Bois de marine

Telechargé par Claude Canard
CE BOIS DONT ON FAISAIT LES BATEAUX
Claude CANARD
Les navires d'autrefois naissaient dans les forêts, qui fournissaient de la principale matière
première, le bois. Évidemment, on a prélevé tout d'abord ce qui était nécessaire dans les forêts les
plus proches des endroits il avaient été établis les arsenaux. Mais les ressources s'épuisant, il a
fallu rechercher de plus en plus loin et trouver des solutions pour le transport, à bon port, des
matériaux. On sera sans doute quelque peu étonné de découvrir que notre région a apporté, à
certaines périodes, sa contribution à l'acquisition de la puissance maritime royale.
Un navire, une forêt sur l'eau
Un ancien bâtiment de guerre long de 60 mètres et portant 74 canons exigeait au XVIIIe
siècle 2500 chênes centenaires pour construire sa coque, composée à 90 % de cette essence
résistante. Les bateaux les plus gros pouvaient nécessiter jusqu'à 4000 chênes, quantité énorme de
bois provenant d'arbres plus que centenaires arrivés à leur maturité. De plus, il fallait y ajouter les
résineux pour fabriquer les mâts et d'autres essences, du hêtre employé pour les rames et avirons, du
tilleul pour les sculptures des figures de proue, du peuplier et de l'orme pour l'artillerie, les
accastillages* et les pompes. La flotte de ligne et de guerre devait comporter deux cents principaux
navires. Ceux-ci pouvaient être perdus par naufrage, échouement, « fortunes de mer » ou actes de
guerre, tous sans exception avaient une durée de vie maximale d'une vingtaine d'années. Il fallait la
renouveler pour conserver une force navale capable de rivaliser avec les autres grandes nations
maritimes. Donc, il était nécessaire de mettre en construction chaque année dix nouveaux vaisseaux.
Le brick de première classe de 60 mètres Jean de Vienne 1830-1857. Mis en chantier en mai 1830, en
service en 1834, désarmé en 1853, école des mousses à Marseille jusqu'en 1857. Jean de Vienne (1341-
1396) seigneur de Roulans dans le Doubs était devenu en 1373 l'amiral de la flotte du roi Charles V. Il
meurt en compagnie d'autres chevaliers comtois à la bataille de Nicopolis. Coll. privée C.C.
Le savant Baudrillard indique des chiffres dans son dictionnaire1 : l’entretien de la marine
royale du XVIIe au XVIIIe siècle aurait exigé la production de 100 000 hectares de futaies de chêne
et la coupe blanche de 600 hectares âgés de 160 ans ! Pour cent pièces acceptées sur le chantier, il
fallait disposer du double, sans compter les pièces de radoub* en stock embarquées pour les
réparations. Ce spécialiste estime que 200 chênes de qualité marine exigent trois hectares et une
croissance de 160 ans. Louis XIV inaugure son règne avec vingt navires dont trois seulement
peuvent affronter la mer. Il engage alors en 1662 la construction d'une puissante flotte à hauteur de
ses ambitions. Progressivement, les ressources naturelles les plus proches des arsenaux se trouvent
épuisées. La nécessité est vite apparue de réglementer l'exploitation pour préserver l'avenir.
L'histoire a retenu la grande ordonnance de Louis XIV achevée d'écrire par Colbert2 en 1669, début
réel d'une organisation centralisée, efficace et qui a su traverser les siècles.
Mais, la disette de bois d’œuvre a incité à rechercher les forêts les plus propres à délivrer les
fournitures aux chantiers navals, au sein du territoire du royaume, et dans le cas qui nous intéresse,
à l'étranger.
Le pays de Montbéliard ciblé pour sa conquête
Enclave en mouvance de l'empire germanique, distinct du comté de Bourgogne (Franche-
Comté) le comté de Montbéliard s'était progressivement agrandi. Tout d'abord en acquérant la
seigneurie d'Étobon et ses grands bois, dont aujourd'hui la vaste forêt domaniale du Chérimont. Puis
au seizième siècle en réunissant les quatre fiefs de Blamont, puis de Clémont, Châtelot et Héricourt.
Chacune de ces terres avait des massifs forestiers intéressants, particulièrement entre Courmont,
1 Baudrillart Jacques-Joseph 1774-1832, auteur de grands ouvrages encyclopédiques, voir infra bibliographie.
2 Colbert Jean-Baptiste 1619-1683, le plus célèbre ministre du roi soleil, la rédaction de cette ordonnance l'a
occupé huit ans.
Plan aquarellé anonyme de l'époque
du séquestre* vers 1737, détail au
cœur du massif de la Ture.
AD25 série E PM1080
Photo Claude Canard
Saulnot Champey, Luze, Chagey, Chenebier, Étobon l'imposant massif de la Ture et autres
toponymes3. Outre cela, le comté de Montbéliard s'était enrichi de seigneuries allodiales* (restées
en vassalité du comté de Bourgogne) Granges, Passavant et Clerval, et deux terres d'Alsace médiane
Riquewhir et Horbourg, unies à la principauté. Le tout formait un minuscule état sous souveraineté
de la maison de Wurtemberg. Supériorité contestée à cause des démembrements anciens, sources
éternelles de chicanes, de revendications, de conflits juridiques ou d'occupations militaires suivant
les périodes.
Située sur le passage entre Alsace et Bourgogne, l'enclave était convoitée. Lorsque les
Habsbourg perdent la main sur la Haute-Alsace et la Franche-Comté, la France encercle le pays de
Montbéliard et s'efforce de s'en emparer. Ce grignotage prendra quelque temps. Les débuts du
XVIIIe siècle fournissent à la couronne française des opportunités, la pression du royaume prend
diverses formes. Après le décès du controversé duc Léopold Eberhard en 1723, le séquestre royal
s'abat sur les Quatre Terres, Blamont, Clémont, Châtelot, Héricourt, les deux possessions
alsaciennes et les terres simplement allodiales. Ce prince n'a pas laissé de descendance légitime apte
à lui succéder. La dynastie en place à Stuttgart s'oppose aux héritiers bâtards ou non qui recherchent
l'appui français. La mise sous séquestre des revenus des seigneuries au profit de Louis XV place
une administration royale très efficace. Un bailli du roi était déjà en fonction à Héricourt en 1715,
précédé en 1703 par un garde forestier de la maîtrise de Vesoul et en 1705 d'un tabellion (notaire.)
En 1717, les quarts de réserve prévus par l’ordonnance de Colbert en 1669 sont imposés. Des
magistrats tout dévoués, le tout sous l'autorité des intendants de la province et d'un parlement
régional souvent plus royaliste que le roi. Une occupation militaire française de Montbéliard de
1734 à 1736, complète le dispositif qui met en place et enracine des curés catholiques en
remplacement des pasteurs luthériens et institue des officiers royaux au plus près des affaires des
territoires. Les forêts du comté de Montbéliard tombent à ce moment sous le contrôle de la maîtrise
royale. L’application des quarts de réserve est effectuée par voie judiciaire. En 1748, de guerre
lasse, les Wurtemberg admettent de devenir vassaux du roi de France afin de récupérer leurs
revenus féodaux, en signant la convention de Versailles.
Entre temps les officiers de la marine royale sont passés à l'action, voyons comment.
Ossature d'un navire en chantier.Le montage prenait plusieurs années.C'est un travail de charpentier,
l'assemblage à chevilles est semblable à celui des fermes d'une maison.
Coll privée C.C.
3 Remarquable pour sa géologie, la tombée méridionale des Vosges est aussi appelée massif de Saulnot ou de Chagey.
Vaste ensemble forestier jadis au prince de Montbéliard, vendu comme domaine national au maître de forges
Rochet, puis à la Cie des forges d'Audincourt. Nombreux toponymes pour les sections forestières, la Ture est l'un
d'entre eux, pour sa partie sommitale à 520 mètres.
Les riches forêts du pays de Montbéliard mises à contribution pour la marine royale
Les souverains montbéliardais avaient, avant le colbertisme, pris des dispositions
rigoureuses pour la gestion et l'épargne de leur patrimoine forestier. Le comte, puis duc Frédéric Ier,
seigneur mercantiliste de la Renaissance avait édic des ordonnances comprenant la conduite
forestière dès l'an 1568. Il les précise en 1584, puis en promulgue une plus détaillée et spécifique en
1595 portant tant sur les domaines seigneuriaux que ceux des communautés villageoises. Ces actes
avaient de l'avance sur leur temps, ils sont renouvelés et complétés en 1779 ; plus novateurs et
rigoureux que les édits comtois de l'époque de Philippe VI de Bourgogne dit « le Beau » et des
archiduchesses. Un corps d'agents forestiers est constitué pour inspecter, faire délimiter les coupes
par arpentage, surveiller et sévir. (Voir extrait en annexe I.) Il fallait veiller étroitement, pour
d'évidentes raisons économiques, à une bonne régénération des peuplements forestiers tout en
prévenant « les mesus ». On désigne par ce mot les abus et délits des particuliers ainsi que des
coupeurs et charbonniers réprimés par une surveillance et des sanctions sévères. Depuis des siècles,
la forêt était pour les communautés paysannes le lieu familier de toutes sortes de ressources, garanti
par les us et coutumes non écrits. Mais les temps changent, la démographie en croissance,
l'expansion des industries sont une menace pour les forêts, la législation va imposer des
changements. La mise en roulement des installations sidérurgiques de Chagey à partir de 1590
promettait de dévorer en charbon végétal et bois d’œuvre une part importante de la production de la
sylve. En 1616 s'y ajoute une filiale à Audincourt qui va rapidement la surpasser en puissance.
De plus, la saline de Saulnot disposait de sa portion de combustible pour la cuite du sel.
La carte des industries du XVIIIe siècle coïncide avec la présence des massifs forestiers et
les rivières qui fournissent la force motrice.
Entre les hauts fourneaux, les feux d'affinage en fer marchand et les aciers de renardière* le
bois carbonisé va être une ressource logistique de première importance pour les forges, parfois en
situation critique. De plus les rouages mécaniques, les manches des énormes masses des martinets*
et leur usure, les bâtiments exposés aux inondations ou au feu comme les halles à charbon vont
requérir des quantités importantes en bois de réparation.
Par suite de la conquête de la Franche-Comté par Louis XIV, les forêts proches du Doubs
vont être mises en coupes réglées. Les lettres patentes ont été délivrées le 13 mars 1694, ce qui
marque les débuts de l'application en Franche-Comté de l'ordonnance de Colbert sur les domaines
du roi, en fait ceux qui appartenaient d'office au comte régnant sur la province. C'est en 1741 que
l'extension en est faite envers les communautés.
La seigneurie
d'Héricourt et ses
frontières, de part et
d'autre de la rivière, les
forêts.
Fonds SEM. Photo C.C
Sept maîtrises des Eaux et Forêts sont instituées, et des gardes recrutés au niveau de la seigneurie,
dans notre cas celle d'Héricourt-Châtelot.4
Les guerres du monarque obligent à une cadence accélérée de renouvellement de sa marine.
On y ajoute la priorité du bois de chauffage pour la ville de Besançon. Selon les prescriptions les
bûches de 9 pieds* de tour sont confiées au flottage à Mouillevillers ou Mathay et récupérées au
pont de Rivotte. Dès 1720 la disette des forêts proches des arsenaux se fait cruellement sentir. Ceux-
ci sont répartis en deux groupes, la flotte du Ponant, sur la façade atlantique comprend Dieppe,
Cherbourg, Brest, La Rochelle, Rochefort et Bayonne, hors de portée pour le flottage par les fleuves
de notre bassin versant. Par contre, en ce qui concerne la flotte du Levant et les arsenaux de
Marseille et de Toulon, le Doubs et la Saône vont véhiculer un cubage assez important en
provenance des forêts comtoises et montbéliardaises. Les ordonnances colbertistes avaient été
introduites dans la province, de façon prudente et mesurée afin d'éviter de heurter les usages hérités
des temps médiévaux et la fierté des Comtois fraîchement conquis.
Montage d'extraits de plusieurs planches d'après originaux.
Des livres avec des vues en coupe, des planches imprimées dépliables permettant la production de gabarits à
l'échelle 1 servaient au choix des arbres sur pied lors des visites de reconnaissance, martelage et débitage. On
voit ici des pièces équarries et une méthode de palissage pour obtenir des courbes artificiellement. À la fin du
XVIIIe siècle et au début du XIXe paraît une floraison d'ouvrages savants d'étude sur le développement des
arbres, l'exploitation, les métiers et l’aménagement raisonné des forêts. Voir infra bibliographie.
Sources des illustrations : Gallica, Vial de Clairbois dictionnaire de la Marine, musée de la Marine
et Google books. Voir infra bibliographie.
4 Les deux seigneuries ont été réunies sous la même administration royale, bien qu'elles n'étaient pas limitrophes.
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