Chapitre 4. Des pratiques pédagogiques au plan de formation Philippe Maubant Dans Pédagogues et pédagogies en formation d'adultes (2004), pages 143 à 203 Article N ous avons souhaité présenter dans ce chapitre une réflexion sur les grandes questions et sur les principaux thèmes d’intérêt, évoqués par les formateurs d’adultes. Ces questions, ces centres d’intérêt portent à la fois sur l’acte de former, c’està-dire sur ce qui peut participer de l’émergence de pratiques professionnelles, mais aussi sur des dispositifs organisationnels à caractère pédagogique susceptibles de favoriser la réussite des formations d’adultes. Nous tenterons de montrer que ces questions, ces hypothèses pédagogiques traversent l’ensemble du champ éducatif. Nous traiterons en particulier de quatre idées ou propositions pédagogiques ayant à la fois fait l’objet d’une littérature abondante et conduit à des recherches, à des expériences, à des tentatives de mise en œuvre : l’individualisation de la formation, la pédagogie par alternance, la pédagogie du projet, la question du transfert des connaissances. L’individualisation de la formation 1 La problématique de l’individualisation de l’enseignement traverse l’histoire du système éducatif et l’histoire des idées pédagogiques. Des pédagogues comme Claparède en 1921, Bouchet en 1933 ou encore des courants pédagogiques comme l’enseignement programmé (Skinner, 1968) insistent sur la dimension individuelle de l’apprentissage. Les recherches en psychologie cognitive (Lautrey, 1989 ; Bastien, 1990) apportent, elles aussi, un éclairage sur le processus individuel constitutif de l’acte d’apprendre. La sociologie de l’éducation, dans sa défense d’une sociologie du sujet (Charlot, 1999), contribue à questionner le rapport au savoir et à l’apprendre dans une perspective individuelle. Au-delà des recherches, les discours des institutions ont amplifié cet intérêt réitéré pour l’individualisation de l’enseignement. Deux importants colloques réunissant praticiens-chercheurs et décideurs avaient proposé un état des lieux sur cette [1]Jean Besancon, Philippe Maubant, Claude Ouzilou (dir.),…question[1]. Plus récemment, la biennale de l’éducation en avril 2000, à la Sorbonne, a organisé une table ronde animée par J. Houssaye, intitulée « L’individualisation des relations pédagogiques : régression ou progrès ? ». L’auteur développe cette thèse dans un [2]Jean Houssaye, « Le soutien va-t-il tuer la pédagogie…autre article[2]. Les pédagogues, encouragés par la thèse de L. Legrand en 1986, tenteront d’instrumentaliser les idées directrices empruntées à la psychologie différentielle. Les années 1990 (Meirieu, Perrenoud) seront marquées par cet intérêt pour la différenciation pédagogique, tout en insistant particulièrement sur le rôle d’une négociation appreneur-apprenant dans l’élaboration et dans la mise en œuvre du contrat pédagogique. Cette période apportera néanmoins une certaine confusion dans l’usage des concepts. Différenciation, individualisation, pédagogie personnalisée (Aumont, 1988). Les propositions éducatives, identifiées en formation des adultes comme en situation scolaire, témoignent d’un regain d’intérêt pour l’individualisation : aides individualisées, pédagogies centrées sur l’apprenant, soutien individualisé aux formés. Parfois, certains concepts laissent place à d’autres sans qu’il soit d’ailleurs toujours aisé pour le profane de se repérer dans les définitions et dans les théories. Voici différentes définitions. Outre le terme d’« individualisation », nous proposons au lecteur une réflexion croisée à partir de définitions de concepts voisins. Individualisation : 2 « La notion d’individualisation peut recouvrir trois aspects. Elle a d’abord un aspect défensif. En effet, elle aurait tout d’abord comme fondement de résister à une massification… Il y a aussi un deuxième aspect qui est un aspect revendicatif de l’individualisation. Il s’agit ici de l’idée d’une revendication de liberté de choix pour l’individu… Le troisième et dernier aspect me paraît être l’aspect créatif de l’individualisation. C’est-à-dire qu’en parlant d’individualisation on pense à la possibilité pour l’individu de s’exprimer et en particulier d’exprimer grâce à cette liberté, à cet espace qu’il peut déployer sans être tout de suite en face de contraintes et/ou de modèles, des aspects de lui-même qui n’apparaissent pas dans l’immédiat ». — (« Entretien avec Gilles Ferry », in L’individualisation de la formation en questions, par Jean Besançon, Philippe Maubant, Claude Ouzilou (dir.), Paris, La Documentation française, 1994) Autoformation : « L’autoformation, c’est la formation par soi-même. Implicitement cela suppose une opposition par rapport à un modèle qui serait la formation exercée par les autres… ». — (Philippe Carré, « Entretien, » in Images de la formation ouverte et à distance, Paris, Autofod, 2001) Autonomie : « L’illusion de l’autonomie peut sembler “pleine de suffisance”. Mais elle recouvre une importante réalité : celui qui se présente ainsi atteste qu’il a pu s’engager dans un processus d’émancipation, qu’il a en quelque sorte “tué” ses pères pour produire sa propre existence et s’affirmer comme sujet autonome ». — (Bernadette Aumont, Pierre-Marie Mesnier, L’acte d’apprendre, Paris, PUF, 1992) Individuation : « La socialisation se fait en continuation du processus d’individuation commencé “dès que l’enfant paraît” et qui se poursuit pour chacun de nous avec des succès divers tout au long de notre existence ». — (Jean-Claude Rouchy, « Le cadre de l’individuation », in L’individualisation de la formation en questions, par Jean Besançon, Philippe Maubant, Claude Ouzilou (dir.), Paris, La Documentation française, 1994) Autodidaxie : « Apprendre en dehors de toute institution ». — (Philippe Carré, « Entretien », in Images de la formation ouverte et à distance, Paris, Autofod, 2001) Nous proposons le tableau suivant construit à partir des travaux présentés par Ph. Meirieu lors du Colloque de l’AECSE en 1991 : L’individualisation de la formation a fait l’objet de nombreux textes. Elle a été aussi à l’origine de la production d’outils pédagogiques. Nous présentons ici un exemple de fiche de suivi individualisé d’un apprenti : Objectifs à atteindre Être capable de citer et de reconnaître les différents contenants Être capable d’effectuer un semis à la main Être capable de citer les modes de distribution Être capable de citer les conséquences des accidents Acquis Non acquis 3 climatiques sur la végétation Être capable de décrire le fonctionnement et les caractéristiques des principaux systèmes de chauffage Être capable de mettre en œuvre le système de chauffage implanté dans l’entreprise Nous pouvons remarquer ici que cette grille est inspirée d’une construction empruntant à la pédagogie par objectifs. Elle semble servir une logique d’évaluation formative, mais sans doute aussi d’évaluation certificative. Elle est à usage de l’équipe de formateurs. L’apprenti a, quant à lui, une fiche de tâches à réaliser : Fiche-navette remise à l’apprenti : — Compléter un tableau joint en indiquant le nom du contenant et son utilisation. — Dans votre entreprise, quelles précautions prend-on pour effectuer un semis à la main ? — À qui vend-on les productions de l’entreprise ? Ces deux documents illustrent bien la tentative des organismes de formation de se construire des outils d’individualisation de la formation. — (Fiche-navette et carnet de liaison utilisé dans un Centre de formation d’apprentis, 1991.) Néanmoins, il semble possible de dégager six grands arguments qui permettent de soutenir la thèse d’une « nécessaire » individualisation de la formation : 4 — Premier argument : une économie du coût de la formation : individualiser, c’est chercher à mieux ajuster l’offre de formation aux demandes, voire aux besoins individuels. Ce sont les commanditaires de la formation qui seront particulièrement intéressés par cet argumentaire. 5 — Second argument : le refus d’une approche homogène du groupe de formation. C’est ici la reconnaissance de l’hétérogénéité des publics. 6 — Troisième argument : la prise en compte des caractéristiques individuelles des formés : cela suppose au préalable une évaluation de l’apprenant et la conclusion avec lui d’un contrat d’objectifs d’apprentissage. 7 — Quatrième argument : l’articulation nécessaire entre objet d’apprentissage, apprenant et formateur. Cela rend indispensable la lisibilité de l’objet d’apprentissage. 8 — Cinquième argument : l’articulation entre groupe et individu. Le groupe est porteur d’apprentissage. Le groupe est porteur des valeurs d’échange, de parité, de mutualité et de réciprocité, conditions d’une démocratisation de la réussite scolaire. Dans cette perspective, le formateur peut aider l’apprenant à s’appuyer sur trois types de groupes : le groupe de formation qui a vocation d’apprentissage ; le groupe d’appartenance qui permet au sujet de se découvrir, avec d’autres, des références culturelles, instruments d’une reprise de confiance en soi ; le groupe porteur de projet. C’est dans le groupe que doivent s’articuler projet individuel et projet collectif. 9 — Dernier argument : enfin un nouveau mode d’évaluation permettant de prendre en compte les projets individuels d’apprentissage, les démarches personnelles de réalisation des tâches et les espaces-temps individuels d’analyse des stratégies mises en œuvre. Si l’on tente de séparer l’analyse des discours sur l’individualisation de l’analyse des pratiques de formation individualisée, il est possible de montrer comment l’individualisation de la formation est essentiellement revendiquée par les décideurs, c’est-à-dire par tous ceux qui sont conduits à financer la formation. L’individualisation permettrait ainsi une meilleure adaptation de la formation à l’emploi. L’individualisation de la formation, comme en leur temps d’autres idées pédagogiques (l’enseignement programmé, la pédagogie par objectifs, les machines à enseigner…, l’ingénierie de formation), est soumise à une logique de résultat et d’efficacité. Rationaliser l’acte de formation, tel semble être le maître mot du discours sur l’individualisation de la formation. L’individualisation de la formation se propose aussi de réduire les coûts de la formation, en réduisant notamment les parcours, en rendant plus cohérentes les demandes ou les attentes des candidats à la formation et l’offre de formation. 10 L’individualisation de la formation permettrait la réalisation du projet professionnel du formé, en le mobilisant notamment sur le projet d’entreprise. L’individualisation de la formation participerait d’une forme de socialisation professionnelle, où l’on tente de concilier projet individuel et projet collectif, où se rencontrent compétences individuelles et compétences collectives. Cette thèse pose la question de la place laissée au formé pour élaborer un projet de formation, en particulier lorsque celui-ci doit l’inscrire dans un projet d’entreprise. Le formé a-t-il une réelle marge de manœuvre, notamment si le formateur est aussi son chef d’atelier ou son chef d’équipe ? La prise en compte du projet est sans doute encore plus délicate lorsqu’il s’agit d’adultes en difficultés. Comment les aider à verbaliser leur projet, ou même à ce qu’ils esquissent un projet ? et lequel ? celui de l’institution ? celui du formateur ? L’individualisation se voudrait être aussi un parti pris pédagogique favorisant ou amplifiant des démarches d’autoformation. 11 En quelque sorte, l’individualisation de la formation au service de Martin Eden. Daniel Jacobi conteste cette hypothèse lorsqu’il dit : « Dans le cas de l’autoformation, le problème est déplacé de deux façons : déplacement sur les documents, outils de l’autoformation, on espère que des pédagogues patients et inventifs apporteront sur le marché ces produits miracles. Déplacement sur l’adulte-apprenant et pari qu’il parviendra en toute autonomie à atteindre par luimême les capacités terminales visées. »[3] L’individualisation de la formation se [3]Daniel Jacobi, « Parcours personnalisés et individualisation…voudrait être enfin un outil de gestion des ressources humaines. Pour l’entreprise, la finalité recherchée lorsqu’elle investit dans la formation, c’est bien l’amélioration de sa compétitivité. L’individualisation de la formation peut dès lors servir de prétexte ou d’alibi à un positionnement évaluatif des salariés, afin de mieux les utiliser, tout en tenant compte de leurs « potentiels » ou de leurs « compétences ». Ces différents arguments montrent bien pourquoi l’individualisation de la formation a rencontré un réel succès auprès des décideurs, qu’il s’agisse de chefs d’entreprise, de décideurs institutionnels en charge de la politique de la formation professionnelle (ministère du Travail et de la Formation professionnelle, collectivités régionales) ou encore de responsables de centres de formation. Les discours des années 1980 l’attestent. Mais c’est sans doute autour de la question pédagogique que l’on peut mieux comprendre les attentes, et aussi les illusions à l’égard de l’individualisation de la formation. Deux thèses s’affrontent : l’une défendue par Jean Houssaye[4], la [4]Jean Houssaye, « L’individualisation des relations…seconde défendue par Philippe [5]Philippe Meirieu, « Individualisation et métacognition, vers…Meirieu[5]. Jean Houssaye considère que l’individualisation de formation sert le formateur lorsque celui-ci cherche à justifier l’enseignement collectif. Autrement dit, l’individualisation de la formation s’inscrit dans la construction d’une pédagogie de la compensation, c’est-à-dire une pédagogie qui se propose de pallier les manques, les insuffisances d’une formation collective. Cette formation collective est induite par la massification de l’enseignement. Le formateur prend en charge le groupe, dans sa globalité, dans son homogénéité. La plupart s’intègrent dans ce dispositif. D’autres résistent. C’est pour eux que se développent des dispositifs d’individualisation (aide individualisée, par exemple). Pour Houssaye, l’individualisation de la formation marque un renoncement à la différenciation pédagogique. Philippe Meirieu, quant à lui, considère que « l’individualisation (en tant que travail individuel) n’est qu’une manière de différencier, qui peut parfaitement moins correspondre à un sujet et lui rendre moins service qu’un travail par groupe ou qu’une séance d’information magistrale ». Meirieu réunit en quelque sorte les deux concepts : différencier et individualiser. Il rappelle toute l’importance, en formation, d’aider l’apprenant à s’engager vers une diversité de 12 moyens d’apprendre[6]. Il s’agit ici de prendre en compte « la singularité d’un [6]Jean-Louis Gouzien, La variété des façons d’apprendre, Paris,…être »[7]. Un autre [7]Philippe Meirieu, op. cit., p. 98.éclairage sur le concept d’individualisation nous est apporté par Bernadette Aumont[8] lorsqu’elle présente la notion de pédagogie [8]Bernadette Aumont, in Appreneurs-apprenants, désir de connaître…personnalisée : « Faire prendre conscience des dangers d’une formation individualisée qui ne serait pas personnalisée. » Il s’agit pour Aumont d’échapper à la tentation technocratique de penser et de mettre en œuvre une situation de formation qui ne soit exclusivement guidée que par des impératifs de gestion des parcours. C’est ce qu’elle a tenté de revendiquer dans ses recherches conduites sur les Ateliers pédagogiques personnalisés (APP). Néanmoins, quelles que soient les notions utilisées, nous pouvons admettre que ce qui participe de la recherche, par le formateur, d’une individualisation de la formation, c’est la meilleure cohérence possible entre les caractéristiques du formé et la pédagogie qu’on peut lui proposer. Cette quête d’une formation, la mieux ajustée possible, continue de traverser l’imaginaire du formateur. Elle le conduit à imaginer des dispositifs organisé, construits, ne laissant que très peu de place à l’imprévu, à l’aléatoire. C’est pourquoi l’individualisation de la formation, dans sa dimension pédagogique, participe d’un souci de rationalisation de l’acte de formation. 13 Mais la problématique de l’individualisation de la formation, si elle est défendue principalement aujourd’hui en formation d’adultes, est avant tout une problématique de l’individualisation de l’acte d’apprendre. Il apparaît nécessaire [9]Jean-Marie Labelle, op. cit., p. 68.de rappeler cette évidence. Jean-Marie Labelle[9], citant un texte de 1866, insiste sur ce point : « Dans les écoles, les enfants partent tous du même point, l’on sait parfaitement ce qu’on doit leur apprendre… Avec les adultes, rien de semblable… : à ceux qui ont déjà quelque instruction, ce qu’on peut leur apprendre dépend de ce qu’ils savent. » Cette proposition est contestée par les pédagogues qui considèrent qu’il y a nécessité de prendre en compte le « déjà-là » (Meirieu, 1989) des apprenants dans la conduite de la situation éducative. Cette prise en compte individuelle des références de l’apprenant est tout aussi indispensable en formation d’adultes qu’en situation scolaire. 14 Ce qui est déterminant ici, c’est moins le type de public auquel le formateur s’adresse que la prise en compte, par l’éducateur, dans la construction de toute situation éducative, des connaissances et des références préalables de l’apprenant. Le discours sur l’individualisation, toujours présent dans le champ de la formation des adultes, se justifie au regard de la problématique de l’apprentissage et non pas au regard de la question des types de publics à former. 15 L’alternance en formation : à la recherche de l’introuvable pédagogie par alternance ? Les années 1980 marquent le retour d’un concept oublié : celui de l’alternance. Là aussi, les discours des décideurs revendiquent et prônent avec un certain zèle le développement des formations en alternance. Tous les publics sont susceptibles de trouver dans ce type de formation des réponses : jeunes exclus du système scolaire, adultes en reconversion, adultes faiblement qualifiés. 16 Ainsi, l’alternance est susceptible de répondre à trois enjeux : elle se propose de résoudre en partie la question du devenir des jeunes exclus de l’École. Dans cette perspective, l’alternance est bien l’une des composantes de la voie technologique et professionnelle. Comme elle, elle constitue une solution possible aux échecs de certains jeunes. Second enjeu, c’est celui de l’externalisation de la formation. Celle-ci ne s’appuie plus sur un espace-temps unique (l’établissement, le centre) mais aussi sur un autre : l’entreprise. L’entreprise devient formatrice. C’est pourquoi elle deviendra très rapidement aussi « citoyenne ». Ces années 1980 marquent donc la mise en valeur de l’entreprise et, plus largement, du modèle managérial. Troisième enjeu : l’alternance comme moyen de réconcilier la société avec l’entreprise. L’École est accusée de ne pas préparer suffisamment à l’insertion sociale et professionnelle. L’entreprise se propose de réussir là où l’École a échoué. 17 Au-delà de ces premiers rappels qui nous montrent une fois de plus les conditions politiques, institutionnelles d’émergence d’une pensée pédagogique, il est important de montrer comment « la pédagogie se doit à son niveau, et peut-être surtout hors de son champ, de tenter de colmater la brèche, de nier la béance, lorsque la liaison formation-emploi devient un problème social »[10]. Dans cette [10]Jean Houssaye, « L’alternance dans une histoire des courants…perspective, nous allons présenter la typologie que nous propose Jean Houssaye. 18 L’alternance-juxtaposition L’alternance est organisée autour de deux lieux et de deux temps, l’établissement de formation et l’entreprise. Il n’y a pas de liaison entre ces deux organisations. À l’instar de Philippe Meirieu[11], nous pouvons parler d’alternance aléatoire, dans la [11]Philippe Meirieu, « La logique de l’apprentissage dans…mesure où l’apprenant est conduit à apprendre, sans qu’on l’aide à prendre en compte les différents espacestemps de formation. Il n’y a pas d’exploitation pédagogique véritable. Le seul intérêt revendiqué par les acteurs de cette première forme d’alternance est la finalisation affichée et explicite de la formation. En effet, la perspective de se préparer à l’entreprise, ou tout simplement de lui donner sens, justifie à elle seule 19 cette phase de formation que porte l’établissement. « Ce que le formé découvre au cours du stage doit le mettre en appétit pour le savoir institué que de toute façon [12]Jean Houssaye, op. cit., p. 26.on lui dispensera. »[12] Cette alternancejuxtaposition marque la coupure entre l’École et la vie. « La formation doit se donner dans un lieu social séparé de la vie, délivrer un savoir qui ne se fonde ni sur l’immédiat, ni sur l’utile, considérer la pratique comme un lieu d’essai, de modélisation (au sens d’application) mais non d’apprentissage, donner l’occasion à l’individu d’exercer sur lui-même la [13]Ibid., p. 27.discipline de la raison, d’acquérir le sens de l’effort. »[13] L’alternance juxtapositive renonce à préparer le formé. Elle lui transmet une culture générale et technique. À charge pour lui de se débrouiller pour apprendre. À charge pour lui de réussir son immersion dans l’entreprise. Chacun s’y retrouve, l’école comme l’entreprise. Les deux y gagnent en termes d’image. Elle positionne l’entreprise comme pièce incontournable d’un dispositif d’insertion. L’alternance donne une image d’ouverture de l’école. Celle-ci, fondamentalement sanctuarisée dans ses convictions et dans ses principes, s’offre un changement d’image ponctuel et provisoire. 20 L’alternance-exploitation « Ici ce qui est fondamental, c’est le va-et-vient entre les lieux et les types de savoirs, chacun trouvant son prolongement, son exploitation dans l’autre. »[14] [14]Ibid.Chaque lieu sert d’alibi et de justification à l’autre. Cette alternanceexploitation est principalement portée par l’Éducation nouvelle. Rappelons quelques grands principes constitutifs de l’Éducation nouvelle : une éducation favorisant le développement d’une culture personnelle, c’est-à-dire une éducation centrée sur le sujet, prenant en compte ce qu’il est. Une éducation guidée et régulée par un maître accompagnateur du développement du sujet (Pestalozzi). Une éducation mettant en exergue l’idée d’une culture technique du peuple (Kerschensteiner). Une éducation favorisant la mise en valeur de l’expérience et de l’observation (Dewey). Une éducation cherchant à fonder une société nouvelle (Dewey, Freinet…). Une éducation donnant au travail manuel une valeur éducative et culturelle (Pestalozzi, Dewey, Cousinet…). Changer l’école pour changer la société. Tel est et reste l’un des principes forts de l’Éducation nouvelle. L’école, ici, incarnée par l’établissement de formation, reste le lieu central de l’acte éducatif visant l’émancipation du sujet. L’établissement de formation est un établissement ouvert sur le monde. Mais ce qui contribue à fonder et à entretenir le lien entre l’établissement et le lieu de production, l’entreprise, c’est la valeur accordée au travail, à l’activité, et principalement la valeur ajoutée du travail manuel. « La construction du rapport nouveau que l’on veut introduire entre 21 l’individu et la société s’inscrit dans la pratique de ce que l’on a appelé l’école active, cette école qui cherche à privilégier l’activité créatrice sur l’utilitarisme [15]Ibid., p. 28.immédiat et adaptatif. »[15] Cette activité, cette place accordée au travail, à la pratique n’est pas réservée à l’entreprise. Bien au contraire, « on [16]Ibid.apprend à l’école comme on apprend dans la vie »[16]. A contrario, l’école traditionnelle chasse le travail manuel de son enseignement. Elle défend encore la coupure entre le lieu d’instruction et le lieu de la vie sociale. Si l’on admet que l’école traditionnelle favorise l’identification à un maître, modèle de référence, elle s’organise de telle manière à créer et à maintenir la distance relationnelle nécessaire à l’identification. La césure École-vie se marque d’une coupure formateur-formé. Cette frontière est réalisée et elle prend toute sa dimension dans la relation verticale imposée entre le formateur et le formé. L’école traditionnelle, enfin, exclut la pratique, car elle a pour projet de transmettre une culture non finalisée, une culture qui refuse l’utile. La pédagogie traditionnelle « favorise ainsi un type de culture gratuite valorisant un type de travail cultivé (humanités ou mathématiques) engendrant une méfiance par rapport au monde, refusant l’immédiateté de la réalité industrielle »[17]. L’école [17]Ibid., p. 26.traditionnelle n’a pas pour ambition de préparer à un métier. C’est l’idée d’une école sanctuaire. Elle a pour projet d’imprimer des modèles, de forger les esprits par l’enseignement de certains savoirs. 22 Le travail manuel est certes introduit, mais réservé principalement à des populations considérées comme secondaires : les pauvres et les femmes. Pour les partisans de l’Éducation nouvelle, il n’y a pas de lieux, ou d’espace-temps particuliers. Il y a la vie, quelle que soit sa déclinaison. « Utiliser le milieu total où [18]Ibid., p. 28.vit le formé en vue de donner au travail un intérêt et une portée. »[18] Le travail est ici porteur du processus apprendre, car il est l’un des sens donnés à l’acte d’apprendre. Il conditionne la capitalisation de l’expérience. Nous pouvons considérer que l’Éducation nouvelle revendique le principe d’une formation intégrée à la vie, à l’instar de celles ou de ceux qui revendiquent aujourd’hui le principe d’une formation intégrée au travail. Il s’agit, pour les partisans de l’Éducation nouvelle, d’exploiter tous les moments de la vie. Peut-on parler encore d’alternance ? Oui, si l’on élargit l’alternance aux deux espaces-temps traditionnels que sont l’établissement de formation, d’une part, et l’entreprise, d’autre part. Tout est objet d’apprentissage à la condition d’exploiter cette pluralité d’occasions d’apprendre. Cette alternance-exploitation rejoint en partie quelques principes défendus autour de l’idée d’une alternance interactive, négociée et partagée (Philippe Maubant, « Pour une didactique et des pédagogies de l’alternance », in revue Pour, no 154, 1997). Pour qu’une alternance soit réellement au service des formés, il convient qu’elle soit construite et mise en 23 œuvre à partir du processus apprendre. Dès lors, tout espace-temps : l’établissement de formation, l’entreprise, une association, « la rue » sont autant d’occasions d’apprentissage. Chaque espace-temps concourt à créer les conditions de l’apprendre, en favorisant le questionnement, en proposant des stratégies de résolutions des obstacles, en proposant au formé des situations de décontextualisation favorisant le transfert… Dès lors, les contenus de formation ne sont plus définis et organisés en savoirs théoriques ou en savoirs pratiques. Certains ne sont pas du domaine réservé de l’établissement ou de l’entreprise. Cette nouvelle alternance, à construire, nécessite donc une concertation, une négociation entre partenaires de la formation. Chaque acteur du dispositif est ou devient formateur. L’alternance-exploitation conduit les organismes de formation à imaginer des outils d’aide à la conduite de cette forme d’alternance. Nous pouvons citer les fiches-navette, les carnets de liaison, comme l’outil que nous présentons ici : Techniques mises en œuvre durant le 1er semestre : — Extrait d’une fiche d’un livret de suivi technique, CAP cuisine, utilisé par des formateurs de CFA, 1995. L’alternance-production Cette alternance-production est principalement portée par les pédagogues socialistes. Il s’agit d’« éduquer le producteur dans l’enfant, précisément pour que l’ouvrier, par sa culture générale, puisse dépasser sa spécialisation professionnelle 24 et ne soit pas le jouet du mécanisme industriel »[19]. La formation, à visée [19]Jean Houssaye, École et vie active. Résister ou s’adapter ?,…professionnelle, doit permettre au sujet, futur producteur, de comprendre et mesurer les enjeux sociopolitiques se jouant dans la fabrique ou dans l’usine. Il convient d’intégrer une activité productive à la formation, préparant ainsi à toutes les étapes de la vie sociale. Il s’agit ici d’éclairer la classe ouvrière et de préparer la révolution. Deux courants traversent néanmoins l’école socialiste. Certains prônent avant tout la disparition de l’institution scolaire. D’autres souhaitent conférer à l’école une mission révolutionnaire, c’est-à-dire une mission d’accompagnement et d’organisation de la dictature du prolétariat. Dès 1930, c’est principalement cette seconde approche qui l’emportera. Les pédagogues socialistes revendiquent le principe d’une école du travail, qui doit être « le milieu où se réalisent l’éducation et l’instruction de l’homme [20]Ibid.., p. 82.socialiste réhumanisé »[20]. L’école socialiste pose la question des liens entre la formation et la production, et plus largement elle donne une lecture de la problématique des rapports entre l’École et la société. Nous pouvons constater qu’au sein des pédagogies socialistes demeure un débat sur le choix entre un projet de société (changer l’école pour préparer l’avènement de la société communiste) et une ambition somme toute plus universelle, fondée sur une école de la production, source d’une fusion entre l’école et la vie. Cette seconde option rejoint en grande partie le projet pédagogique de l’Éducation nouvelle. « Reliée au travail, reliée à la vie par le travail, l’école socialiste va au-delà de l’école active, précisément parce qu’elle est une école de la production. Ici se fabrique la [21]Ibid., p. 122-129.culture ».[21] Les pédagogues socialistes insistent, comme les théoriciens de l’Éducation nouvelle, sur l’importance de la pratique comme condition de l’acte d’apprendre. Néanmoins, ils s’en distinguent en considérant que c’est au sein du lieu de production que l’on doit inscrire le processus formatif. Nous voyons bien ici les arrière-pensées idéologiques. Conférer à la production, donc à l’entreprise, une fonction de formation, c’est introduire « le ver dans le fruit ». C’est à partir de la pratique que peuvent se construire les savoirs théoriques que les pédagogues socialistes définissent comme étant des savoirs polytechniques. Ils définissent ces savoirs polytechniques comme des savoirs préparant à l’apprentissage d’une culture générale professionnelle, c’est-à-dire une culture intégrée à la production. « La dialectique préside alors à l’élaboration des savoirs et savoir-faire que l’individu s’approprie en lien permanent avec la [22]Jean Houssaye, « L’alternance dans une histoire des courants…réalité sociale. »[22] Il est intéressant de noter combien cette thèse de l’alternance-production trouve aujourd’hui une forme d’actualité dans les expériences de formation intégrée au [23]Jeanne Mallet (dir.), L’organisation apprenante, Université de…travail[23]. Cette [24]Philippe Maubant, art. cité in Pour, no 154, 1997.alternance intégrative[24] part 25 d’une mise à plat des différentes activités de l’entreprise. Ce point de départ est encouragé par la réflexion sur l’élaboration de référentiels professionnels (référentiels d’activités, référentiels de compétences… Il existe des nuances entre ces différents outils mais le parti pris reste celui d’une photographie des tâches réalisées par les professionnels). Dans les années 1980, les opérations « Nouvelles qualifications »[25] avaient [25]Bertrand Schwartz, « Éducation permanente et formation des…revendiqué cette même démarche. La conduite d’une telle ingénierie est à l’initiative de l’entreprise. Celle-ci met en place un pool de professionnels-formateurs chargés d’identifier et d’analyser les postes de travail. La réflexion se poursuit dans l’élaboration d’un référentiel de formation se proposant de préparer l’acquisition et la maîtrise de nouvelles compétences. Cette alternance intégrative répond donc à un objectif de changement organisationnel. Dans une telle perspective, l’établissement de formation disparaît. L’acte de formation perdure mais se trouve intégré à la production. Peut-on encore parler d’alternance ? Rien n’est moins sûr. Il convient de rappeler que ce modèle de formation intégrée au travail est souvent recherché pour des raisons d’efficacité et d’efficience de la formation par rapport aux besoins de l’entreprise[26]. Il est à craindre qu’un tel modèle ne [26]Étienne Bourgeois, Jean Nizet, Apprentissage et formation des…favorise le retour d’une pédagogie de l’instrumentation, voire du conditionnement. S’il convient de s’interroger sur ces différentes formes de l’alternance, qu’elles prennent le point de vue de la formation (les formations par alternance) ou le point de vue pédagogique (la pédagogie par alternance), la priorité reste sans doute la capacité de l’apprenant à mobiliser une pensée critique autonome, en particulier à partir d’objets de connaissance qui peuvent avoir un sens pour lui dans ses pratiques [27]Ibid.sociales de référence[27]. Typologie de l’alternance réalisée à partir des écrits de Gérard Malglaive sur l’alternance et la construction des compétences professionnelles : L’alternance inductive : « C’est la forme élémentaire de toute alternance. Elle repose sur le fait que les étudiants disposent d’une expérience pratique acquise au cours des séquences en entreprise, donc d’une structure de compétence sur laquelle il est possible de s’appuyer pour illustrer les cours théoriques, donner des exemples concrets d’application des connaissances formalisées enseignées… » L’alternance déductive : Elle « est sans doute la forme que privilégie spontanément la tradition scolaire. Dans la mesure où la technique est considérée comme une application de la science, l’alternance peut être 26 conçue comme une modalité élargie des travaux pratiques classiques ». L’alternance intégrative : « Le bon sens voudrait qu’une alternance bien pensée combine les deux formes que nous venons de décrire. Certes, mais comme souvent, le bon sens n’est pas suffisant… En réalité, les connaissances formalisées enseignées à l’école peuvent très bien ne pas pouvoir être investies dans une activité lors de la prochaine séquence pratique réciproquement, la compétence qui se structure en entreprise ne peut pas être directement mobilisée dans les prochains apprentissages scolaires. Ce qu’il faut prendre en considération, c’est la dynamique structurelle des compétences, et cette dynamique impose de compter avec le temps… L’incorporation d’un nouveau composant (connaissance formalisée, savoir pratique, mode de raisonnement) entraîne un déséquilibre plus ou moins durable mais qui tôt ou tard devra s’achever dans un nouvel équilibre (une ré-équilibration, comme le dit Piaget) conférant à la compétence une puissance accrue. » Afin de dégager des éléments significatifs, en termes de plus-values pédagogiques recherchées dans les formations par alternance, nous pourrions dire, à la suite de [28]Jean Houssaye, « L’alternance dans une histoire des courants…Jean Houssaye[28], que l’alternance se veut donner du sens à l’action de formation : « L’alternance doit permettre aux personnes en formation de construire leur projet d’action, de le mettre en œuvre puis d’opérer un recul réflexif, articulant réellement la théorie et la pratique, la connaissance et l’action, la formation et le travail productif. Reconnaître un sens pédagogique à l’alternance revient à désigner son sens social : elle surgit à un moment où la charnière formation-emploi devient à la fois problématique et recherchée ; et la réduire à une fonction pédagogique n’autorise nullement à refuser de s’interroger sur le rapport à la société qu’elle véhicule. » Vers un modèle de l’apprentissage en alternance… 27 — Document construit par un groupe de formateurs en 1990 Nous pouvons également parler d’une alternance coopérative comme le suggère [29]cereq, « Les unités de formation par alternance, une…l’équipe du CEREQ[29] , qui s’appuie sur une pédagogie « interactive » : « L’alternance interactive est une alternance qui est réellement au service des apprentissages des formés. Il convient pour cela qu’elle soit élaborée autour d’une logique des situationsproblèmes. Cela signifie que les contenus de formation sont déclinés en situations d’apprentissage qui renvoient à autant de tâches réalisées dans le lycée et/ou dans l’entreprise. »Autrement dit, dans ce type d’alternance, nous pouvons constater 28 que la réflexion sur la construction institutionnelle et organisationnelle peut conduire les formateurs, chargés de décliner « pédagogiquement » cette construction à réinvestir des thèses empruntant aux recherches pédagogiques comme le montre très bien le schéma page ci-contre. Ce tableau s’accompagne de la fiche d’activités suivante : 29 Objet d’apprentissage : maîtriser l’ensemble des compétences pour l’entretien d’un jardin public — Tableau construit par un groupe de formateurs de CFA en 1991. Cette recherche d’établir et de définir « une » pédagogie par alternance n’est pas nouvelle. Nous avons pu retrouver cette préoccupation dans les textes présents dans l’ouvrage Éducation et alternance paru aux Éditions Édilig en 1982. On y retrouve déjà plusieurs problématiques : celle du temps (Chosson et Laforge), celle de l’organisation et de la répartition des fonctions (Gimonet), celle des formateurs de l’alternance (Bercovitz, Vincent), celle du rapport théorie-pratique (Gimonet), celle des méthodes pédagogiques (Crayssac, Dumortier), celle enfin de la nature des savoirs à transmettre (Bercovitz). Le contenu de la notion d’alternance, dont [30]Marcel Lesne, « Introduction à l’ouvrage », in Éducation et…parle Marcel Lesne[30], apparaît donc « protéiforme… On y rencontre des pratiques pédagogiques, bien sûr, mais enchevêtrées à d’autres pratiques, en amont et en aval de l’acte pédagogique stricto sensu, pratiques fort diverses selon les situations, où interviennent l’organisationnel, l’institutionnel (constructions de filières, réglementations des certifications…), le juridique (textes législatifs ou officiels…), le politique (le jeu des intérêts d’agents sociaux opposés…) l’idéologique (conceptions de l’homme, de la société, de l’éducation….), l’économique (financement des stages… et aussi l’utopique). » 30 La problématique de l’alternance est le plus souvent perçue comme une problématique du rapport entre la formation et l’emploi. Dès lors, elle apparaît comme une problématique spécifique de la voie technologique et professionnelle. Mais les différentes thèses rappelées précédemment montrent, à l’instar de Jean Houssaye, que l’alternance en formation est une manière, parmi d’autres (la problématique de la médiation constitue sans doute aujourd’hui une nouvelle grille de lecture et d’interprétation du rapport entre École et société), de lire et d’interpréter la problématique du rapport entre l’École et la vie. 31 Projet pédagogique ou pédagogie du projet ? Autre thème d’intérêt présent en formation d’adultes, la pédagogie du projet. Rappelons que c’est John Dewey[31] qui introduit le concept de projet dans le [31]John Dewey, « Expérience et éducation », Paris, A. Colin, 1968,…champ pédagogique. « Le projet doit trouver son origine dans l’impulsion de l’élève. Le projet suppose la définition d’un but. Il implique une prévision de conséquences qui résultent de l’action. » En formation d’adultes, ce concept de projet prend une réelle importance. D’une part, le projet est constitutif de la formation des adultes. C’est lui qui donne sens à la formation. C’est autour du projet que peut s’engager la démarche d’inscription du formé dans un dispositif de formation. Il existe un lien réel entre projet de vie, projet de formation et projet professionnel. Le projet – son anticipation contribue aussi à impliquer l’apprenant dans le processus apprendre – rappelle combien la formation des adultes s’inscrit dans un processus de finalisation. D’autre part, le projet donne sens à l’action de l’apprenant. Il constitue ainsi un élément déclencheur du processus apprendre. Il faut qu’il y ait un projet qui « construise un objet où la théorie et l’expérience se lient dans une [32]Gaston Bachelard cité par Bernadette Aumont,…vérification »[32]. Le rôle du projet dans le processus apprendre marque aussi l’importance de construire une situation pédagogique autour d’un questionnement. C’est le projet qui suscite le questionnement, qui permet d’identifier les passages incontournables à sa réalisation. 32 Le projet semble donc contenir différents attendus. « Tantôt il cherche à stimuler une action éducative, tantôt il veut développer la motivation des intéressés, ou encore se préoccupe d’assurer une efficacité au système mis en place, tantôt il se lie à une philosophie des valeurs ou, au contraire, s’apparente à une technologie [33]Jean-Pierre Boutinet, « Le projet dans le champ de la…des objectifs. »[33] Dès lors, si l’on parle de pédagogie du projet, dans le champ de la formation des adultes, il est nécessaire de distinguer ce qui relève de la construction et de la conduite d’une action de formation (entretien d’accueil, positionnement du formé, bilan de 33 compétences, reconnaissance et validation d’études et d’acquis professionnels), de ce qui relève d’une condition de réussite de l’apprentissage. En formation d’adultes, comme en situation scolaire, le projet est au service de l’acte d’apprendre. Il est tour à tour point de départ et point d’arrivée de la situation éducative. Il est à la fois un moyen au service de l’acte pédagogique et une fin au service de l’acte d’apprendre. Formation et transfert Nous avions vu dans le chapitre consacré au rapport au savoir l’importance de la question des liens et des articulations entre situation de formation, situation de travail et pratique pédagogique. L’analyse des situations de travail, l’observation des pratiques professionnelles, l’écoute des propos des professionnels lorsqu’ils évoquent le métier mettent en évidence deux problématiques : celle de l’apprendre, d’une part ; celle de la transmission, d’autre part. Pour le formateur, la problématique de l’apprendre se pose souvent en ces termes : comment être certain que le formé maîtrise véritablement les savoirs ? Comment être sûr qu’il sache répondre aux différentes situations qu’il va rencontrer ? Cette double question contient en elle la problématique du transfert. En effet, en posant la question ainsi, le formateur s’interroge sur l’efficacité des situations pédagogiques proposées à l’apprenant. Il s’interroge sur la capacité de l’apprenant à réinvestir des stratégies, des méthodes, des solutions utilisées, voire apprises dans un contexte particulier. 34 Cette capacité de réinvestissement ne semble pas reposer, exclusivement, sur une capacité de mémorisation mais bien sur une capacité à transférer des stratégies, des méthodes, des solutions utilisées d’un environnement à un autre. La pédagogie des situations-problèmes, développée par Philippe Meirieu autour de l’idée de conseil méthodologique[34], s’inscrit dans cette réflexion sur les processus [34]Philippe Meirieu, Enseigner, scénario pour un métier nouveau,…de transfert de connaissances. Meirieu propose de réfléchir à l’accompagnement de l’apprenant autour de trois phases : la tâche, le problème, la situation. Il existe deux types de tâches : la tâche-produit (dans sa forme scolaire), la tâche-projet. Il convient ici de s’interroger sur le sens accordé à chaque tâche. En formation d’adultes, nous pouvons admettre que le formateur proposera une tâche-projet au regard des valeurs accordées au projet et que nous avons mises en évidence dans le chapitre précédent. La tâche est productrice de représentations : représentation autour de la tâche elle-même : nager 50 m, par exemple. Représentations autour des critères de réussite de la tâche (nager 50 m dans un temps donné). La tâche constitue également le point de mire de l’acte d’apprendre. C’est à partir de la tâche que 35 peut s’organiser une analyse des chemins qui y ont conduit. Le problème est le cœur du processus apprendre. Car c’est lui qui contient les obstacles, points de départ et moteur de l’apprentissage. Mais c’est aussi au formateur d’aider à l’apprenant à utiliser l’obstacle comme porteur du processus apprendre. « Si l’obstacle est une condition nécessaire pour engager l’apprentissage, il n’est pas pour autant une condition suffisante : il y a toujours en effet pour contourner [35]Ibid., p. 151.l’obstacle des solutions plus économiques que l’apprentissage. »[35] Dans cette perspective, ce qui est suggéré par le travail sur l’obstacle, c’est la réflexion sur les solutions, sur les stratégies à définir et à mettre en œuvre pour résoudre l’obstacle. Aider l’apprenant à constituer des classes d’obstacles, les organiser en familles de problèmes à résoudre, anticiper sur des solutions à mettre en œuvre. Telles sont les propositions pédagogiques du formateur, comme de l’enseignant, dans le cadre particulier d’une pédagogie des situationsproblèmes. Là où cette démarche favorise sans doute le transfert, c’est qu’elle considère la décontextualisation comme une condition de la réussite d’un apprentissage. Autrement dit, le formateur comme l’enseignant se doivent de vérifier que l’apprenant est en mesure de réinvestir une solution dans des contextes variés et sensiblement différents. Nous avons ici, à nouveau, une approche de l’acte d’apprendre, qui prend en compte l’intérêt d’aider le formé à construire des stratégies métacognitives, c’est-à-dire des stratégies qui permettent la décontextualisation. « Apprendre, c’est parvenir à trans-férer, le préfixe trans exprimant un ailleurs, donc un plus tard. Transférer, c’est faire autre chose ailleurs, avec ce qu’on possède déjà. »[36] Là où, sans doute, le transfert n’est pas [36]Michel Develay, « De l’impossible et de la nécessaire pensée réellement du… organisé, c’est à l’École, dans des contextes pédagogiques, où la transmission reste la principale finalité. En effet, l’École reste majoritairement dominée par le modèle du « Passe ton bac d’abord ! ». Autrement dit, on promet à l’élève que ce qu’il apprend aujourd’hui, il pourra le réinvestir demain. C’est bien souvent par hasard que nous nous apercevons quelques jours ou quelques années plus tard le bénéfice que nous pouvons tirer de telle ou telle proposition transmise par l’école. Le transfert est de toute évidence une des conditions de l’autonomie de l’apprenant. C’est ce qui lui permet d’échapper à toute tentative pédagogique d’endoctrinement, d’entraînement. Afin d’éviter cette part d’aléatoire dans le transfert, il est important d’aider l’apprenant à construire ce transfert. La métacognition, dont nous avons déjà présenté les plus-values pédagogiques, constitue ici le cœur de l’apprentissage du transfert. « La métacognition se rapporte à la connaissance 36 qu’on a de ses propres processus cognitifs, de leurs produits et de tout ce qui y touche, par exemple les propriétés pertinentes pour l’apprentissage d’informations et de données… » « … La métacognition se rapporte entre autres choses à l’évaluation active, à la régulation et à l’organisation de ces processus en fonction des objets cognitifs ou des données sur lesquelles ils portent habituellement pour servir un but ou un objectif concret. »[37] La métacognition permet en quelque sorte une régulation [37]John H. Flavell, « Metacognitive aspects of problem-solving »,…réfléchie des [38]Michel Grangeat, « Régulation métacognitive, transfert de…apprentissages[38]. Pour que le transfert ait lieu, il convient d’inviter l’apprenant à déployer des stratégies métacognitives qui lui permettent à terme d’être autonome. « Transférer, c’est être capable de se lier (et de se délier) à des contextes, à des [39]Michel Develay, op. cit.personnes, à des situations. »[39] C’est donc aussi devenir autonome en s’affranchissant, en particulier, des contextes affectifs. Il existe donc un lien étroit entre métacognition, transfert et apprentissage. Il convient de bien identifier la nature des articulations entre ces différents concepts et les démarches qu’ils sous-tendent. « Le transfert n’est pas ainsi postérieur à l’apprentissage. Il n’est ni la conséquence, ni la condition de l’apprentissage, il est l’apprentissage lui-même. On transfère pour apprendre. On ne transfère pas après avoir appris, car on n’a pas appris si on ne sait pas transférer. »[40] Le [40]Ibid., p. 10.transfert devient ainsi la finalité de l’apprentissage. Apprendre pour transférer. Apprendre à transférer quel que soit le contexte. 37 Transfert et transmission du métier La question de l’identification de démarches et d’outils susceptibles d’aider l’apprenant à évaluer sa réussite d’un apprentissage renvoie également à la problématique du transfert des connaissances. En effet, la conduite de l’acte d’apprendre comprend une étape d’évaluation, voire d’auto-évaluation qui s’appuie sur une phase de transfert. Construire des savoirs, auto-évaluer cette construction, mesurer la pertinence de réinvestir telle connaissance dans un nouveau contexte semble être une démarche qui interroge trois problématiques : celle du transfert, celle de la métacognition, celle enfin de l’alternance. 38 En effet, accompagner la construction des savoirs nécessite de la part des formateurs, comme des enseignants, de tenir ensemble trois dimensions du processus d’apprentissage. Ces trois dimensions s’interpénètrent et conduisent le formateur à les prendre en compte dans sa construction pédagogique. Certains outils, d’ailleurs, attestent cette influence de ces trois problématiques. La 39 problématique de l’alternance semble en quelque sorte contenir les deux autres. En effet, apprendre en alternance nécessite une phase de transfert, dans la mesure où l’ailleurs dont parle M. Develay se trouve incarné tour à tour par les différents espaces-temps de la situation éducative. En formation d’adultes, il y aura le centre de formation et l’entreprise. En situation scolaire, nous aurons la classe, d’autres classes, voire d’autres espaces-temps éducatifs. Mais favoriser, encourager, solliciter ce transfert nécessite d’aider l’apprenant à développer des stratégies métacognitives. Comme le note avec justesse M. Develay, « il n’y a pas [41]Ibid., p. 9.de transfert sans apprentissage du transfert »[41]. Grille intitulée : « Appréciation des niveaux par les candidats ». L’analyse de cette grille met en évidence la prise en compte par les formateurs des trois dimensions : transfert, métacognition et alternance. — Jean-Pierre Limare, Mémoire de nos métiers, trans-mission des savoir-bien-faire spécifiques professionnels, mémoire de recherche, Université de Rouen, 1997. L’enseignement d’un métier, entendu comme pratique pure sans théorie, appellerait, selon Bourdieu, une pédagogie qui ne serait pas du tout celle qui convient à l’enseignement de savoirs. De nombreux modes de pensée et de modes d’action semblent se transmettre de la pratique à la pratique, selon des processus de transmissions pratiques fondés sur le contact direct et durable entre celui qui enseigne et celui qui apprend. C’est en ces termes que Pierre Bourdieu[42] pose la [42]Pierre Bourdieu, Loïc J. D. Wacquant, « Transmettre un…problématique de la transmission d’un métier. Transmettre des connaissances, transmettre des savoirs, transmettre un métier, chacun de ces espaces-temps de la transmission ont été explorés, discutés, débattus tant par les chercheurs que par les praticiens de l’éducation et de la formation. La notion même de transmission reste polysémique. Elle suscite la curiosité du chercheur, elle interroge les pratiques mais aussi les valeurs du pédagogue, elle ravive les débats sur le sens de l’éducation. Il est néanmoins possible de poser autrement cette question de la transmission du métier, en allant l’inscrire dans la problématique du « qu’est-ce qu’apprendre ? ». 40 Ce qui semble prépondérant, au regard de l’analyse des propos des professionnels, c’est cette propension du professionnel à s’extraire du regard sur la pratique pour mieux émettre et sans doute défendre ce qui fonde cette pratique. Décrire une pratique comporte donc une phase primordiale, un temps en amont de la description, un moment a priori. Cette phase déterminante semble renvoyer à des éléments périphériques de la pratique. Mais ces éléments périphériques semblent en fait constituer une épistémologie de la pratique. Ils sont faits de l’histoire du métier, de ce qui forme un patrimoine professionnel. Ils sont aussi enrichis des regards rétrospectifs du professionnel sur ce métier et sur les pratiques qui le caractérisent et qui le constituent. Cette rétrospection alimentée par l’expérience se nourrit de stratégies métacognitives. 41 Celles-ci permettent au professionnel d’ajuster sa pratique, d’utiliser l’erreur comme balise de nouvelles stratégies à tester. Ces stratégies métacognitives conditionnent la décontextualisation de la pratique, temps décisif qui garantit l’apprentissage. La pratique peut être ici considérée comme une occasion de tester les hypothèses de résolution des obstacles rencontrés. Ces éléments périphériques sont faits de cette interprétation nécessairement personnelle de la pratique, cette in-corporation progressive du métier. Il apparaît donc différentes composantes de la pratique. 42 La pratique échappe dès lors à une vision techniciste du métier qui ferait d’elle un simple agencement de tâches qu’il conviendrait de décrire pour mieux les reproduire. Utilisons cette fois une métaphore empruntant à la linguistique. Nous pourrions dire que ces éléments périphériques sont à la pratique ce que le 43 paratexte est au texte. Ils fondent la pratique. Ils lui donnent sens. Or ces éléments périphériques sont peu identifiables par l’apprenant tant le professionnel, porteur de professionnalité, est peu explicite sur la puissance conditionnelle de ces éléments dans la démarche de professionnalisation. Afin d’expliciter cette « para-pratique », quelques démarches ont pu, jusqu’alors, se révéler particulièrement pertinentes. Qu’il s’agisse de procédures d’analyse de pratiques, utilisant des grilles d’identification de pratiques réalisées ou des entretiens d’explicitation, qu’il s’agisse encore de fiches d’analyse d’activités utilisées dès les années 1980 par les formateurs de l’agriculture, peu de démarches ont pu permettre au professionnel d’évoquer cette épistémologie de la pratique. Il s’agit, dès lors, de convaincre le professionnel de revenir, avec l’apprenant, par un détour métacognitif, sur les solutions testées dans la pratique. C’est ici l’occasion d’inventer des situations de décontextualisation de la pratique, situations pouvant garantir le transfert de la pratique et donc, à terme l’apprentissage de la pratique professionnelle. 44 La métacognition, condition du transfert (favorisant ainsi des situations de décontextualisation), permet de retrouver le contact direct et durable entre celui qui forme et celui qui apprend, entre celui qui transmet sa pratique et celui qui transfère celle-ci dans sa recherche de professionnalité. Souvent, on associe transfert et transmission à la même démarche, celle qui permet d’apprendre un métier. Dès lors, on réduit la question du transfert à une simple opération d’adaptation de savoirs dans des situations pratiques, sans que la nature de ces savoirs soit explicitée, sans que l’apprenant ait pu comprendre les mécanismes d’appropriation de ces savoirs[43]. Il est donc essentiel de distinguer la [43]Philippe Maubant, « Transfert et pédagogie par alternance », in…transmission d’un métier, modalité aléatoire, non soumise nécessairement à un processus de formation (voire d’apprentissage), du transfert qui est une des conditions de réussite de l’apprentissage et sans doute in fine de l’autonomie de l’apprenant. Le transfert est bien ici défini comme une exigence éthique. L’idée même de transmission peut évoquer certains modèles pédagogiques présentés par Delbos et Jorion notamment, dont certains excluent l’apprentissage. 45 La question du transfert est donc au cœur de la problématique de l’apprentissage. L’acte d’apprendre est un processus de transformation du sujet, qui passe par l’appropriation de plusieurs espaces-temps : le ou les temps de la formation, les temps sociaux, le temps familial, le temps de l’activité professionnelle. Ces différents espaces-temps se télescopent. C’est à l’apprenant de rétablir entre eux de la cohérence et du sens. La question du transfert, comme celle de la transmission, n’est donc pas spécifique de la formation des adultes. Elle est 46 spécifique et constitutive de la problématique de l’apprentissage. Chaque apprenant met en œuvre des stratégies de transfert de connaissances d’un contexte vers un autre, de l’école vers le monde et/ou du monde vers l’école. Qu’il s’agisse d’un contexte familial, d’un contexte scolaire, d’un contexte professionnel, ou de tout type de contextes susceptibles de créer et de susciter une dynamique d’apprentissage, ce qui compte pour l’apprenant, c’est de réussir à exploiter cette articulation entre les différents espaces-temps qui peuvent contribuer à sa transformation. Aider l’apprenant à articuler les lieux, les temps, les contextes, à donner sens à cette évidente complexité est pour le formateur comme pour l’enseignant un objectif pédagogique et peut-être aussi un signe d’un changement nécessaire de pratiques professionnelles. Analyser les prémices de ce changement va nous conduire à repérer de nouveaux concepts dans les discours contemporains sur la formation des adultes. Ces concepts, comme les précédents, se présentent à la fois comme de « nouvelles idées pédagogiques », mais en outre ils portent en eux des objectifs, des attentes de changement dans les pratiques professionnelles des formateurs. Un nouvel idéal pédagogique semble se dessiner. Comprendre les conditions d’émergence de ces concepts, analyser les idéologies et théories sous-jacentes constituent les préalables à la mise en questions de ces concepts au regard de notre problématique initiale, celle d’une spécificité pédagogique de la formation des adultes. 47 Les deux concepts que nous allons interroger sont, d’une part, le concept de médiation, d’autre part, le concept de tutorat. Le concept de médiation est utilisé pour définir une pratique professionnelle, mais il est aussi porteur de l’idée d’émergence de nouveaux métiers. Le tutorat est un concept qui tente d’échapper à l’usage exclusif que peut en faire la voie technologique et professionnelle. Le tutorat apparaît de plus en plus comme une pratique qui peut être interprétée et mise en œuvre quelle que soit la situation de formation. L’appropriation de ces deux concepts par les décideurs de systèmes de formation peut laisser croire qu’ils appartiennent au seul domaine de la voie technologique et professionnelle, même si le système éducatif s’en est emparé depuis peu. Nous tenterons de montrer, dans les lignes qui vont suivre, que la médiation comme le tutorat sont des concepts hérités de théories de l’éducation, pour certaines d’entre elles, très anciennes. 48 Formation, médiation, de vieilles idées neuves… Médiation scolaire, médiation éducative, médiation cognitive, médiation sociale, re-médiation, autant d’usages du mot, autant de significations différentes. En pédagogie, l’émergence du concept de médiation date quelque peu, même si la médiation prend aujourd’hui une nouvelle dimension au regard de la problématique de lutte contre l’échec scolaire. Déjà, Rousseau et, avant lui, Platon (Ouzoulias, 1990) posèrent la question d’une pédagogie qui vise l’émancipation du sujet-apprenant, en insistant tout particulièrement sur le rôle nécessairement « distant » de l’éducateur (Imbert, 1989) ; tout faire pour que l’autre fasse, voici bien une première expression qui pourrait définir cette pédagogie de la médiation. Mais la médiation n’est pas un concept qui apparaît ou réapparaît seulement dans le champ de l’éducation. 49 Le champ social réserve, lui aussi, une large place à la médiation, que celle-ci se décline en termes de métiers ou en termes de pratiques. La loi Aubry de 1997[44], [44]Loi no 97-940 du 16 octobre 1997 relative au développement…instaurant le dispositif emploi-jeunes, se légitimait principalement par le repérage intuitif de nouveaux métiers. L’un d’entre eux s’est trouvé assez vite positionné autour de la notion de médiation. On pouvait alors observer la naissance, dans le champ social, de nouveaux métiers, dits de médiateurs : médiateur social, médiateur de quartier, médiateur de bus… Aujourd’hui, les métiers de médiateurs s’inscrivent plus largement dans le champ professionnel de la « présence sociale ». L’émergence de ces nouveaux métiers permet ainsi de revisiter les métiers de l’humain. 50 Ceux-ci peuvent se décliner principalement autour de trois pôles : la présence, la prévention, l’intervention. Présence du médiateur, rassurant et dissuasif, prévention du médiateur, capable d’anticipation et de régulation, intervention du médiateur, capable de gérer des conflits et d’inventer des solutions de sortie de crises. Champ de l’éducation, champ du social, la médiation s’installe donc peu à peu au centre des métiers de l’humain, qu’il s’agisse de métiers existants ou en émergence. Mais le développement de métiers de médiateurs implique-t-elle nécessairement l’émergence simultanée de pratiques de médiation ? Et quelle serait la réalité de cette pratique ? Peut-on parler d’une pratique de médiation ou convient-il d’envisager « des » pratiques de médiation se déclinant de manière singulière en fonction des contextes professionnels ? 51 La médiation comme autre pratique sociale ? La médiation semble se présenter comme une alternative. Comme toute alternative, elle revendique sa spécificité, sa dimension résolument nouvelle, sa critique implicite du traditionalisme d’autres pratiques sociales ou pédagogiques 52 de référence. La médiation prétend en particulier répondre à un espace laissé vide par les praticiens du secteur social et du secteur éducatif, celui des populations en [45] grande difficulté. Le programme PAQUE avait révélé en 1991 non seulement [45]paque : Programme d’accès à la qualification et à l’emploi…l’existence de cette population, mais principalement la difficulté des praticiens du social et de la formation à proposer des solutions favorisant la sortie progressive d’une situation d’exclusion. Les organismes de formation avaient mis en évidence l’inadaptation de certaines réponses formatives. Or nous constatons l’existence pérenne d’une population exclue et marginalisée. Mais si cette population est tout aussi présente aujourd’hui qu’hier, elle semble se manifester par un ensemble de signes plus visibles et plus tangibles : faits d’incivilités, phénomènes de violence en particulier (Charlot, Emin, 1997). La politique de la Ville a pris en compte la mesure de ces signes. Crise sociale, certes, mais crise urbaine tout d’abord, caractérisée par quelques symptômes notoires : violences de groupes, retrait et repli social de certaines populations, marginalisation, voire exclusion de certaines d’entre elles, disparition de repères personnels et communautaires, disparition progressive du sentiment de responsabilité individuelle et collective. Crise de l’institution scolaire également : violences symboliques, difficultés d’apprentissage, difficultés de positionnement pour la communauté éducative et de définition de ses missions. Ces deux facettes d’une même crise : celle de la Cité, ont conduit les acteurs engagés sur le terrain social (décideurs, conseillers, praticiens…) à imaginer des réponses qui visent à remédier à ces différentes difficultés (Legrand, 1988). Si ces mesures sont essentielles, et l’effort public indéniable, il apparaît que cette politique de prise en compte d’une population exclue et marginalisée demeure principalement une politique de la compensation. Pallier les dysfonctionnements produits par la communauté, tel est le projet porté par les acteurs en charge de cette politique de la compensation. Les organismes de formation ont depuis plus de vingt ans assumé pleinement la mise en œuvre de cette politique. Mais la médiation « éducative », comme la médiation sociale, peut aussi s’interpréter comme un alibi d’une communauté qui ne parvient pas à se réformer, parce qu’elle ne parvient pas à s’attaquer aux fondements originels de ses difficultés. La médiation se range dès lors au service d’une communauté qui l’instrumentalise pour régler, atténuer les conséquences de ses propres dysfonctionnements. La médiation se propose ainsi d’aider à pacifier les territoires, à surseoir aux tentations extrémistes. Elle accompagne paisiblement les souffrances. Elle tente parfois aussi de soigner les symptômes. Mais peut-elle prétendre s’attaquer aux racines du mal ? La médiation ne paraît donc pas 53 pouvoir être perçue comme une alternative, comme une stratégie différente, voire opposée à d’autres stratégies. Elle doit se contenter de n’être qu’un « supplément d’âme », d’une politique qui peine à inventer de réelles solutions alternatives. Dès lors se pose la question de la plus-value qui serait constitutive de la médiation. Le médiateur n’est-il pas au service de cette idéologie de la compensation, alors qu’il croit être l’instigateur et le porteur d’une solution alternative à la crise sociale ? L’analyse de la posture du médiateur conforte en partie cette hypothèse. 54 Le médiateur, entremetteur ou passeur… Les pratiques de médiation semblent souvent emprunter à celles du diplomate. Le médiateur, comme le diplomate, sont mandatés par un commanditaire pour soutenir et défendre une position. Il s’agit de prévenir les tensions et/ou de surseoir au conflit qui pourrait surgir de la contestation de cette position. Les pratiques du médiateur épousent cette posture. On parlera de techniques de médiation faisant appel notamment à l’écoute, à une attitude empathique, à la prise en compte des personnes, à des aptitudes à convaincre ses interlocuteurs. Le médiateur devra manifester une capacité à anticiper et à gérer les conflits en adoptant une attitude calme, respectueuse des différentes parties et résolument rassurante. 55 Il devra, in fine, convaincre l’une des parties de se soumettre à la décision de son commanditaire. La médiation prétend donc proposer une voie alternative, mais elle ne fait que légitimer et amplifier une stratégie que la communauté revendique. Ce paradoxe s’explique par la double dimension visible et cachée de la médiation. Souvent présentée comme une pratique alternative, n’est-elle pas en fait au service de projets idéologiques, univoques et totalitaires qui demeurent, voire qui se développent et se renforcent dans le champ social et dans le champ éducatif ? Le système social produirait notamment de l’exclusion, sans remettre en question in fine les causes de celle-ci. Il développerait de manière simultanée un discours apaisant sur la prise en compte des exclus. Mais de nouvelles pratiques apparaissent aujourd’hui comme des réponses à la nécessité d’établir des liens entre différentes organisations. Des acteurs, qualifiés autrefois d’acteurs d’interface, d’acteurs intermédiaires, développent des pratiques professionnelles visant à la mise en relation d’organisations (organisations éducatives ou formatrices, organisations culturelles). Ces « passeurs » ne sont pas nécessairement des entremetteurs, dans la mesure où ils ne sont pas toujours explicitement mandatés pour plaider la cause d’une organisation parmi celles mises en contact. Ils tentent d’initier et de mettre en œuvre les conditions d’un 56 partenariat contractualisé. Ces acteurs se situent le plus souvent sur des territoires de l’« entre-deux », même s’ils appartiennent le plus souvent à une institution partie prenante du partenariat. Le médiateur, régulateur de la diversité ? Les politiques sociales se caractérisent par un double souci : celui de la prise en compte de l’hétérogénéité des populations, celui aussi de la nécessaire unité du corps social (Charlot, 1991). Cette réalité de l’hétérogénéité dépasse les frontières du champ social et du champ éducatif. Elle traverse également le champ de l’économique. En effet, le discours sur l’inéluctable mondialisation du marché s’accompagne d’un autre discours, celui de l’uniformisation des échanges sociaux, des pratiques culturelles (Delamotte, 1998). Les groupes d’appartenance se fonderaient progressivement dans une vaste communauté mondiale. Il y aurait ainsi refonte du tissu social par un agrégat de groupes, de communautés ou de clans. Cette reconfiguration sociale donne lieu dès lors à de nouvelles formes institutionnelles, à de nouveaux réseaux et donc à de nouvelles formes de régulation sociale, économique et politique. La diversité va se trouver dès lors présentée et légitimée comme une chance dont les peuples devraient se saisir. Ainsi, afin de mieux faire passer auprès des populations ce discours du wonderful world, les zélateurs de cette politique tentent de légitimer celle-ci en mettant en évidence la fraternité des peuples –, autrement dit, la dimension universelle de la communauté humaine. 57 Le système éducatif, quant à lui, reconnaît et accepte la réalité de cette diversité qui se traduit principalement par le discours sur l’hétérogénéité des publics. Mais il tend le plus souvent à la nier dans son fonctionnement. Les années 1980 ont vu l’essor d’un discours sur l’individualisation de l’enseignement (Besançon, Maubant, Ouzilou, 1991). Ce discours se voulait en partie répondre à cette nécessité de prise en compte de l’hétérogénéité. Mais il était apparu le plus souvent que l’individualisation de l’enseignement et/ou de la formation portait en elle le projet d’homogénéiser le groupe, le projet de faire disparaître les différences, gommer en quelque sorte les aspérités. Bernard Charlot (Charlot, 1991) avait mis en évidence le paradoxe porté par le discours sur l’individualisation : la prise en compte des personnes et de leurs singularités pour mieux les intégrer in fine dans le groupe. La crainte de l’émergence progressive d’une société-puzzle, d’une configuration clanique du groupe pouvait rendre nécessaire l’identification des différences, afin de mieux les diluer au sein du groupe communautaire. La médiation participe-t-elle aujourd’hui de ce projet d’intégration ? Sans doute, tant le travail du médiateur s’inscrit dans cette recherche du « lissage » des tensions sociales. Même si le discours sur la 58 médiation, comme en son temps celui sur l’individualisation, a pour projet aujourd’hui de rétablir le caractère univoque du groupe. Les médiateurs tentent donc de construire des pratiques qui non seulement se proposent de résoudre les conflits, mais aussi de prévenir les tensions. Il s’agit de maintenir avec force l’unité du groupe. Le médiateur interviendra dès lors sur différents types d’aspérités : dimension sociale, dimension affective, dimension cognitive également. En analysant de près les travaux sur la médiation cognitive, nous retrouvons l’idée d’une « médiation-remédiation », d’une pédagogie de la compensation. Il s’agira ici de pallier les difficultés, d’inventer des solutions, des « programmes de traitement » des problèmes d’apprentissage. La psychologie cognitive, défendue notamment par A. Binet dès le début du XXe siècle (dans le cadre de son programme d’orthopédie mentale), avait développé la thèse d’une éducabilité cognitive du sujet, dans la perspective d’une remédiation cognitive. « Toutes les méthodes de remédiation cognitive cherchent d’une certaine façon à remédier (porter remède) en remédiant (apporter une nouvelle médiation) » (Loarer, 1996). La remédiation cognitive porte à la fois sur le processus (une action spécifique) et sur le produit (l’apport d’un tiers porteur de cette démarche). Cette idée d’une remédiation cognitive (Ibid.) se retrouve intégrée aujourd’hui au sein de programmes d’éducation compensatoire destinés à lutter contre la discrimination sociale, mais plus implicitement destinés à réduire les risques d’un éclatement du corps social. Dès 1972, les Nord-Américains (Bonafé-Schmitt, 2000) avaient conçu des programmes de médiation scolaire. En 1991 se crée en France le CMFM, Centre de médiation et de formation à la médiation. Ces différents dispositifs s’inscrivent dans une politique de traitement global des différences, de façon à éviter le risque d’un morcellement du tissu social. La médiation s’inscrit donc dans une politique de réduction des différences, tout en utilisant l’argument de la prise en compte légitime des singularités, au service de l’universalité. 59 Le médiateur, un père sans le pire… Un autre argument est aussi avancé pour légitimer la présence du médiateur. Cet argument emprunte en partie à la théorie lacanienne de l’oncle. Le médiateur représenterait ce « père sans le pire », dont parle Lacan. Cette thèse du grand frère, de l’ex-pair (Meirieu, 1991), introduisant une pédagogie du « compagnonnage méthodologique » (Meirieu, 1990), expérimentée avec succès dans des contextes difficiles, s’inscrit aussi dans les travaux de J. S. Bruner (Bruner, 1996). En effet, cet auteur développe la thèse du processus de tutelle, qui reprend les travaux de Vygotski (Vygotski, 1985). Il s’agit de moyens fournis par un adulte ou par un spécialiste pour venir en aide à quelqu’un dans une situation 60 d’apprentissage. Si Bruner, comme Vygotsky, insiste sur le processus de tutelle, tous deux ne développent pas la question de celui qui favorise la mise en œuvre de ce processus. L’acte d’apprendre est défini ainsi et principalement comme un processus social (Bandura, 1980), c’est-à-dire comme un processus qui intègre une relation dialectique entre celui qui enseigne et celui qui apprend. Dans cette perspective, la pédagogie privilégiée est celle qui développe les interactions entre l’adulte et l’enfant dans un souci de parité et de mutualité. Pour Bruner, l’éducation est dès lors une préparation à l’entrée dans une culture. « La culture est une boîte à outils composée de techniques et de procédures permettant de comprendre et de gérer notre monde » (Bruner, 1997). En élargissant le propos de Bruner, nous pourrions dire que l’éducation a pour projet une préparation à l’entrée dans un groupe d’appartenance caractérisé par sa spécificité culturelle. Dès lors, chaque situation de formation, voire chaque séquence d’apprentissage permettent de préparer cette entrée dans la culture, notamment au travers de productions collectives. Comme les œuvres, la réalisation des productions scolaires aide à construire une communauté, rappelle Bruner. 61 Le médiateur serait donc celui qui établirait les conditions d’entrée dans la culture, celui qui aiderait à construire une réalité par interactions entre des expériences individuelles et des expériences collectives spécifiant ainsi les caractéristiques culturelles du groupe. Deux conditions seront nécessaires pour permettre à l’apprenant de bénéficier de cette construction dialectique. La prise en compte des différences, d’une part, donc le refus de l’« illusion endogène » (Meirieu, 1991). L’acceptation de l’échange dans une approche d’« égalité radicale des sujets » (Meirieu, 1990) d’autre part, donc le refus du rapport de force. Ce qui reste à inventer dans l’échange entre un enseignant et un élève, dans cette posture de la réciprocité (Labelle, 1996), c’est bien cette recherche d’une « dialectique du même et de l’autre » (Meirieu, 1990). Le médiateur est-il aujourd’hui en mesure de mettre en œuvre cette pédagogie du compagnonnage ? Porte-t-il en lui cette ambiguïté nécessaire à la réussite d’une éducation émancipatrice ? Oui, s’il est convaincu que la « dialectique de la ressemblance et de la différence, grâce à laquelle l’écart, parce qu’il joue sur un fond de radicale identité, peut être fécond » (Meirieu, op. cit.). Cette nouvelle posture du médiateur rend nécessaire sans doute une formation spécifique. En effet, le médiateur missionné dans le champ de la formation et/ou dans le champ social subit parfois, dans la conception de ses pratiques professionnelles, la prégnance, et donc l’influence, du modèle scolaire. Pas formé aux différentes configurations éducatives, le médiateur observe l’enseignant. Ce dernier joue ici comme un effet miroir, au sens où sa posture hiérarchique est perçue comme une donnée constitutive du métier d’éducateur. 62 Le médiateur doit donc abandonner sa référence mimétique à l’enseignant. Il doit expliciter les termes du contrat (Filloux, 1974). Ni dieu, ni maître, le médiateur s’inscrit de toute évidence dans ces pédagogies de la libération (Novoa, 1996) qui participent du débat démocratique. Dans cette même perspective, « le travail du courant de la pédagogie institutionnelle représenté par Fernand Oury apparaît bien comme le plus susceptible d’instrumenter l’idée de médiation » (Meirieu, 1991). En effet, la pédagogie institutionnelle insiste sur le danger de la relation à deux : « séduction, agressivité, manipulation, domination. La mise en place d’un système de médiation évite le heurt des individualités au profit d’un travail collectif » (Desmet, Pourtois, 1996). Mais la pédagogie institutionnelle, à la différence de celle portée par un pédagogue comme Paulo Freire, continue de conférer au maître de la classe un rôle de modèle. Dans ce courant pédagogique, le maître reste celui qu’il convient d’imiter. Il « permet et il contrôle » (ibid.). Oury demeure très dubitatif sur la conduite pédagogique susceptible de créer cette fonction d’entre-deux. Il doute notamment des plus-values supposées de la non-directivité. Il ne remet pas fondamentalement en question le maître comme faisant fonction de guide du groupe. La pédagogie institutionnelle ne remet pas en cause le maître comme autorité hiérarchique de l’élève. Elle peut donner dès lors l’illusion d’un fonctionnement démocratique du groupe, alors qu’elle peut servir les velléités démiurgiques du maître. Comme le notent Desmet et Pourtois, Georges Snyders avait mis en évidence cette « ambivalence créatrice » de la pédagogie institutionnelle (Snyders, 1973). 63 Dans cette même perspective, et pour prolonger cette dimension politique de la pédagogie institutionnelle, le médiateur se doit sans doute de rechercher cette tension fondatrice de l’éducation entre, d’une part, la nécessaire participation du maître, comme aiguillon du groupe, et, d’autre part, l’indispensable prise en compte de l’émancipation du sujet s’éduquant. Cette remarque nous conduit à évoquer les exemples de médiation de quartier initiées dans des zones urbaines en crise. 64 Dans le cadre d’expériences conduites notamment à l’initiative de groupes de la grande distribution (le groupe Auchan en particulier), ces médiateurs ont été désignés le plus souvent sous la terminologie de « grands frères ». Parfois, en effet, membres d’une fratrie, ils incarnent au sein d’un quartier ceux qui peuvent le mieux symboliser cette ambivalence créatrice. Le grand frère incarne l’intégration sociale car il cristallise trois conditions constitutives de cette intégration : un statut, une fonction et un rôle. Le grand frère a un statut. Il est le plus souvent agent de sécurité. Il a un travail déclaré, rémunéré et situé dans un secteur professionnel. Le grand frère a une fonction. Il exerce une activité 65 professionnelle et, à ce titre, met en œuvre des pratiques professionnelles. Le grand frère a un rôle dans la mesure où il apparaît comme le représentant de la Loi au sein d’une organisation. Responsable d’un groupe, assurant sa sécurité, il autorise et il contrôle. En cas de conflit, « c’est lui qui a le dernier mot » (Desmet, Pourtois, 1996). Il organise les contacts avec les autres organisations. Il est aussi un modèle pour les autres membres du groupe. Mais ce grand frère est aussi celui qui permet à l’autre de se retrouver dans une proximité avec le groupe. Proximité de statut, car les autres membres du groupe peuvent identifier les conditions de l’intégration sociale. Proximité de fonction, car le grand frère, c’est celui qui incarne aussi une spécificité, invitant l’autre à construire sa propre identité. Le grand frère, ou l’oncle, serait bien celui qui porte cette dualité ; celui qui unit et celui qui spécifie. Mais c’est aussi l’incarnation de la Loi (Imbert, 1995). Dans cette perspective, le grand frère (Cousin, Dubet, 2001) n’est pas un substitut du père. Il doit demeurer un pair à part entière. Or l’analyse de pratiques de médiation met en évidence combien le modèle professionnel de référence des médiateurs est basé le plus souvent sur « une logique de rationalité instrumentale, et non sur une logique communicationnelle » (Bonafé-Schmitt, 2000). Autrement dit, le médiateur tend à se situer et à parler au nom des différents acteurs en présence. Il parlera au nom des uns ou des autres, ce qui le conduira parfois à résumer les arguments, voire à réduire ou déformer certains d’entre eux. Le grand frère, s’il peut incarner la Loi, peut au contraire favoriser un contexte et un climat permettant la conduite de la communication. Les pratiques de médiation tenteront dès lors de développer cette logique communicationnelle : écoute active, disponibilité, neutralité. Là encore, le médiateur doit échapper à la pression du leader, du père, s’il veut jouer un rôle de facilitateur de la communication, instrument de la négociation. Cette pratique de la communication ne sert pas les intérêts de l’une ou l’autre des parties en présence. Elle est au service du projet collectif que constitue le vivreensemble dont parle Francis Imbert. Dans cette perspective, le médiateur est tout autant un stratège qu’un technicien : stratège au sens où il doit conduire avec habileté le projet d’un apprentissage de la socialisation, technicien dans la mesure où la réussite de ce projet sera conditionnée à la qualité des relations développées au sein du groupe. Le médiateur n’est donc ni un arbitre, car il ne représente pas la Loi – il aide à la produire comme émanation collective –, ni un souverain juge, car, n’incarnant pas la Loi, il ne peut rendre la justice. Le médiateur, un nouveau venu dans les métiers de l’humain ? 66 Les pratiques de médiation s’installent peu à peu dans les pratiques de l’intervention sociale. En effet, bon nombre d’acteurs de l’éducation et de la formation, les enseignants en tête, considèrent que les médiateurs sont aujourd’hui indispensables au fonctionnement du système de formation. 67 Présentés encore il y a peu de temps comme des « nouveaux métiers », regardés avec un certain scepticisme par les spécialistes de l’éducation et du travail social, ces métiers de la médiation semblent aujourd’hui faire entièrement partie du champ des métiers de l’humain. Les médiateurs, comme nouveaux acteurs de l’éducation, de la formation et du travail social, sont attendus comme susceptibles de proposer de nouvelles pratiques professionnelles. Dans cette perspective, ils conduisent les autres intervenants à se repositionner dans leurs pratiques et dans leurs postures. 68 Ainsi, le développement important de pratiques de médiation inviterait les décideurs comme les praticiens à débattre à nouveau de la nécessaire ouverture de l’école sur le monde. La présence des médiateurs réinterrogerait les pratiques des formateurs impliqués dans les dispositifs de formation par alternance. Les médiateurs incarneraient, à eux seuls, cette nécessaire ouverture réussie de l’éducation, monde virtuel, sur la société, monde réel. Ils amèneraient un nouveau souffle, seraient porteurs d’inventivités pédagogiques, combleraient les manques, pourraient pallier les insuffisances des enseignants ou des formateurs, trop routiniers dans leurs pratiques, trop conservateurs dans leurs conceptions de l’acte d’éduquer. Ils seraient les ambassadeurs d’un partenariat revendiqué et affirmé entre des organisations culturelles, professionnelles, associatives et l’institution de formation. Ils seraient en quelque sorte les représentants de cette « école hors l’école » (Glasman, 1992). Les médiateurs seraient attendus, comme précurseurs d’une nouvelle aventure éducative, comme l’était l’entreprise dans les années 1990 (Lesourne, 1988). 69 Les médiateurs porteraient aujourd’hui cette attente que l’on pouvait observer il y a quelques années lorsqu’on définissait les pratiques des tuteurs en entreprise. Mais ce meilleur des mondes est loin de correspondre à l’analyse des pratiques de médiateurs, souvent enfermés dans une vision très traditionnelle et conformiste de l’acte de former. Pas ou peu préparés à intervenir comme éducateurs, les médiateurs reprennent souvent sans réelle distance critique les pratiques éducatives mémorisées dans et par l’école. Ce mimétisme n’est d’ailleurs pas propre aux médiateurs. Il se retrouve chez tout acteur sollicité pour être, à un moment donné (Gérard, 1997), intervenant dans l’éducation. Seules, peut-être, les pratiques des médiateurs culturels échapperaient à cette dérive mimétique[46]. [46]Élisabeth Caillet, À l’approche du musée, la médiation…« Le médiateur a une 70 vocation essentielle de méthodologue et doit mettre au point les outils nécessaires aux permanents transferts qui caractérisent les vies professionnelle et quotidienne » (Caillet, 1995). Les établissements culturels s’interrogent donc, comme les établissements scolaires, sur la transformation de leurs métiers. Si le développement des dispositifs de formation, à destination de publics en difficulté, a favorisé la participation accrue de partenaires, les établissements culturels ont très vite compris l’enjeu stratégique, social et politique de ce partenariat. Comme le [47]Ibid.rappelle Élisabeth Caillet[47], la multiplication des objectifs des musées rend nécessaire la diversification des activités qui peuvent être proposées aux visiteurs par le service qui en a la charge : objectifs pédagogiques, objectifs visant la distraction, la socialisation, la professionnalisation, la mise en mémoire, etc. Les établissements culturels, comme les centres de formation, se posent des questions quant à leurs missions. Ils tentent également d’engager une réflexion sur la nature de l’acte pédagogique à mettre en œuvre, afin de répondre aux aspirations de leurs publics. 71 La présence des médiateurs interroge donc la problématique de l’ouverture de l’école. Mais elle questionne également celle du fonctionnement démocratique de l’institution éducative. En effet, l’ancrage progressif de l’activité professionnelle de médiation, dans une perspective de pérennisation, peut avoir pour conséquence de participer à la reconnaissance implicite d’une école à deux vitesses. 72 En effet, la présence des médiateurs peut dédouaner l’institution éducative de sa responsabilité dans la fabrication de l’exclusion scolaire. Se substituant ainsi à la théorie de la responsabilité socioculturelle dans la non-réussite scolaire, la prise en charge des « marginaux », des « sauvageons » par des spécialistes de la lutte contre l’exclusion (les médiateurs) peut constituer un signe tangible de l’existence d’une école à deux vitesses (Glasman, 2001). La présence des médiateurs, et leur reconnaissance sociale chaque jour plébiscitée, nous inviterait ainsi à nous résigner à l’acceptation de la fragmentation sociale et nationale (Lelièvre, 1996). 73 Les médiateurs, par leur présence permanente au cœur de la crise de la Cité, permettraient ainsi à la société d’accepter cette déchirure inéluctable. Ils conforteraient en quelque sorte ceux et celles qui considèrent que l’inégalité est constitutive du fonctionnement social. La médiation donnerait ainsi un nouveau sens aux pratiques de sélection à l’école et, plus généralement, au discours sur l’exclusion sociale. Elle s’inscrirait dans un discours récurrent sur l’existence d’une « exclusion incompressive ». L’institution éducative trouverait ainsi, par la présence des médiateurs, un moyen d’atténuer les effets visibles de la sélection. 74 Dès lors, exclusion scolaire, exclusion sociale, autant de raisons pour certains jeunes de réagir avec violence. « Ceux qui décrochent, ceux qui baissent les bras et acceptent de perdre, ceux-là n’ont plus aucune raison de travailler : leur destin scolaire et social leur semble de toute façon scellé » (Prost, 1992). Avec un certain cynisme, l’institution éducative se protège. Elle récuse non seulement sa responsabilité dans la conduite de la sélection, mais elle met en avant sa capacité à gérer les crises par le recrutement et la sollicitation permanente de spécialistes. Ce déplacement de l’intervention sociale de l’enseignant vers le médiateur peut avoir pour effet de pérenniser certaines conceptions éducatives, voire certaines pratiques pédagogiques. Face à cette dérive, le médiateur doit sans doute remettre à jour la belle idée de pédagogie différenciée. Rappelons combien cette proposition pédagogique incarnée par Louis Legrand dès 1977 se veut être « le contraire du traitement standard : c’est même un éloge de la différence, une prise en compte de la diversité des personnes et des cas » (Astolfi, 1992). Ce traitement des différences a pour objectif de réussir la démocratisation du système scolaire. « Après le temps de l’élitisme, après celui de la massification, voici venu celui d’une démocratisation qui doit allier la qualité à la quantité » (Lelièvre, 1996). Il ne doit donc pas s’installer de manière définitive à la marge de l’école, comme lieu de compensation, voire de substitution. « L’idée est de s’efforcer ainsi de faire travailler le plus longtemps possible, au sein des mêmes classes, une population d’élèves de plus en plus hétérogène » (Astolfi, 1992). Le médiateur, comme instigateur d’une pédagogie différenciée au sein des classes, n’est-ce pas un beau projet pour une école du XXIe siècle (Allègre, 1999) ? Dans cette perspective, le médiateur, à l’instar de l’éducateur, n’est-il pas conduit à accepter de travailler progressivement à sa propre disparition s’il veut échapper au mirage de l’indispensable et à l’utopie de l’irremplaçable ? 75 Nous voyons bien ici que nous développons l’idée de revendiquer l’inscription de pratiques de médiation qui puissent constituer le vecteur d’une pédagogie différenciée, au cœur de l’intervention éducative. A contrario, l’appropriation par des spécialistes (les médiateurs), revendiquant une forme d’exclusivité dans la prise en compte des différences, risquerait de pérenniser la constitution d’une école à deux vitesses. Ce risque d’une conception sectorisée du système éducatif, qui ferait correspondre à chaque difficulté un spécialiste, nous conduira plus loin à ré-interroger la problématique de la polyvalence de l’enseignant. 76 Nous présentons quelques définitions de la médiation : Médiation : « La médiation renvoie étymologiquement à la notion d’intermédiaire, de lien. Est donc médiateur tout élément qui, s’intercalant entre deux autres, en modifie les relations » (Even Loarer, « Médiations éducatives, de quoi parle-t-on ? », Éducations, no 9, 1996, p. 11-13). Médiation, selon Piaget : « C’est l’activité du sujet qui est ici au centre du développement et si l’adulte peut intervenir sur celui-ci, ce n’est qu’à partir d’une connaissance approfondie de son déroulement naturel, lui permettant d’offrir à cette activité propre les objets les plus appropriés à ce qu’elle peut (ou doit) assimiler pour nourrir les processus d’autoconstruction du sujet. » Médiation, selon Wallon : « Pour Wallon, loin d’être l’indice tardif d’un développement qui s’effectuerait d’abord indépendamment d’autrui, la relation à l’autre est d’emblée une nécessité qui s’impose comme un déterminant essentiel des relations aux objets. L’adulte est donc, dès la naissance, le médiateur de l’activité que déploie l’enfant… » Médiation, selon Vygostki : « L’intervention d’autrui est conçue comme le moyen non seulement de favoriser les performances de l’enfant mais, à terme, son développement dans la mesure où l’enfant va s’approprier ce que l’aide lui apporte pour plus tard être capable de réaliser seul la tâche qui lui était proposée. » Médiation, selon Bruner : Bruner parle d’interactions de tutelle qu’il définit ainsi, à partir des fonctions régulatrices d’un tuteur : « … enrôle le sujet en suscitant chez lui de l’intérêt pour la tâche, réduit les degrés de liberté…, maintient l’orientation vers le but…, signale les caractéristiques déterminantes de la tâche, contrôle la frustration, démontre… » — (Jean-Claude Coulet, « La médiation et les théories du développement », Éducations, no 9, 1996, p. 14-19.) Cette première analyse de la médiation nous conduit à proposer trois remarques : 77 La médiation semble constituer un ensemble de tâches, définissant ainsi une pratique professionnelle spécifique située à la fois sur les territoires de l’éducation et de la formation, mais aussi sur les territoires de l’intervention sociale. Cette pratique professionnelle semble être revendiquée tout autant par les éducateurs, par les formateurs que par différents intervenants appartenant aux métiers de l’humain : travailleur social, éducateur spécialisé, animateur, personnel soignant… Cette pratique professionnelle constitue même, dans certains contextes professionnels, l’architecture d’un métier de médiateur en plein essor. Cette dilution d’une pratique de médiation, dans différents métiers, renforce la dilution des frontières entre les différents métiers de l’humain. Chacun, en effet, peut revendiquer l’exercice de pratiques de médiation. Seconde remarque, la ou les pratiques de médiation réfèrent le plus souvent à des conceptions éducatives qui semblent emprunter à des théories à la fois diverses et, pour certaines d’entre 78 elles, déjà très anciennes. Citons en quelques-unes : psychologie clinique (travaux de F. Imbert, de J. Pain), psychologie cognitive (R. Feuerstein), psychologie des apprentissages (Vygotski, Bruner). Pas de pratiques nouvelles, a priori, ni même de conceptions nouvelles, mais davantage la mise au jour de propositions éducatives qui retrouvent leur pertinence et, d’une certaine manière, leur légitimité, au regard de nouveaux contextes sociaux. Des pratiques de médiation peuvent, sans doute, être revendiquées par les formateurs d’adultes, mais ces derniers peuvent difficilement invoquer une spécificité pédagogique, tant au niveau des conceptions qu’au niveau des pratiques professionnelles. Troisième remarque, l’exploitation de pratiques de médiation, en formation d’adultes, peut se défendre à partir de la nécessité, pour le formateur, de piloter les différents espaces-temps constitutifs des dispositifs de formation. En effet, le formateur d’adultes peut être conduit à mobiliser certaines tâches spécifiques d’une pratique de médiation (établissement de liens, gestion des interactions de tutelle…), afin de faciliter les interfaces entre les différents systèmes et acteurs impliqués dans ces formations, en particulier dans les formations par alternance. Le médiateur serait-il ce praticien de la réciprocité éducative ? Ou la médiation serait-elle une pratique pédagogique qui porterait, en elle, la belle idée de réciprocité éducative ? L’émergence du concept de médiation comme la naissance et le développement des métiers de médiateurs, dans les années 1990, cristallisent, voire actualisent la problématique de la réciprocité en éducation. Cette problématique n’est pas l’apanage de la formation des adultes. Elle n’est pas non plus nouvelle. La réciprocité éducative se définit comme une adaptation [48]Jean-Marie Labelle, op. cit., p. 82.réciproque[48] entre un apprenant et un formateur. Cette réciprocité est faite d’apports mutuels, d’apprentissages mutuels entre l’éducateur et l’éduqué. Elle nécessite, de la part de l’éducateur, cette constante sollicitude dont parle Philippe Meirieu, cette attention à l’autre dont parle Emmanuel Levinas[49]. La médiation est au centre de l’action éducative, si [49]Emmanuel Levinas, Entre-nous, essai sur le penser-à-l’autre,…celle-ci vise l’émancipation du sujet apprenant. « La sollicitude pédagogique est l’expression du fait que le souci de soi et le souci de l’autre sont toujours étrangement mêlés, indissociables, dans un tourment qui permet d’engager, grâce à sa complexité même, une histoire étonnante et singulière avec d’autres êtres humains que l’on [50]Philippe Meirieu, La pédagogie entre le dire et le faire,…veut éduquer… »[50] S’interroger sur les pratiques de médiation conduit à s’interroger sur la nature de la relation pédagogique entre un apprenant et un formateur. Quels sont les objectifs d’apports réciproques visés par l’un comme par l’autre ? La médiation constituerait-elle l’illustration même de l’acte pédagogique ? Serait-elle l’incarnation de cette enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducatives dont parle Jean Houssaye[51] ? 79 [51]Jean Houssaye, « Le triangle pédagogique ou comment comprendre…L’acte pédagogique porte en lui celle relation mutuelle et réciproque, non seulement par la même personne et sur la même personne, mais entre l’éducateur et l’éduqué. La médiation apporterait dans l’acte pédagogique cette sollicitude, ce respect de l’autre, nécessaires à toute entreprise éducative. Cette ardente obligation de préserver la liberté du sujet qui se forme constitue un préalable à la mise en œuvre de la situation éducative. Mais la problématique de la médiation nous conduit à rappeler que de ce respect de l’autre jaillit un plaisir issu principalement d’une activité d’apprentissage partagée. C’est sans doute pour cela que nous pouvons parler tout autant de médiateurs que d’associés. « La réciprocité éducative fait apparaître l’apprentissage comme une activité conjointe de l’éducateur et de l’éduqué, certes, mais c’est parce qu’il y a conjugaison du travail des deux côtés [52]Jean-Marie Labelle, op. cit., p. 85.qu’il y a réciprocité. »[52] L’analyse de l’usage des concepts de médiation et de médiateurs montre qu’à ces termes sont parfois associés d’autres termes qui évoquent à leur tour cette réciprocité faite d’apprentissage partagé. Nous pourrons trouver notamment les termes d’« accompagnateur », de « compagnon », d’« entraideur », de grand frère… Cette réciprocité éducative nécessite de la part de l’éducateur des compétences professionnelles particulières, mais aussi et surtout une posture esquissée par Roger Cousinet en 1945 : « Les qualités qui lui sont nécessaires sont celles que l’enfant demande à l’adulte à qui il accorde sa confiance : le calme et la patience, la modestie de qui sait avouer qu’il ne sait pas, l’honnêteté de qui ne se croit pas omniscient, la loyauté de qui sait reconnaître ses torts. »[53] Au sein de pratiques [53]Roger Cousinet, Une méthode de travail libre par groupes, in…de médiation apparaît donc l’idée d’un bénéfice mutuel et réciproque issu d’un apprentissage partagé. Cette thèse n’est pas propre à la formation des adultes, même si elle semble particulièrement vive et visible dans les dispositifs de formation professionnelle. 80 Les pratiques des tuteurs en question… Les représentations des tuteurs ont été depuis quelques années étudiées principalement autour de trois contextes institutionnels : les lycées professionnels, les centres de formation d’apprentis, les organismes de formation associés à des entreprises. Nous essaierons de dégager pour chacun de ces contextes de grandes dominantes susceptibles de nous aider à esquisser les pratiques pédagogiques des tuteurs. Les tuteurs des centres de formation d’apprentis, ou le 81 syndrome des gueules cassées[54]… [54]Les « gueules cassées », expression générique donnée aux… Le plus souvent, les tuteurs des CFA, plus couramment appelés « maîtres d’apprentissage », manifestent un réel plaisir à parler de leurs pratiques et, en particulier, des publics dont ils ont la charge. Il semble qu’un certain nombre d’entre eux prennent en compte les caractéristiques psycho-affectives des apprenants. Tout en insistant sur l’importance des difficultés rencontrées par ces publics, les tuteurs évoquent aussi leur sentiment d’impuissance, ce qui explique sans doute pourquoi la formation des tuteurs a fait l’objet depuis plusieurs années d’un réel investissement de la part des branches professionnelles, souvent encouragées dans ce sens par les collectivités territoriales. La prise en compte des difficultés d’apprentissage des formés est une réalité. Les maîtres d’apprentissage semblent lucides, tout en reconnaissant parfois l’échec conjugué des familles et de l’institution scolaire. Nous retranscrivons ici quelques propos de maîtres d’apprentissage qui illustrent cette réalité : « Les jeunes ont peur de faire. Lorsqu’ils arrivent chez nous, ils n’osent plus parler, ils n’osent plus écrire… On est obligé de faire de la psychologie individuelle mais on n’est pas formé pour cela… L’échec scolaire vient de l’échec social des parents. Ce sont des jeunes qui ne sont pas sortis de chez eux, ils sont presque d’un autre temps. Ils ont parfois du bon sens, ils ont des réflexions sur tout… Ce sont de bons gamins, mais ils ont peu de possibilités d’évolution. Ce sont des enfants limités. Les jeunes ne sont pas toujours très motivés. Ils ont une vie trop facile. » Ou encore… « Le bon apprenti, c’est celui qui en veut, qui a quelque chose dans le ventre. On sait tout de suite qu’une personne est capable de faire quelque chose, il y a une espèce de don. » « L’apprenti a parfois des difficultés à prendre des initiatives. Le CAP n’est pas un diplôme qui permet de développer des capacités des initiatives. Les jeunes ne sont pas au courant de la réalité du travail, il faut bosser dix à douze heures par jour… Si l’apprenti est du milieu, il se met rapidement dans le coup. L’âge joue aussi, ça rentre en ligne de compte… ». — (Philippe Maubant, « Recherche-action sur l’individualisation de la formation dans les CFA du ministère de l’Agriculture », DGER, 1991) 82 Nous pouvons proposer au lecteur trois grandes remarques. Les propos présentés ici corroborent la thèse avancée par G. Delbos et R. Jorion[55] sur les différentes [55]Geneviève Delbos, René Jorion, op. cit.modalités d’apprentissage d’un métier. Dans leur ouvrage, les deux auteurs montrent notamment l’importance de l’apprentissage par frayage et, dans une moindre mesure, de l’apprentissage par innéité. Les tuteurs rencontrés expriment cette représentation singulière de l’apprentissage d’un métier. Seconde remarque, le constat somme toute résigné des « limites » de l’apprenti : limites psychologiques, disent-ils, limites expliquées en partie par un itinéraire scolaire difficile, marqué par l’échec. Limites affectives enfin caractérisées par des comportements de « non faire ». Troisième remarque, l’importance accordée par les professionnels aux compétences de socialisation. 83 Cette importance conférée aux compétences sociales se retrouve également dans l’analyse des comptes rendus de visite en entreprise. En effet, chaque tuteur est invité à s’exprimer sur les comportements des jeunes accueillis : comportements dans les situations de travail. Ce sont les formateurs qui réalisent ces visites en entreprise, le plus souvent trois visites dans l’année pour un même apprenti. Ils capitalisent par écrit les entretiens avec les tuteurs, ce qui constitue un élément d’appréciation et de suivi du formé. Les « aptitudes » techniques et/ou professionnelles sont assez peu évoquées. Ce sont principalement les compétences sociales qui constituent le cœur de ces comptes rendus de visite. Les compétences sociales se traduisent le plus souvent en termes de valeurs, valeurs revendiquées par le professionnel et qui ne semblent pas, de fait, constituer des valeurs sociales universelles, tant elles sont déclinées de manière spécifique et singulière par chaque professionnel en fonction de ses propres références liées à son environnement familial et professionnel. On vantera ici le sérieux, la bonne volonté, le courage du jeune. Ailleurs, on mettra en valeur la ponctualité, l’assiduité de l’apprenti, parfois on vantera le soin, la tenue, la correction dans les « bonnes » manières… 84 A contrario, le « mauvais » apprenti, c’est celui qui n’est pas courageux, qui ne fait pas d’efforts : « Apprenti parfois récalcitrant et modéré dans ses efforts… Caroline ne semble pas se passionner pour la coiffure, peu d’intérêt et de motivation pour [56]Marie-Annick Pierre, La formation en alternance, l’impact des…le métier… »[56] Cette énonciation de valeurs s’exprime parfois sur le mode du paradis disparu. Tempora ô mores ! On semble regretter une époque révolue. On revendique la nécessité de réinstaller dans la formation des valeurs jugées essentielles. C’est la thèse du travail salvateur, de l’entreprise rédemptrice. C’est aussi la thèse du travail libérateur (Houssaye, 1991), chère à l’école socialiste. Dès lors, les apprentis, comme les élèves, sont invités à produire, voire à reproduire des comportements attendus. « L’apprentie évolue dans le salon avec aisance et courtoisie. La bonne 85 volonté qu’elle manifeste et son application à bien faire feront d’elle une apprentie parfaite… Caroline a des atouts pour ce métier : d’un physique agréable, elle a le sourire facile… » La réussite de la formation et, à terme, de l’insertion professionnelle semble passer par la capacité du formé à repérer les règles, les passages obligés, voire les rites initiatiques portés par le groupe socioprofessionnel. Cette approche du formé semble encore plus caractéristique lorsque l’on analyse les discours des tuteurs impliqués dans la formation de publics en grande difficulté. L’analyse des pratiques pédagogiques des tuteurs, en particulier des maîtres d’apprentissage, révèle une grande diversité de conceptions. En effet, nous pouvons identifier trois grandes catégories de conceptions. La première peut être décrite à partir d’une fonction d’accueil et de présentation du métier. Les maîtres d’apprentissage accueillent le novice, lui présentent l’entreprise, les différentes activités, et montrent dans un premier temps sommairement la tâche qui lui est confiée. Le plus souvent, ils montrent la tâche, décrivent à l’apprenti ce qu’il faut faire : « On fait une activité ensemble, je lui montre un peu, ensuite il le fait devant moi… L’apprenti doit copier, observer mes habitudes, voir ma pratique, faire référence à mon expérience. »[57] Après un temps de démonstration, le novice [57]Philippe Maubant, « L’individualisation de la formation dans…effectue la tâche sous le regard attentif du maître d’apprentissage. Des ajustements, des réglages sont parfois nécessaires jusqu’au moment où l’apprenti est jugé apte à se débrouiller tout seul. Le novice se trouve ainsi assez vite confronté, seul, à une activité. C’est le cas en particulier des professions artisanales. 86 Mais, au-delà d’une simple observation d’une tâche, certains maîtres d’apprentissage accompagnent la démonstration d’une description de l’environnement sociotechnique de la tâche : « Il faut lui montrer les recettes, les ficelles. Il faut aussi apprendre autre chose que le métier. Toute information est bonne à prendre. Moi, je vais souvent chercher des idées ailleurs, je suis tout le temps sorti. Je lis des revues agricoles, mais aussi non agricoles… Apprendre dans les bouquins, c’est pas suffisant, il faut des techniques, des tours de main. Une [58]Ibid.personne qui sait expliquer doit aimer passionnément ce qu’elle fait. »[58] Nous pouvons noter ici la dimension culturelle constitutive de l’apprentissage d’un métier. Si cette invitation à dépasser le caractère exclusivement technique d’un apprentissage professionnel semble une nécessité, encore faut-il que cette découverte d’une culture de métier ne s’accompagne pas d’un discours figé sur la réalité de la profession. Le maître d’apprentissage se doit sans doute de fonder cet apprentissage culturel sur l’histoire d’un métier tout en explicitant le caractère dynamique d’une profession, condition première de son évolution. Cette pédagogie de la démonstration semble en grande partie au service d’une efficacité 87 productive. Certains secteurs professionnels réclament une main-d’œuvre qualifiée, mais exigent parfois des tâches répétitives. Les conceptions pédagogiques des maîtres d’apprentissage semblent donc guidées par la réalité des tâches professionnelles à effectuer. Il convient de préparer le novice à l’exécution de ces tâches, et cela dans un temps court, compte tenu des impératifs de la production. Dans cette perspective, le recours à des tours de main ou à des ficelles de métiers participent de la prise en compte de cette contrainte productive. Il apparaît plus essentiel, dès lors, de transmettre ces « trucs » que de tenter d’expliciter les conditions de réalisation des gestes professionnels. Cette pédagogie de la démonstration demeure une pédagogie de la transmission d’une pratique, voire d’un savoir-faire, permettant aussi de développer certains comportements attendus : le respect des consignes, l’obéissance, l’apprentissage d’une certaine soumission, une forme d’allégeance à un univers professionnel. La seconde conception des pratiques tutorales peut se définir à partir d’une fonction de mise en situation : « Je lui donne les consignes, je donne le programme de la journée à faire et l’apprenti fait ensuite le travail tout seul. Je dois souvent le contrôler. Si quelque chose ne va pas, on va sur le terrain. On s’en explique ensemble… Dans un sens, il faut que l’apprenant rate des choses, qu’il [59]Ibid.arrive des petits pépins pour que ça motive le jeune. »[59] Une fois la mise en situation proposée, le maître d’apprentissage pose des questions, tentera d’inviter le jeune à s’interroger sur le traitement de l’activité. Il pourra intervenir pour guider le novice dans la recherche de stratégies, de solutions. Une telle pédagogie nécessite, bien sûr, un réel investissement de la part du maître d’apprentissage. C’est sans doute ce qui explique qu’elle reste peu représentative des pratiques tutorales mises en œuvre par les maîtres d’apprentissage. Nous pouvons considérer que certaines de ces pratiques prennent en compte l’erreur comme outil pour former. Si la rentabilité apparaît comme un des critères explicites de l’appréciation de l’apprenti, elle ne semble pas intervenir dans les procédures d’évaluation. Un temps significatif est consacré à l’observation d’une tâche, à l’analyse des stratégies à mettre en œuvre, à l’analyse des erreurs, et à la construction de solutions alternatives. 88 La troisième conception des pratiques tutorales laisse une place importante à l’idée de progressivité dans l’apprentissage d’un métier : « Il doit y avoir une logique dans les tâches confiées au jeune. On doit aller des tâches plus faciles, des tâches d’exécution par exemple, à des tâches plus difficiles. Il faut montrer à l’apprenti, avec une méthode, qu’il y a un ordre dans les tâches à effectuer. Il faut [60]Ibid.de l’ordre et de la discipline, les jeunes sont désordonnés. »[60] 89 Il y a ici une volonté de planifier la formation du jeune, avec le souci de réfléchir à une construction linéaire et progressive, du plus simple au plus complexe, des activités à réaliser. Nous pouvons faire l’hypothèse que le modèle scolaire, en particulier sa structuration en niveaux, en étapes, influence les conceptions des maîtres d’apprentissage. Cette inscription du jeune dans un programme d’activités permet aussi au maître d’apprentissage de situer et de légitimer la conception d’une formation dans une perspective d’initiation ritualisée. Ainsi, certains professionnels insistent sur le nécessaire passage par des tâches simples, souvent qualifiées de tâches d’exécution, avant de s’initier à d’autres tâches plus complexes et qualifiées de plus valorisantes pour l’apprenti. Par cette construction planifiée des tâches, le maître d’apprentissage introduit explicitement d’autres objectifs attendus du dispositif de formation : la transmission de valeurs comme l’ordre et la discipline. Ce valeurs n’apparaissent pas comme des savoirs à part entière, figurant dans le référentiel de formation, mais comme des compétences transversales constitutives de l’organisation des tâches proposées. Nous pouvons synthétiser ces trois pratiques de formation par le tableau suivant : 90 Mais nous pourrions compléter ce tableau par deux autres conceptions, non pas des pratiques tutorales, mais des conceptions de l’apprentissage d’un métier : l’apprentissage par innéité, l’apprentissage expérienciel, à partir d’une expérience personnelle intransmissible. Le modèle pédagogique souvent présent dans les représentations des formateurs de CFA ou dans les conceptions des professeurs de 91 lycée professionnel, celui qui se définit principalement par l’application de savoirs théoriques en situation de travail, n’apparaît pas dans les discours des maîtres d’apprentissage rencontrés. Les tuteurs des dispositifs d’insertion et de remédiation, ou la « rédemption par l’effort »… Ces tuteurs sont conduits à encadrer des stagiaires présentant certaines caractéristiques d’apprentissage. Ces caractéristiques sont traduites, le plus souvent, par les centres de formation en difficulté psycho-affective des stagiaires. Cette réalité conduit donc les centres de formation à solliciter des entreprises prêtes à accueillir des publics difficiles. 92 « Ce sont des jeunes qui ont manqué de chance, mais qui devraient réussir. Ils ont perdu le sentiment de compétence parce qu’ils ont traîné à l’école. Ils ont perdu l’estime d’eux-mêmes. Ils ne s’imaginent pas dans l’avenir, ils vivent à la journée. Ils ne s’aiment plus. Ils n’ont plus de référentiels de valeurs. Il faut leur redonner des valeurs de temps, de morale et d’efforts… La formation pour ce type de public, c’est la rédemption par l’effort, il faut réinventer le scoutisme » (propos d’un [61] formateur investi dans le dispositif PAQUE ). Les tuteurs s’inscrivent dans cette [61]Philippe Maubant, Recherche-action : évaluation du dispositif…vision de la formation professionnelle. Ils semblent s’investir dans leur rôle de tuteur moins pour transmettre des compétences professionnelles que pour inculquer des valeurs, selon eux oubliées. L’implication des tuteurs dans ce type de dispositif s’accompagnait également, dans les années 1990, d’un discours fervent sur la fonction citoyenne de l’entreprise : « C’est le rôle des entreprises d’aider et de faire découvrir, je veux dire que l’est une fonction sociale de l’entreprise… Notre collègue qui était là s’est occupée d’elle formidablement bien, c’était une mère [62]Ibid.pour elle, une mère éducatrice… »[62] 93 Ces propos illustrent le positionnement des tuteurs impliqués dans ces dispositifs d’insertion et de remédiation. Ils reconnaissent l’ampleur des difficultés rencontrées par les jeunes. Mais ils estiment ne pas pouvoir les résoudre. Ils revendiquent le droit de choisir la « bonne » méthode pour encadrer ces jeunes, notamment en intervenant sur la transmission de certaines valeurs : la valeur travail, la valeur de l’effort, la valeur du courage. La modalité pédagogique implicitement évoquée est celle de l’inculcation, en quelque sorte une pédagogie du dressage, de la normalisation, même si celle-ci se drape le plus souvent dans les habits du discours sur les compétences de socialisation. 94 Les tuteurs en entreprise… Nous allons proposer à présent une typologie des pratiques tutorales qui s’appuient principalement sur l’analyse[63] de documents d’accompagnement, [63]Philippe Maubant, Recherche-action sur les pratiques tutorales,…d’outils de formation à l’usage des tuteurs proposés soit par des organismes de formation, soit par des organisations professionnelles. La présentation de ces outils montre à la fois la diversité des pratiques tutorales, mais aussi la prise en compte dans les conceptions du tutorat des différences entre les dispositifs, d’une part, et des différences entre les publics accompagnés, d’autre part. 95 À partir de cette grille, nous pouvons identifier trois grandes catégories de tuteurs : les tuteurs-décideurs, les tuteurs-organisateurs, les tuteurs-opérateurs. Chaque tuteur décline ses tâches au regard d’un degré d’investissement dans la fonction tutorale. Certains tuteurs souhaitent mettre en valeur leur statut d’employeur, de responsable du stagiaire : ce sont les tuteurs-décideurs. Ils tiennent un discours le plus souvent volontariste sur la formation. Ils seront particulièrement attentifs à la qualité de l’encadrement, au respect des objectifs du cahier des charges contractualisé entre le centre de formation et l’entreprise. 96 Les numéros correspondent aux différents documents ou outils proposés aux tuteurs par les organismes de formation. Légende du tableau : 1. AFT IFTIM, Guide du tuteur, 2e version, itinéraire des formations alternées, 1995. 2. AGEFOS PME, Le guide du tuteur, 1995. 3. AGEFOS PME, Le tutorat, 12 fiches guide à destination des conseillers AGEFOS PME, 1995. 4. AGEFOS PME, Charte du tutorat, à l’attention des organismes de formation intervenant dans le cadre des contrats par alternance. 5. Association nationale pour la formation automobile, Formation des maîtres d’apprentissage, un savoir à transmettre, 1995. 6. FAFIC, Le guide du tuteur, 1993. 7. GFC Bâtiment et travaux publics, Cahier des charges du tuteur, 1994. 8. INFREP, Le carnet de route du tuteur, 1990. 9. Fédération nationale des travaux publics de France, Le tutorat, 1993. 10. UNICEM, CEFISEM, Guide d’accueil alternance, apprentissage, entreprises des industries de carrières et de matériaux de construction. 11. AREF BTP, Réussir l’alternance avec l’accompagnement du tuteur, document non daté. 12. CCI Brive, Guide du tuteur, document non daté. 13. CCCA BTP, Guide du tuteur et du maître d’apprentissage. 14. OPCA 2, Guide du tuteur. 15. DRTEFP Bretagne, Guide méthodologique de l’alternance. 16. CAFOC de Nantes, Guide du tuteur. 17. CAFOC d’Aix, L’alternance, mode d’emploi. 18. CRCI Midi-Pyrénées, Jeunes entreprises, tuteurs, outils de sensibilisation à la pédagogie du tutorat. 19. Dossier ATC. D’autres tuteurs sont plus attentifs à la synergie entre tous les espaces-temps constitutifs de la formation. Ils sont particulièrement intéressés par la problématique de l’alternance : ce sont les tuteurs-organisateurs. La troisième catégorie (les tuteurs-opérateurs) souhaite intervenir aux côtés du formé. Ces tuteurs sont très sensibles, quant à eux, aux questions d’apprentissage, aux pratiques de formation. 97 Il semble que les tuteurs se positionnent surtout par rapport aux finalités supposées et recherchées de la formation. Les principales finalités énoncées par les tuteurs sont les suivantes : participer à la qualification du formé, participer à une certification d’un parcours de formation, initier à la découverte du monde du travail, aider à l’insertion professionnelle, contribuer à l’orientation professionnelle du formé. L’analyse de ces finalités met en évidence le souci des tuteurs de s’inscrire dans une co-formation, aux côtés d’un prestataire de formation, et en étroite collaboration avec le formé. Cette déclinaison de finalités différentes tient également compte des différents contextes dans lesquels le tuteur peut intervenir. Il peut être tuteur dans une formation qualifiante et diplômante. Il peut aussi choisir d’être tuteur dans des dispositifs de formationinsertion. 98 L’analyse des pratiques professionnelles des « intervenants » de la voie technologique et professionnelle (formateurs, médiateurs, maîtres de stage, maîtres d’apprentissage, tuteurs) révèle le plus souvent une tendance à imiter le modèle pédagogique de l’école. Formateur, médiateur, tuteur semblent donc influencés par la pédagogie scolaire, à mi-chemin entre la pédagogie de la leçon et la pédagogie de l’imitation-démonstration. Même lorsque l’intervenant agit à 99 partir d’une mise en situation professionnelle, la démonstration d’un savoir-faire, la présentation d’une pratique (la pratique donnée à voir pour ensuite être imitée) l’emportent sur une pédagogie de l’explicitation. Or nous voyons bien que les pédagogies, au service d’un accompagnement du processus apprendre, doivent faire la part belle à l’explicitation des objectifs de formation, à la mise en évidence des critères de réussite de l’activité, à la clarification des procédures les plus pertinentes à mettre en œuvre. Ces pédagogies sont particulièrement nécessaires dans un contexte d’apprentissage qui suppose au préalable une analyse précise du projet-produit à réaliser. Apprendre dans la voie technologique et professionnelle (dans et par les situations de travail) est une opération complexe, comme l’est toute situation d’apprentissage qui se propose de prendre en compte, pour mieux favoriser les synergies, différents espaces-temps. Cette réalité doit conduire le formateur d’adultes à interroger ses pratiques pédagogiques, non pas en se réfugiant dans une méthodologie néocomportementaliste, qui pourrait donner l’illusion d’une « spécificité andragogique », mais bien en réinvestissant les conceptions pédagogiques construites autour du triptyque : Apprendre, entreprendre et chercher. Les pratiques pédagogiques, susceptibles de servir l’acte de former des adultes, doivent prendre en compte cette idée d’accompagnement du processus apprendre. C’est un travail lent, rigoureux, précis, où le formateur veille, dans une sorte de sollicitude permanente à l’autre, à la construction progressive d’une professionnalisation. Il est courant d’entendre dire qu’un métier se maîtrise véritablement, après plusieurs années d’apprentissage. C’est sans doute cette idée qu’il convient de réintroduire dans les formations d’adultes, afin de faire prendre conscience à l’apprenant que le formateur agit pour lui permettre de définir des procédures d’apprentissage qu’il mettra en œuvre progressivement de manière autonome. Cette proposition vaut de toute évidence pour le formateur lui-même, qui peut parfois oublier que son propre processus de professionnalisation s’est construit, et se construit encore, selon le principe d’une lente et progressive maturation. « L’idée qu’il existe un processus de formation et de maturation du formateur va de soi. A contrario, l’idée qu’il puisse exister d’excellents formateurs, disposant spontanément de toutes les [64]Gilles Leclercq, op. cit., p. 165.qualités requises, devient peu crédible. »[64] Une fois encore, la formation des adultes ne suppose pas des pratiques pédagogiques spécifiques, mais davantage un recours aux idées des pédagogues de l’apprentissage. Prise en compte des caractéristiques du formé, accompagnement de l’apprenant dans le respect de sa personne, relation éducative faite de sollicitude et favorisant l’émancipation du sujet s’éduquant, relation appreneur-apprenant construite sur une idée de réciprocité éducative où le principal plaisir d’apprendre vient du plaisir partagé d’avoir réussi ensemble un apprentissage. 100 Autrement dit… Si nous avons tenté de démontrer, dans les chapitres précédents, combien les conceptions éducatives et les idées pédagogiques revendiquées par les formateurs d’adultes trouvaient leurs origines chez les grands pédagogues, en particulier chez les fondateurs de l’Éducation nouvelle, nous pouvons admettre que les pratiques professionnelles mises en œuvre font référence, quant à elles, principalement au modèle aristotélicien de la tabula rasa. En effet, la pédagogie transmissive est majoritairement invoquée par les formateurs d’adultes. Notre propos n’est pas de mettre en question ce choix pédagogique, mais davantage de révéler la référence explicite ou implicite au modèle pédagogique de l’école. 101 En outre, certaines propositions pédagogiques des formateurs d’adultes sont présentées parfois comme radicalement nouvelles : l’accompagnement, le tutorat, la médiation… Souvent cette dimension de « nouveauté » est une occasion, pour les formateurs, d’affirmer le caractère spécifique de la pédagogie des adultes. En effet, penser telle pédagogie dans une perspective postmoderne invite à revendiquer que la formation des adultes est un laboratoire d’idées où peuvent émerger des avancées pédagogiques, que la formation des adultes est le domaine des visionnaires de l’éducation. Certains formateurs vont affirmer que l’École doit toute son inventivité à la formation des adultes. Or les pédagogies des adultes trouvent leurs sources dans les pensées des pédagogues de l’éducation. Les idées pédagogiques pénètrent peu à peu l’ensemble des secteurs de l’éducation, la formation des adultes n’échappant pas à cette discrète mais efficace influence. 102 Nous avons présenté dans le chapitre 1 les théories de l’éducation qui traversent et influencent la formation des adultes. Dans le chapitre 2, nous avons présenté au lecteur les différents discours sur la formation des adultes et leurs ancrages dans l’histoire des politiques éducatives. Dans le chapitre 3, nous avons posé la question de la réalité d’un acte d’apprendre spécifique aux adultes, susceptible de justifier de réalités andragogiques. Le chapitre 4 nous a permis d’identifier quelques idées pédagogiques très présentes dans les discours contemporains sur la formation des adultes et de montrer leurs fondements théoriques et idéologiques. Le chapitre suivant propose au lecteur, à partir d’une analyse des dispositifs de formation de formateurs, de questionner et les contenus de formation proposés et les modalités pédagogiques utilisées dans ces plans de formation de formateurs. Nous devrions, là encore, montrer que cette « ingénierie de formation » épouse les thèses développées depuis quelques années par celles et ceux qui interrogent le processus de professionnalisation de l’enseignant. 103 Notes [1] Jean Besancon, Philippe Maubant, Claude Ouzilou (dir.), L’individualisation de la formation en questions, Paris, La Documentation française, 1994, 203 p. ; Philippe Meirieu (dir.), « Individualiser les parcours de formation », in Actes du Colloque AECSE, 1993. [2] Jean Houssaye, « Le soutien va-t-il tuer la pédagogie différenciée ? », Cahiers pédagogiques, no 376-377, 1999. [3] Daniel Jacobi, « Parcours personnalisés et individualisation des apprentissages », in Jean Besancon, Philippe Maubant, Claude Ouzilou (dir.), op. cit, p. 149-152. [4] Jean Houssaye, « L’individualisation des relations pédagogiques, régression ou progrès ? », op. cit. [5] Philippe Meirieu, « Individualisation et métacognition, vers une éthique de la formation », in Jean Besancon, Philippe Maubant, Claude Ouzilou (dir.), op.cit., p. 98-104. [6] Jean-Louis Gouzien, La variété des façons d’apprendre, Paris, Mésonnance, 1991, 284 p. [7] Philippe Meirieu, op. cit., p. 98. [8] Bernadette Aumont, in Appreneurs-apprenants, désir de connaître et appétit d’apprendre ensemble, en collaboration avec Ch. Tozetti et Ph. Maubant, Rouen, CREDIJ, 1988. [9] Jean-Marie Labelle, op. cit., p. 68. [10] Jean Houssaye, « L’alternance dans une histoire des courants pédagogiques »,Pour, no 154, 1997, p. 25-30, p. 25. [11] Philippe Meirieu, « La logique de l’apprentissage dans l’alternance », Lyon, MAFPEN, 1992. [12] Jean Houssaye, op. cit., p. 26. [13] Ibid., p. 27. [14] Ibid. [15] Ibid., p. 28. [16] Ibid. [17] Ibid., p. 26. [18] Ibid., p. 28. [19] Jean Houssaye, École et vie active. Résister ou s’adapter ?, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1987, 234 p., p. 80. [20] Ibid.., p. 82. [21] Ibid., p. 122-129. [22] Jean Houssaye, « L’alternance dans une histoire des courants pédagogiques »,Pour, no 154, 1997, p. 25-30 (p. 29). [23] Jeanne Mallet (dir.), L’organisation apprenante, Université de Provence, 1996, t. 1 : L’action productrice de sens, 253 p., et t. 2 : Faire, chercher, comprendre, 334 p. [24] Philippe Maubant, art. cité in Pour, no 154, 1997. [25] Bertrand Schwartz, « Éducation permanente et formation des adultes : évolution des pratiques, évolution des concepts », in Éducation permanente, no 92, 1988. [26] Étienne Bourgeois, Jean Nizet, Apprentissage et formation des adultes, Paris, PUF, 1997, 222 p. [27] Ibid. [28] Jean Houssaye, « L’alternance dans une histoire des courants pédagogiques », Pour, no 154, 1997, p. 25-30 (p. 30). [29] CEREQ, « Les unités de formation par alternance, une coopération Éducation [30] Marcel Lesne, « Introduction à l’ouvrage », in Éducation et alternance, Paris, Édilig, 1982, 287 p., p. 9. [31] John Dewey, « Expérience et éducation », Paris, A. Colin, 1968, cité par B. Aumont dans Appreneurs-apprenants, désir de connaître et appétit d’apprendre ensemble, Rouen, CREDIJ, 1988, p. 29. [32] Gaston Bachelard cité par Bernadette Aumont, Appreneurs-apprenants, désir de connaître et appétit d’apprendre ensemble, Rouen, CREDIJ, 1988, p. 30. [33] Jean-Pierre Boutinet, « Le projet dans le champ de la formation : entre le dur et le mou », in Éducation permanente, no 87, 1987, p. 7-17, p. 7. [34] Philippe Meirieu, Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, ESF, 1989, 158 p., p. 147. [35] Ibid., p. 151. [36] Michel Develay, « De l’impossible et de la nécessaire pensée du transfert », Éducations, no 15, 1998, p. 8-10, p. 9. [37] John H. Flavell, « Metacognitive aspects of problem-solving », in L. B. Resnick, The Nature of Intelligence, Hillsdale (NJ), Lawrence Erlbaum Associates, 1976, p. nationale - professions dans la région Rhône-Alpes (1988-1993) », no 102, février 1995. 231-235, cité par Noël Bernadette, La métacognition, Bruxelles, De Boeck, 1991, 229 p., p. 7. [38] Michel Grangeat, « Régulation métacognitive, transfert de connaissances et automatisation », Éducations, no 15, 1998, p. 37-40. [39] Michel Develay, op. cit. [40] Ibid., p. 10. [41] Ibid., p. 9. [42] Pierre Bourdieu, Loïc J. D. Wacquant, « Transmettre un métier », in Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris, Le Seuil, 1992, 272 p. [43] Philippe Maubant, « Transfert et pédagogie par alternance », in Éducations, no 15, 1998, p. 50-56. [44] Loi no 97-940 du 16 octobre 1997 relative au développement d’activités pour l’emploi des jeunes : charte d’objectifs sur les emplois locaux de médiation sociale, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, Ministère de l’Intérieur. [45] PAQUE : Programme d’accès à la qualification et à l’emploi (initiative du [46] Élisabeth Caillet, À l’approche du musée, la médiation culturelle, Lyon, PUL, 1995, 306 p., p. 222. [47] Ibid. [48] Jean-Marie Labelle, op. cit., p. 82. [49] Emmanuel Levinas, Entre-nous, essai sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, « Le Livre de poche », 1991, 252 p. [50] Philippe Meirieu, La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF, 1995, 281 p., p. 70. [51] Jean Houssaye, « Le triangle pédagogique ou comment comprendre la situation pédagogique », in La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF, 1994, 352 p., p. 13. [52] Jean-Marie Labelle, op. cit., p. 85. [53] Roger Cousinet, Une méthode de travail libre par groupes, in Jean-Marie Labelle, op. cit., p. 86. [54] Les « gueules cassées », expression générique donnée aux rescapés des combats de la Première Guerre mondiale. [55] Geneviève Delbos, René Jorion, op. cit. [56] Marie-Annick Pierre, La formation en alternance, l’impact des visites en entreprise, mémoire de maîtrise, Université de Rouen, 1995. ministère du Travail, en 1991, visant la prise en charge de publics en grande difficulté). [57] Philippe Maubant, « L’individualisation de la formation dans les CFA du ministère de l’Agriculture », Recherche-action, Ministère de l’Agriculture - DGER, 1989. [58] Ibid. [59] Ibid. [60] Ibid. [61] Philippe Maubant, Recherche-action : évaluation du dispositif PAQUE, DFP-Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, 1993. [62] Ibid. [63] Philippe Maubant, Recherche-action sur les pratiques tutorales, Direction régionale du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, 1996. [64] Gilles Leclercq, op. cit., p. 165. Plan L’individualisation de la formation L’alternance en formation : à la recherche de l’introuvable pédagogie par alternance ? L’alternance-juxtaposition L’alternance-exploitation L’alternance-production Projet pédagogique ou pédagogie du projet ? Formation et transfert Transfert et transmission du métier Formation, médiation, de vieilles idées neuves… La médiation comme autre pratique sociale ? Le médiateur, entremetteur ou passeur… Le médiateur, régulateur de la diversité ? Le médiateur, un père sans le pire… Le médiateur, un nouveau venu dans les métiers de l’humain ? Les pratiques des tuteurs en question… Les tuteurs des centres de formation d’apprentis, ou le syndrome des gueules cassées… Les tuteurs des dispositifs d’insertion et de remédiation, ou la « rédemption par l’effort »… Les tuteurs en entreprise… Autrement dit… Auteur Philippe Maubant Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2016 Suivant Pour citer cet article Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit. Cairn.info | Accès via Université de Lille |