "l'absolu seul libère du relatif", au-delà du sophisme consolateur du propos, illustre le sentiment de supériorité caractéristique des religions abrahamiques : seul le dieu d'Abraham serait absolu, tout-puissant, infini. Cette prétention selon laquelle la transcendance judéo-chrétienne serait la seule, l'unique et la vraie conception de l'absolu n'est-elle pas pathétique ? N'est-ce pas la fonction même du sacré que de représenter "l'absolu dans l'ordre des valeurs" 185 , et le sacré n'est-il pas au cœur de toutes les religions ? Comme la transcendance, l'absolu est d'ailleurs un concept philosophique, absent du vocabulaire biblique. Les courants libéraux vont jusqu'à proposer une définition de l'idolâtrie totalement affranchie du religieux, réduite aux seules dimensions éthique et philosophique. Ainsi pour le théologien protestant André Gounelle : "Aucune religion indigène ne doit être considérée comme « idolâtre », toutes doivent être considérées comme également respectables, non inférieures au christianisme."186 Un théologien de le même mouvance, Paul Tillich (1886-1965) affirme que "le critère ou la norme qui permet d'évaluer chaque religion, c'est sa capacité à combattre ou à interdire l'idolâtrie."187 Qu'est-ce alors pour eux que l'idolâtrie ? C'est une "vérité pervertie", "non pas en un sens moral", mais au sens d'une confusion entre "la partie et le tout", "le fini et 179 Cf. Sur l'interprétation de la Genèse, Leo Strauss op. cit. Cette thématique est particulièrement développée dans La loi de Moïse et La violence monothéiste, Jean Soler, op. cit. 181 "Relativism is dangerous when applied as a method to religion and politics, which often leads to a denial of absolute truth." Relativism: the central problem for faith today, Cardinal Ratzinger, Bishops' Conferences of Latin America, held in Guadalajara, Mexico, May 1996. 182 Homélie du cardinal Joseph Ratzinger, doyen du Collège Cardinalice, Basilique Vaticane, 18. 04. 2005 183 Benoît XVI, accueil du nouvel ambassadeur de Grande-Bretagne près le Saint-Siège, le 9.9.2011. Cf. aussi Cf. aussi "La note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique", Congrégation pour la Doctrine de la Foi, son Préfet Joseph Ratzinger, le 24.11.2002, et "Une théologie de la foi face aux tourments du siècle", Henri Tincq, Le Monde,12.02.2013 184 Cf. Hans Küng, Religion, violence et « guerres saintes », op. cit. 185 Lucien Scubla, échange avec. 186 D'après André Gounelle. 187 André Gounelle, "Théologie des religions, Les pluralismes avec norme, Deuxième partie : les religions et la croix selon Paul Tillich." 180 29 l'infini", "le relatif et l'absolu", "l'immanent et le transcendant", "le symbole et ce à quoi il renvoie", "l'instrument dont se sert la vérité et la vérité elle-même"; "une religion pervertie est une religion qui trahit ce qu’elle a de plus profond en elle."188 Néanmoins, c'est "la tête haute" que tous deux "revendiquent le devoir d’évangéliser", c'est-à dire d'apporter "la bonne nouvelle" et … de "lutter contre l'idolâtrie"! Pour certains philosophes juifs contemporains, le judaïsme est une philosophie et un universalisme 189 . Partant de l'opposition entre l'unicité de "l'Etre" et la multiplicité des "Etants", autrement dit affirmant "la primauté de l’Existence sur les existants", ils présentent "le Un véritable [comme] ce qui transcende le multiple en en étant l'existence", et en viennent ainsi à affirmer que l'idolâtrie c'est "la crispation sur un faux Un" "le refus de servir unilatéralement une seule valeur", le refus de "la relativité de tout ce qui est nommable", autrement dit le refus du pluralisme et du relativisme. La religion du Dieu unique celle de la vérité plurielle, alors que le polythéisme se fourvoierait dans une conception multiple de "l'Etre". La condamnation de l’idolâtrie ne serait pas à comprendre comme un exclusivisme religieux, mais au contraire comme une mise en garde contre une soumission, au mépris de la raison, à toute autorité, fût-elle divine190. Et d'ailleurs le texte du sacrifice d'Isaac serait à lire comme si Dieu avait attendu qu'Abraham use de sa raison pour refuser de Lui obéir191. Le tour de passe-passe consistant à jouer sur les mots "Etre" et "Etant" n'est pas sans présenter quelques difficultés : la Parole du dieu d'Israël, ainsi que les attributs dont il se réclame dieu "jaloux", dieu des armées, dieu miséricordieux, etc. s'accordent mieux avec un dieu personnel, un "Etant", qu'avec "l'Etre", cette thèse veut faire dire au texte le contraire de ce qu'il dit en lecture directe : pourquoi Dieu jouerait-il de la sorte avec ses fidèles? cela ne permet guère de rendre compte des vingt siècles de violence monothéiste, sauf à présenter tous les penseurs chrétiens (ou musulmans) ayant prôné "l'extirpation de l'idolâtrie" au sens de la destruction des dieux autres que celui d'Abraham comme de sinistres imbéciles, qu'il s'agisse de Saint Augustin ou de Saint Thomas d'Aquin. Dans le même perspective des rabbins contemporains exploitent la théologie du retrait de Dieu développée par Lévinas les longues listes de violence du texte biblique manifesteraient "la trace du retrait de Dieu", pour revendiquer "une inversion du texte", "une inversion de la Loi pour transformer la « trace du retrait » en « loi de vie »". Pour eux, si l'idolâtrie dans l'antiquité désignait l'adoration d'autres dieux, elle devrait être à présent comprise comme l'enfermement dans "une référence unique comme cadre moral de nos vies", "un monolithisme ravageur de la pensée", "l'idolâtrie d'une forme d’autorité" 192. Dieu appellerait uniquement à "la médiation de la raison." On ne pourra que se féliciter d'une telle "inversion", mais aussi trouver qu'elle prend beaucoup d'aise avec le texte. Si le judaïsme adopte pour 188 Echange avec André Gounelle. Philosopher avec la Torah, Marc Israël, Editions Eyrolles, 2014. [Marc Israël, professeur de philosophie en khâgne au lycée du Parc à Lyon, également engagé dans l’étude du Talmud au Centre d’étude et de réflexion juive (CERJ) de Villeurbanne] 190 Cf. Marc Israël, David Meyer, ou même un philosophe chrétien comme Yves Ledure in Bernard Van Meenen (dir.), Autour de l’idolâtrie, Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2003 191 On trouve une interprétation similaire chez E. Lévinas, André Chouraqui, Marie Balmary, Daniel Sibony. Mais Y. Leibowitz présente au contraire la Ligature d'Isaac comme "une situation où toutes les valeurs humaines sont écartées et annulées à la fois par la vénération et par l'amour de Dieu", Judaïsme, peuple juif et Etat d'Israël, Paris Lattes, 1985, "Si Abraham s'empressa de sacrifier Isaac, ce ne fut pas dans la crainte que Dieu ne le fît mourir ou ne le rendit pauvre, mais unique ment parce qu'il est du devoir des mortels d'aimer et de craindre Dieu" Traité des huit chapitres, disponible sur http://www.leibovitz.sitew.com/RAMBAM.B.htm#RAMBAM.B. Cf. encore Leo Strauss dans Progress or return? L'exégète chrétien Thomas Römer estime que "cette lecture ne respecte pas le texte biblique". Dieu obscur, Thomas Römer, op. cit. Mais ce serait la version présentée par le Coran, cf. Michel Dousse, op. cit. 192 David Meyer (échange avec). 189 30 valeurs clés la raison, la modération, l'aversion de l'hubris, et laisse son ancien dieu personnel se retirer, la différence d'avec la sagesse grecque. A noter que nombre d'auteurs, juifs (Spinoza, Mendelssohn, Benny Lévy, Claude Milner) et non-juifs (Locke), contestent que le judaïsme soit tant une philosophie qu'un universalisme. Spinoza en particulier "soutient que la Torah n’est pas une philosophie, mais une doctrine de l’obéissance, indissociable des traits caractéristiques (donc particuliers) du peuple juif, tel que l’histoire l’a déterminé, et tel qu’il essaye d’y maintenir son existence."193 L'extension de sens tous azimuts va jusqu'à voir dans l'idolâtrie une forme d'arriération, de régression194, ou encore une absence de créativité195. Francis Bacon (1561-1626) désignait déjà comme "idoles de l'esprit" 196 les fausses idées qui encombrent l'âme humaine et qui empêchent le progrès des sciences. Wittgenstein proclame : "Tout ce que peut faire la philosophie, c'est détruire les idoles."197 Quant à Lévinas, il aura cette formule obscure : "le savoir de l'Occident n'est-il pas [ou selon d'autres versions : ne naît-il pas de] la sécularisation d'une idolâtrie ?"198 L'idolâtrie au sens philosophique ne se résume-t-elle pas au dicton populaire : "quand le sage désigne la lune, l'idiot regarde le doigt" ? Pour le philosophe Lucien Jerphagnon, "lorsqu'on s'avise d'appliquer au mythique et au religieux, et cela de façon univoque, la catégorie de la vérité […], le cru prime le su et le vécu, ou à tout le moins y prétend." 199Ne faut-il pas conclure, à la suite d'un philosophe chrétien, Henry Duméry, que "le postulat du parfait [on pourrait ajouter : de l'absolu, du transcendant] sur lequel théologiens et philosophes se sont émerveillés, n'est qu'un mécanisme de projection, à effet compensateur, consolateur"200 ? L'idolâtrie, un concept polémique en recherche de respectabilité Idole : de " Simulacre de fausses déités" Instruction catholique201 à " Personne, chose qu'on chérit plus qu'on ne doit" Dictionnaire de l'Académie française 202 "L'idole, cet objet aux multiples visages qui détourne les hommes de Dieu" Daniel Barbu203 "Le mot « idolâtrie » devrait être écarté […] Le concept qu'il véhicule déforme ce qu'il prétend nommer" Wilfred Cantwell Smith204 193 Recension par Pierre Lauret de Marc Israël, La Philosophie juive, Paris, Eyrolles, 2012, Philosopher avec la Torah, Eyrolles, 2014, Cahiers philosophiques, 2015/1 (n° 140). 194 De l'idolâtrie. Une archéologie des sciences religieuses, Carmen Bernand et Serge Gruzinski, op. cit., § "De l'idolâtrie à l'arriération", p. 209. 195 Cf. par exemple Briser les idoles… une demande authentique d'initiation par Tobie Nathan, Conférence prononcée le 13 mai 2006 au colloque Pnim Panim à l'Université Bar Ilan en Israël, reprise dans Quand les dieux sont en guerre, Tobie Nathan, La Découverte, 2015. 196 Francis Bacon, Novum Organum. Introduction, traduction et notes par Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 110. 197 "All that philosophy can do is to destroy idols." Wittgenstein, Le grand Cahier, 1933. 198 "Sécularisation et faim", et aussi "Dieu, la mort et le temps, Transcendance, Idolâtrie et Sécularisation ". 199 Les dieux ne sont jamais loin, Lucien Jerphagnon, Hachette, 2002, p. 184. 200 Henry Duméry, « Religion - Religion et idéologie », Encyclopædia Universalis. 201 Instruction catholique, De l'usage légitime des images, Jean-Pierre Camus, Paris, Gervais Clousier, 1642, p. 7. 202 Dictionnaire de l'Académie française, t. 1, Paris, Jean Baptiste Coignard, 1694, p.582. Naissance de l'idolâtrie: judaïsme et image dans la littérature antique, Daniel Barbu, Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2012. 203 31 "La séparation d’Israël et des autres peuples, qui a été une réalité à une époque de l’Histoire, n’a plus aucun droit de cité dans la prière aujourd’hui. Nous devrions plutôt exprimer notre joie de voir ces barrières tombées" Abraham Geiger 205 Le mot idolâtrie est issu de deux mots Grecs eidolon, « image » ou « représentation », et latreia, « adoration ». Eidôlolatreia apparaît pour la première fois dans le contexte du judaïsme hellénistique tardif, après J.-C. 206 Paul sera le premier auteur à faire un usage prolifique du mot. Sous sa plume, il s'agira d'"une catégorie de la dénonciation, [d']un instrument polémique employé pour qualifier comme fausse la religion de l’autre, voire pour lui refuser la qualité même de religion ? […d'] un gros mot, une injure, sans valeur objective ?"207 Eidolon évoque image trompeuse, illusion, simulacre : le mot renvoie à une distinction entre le vrai et le faux par la raison. C'est par la philosophie que les Grecs cherchaient à éviter l'erreur, par l'analyse que Freud cherche à guérir de l'illusion, et non par une condamnation religieuse ou morale. Par contraste, l'idole est un dieu faux non par la raison, mais selon la vérité révélée : par une décision d'autorité. Dans la Torah, la notion d'idole est centrale, elle s'exprime sous une trentaine de mots hébreux différents, couvrant le champ sémantique lié au mensonge, à la vanité, au néant.208 Dans la Septante (la version grecque de la Torah, élaborée au Ier siècle av. J.-C. pour la Diaspora) elle est traduite par eidolon. Le mot latreia renvoie lui à l'adoration : à un acte religieux. L'adoration d'une idole représente la rupture de l'Alliance conclue entre Yahvé et Israël, la trahison suprême, elle est d'abord une forme d’adultère (Osée 1 ; Ezéchiel 16,6-30) : "l'idolâtrie est donc adultère, comme l'adultère est idolâtrie." 209 L'équivalent hébreu du mot idolâtrie est "âvoda zarah" (culte étranger, profane). Le Talmud lui consacrera tout un livre, l'Avodah zarah. Les traditions rabbinique et chrétienne ont développé la notion d'idolâtrie en télescopant trois plans : le religieux (l'adoration des "faux dieux"), l'éthique (l'immoralité, la débauche, la violence), et le philosophique (la confusion entre le vrai et le faux, le tout et la partie, etc.). La notion d'idolâtrie recouvre aujourd'hui la confusion entre l'immanent et le transcendant, le relatif et l'absolu, le fini et l'infini, le tout et la partie, le visible et l'invisible, le particulier et l'universel, le signifié et le signifiant, la création et son créateur. L'idole est associée à l'autoréférentiel, à la tromperie, sa condamnation caractériserait l'essence même de l'humanisme ! Certains théologiens vont jusqu'à proposer une définition de l'idolâtrie totalement affranchie du religieux, réduite aux seules dimensions éthique et philosophique. Ainsi pour le théologien protestant libéral André Gounelle : "Aucune religion indigène ne doit être considérée comme « idolâtre », toutes doivent être considérées comme également respectables, non inférieures au 204 "Idolatry in comparative perspective", in The Myth of Christian Uniqueness: Toward a Pluralistic Theology of Religions, John Hick and Paul F. Knitter, Orbis books, 1987 205 Denkschrift 1869. 206 Dans un ajout tardif (passage 1-96) aux Oracles sibyllins, III.38. La première version du livre III remonterait au le Ier siècle av. J.-C. 207 Naissance de l'idolâtrie: judaïsme et image dans la littérature antique, Daniel Barbu, Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2012. 208 Voir "Idolâtrie, idole", A. Michel, dans Dictionnaire de théologie catholique, t. VII, Paris, Letouzey et Ané, 1927, col. 602-669, et aussi A concordance to the Septuagint and the other Greek versions of the Old Testament, 2 vols., Graz, Akademische Druck und Verlagsanstalt, 1975, vol. 1, p. 376. 209 Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d'Origène, Michel Fédou, Editions Beauchesne, 1988. -Michel Fédou (1952-): Jésuite, philosophe et théologien, président du Centre Sèvres de 2002 à 2009. 32 christianisme."210 Un théologien de le même mouvance, Paul Tillich (1886-1965) affirme que "le critère ou la norme qui permet d'évaluer chaque religion, c'est sa capacité à combattre ou à interdire l'idolâtrie."211 Qu'est-ce alors pour eux que l'idolâtrie ? C'est une "vérité pervertie", "non pas en un sens moral", mais au sens d'une confusion entre "la partie et le tout", "le fini et l'infini", "le relatif et l'absolu", "l'immanent et le transcendant", "le symbole et ce à quoi il renvoie", "l'instrument dont se sert la vérité et la vérité elle-même"; "une religion pervertie est une religion qui trahit ce qu’elle a de plus profond en elle."212 Ralph Dekoninck, professeur à l’Université catholique de Louvain, qui mène des recherches sur les formes et figures de l’idolâtrie dans l’imaginaire moderne, confirme : "L'idole n'est plus un artefact incarnant le Malin et contre lequel il faut dès lors partir en guerre ; elle désigne toutes les illusions de l'esprit plaquées sur une réalité qui finit par être indûment investie de certains pouvoirs […] une libido spectandi"213 par référence à la libido sciendi, cette curiositas condamnée par Saint Augustin […] Abandonné par les sciences religieuses qui y voient une notion repoussoir et identitaire, destinée à dénigrer les images et la religion des «autres», ce vieux concept péjoratif, chargé d'un lourd passé de luttes doctrinales, sinon doctrinaires, a perdu son sens premier de représentation d'une divinité que l'on adore comme si elle était la divinité." 214. Ces définitions relèvent moins de la religion que de la philosophie, de la psychologie ou de la linguistique. Le mot s'est sécularisé, il a migré dans le vocabulaire profane, pour désigner un type de confusion qui relève plus de la logique que de la religion. Néanmoins, c'est "la tête haute" qu'André Gounelle et Paul Tillich "revendiquent le devoir d’évangéliser", c'est-à dire d'apporter "la bonne nouvelle" et … de "lutter contre l'idolâtrie"! Plus pertinente paraît la conclusion du rabbin Rivon Krygier :"il y a idolâtrie dès lors que l’on tente d’ériger une personne ou une idée de ce monde en valeur absolue ou, à l’inverse, quand l’on prétend assigner la divinité à une fonction restreinte, partisane […] Dans les deux cas, il s’agit d’une sorte de domestication du divin" 215 . Domestication du divin, d'autres diront instrumentalisation : cette définition de l'idolâtrie a le mérite de le ramener à sa dimension fondamentalement religieuse, et de faire toucher du doigt la déviation, le gauchissement du sens qu'il y a à l'employer hors de ce contexte pour mieux lui faire perdre sa charge de violence ? Le concept de l'idole couvre aujourd'hui un large spectre, des idoles extérieures, les "faux dieux", ceux des autres religions, aux "images taillées", aux idoles intérieures, à Satan, aux "folles images sécrétées par l’imagination", à "nos relations passionnelles aux représentations216, à toutes sortes de confusions. L'idolâtrie se présente comme un concept caméléon, ou dans le langage des lexicologues comme un cas de "surcharge sémantique" : religieux et doctrinal pour les uns les fausses religions par opposition à la seule vraie , éthique pour les autres l'abandon aux passions humaines , philosophique enfin pour ceux qui veulent se démarquer du religieux et du moralisme la confusion entre "le fini et l'infini", "le relatif et l'absolu", "l'immanent et le transcendant", "le signifiant et le signifié", l'illusion de l'autoréférence, les limites de toute représentation. Quel rapport ces confusions 210 D'après André Gounelle. André Gounelle, "Théologie des religions, Les pluralismes avec norme, Deuxième partie : les religions et la croix selon Paul Tillich." Echange avec André Gounelle. 213 R. Dekoninck, op. cit. 214 Cf. Science et religions monothéistes : l'inévitable conflit, Berg International, 2014, § IV-8, "Libido sciendi". 215 Qu'est l'idolâtrie ? Article de Rivon Krygier publié dans Pardès N°53. 216 Cf. par exemple "Des idoles de bois aux idoles de l'esprit, Les métamorphoses de l'idolâtrie dans l'imaginaire moderne", Ralph Dekoninck, Revue théologique de Louvain, 35, 2004, 203-216. 211 212 33 entretiennent-elles avec le commandement d'aimer son prochain ? Pour lutter contre de telles erreurs, ce ne sont pas des missions qu'il faudrait ouvrir, mais des écoles de philosophie celles-là mêmes que les évêques ont fermées lors de la christianisation de l'Empire romain. Prétendre qu'il ne s'agit que de détruire les idoles intérieures permet de nier la violence, prétendre qu'elle n'est que le juste châtiment du vice sert d'alibi. Le Talmud disait déjà : "Dieu aurait comme tendu un piège aux païens en leur donnant l’occasion d’adorer des idoles pour leur perdition, en rétorsion à leur perversion."217 Ce qui deviendra sous la plume de Molière : "Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage." 218 On ne se plaindra certes pas que les religions se mettent à l'école de la raison. Mais présenter l'idolâtrie, cette disqualification des croyances d'autrui, comme un concept areligieux et progressiste, revient à cautionner le lourd passé de violence de l'extirpation de l'idolâtrie : un abus de langage qui relève du déni de la violence monothéiste, qui cherche à faire passer la maladie pour son remède. Laissons le mot de la fin à Camus : "Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde."219 Jean-Pierre Castel Publié dans le n°270 des Cahiers de Cercle Renan, Mai-Juin 2015 Extrait de Détruire les dieux d'autrui, singularité abrahamique (à paraître) 217 Talmud de Babylone, Avoda zara 55a. Molière, Les femmes savantes. 219 Poésie 44, Sur une philosophie de l'expression, Albert Camus, 1944. 218 34