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rhmc 0048-8003 1999 num 46 2 1965

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Revue d’histoire moderne et
contemporaine
La France et la Revanche (1871-1914)
Bertrand Joly
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Joly Bertrand. La France et la Revanche (1871-1914). In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 46 N°2, Avril-juin
1999. pp. 325-347;
doi : https://doi.org/10.3406/rhmc.1999.1965
https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1999_num_46_2_1965
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LA FRANCE ET LA REVANCHE
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Le mot Revanche apparaît très tôt, dans la prédiction de Victor Hugo en
novembre 18702, puis dans le fameux discours de Gambetta sur la tombe de
Kùss, et l'écho de ces prophéties semble dominer le premier Entre-deuxguerres. Se nourrissant de quelques faits trop vite interprétés (la ligue des
patriotes, le boulangisme, Tanger commenté par Péguy, etc.), la vision d'une
France revancharde préparant longuement la reconquête des provinces
domine encore largement l'historiographie traditionnelle, sans jamais
avoir fait l'objet d'étude approfondie, comme si l'on acceptait tacitement le
mot de Maurras sur la Revanche « reine de la France », élevé au rang
d'évidence3, malgré quelques prudentes mises en garde4. S'il n'existe
aucune étude d'ensemble sur la Revanche5, on dispose néanmoins de
:
:
1. Pressensé ajoute « J'aurais pu, dans une certaine mesure, dans les premières années qui ont
suivi la guerre, accepter le recours à la force ; j'aurais pu, dans une certaine mesure, admirer ce qu'il
y avait de noblesse et de magnanimité dans un pays qui se jetait de nouveau dans la bataille pour
essayer de reconquérir sa chair et son sang. Mais vous ne l'avez pas voulu ». Même écho chez Marcel
Sembat « Quand une défaite est si insupportable que cela, on se bat dans les cinq ou six ans qui la
suivent, au lieu de vieillir à brailler des rengaines » {Faites un roi, sinon faites la paix, Paris, 14e éd.,
1913, p. 149).
2. « II y aura une revanche dans quatre ou cinq ans » (cité par Edmond de Goncourt, Journal,
7 novembre 1870).
3. Le mot se trouve dans l'ouvrage de Charles Maurras, Kiel et Tanger, 1895-1905. La République
française devant l'Europe, Paris, nouvelle éd., 1914, CXVIII-433 p., avec d'ailleurs un certain nombre
de nuances généralement oubliées par ceux qui le citent.
4. Jean-Marie Mayeur, tout en soulignant l'intensité des aspirations et des nostalgies
précise bien qu'elles n'ont « pas pris d'ordinaire une forme belliciste » (La Vie politique sous
la Troisième République, 1870-1940, Paris, 1984, p. 26).
5. Henry Contamine, dans La Revanche (1871-1914), Paris, 1957, 280 p., n'envisage que l'aspect
purement militaire de la question. Voir aussi Aimé Dupuy, Sedan et l'enseignement de la Revanche,
Paris, 1975, 87 p.
Revue d'histoire moderne et contemporaine,
46-2, avril-juin 1999.
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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
quelques travaux de qualité, pour la plupart anglo-saxons, qui serviront ici
de guide6.
Entre 1871 et 1914, la France a-t-elle voulu la Revanche, c'est-à-dire une
guerre offensive contre l'Allemagne pour reprendre l'Alsace-Lorraine ? On
doit répondre par la négative : la France n'a jamais voulu la Revanche, même
pas dans les premiers mois qui suivirent la défaite. Le présent article veut
tenter d'établir ce refus catégorique d'une guerre de Revanche, montrer que
les revanchards déclarés furent une infime minorité mais aussi souligner que
cela ne signifiait nullement « l'acceptation du fait accompli », pour reprendre
l'expression consacrée, et s'accompagnait d'un ensemble complexe
vagues et de mauvaise conscience.
Un pays majoritairement pacifique
Pendant la guerre de 14, les Français déclaraient volontiers qu'ils
n'avaient pas souhaité la Revanche, pour mieux se poser en victimes mais
aussi, tout simplement, parce que c'était la vérité. En 1917, une biographie
anglaise de Juliette Adam estimait au maximum à 1 % de la population les
partisans de la Revanche en 1914, ce qui était sans doute encore excessif,
mais ce n'est que fort récemment, avec les travaux de J.-J. Becker sur l'été
14, que ces conclusions ont commencé à obtenir quelque crédit7.
Deux phénomènes bien différents coexistent mais ne doivent pas être
confondus, même s'ils ont généralement additionné leurs effets. Le premier
est tout simplement l'oubli, la vie qui passe et renouvelle les générations,
phénomène naturel et inévitable. Tout autre est l'abandon conscient et décidé
de la Revanche, mais rares sont ceux qui osent l'exprimer en public, tant la
pression s'exerce fortement contre l'aveu de cette renonciation. Dès lors
l'historien éprouve la plus grande peine à apprécier l'importance quantitative
et qualitative des partisans convaincus de l'abandon et il lui faut se résigner
à en guetter les timides et rares expressions, en mesurant les dangers d'une
méthode aussi peu rigoureuse.
Le pacifisme officiel
L'attitude des gouvernements successifs de la France face à la Revanche
semble constante de 1871 à 1914, à quelques nuances de forme près. Comme
en bien des domaines, l'instabilité ministérielle n'affecte guère la continuité
;
:
6. Deux travaux se recommandent par leur intelligence E. -Malcolm Carroll, French Public
Opinion and Foreign affairs, 1870-1914, Londres, 1931, X-348 p. (exagère l'influence de Déroulède)
et surtout la mise au point de Frédéric Seager, «The Alsace-Lorraine question in France, 18711914 », dans Charles K. Warner éd., From the Ancien Régime to the Popular Front, New York-Londres,
1969, p. 111-126. Dans une perspective différente, Jean-Charles Jauffret, Parlement, gouvernement,
commandement. L'armée de métier sous la III' République, 1871-1914, Paris, S. H. A. T., 1987, 2 vol.
L'idée d'une Franche revancharde est remise en cause dans la synthèse perspicace de Jean-Jacques
Becker et Stéphane Audouin-Rouzeau, La France, la nation, la guerre (1850-1920), Paris, 1995,
notamment p. 142-157.
7. Jean-Jacques Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, F.N.S.P.,
1977, 638 p.
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
327
politique et l'arrivée des républicains au pouvoir en 1879 n'apporte, semblet-il, aucune inflexion véritable dans le pacifisme officiel du pays.
Pendant la période dite du « Recueillement » (1871-1879), le
adopte une ligne timide et réservée qui, sous couleur de procéder à la
réorganisation du pays et au règlement de la question du régime, choisit
délibérément l'abandon de toute velléité revancharde. Thiers a d'ailleurs une
position très nette sur la question :
Les gens qui parlent de vengeance, de revanche, sont des étourdis, des charlatans
du patriotisme dont les déclamations restent sans écho. Les honnêtes gens, les vrais
patriotes veulent la paix en laissant à un avenir éloigné le soin de décider de nos
destinées à tous. Pour moi, je veux la paix8.
De leur côté, les républicains aux portes du pouvoir se gardent bien de
soulever la question. Il s'agit avant tout de rassurer un électorat rural qui a
affirmé son pacifisme en février 1871, et la gauche se déchaîne contre le
bellicisme supposé de la droite, accusée de vouloir une guerre pour restaurer
le pouvoir temporel du Saint-Siège9. Ribot a bien résumé cette attitude
ambiguë en 1904 :
Nous ne voulions pas la guerre, nous l'avons déclaré très haut ; nous voulions
respecter toutes les conditions du traité avec loyauté et avec courtoisie vis-à-vis de
l'Allemagne ; mais ce que nous ne voulions pas, c'était oublier 1870, pas plus que les
Alsaciens eux-mêmes. [...] Quiconque aurait voulu lutter contre ce sentiment unanime
eût été désavoué par la France entière 10.
L'arrivée des républicains au pouvoir en 1879 ne modifie donc qu'en
apparence la politique extérieure de la France. Certes on assiste à une
floraison remarquable de romans, de chansons et d'images sur l'AlsaceLorraine ; de multiples sociétés sportives ou patriotiques voient le jour, dont
la ligue des patriotes, ou s'orientent dans cette voie comme la ligue de
l'enseignement, et le gouvernement encourage d'abord ce mouvement qui
constitue aussi une arme politique contre les conservateurs11. Mais c'est au
cours de ces mêmes années, sous Jules Ferry, que les rapports francoallemands sont les meilleurs ; de guerre avec l'Allemagne pour reprendre les
provinces perdues, il n'est à aucun moment question au début des années
1880, pendant que Déroulède sillonne la France pour y fonder ses comités12.
Bien au contraire, cette hypothèse est constamment condamnée par les
candidats aux élections de 1881 comme par le gouvernement français13. Ainsi
:
8. Déclaration de Thiers à Saint-Vallier, citée par Françoise Roth, La Guerre de 70, Paris, 1990,
p. 539.
9. Voir l'analyse de Steven Englund, The Origins of Oppositional Nationalism in France (18811889), Ph. D., Princeton university, 1981, p. 26-28, qui voit dans ce silence républicain sur la Revanche
l'une des causes majeures de la scission boulangiste.
10. J.O., Chambre des députés, Débats, 22 janvier 1904.
11. Bonne analyse du phénomène dans S. Englund, op. cit., p. 26.
12. Un diplomate russe, le comte Kapnist, écrit à Giers le 14 mars 1882 qu'en France le parti
de la Revanche comprend en tout et pour tout, selon les propres termes de Juliette Adam, Déroulède
et elle-même, et donc n'existe pas (cité par Saad Morcos, Juliette Adam, Le Caire, 1961, p. 510,
note 155).
13. Voir Pierre Guillen, L'Expansion, 1881-1898, Paris, 1984, p. 110-113; J.-B. Duroselle,
« 1881, l'année de la Tunisie », dans Relations internationales, n° 4, 1975, p. 3-20. Toutes les professions
de foi des élus de 1881 sont pacifiques on accepte l'expansion, pas l'aventure, et les mots Alsace et
Lorraine brillent par leur absence.
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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Herbette, nommé depuis cinq semaines ambassadeur à Berlin, peut déclarer
à Bismarck, le 18 octobre 1886, que « l'idée de la Revanche est surannée » 14.
Le 7 mai suivant, Goblet, président du conseil, déclare à son tour au Havre :
« Ai-je besoin de répéter, en effet, que la France veut la paix ? » 15. Mais le
plus résolument, le plus ouvertement pacifique des dirigeants français est le
premier d'entre eux, le président Grévy. On connaît sa fameuse déclaration à
Scheurer-Kestner accablé : « II ne faut pas que la France songe à la guerre.
Il faut qu'elle accepte le fait accompli. Il faut qu'elle renonce à l'Alsace » 16.
On connaît aussi le terrible dialogue avec Déroulède, tel que Barrés l'a noté
dans ses cahiers de façon certainement peu fidèle :
Grévy : Strasbourg, Metz, jamais...
Déroulède : Ne dites pas « jamais ». Dites « Pas cette année, pas l'année prochaine »,
mais ne dites pas « jamais » .
Grévy : Une démocratie ne fait pas la guerre... Et puis vous êtes une minorité.
Déroulède : Oui, une minorité, c'est une minorité qui vous a mis où vous êtes.
On peut dater ce dialogue du début de l'année 1886, en tout cas avant le
1 1 mars 17. Il a lieu au cours d'un dîner intime à l'Elysée au cours duquel
Grévy et Freycinet demandent à Déroulède de mettre un terme à sa campagne,
l'Allemagne multipliant les protestations. C'est alors que Grévy aurait lancé
cette phrase impie (on emploie le conditionnel, car le Drapeau dément
aussitôt) : « Combien de Français encore, pensez-vous, songent à Metz et à
Strasbourg ? [...] Il n'y a plus en France que quatre ou cinq individus qui
songent à la Revanche ».
On pourrait sans peine multiplier les exemples de cette volonté pacifique,
évidente chez la plupart des présidents du conseil, Ferry, Rouvier, Méline,
Waldeck-Rousseau, Combes ou Caillaux, même si l'on relève quelques
nuances entre l'abandon cynique de Grévy et la résignation embarrassée de
Ribot. Le pacifisme officiel va même si loin que des esprits aussi peu
belliqueux que Rouvier et Caillaux finissent par le juger excessif18. Il faut
néanmoins ajouter qu'il n'est jamais question d'alliance avec l'Allemagne ; les
bruits qui circulent en ce sens à la fin de l'été 1884 sont dénués de tout
fondement19 et les échanges de bonnes manières en 1894-1895 ne vont pas
très loin20.
;
;
:
14. Il ajoute « La façon de laquelle des faiseurs d'embarras, comme par exemple ce fainéant
de Déroulède, parle (sic) de la frontière de l'est, est maladive, et on sera content chez nous de pouvoir
s'occuper d'autres choses » (Boris Nolde, L'Alliance franco-russe, Paris, 1936, p. 355).
15. Léon Goulette, Avant, pendant et après l'affaire Schnaebelé. Janvier 1887 à... ? Documents
recueillis au jour le jour..., Paris, s.d., p. 250. Goblet ajoute aussitôt qu'on ne peut sacrifier à la paix
ni les droits ni l'honneur du pays.
16. Voir les souvenirs de Scheurer-Kestner, B.N., n.a.f. 12709, fol. 37, repris par Charles
Maurras, Kiel et Tanger, op. cit., p. 242.
17. M. Barrés, Mes Cahiers, Paris, s.d., t. 1, p. 205 C. Parjset, «Le Départ de M.Paul
Déroulède », dans le Tireur, 11 mars 1886 démenti dans le Drapeau du 20 mars suivant. Voir aussi
le récit de A. -H. Canu et Georges Buisson, M. Paul Déroulède et sa ligue des patriotes, op. cit., p. 71.
18. Voir le témoignage de Joseph Caillaux sur la crise de 1905 (Mes mémoires, Paris, t. 1, 1942,
p. 225 et 234). Rouvier parle de « pacifisme irréfléchi » et Caillaux de « pacifisme d'illusion ou de
débilité qui, alors, exerçait ses ravages ». Mais Caillaux écrit en 1929.
19. Archives nationales (désormais citées A.N.), F7 12566, août-octobre 1884. L'affaire est lancée
par le Figaro fin juillet et reprise par Cassagnac en septembre ; elle va assez loin pour que Déroulède
s'en alarme au cours du banquet alsacien-lorrain du Grand Orient de France, le 1er octobre 1884
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
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L'opinion publique
Une vision héritée des socialistes et des nationalistes veut que les
gouvernements successifs de la Troisième République aient systématiquement
trahi la volonté populaire. En réalité, pour la Revanche comme dans d'autres
domaines, les ministres ont mené la politique souhaitée par le pays. Les
Français, dans leur écrasante majorité, ne veulent pas la guerre et les poésies
militaires de Déroulède perdent une majorité de lecteurs quand elles passent
de l'évocation nostalgique du conflit perdu à la prédication impatiente de la
réparation. Il est impossible de citer ici tous les témoignages de ces
pacifiques (et non pacifistes), mais on peut faire les observations
suivantes. Seule une minorité repousse clairement la guerre au nom d'idées
supérieures, comme Renan21, ou mue par une crainte assez peu dignement
exprimée, comme Jules Simon22, ou encore par un mépris de bel esprit pour
le tapage populacier de la ligue des patriotes23. Le plus souvent semble
régner l'oubli, régulièrement noté par les observateurs avec plus de tristesse
que d'indignation24, ainsi qu'une vraie crainte dont le gouvernement sait tirer
:
!
(« Nous préférons l'alliance franco-anglaise à l'alliance franco-allemande », lance-t-il dans son toast).
Rares sont ceux qui osent réclamer ouvertement une alliance avec l'Allemagne ; il s'agit de quelques
marginaux anticonformistes (Ginevra, Catholique dreyfusard, Paris, 1899, 144 p., chapitre 34, «
nécessaire », p. 135-137) ou d'anglophobes enragés (Liris, dans les Grimaces de Mirabeau,
3 novembre 1883, p. 741 et n° suivant).
20. Au début de 1899, La Vie illustrée lance une enquête sur l'alliance allemande face à une
agression anglaise, ce qui inspire une réponse indignée de Déroulède et Galli (reproduites dans le
Drapeau du 29 janvier 1899). Avec l'Allemagne, on ne peut même pas parler de rapprochement, même
si certains diplomates français le souhaitent. Au marquis de Noailles, ambassadeur à Berlin, qui lui
vante en 1899 les vertus de ce rapprochement, Paléologue objecte l'Alsace-Lorraine et Noailles
capitule : « Je n'ai plus rien à dire... Je ne suis plus compétent : l'Alsace-Lorraine, ce n'est plus de la
diplomatie ! » (Maurice Paléologue, Journal de l'affaire Dreyfus, 1894-1899, Paris, 1955, p. 168-169,
29 janvier 1899).
21. Cf. les propos indignés de Renan, début septembre 1870, quand Edmond de Goncourt
déclare qu'il faut élever une génération « pour la vengeance ». L'auteur de La Vie de Jésus proteste
ainsi : « Non, pas la vengeance ! Périsse la France, périsse la Patrie ! Il y a au-dessus le royaume du
Devoir, de la Raison » (Edmond de Goncourt, Journal, 6 septembre 1870). Mais il s'agit de propos
inter poculas, contestés par leur auteur. Autre exemple de cette attitude : Pas de revanche. Fraternité
des peuples. République universelle. Réponse d'un républicain au journal « la Revanche », Paris, [1886],
affiche in-fol. Voir S. E. Cooper, « Pacifism in France, 1889-1914 : international peace as a human
right », dans French Historical Studies, vol. 17/2, 1991, p. 359-386.
22. « Mon Dieu, donnez-nous la paix ! Prince de Bismarck, général Boulanger, Monsieur
Déroulède, donnez-nous la paix » (Jules Simon, Souviens-toi du 2 décembre, Paris, 1889, passim).
23. Recevant Ludovic Halévy à l'Académie en 1886, Pailleron se moque de façon clairement
allusive de Déroulède et de la ligue des patriotes (voir la réplique furieuse de Maurice Lailler, « Le
Monde où l'on se tait », dans Le Drapeau, 20 février 1886). A partir de l'affaire Dreyfus, ce sentiment
se répandra davantage (notamment chez les socialistes) ; voir par exemple le mépris pour Déroulède
et le pacifisme total exprimés par Alphonse Allais dans « Patriotisme économique (lettre à Paul
Déroulède) », dans Deux et deux font cinq, Paris, 1895.
24. A titres d'exemples, dans l'ordre chronologique Raoul Frary, Le Péril national, Paris, 1881,
p. 1-4 et 221-234 ; La Rochelle, De l'éducation du patriotisme, 1885, p. 5 ; Joseph Reinach, l'Éducation
politique, histoire d'un idéal, Paris, 1896, p. 5 ; Edouard Dufeuille, Réflexions d'un monarchiste, Paris,
1900, p. 353 ; Christian Schefer, La Crise actuelle, essai de psychologie contemporaine, Paris, 1901,
p. 33 ; Jules Lemaitre, Opinions à répandre, Paris, 1901, p. 83-90 ; Robert H. Sherard, Twenty years in
Paris, Londres, 1905, p. 114; Dr Anton Nystrom, L'Alsace-Lorraine, Paris, 1903, p. 6 et 13; Un
Alsacien, « Coups de boutoir », dans Les Marches de l'est, novembre 1913, p. 1-10 ; Alexandre Zévaès,
Une génération, Paris, 1922, p. 111-112, etc.
330
REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
parti contre les boulangistes25. « La peur de la guerre dicte seule notre
politique », note le dreyfusard Ajalbert, ce qui n'est qu'en partie exagéré26.
Beaucoup ne se posent même pas la question de la guerre27, comme le
montre le trait suivant : en janvier 1904, dans une réunion organisée par le
Sillon, un radical venu porter la contradiction finit par lancer à la salle :
« Vous voulez donc la guerre ? », et le ligueur Rolland, qui rapporte la scène
à Déroulède, ajoute : « Le public interloqué n'ose répondre. On entend des
faibles oui, des non » 28. Même parmi les jeunes officiers, au lendemain de
l'affaire Dreyfus, les provinces perdues ont perdu leur prestige sentimental,
comme s'en plaint un vieux capitaine :
Je suis navré de constater parmi les jeunes officiers l'oubli complet de l'Alsace et
de la Lorraine. Presque tous ceux qui sont nés après 1870 acceptent parfaitement le fait
accompli et n'éprouvent pas ce besoin physique que nous ressentions de reprendre ce
morceau de nous-mêmes29.
On retrouve à peu près la même attitude chez ceux qu'on va bientôt
appeler les « intellectuels ». Les deux célèbres enquêtes du Mercure de France
en 1895 et 1897 permettent de mesurer l'ampleur de la résignation ambiante ;
la première est consacrée aux relations franco-allemandes en dehors des
questions politiques et tout le monde y est favorable, même Barrés ; un seul
correspondant, Vielé-Griffm, parle encore de l' Alsace-Lorraine 30. Deux ans
plus tard, la question porte sur « l'Alsace-Lorraine et l'état actuel des esprits »
et les réponses semblent un peu plus nuancées (il ne s'agit pas, comme on
l'a dit souvent, de donner son avis mais d'apprécier le sentiment dominant) :
une majorité écrasante — une quasi-unanimité — déclare que la France ne
désire pas la Revanche et que l'oubli gagne tous les esprits, mais beaucoup
ajoutent que, pour leur compte personnel, eux-mêmes n'oublient rien ; Reinach note que l'opinion est hostile à la guerre, « ce qu'elle a toujours été,
partout, en tout temps », mais Trarieux affirme que le renoncement est
impossible, que le pays ne s'y résout pas, «même sans le savoir»31. De
même, l'étude de l'opinion dans les tranchées de 14-18 montre que les poilus
ne se sont pas battus pour l'Alsace-Lorraine32. Mais le pacifisme des Français
!
25. C'est évident lors de l'élection partielle de Charente, en juin 1888, qui oppose le modéré
Weiller à Déroulède et au bonapartiste Gellibert des Seguins. Une affiche de Weiller (A.D. Charente,
Affiche n" 282) et un article de Gellibert (Matin charentais, 15 juin 1888) constituent des appels à la
peur parfaitement nets (voir la réponse indignée de Laisant et Susini, A.D. Charente, Affiche n" 283).
Il faut songer encore à la fameuse affiche de Jacques en janvier 1889, « Pas de Sedan ».
26. Jean Ajalbert, Sous le sabre, Paris, 1898, p. 228. Ajalbert vise les menaces de guerre
proférées par Pellieux pendant le procès Zola, qui ont, dit-il, instantanément maté le jury.
27. On ne trouve pas une seule allusion à la Revanche dans l'ouvrage d'Auguste Lepage, Nos
frontières perdues, formation du territoire français, Paris, 1886, 236 p.
28. A.N., 401 AP 17, F.Rolland à Déroulède, Ie' février 1904. La presion anti-belliciste est si
forte que les rares partisans de la Revanche se croient souvent tenus à des déclarations de pacifisme
de pure forme (voir l'éditorial du premier numéro du Tireur de l'est, 7 mai 1882).
29. A.N., 401 AP 24, capitaine L. de Champvallier à Déroulède, 2 juillet 1902.
30. Mercure de France, avril 1895.
31. Mercure de France, décembre 1897, p. 641-815. Voir aussi les extraits choisis par Charles
Maurras, Quand les Français ne s'aimaient pas. Chronique d'une renaissance (1895-1905), Paris, 2" éd.,
nouvelle librairie nationale, 1916, 399 p., édition non censurée, 1926, XVIII-362 p.
32. Stéphane Audouin-Rouzeau, « The National sentiment of soldiers during the Great War »,
dans R. Tombs éd., Nationhood and Nationalism in France from Boulangism to the Great War, LondresNew York, 1991, p. 97. Marc Bloch avait fait la même constatation dans ses souvenirs de guerre.
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
331
explique en partie leur réaction de colère face à « l'agression allemande » de
1914, et le ralliement général à l'Union sacrée.
Ce courant d'oubli a été constamment mesuré par la diplomatie
dont les rapports constituent une source de premier ordre 33. Bismarck
veut la paix et estime que « même victorieuse, une guerre de ce genre serait
une calamité »34. De 1883 à 1885, Ferry lui donne de grands espoirs, mais
les Allemands réalisent parfaitement les limites de cette période de détente :
le gouvernement français peut aller jusqu'à un certain point de cordialité
mais pas plus loin et, si jamais l'Allemagne vient à connaître de graves
difficultés, la France l'attaquera aussitôt35. A partir de 1886, les diplomates
allemands enregistrent un « renforcement du chauvinisme » en France et une
légère inquiétude devient perceptible dans leurs rapports36. Bismarck
d'une réconciliation et note que les années de détente ont surtout
encouragé les « minorités turbulentes à la Déroulède » 37. Puis la tension
retombe et, jusqu'à la fin du siècle, l'ambassade d'Allemagne relève
les signes de la décrue, sans toutefois se bercer d'illusions38.
Boulangisme et Revanche
Associer boulangisme et Revanche paraît aller de soi. Boulanger ne doitil pas une partie de sa popularité à son sobriquet de « général Revanche »,
ne voulait-il pas « marcher » au moment de l'affaire Schnaebelé ? Le
né dans et par le regain patriotique des années 1885-1887, n'est-il pas
d'abord une protestation contre l'oubli de l'Alsace-Lorraine ? Le revanchard
Déroulède ne l'a-t-il pas soutenu dans l'espoir d'obtenir la Revanche ? A
l'examen, il reste très peu de choses de cette idée reçue. Incontestablement
Boulanger ministre de la Guerre se présente comme l'homme de la fermeté
à l'égard de l'Allemagne ; ce n'est pas tout à fait pareil qu'une volonté réfléchie
de Revanche et son attitude pendant l'affaire Schnaebelé tient probablement
plus du « bluff » que de visées réellement belliqueuses. Surtout Boulanger,
candidat au pouvoir à partir de 1888, s'empresse d'adopter un profil très bas
;
33. A.N., F7 12566, copie du rapport de l'ambassadeur de France, le baron de Courcel, 25 février
1883. Les incidents de frontière ont été fort nombreux, quoique insignifiants dans la plupart des cas
(A.N., F7 12566 à 12572, relations franco-allemandes).
34. Lettre à l'ambassadeur allemand à Rome, le 26 juin 1884, éditée dans La Politique extérieure
de l'Allemagne, 1870-1914, Paris, 1927-1939, t. 4, p. 72-73 ; propos similaire le 15 août suivant (p. 95),
avec toutefois une méfiance perceptible à l'égard des « ci-devant gambettistes ». Il est aujourd'hui
admis que Bismarck ne voulait pas la guerre en janvier 1887 (certains pensent le contraire voir
Auguste Lalance, Mes Souvenirs, 1830-1914, Paris, 1914, p. 53-55).
35. Note du 27 janvier 1885, dans La Politique extérieure de l'Allemagne, 1870-1914, Paris, 19271939, t. 4, p. 153 et 194.
36. Ibidem, 28 février et 29 avril 1886, p. 239-243 et 249-251.
37. Robert H. Wienefield, Franco-German Relations, 1878-1885, Baltimore, 1929, p. 167-168 ;
Allan Mitchell, Bismarck and the French Nation, 1848-1890, New York, 1971, p. 94-95.
38. La Politique extérieure de l'Allemagne, 1870-1914, Paris, 1927-1939, t. 14 et 15 (ces deux
volumes couvrent la période de l'affaire Dreyfus). Voir notamment le t. 14, p. 20 (Munster à
Hohenlohe, 31 décembre 1897). La lecture de ces documents passionnants montre que le
allemand n'a aucune illusion sur les sentiments des annexés. Voir aussi Maurice Baumont, Aux
sources de l'affaire Dreyfus, Paris, 1959, p. 102. — « Je n'attache aucune importance à tout cela tant
qu'on ne renonce pas absolument à l'Alsace-Lorraine », écrit Munster à Hohenlohe le 4 février 1899,
et Guillaume II écrit exact en apostille (ibidem, t. 15, p. 231).
REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
332
sans lequel les royalistes n'auraient pas versé un sou à la cause39. Dès lors,
le général multiplie les déclarations rassurantes et résume sa position en une
formule souvent citée : « Si je voulais la guerre, je serais un fou ; si je ne m'y
préparais pas, je serais un misérable » 40. Une recension plus poussée de ses
propos montre clairement que, dans cette formule, c'est la première phrase
qui compte. Lorsqu'il dépose une proposition de révision le 4 juin 1888, il
affirme dans l'exposé des motifs que la paix est le « vœu le plus ardent » de
la France et « son premier besoin »41 ; accusé en mars 1889 de bellicisme par
lord Beresford dans le Nineteenth Century, il rappelle ses démentis antérieurs :
« Pourquoi voulez-vous que je rêve la guerre quand ni la France ni l'Allemagne
ne la veulent ? »42. Il revient sur ce thème le 13 juillet 1889 dans son discours
à l'Alexandra Palace de Londres43 et encore à la veille des élections
Il faut dire que la majorité ministérielle joue de cette arme à fond
(« Pas de Sedan ! »), ce qui a probablement influencé les historiens, sinon les
électeurs 44.
Les Allemands s'inquiètent-ils ? L'attaché militaire allemand à Paris, le
pessimiste lieutenant-colonel Villaume, observe en octobre 1886 que
« s'il ne veut pas la guerre, se donne l'air de la vouloir » 45. Mais en
novembre, l'état-major allemand répond qu'aucune guerre n'est en vue et
que Villaume attache trop d'importance à quelques feuilles sans lecteurs ; un
mois plus tard, l'ambassadeur confirme que Boulanger n'est pas dangereux
et que les bruits de guerre sont dénués de tout fondement46. Après l'affaire
Schnaebelé, les diplomates allemands, s'ils restent attentifs, affectent une
grande sérénité et jugent Boulanger peu menaçant.
:
:
;
39. Sur les préventions initiales des royalistes et leur retournement quand ils sont rassurés sur
le pacifisme de Boulanger, voir la mise au point de William Irvine, « Royalists and the politics of
nationalism », dans R. Tombs éd., Nationhood and Nationalism in France, op.cit., p. 108-120.
40. Dans Souviens-toi du 2 décembre, op. cit., Jules Simon commente très favorablement cette
déclaration et multiplie les professions de foi pacifistes : « Nous voulons tous éviter la guerre » (p. 41) ;
voir la dernière partie, Paix ou guerre (p. 205-348), notamment tout le chapitre intitulé « La France
veut la paix ».
41. J.O., Chambre des députés, Débats, 4 juin 1888, p. 1632. Simple rhétorique, dira-t-on mais
il est justement important que les protestations pacifiques soient un passage obligé.
42. La réponse de Boulanger à lord Beresford, sous la forme d'une lettre à Nutchings, est
reproduite dans le Clairon du 22 mars 1889. Sa déclaration à Chincholle figure dans la Justice du
1 4 avril suivant.
43. « Non, je ne veux pas la guerre ! Les guerres les plus justes entraînent à leur suite de telles
calamités, les guerres les plus heureuses comportent tant d'ombres sinistres au tableau, qu'aucun
homme vraiment patriote ne peut désirer cet égorgement national » (cité dans l'Intransigeant du
16 juillet 1889). Un placard distribué avenue des Gobelins le Ie' juillet a déjà rappelé cette position :
« La guerre on sait bien que je ne la cherche pas et que j'ai toujours évité avec soin d'offrir le
moindre prétexte à des réclamations des puissances voisines. [...] Non, l'armée, pas plus que le pays,
ne pousse à la guerre et ne la désire, mais elle est prête à marcher le jour où nous serions attaqués »
(Archives de la préfecture de police, désormais citées A. P. P., Ba971, 2 juillet 1889; la phrase en
italique l'est aussi dans l'original).
44. Il arrive aussi qu'on accuse la ligue des patriotes et Boulanger d'hypocrisie « II y a belle
lurette que ni l'une ni l'autre ne songent à la revanche, s'ils y ont jamais songé » (Th. Pécheux, Les
Elections générales de 1889. République, boulangisme, empire, royauté, Paris, [1889], p. 29).
45. Rapports des 3 et 22 octobre 1886 (La Politique extérieure de l'Allemagne, 1870-1914, Paris,
1927-1939, t. 5, p. 5, 38-43).
46. Notes des 16 novembre, 20 et 30 décembre 1886 (ibidem, p. 69-70 et 133). Bismarck répond
à Munster qu'il n'est pas d'accord.
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
333
Boulanger ne fait pas figure d'isolé dans son propre camp. Dans l'éditorial
qui ouvre le premier numéro de l'Action, Michelin est catégorique : « Nous
voulons sincèrement la paix»47. Pendant la campagne électorale de 1889,
l'appel Aux républicains de France, signé par Naquet, Laisant et Michelin,
évoque encore la France « pacifique » 48. Il entre sans doute un peu de
rhétorique dans ces protestations, mais à l'évidence on est fort loin des
tirades revanchardes qu'on prête encore aujourd'hui aux boulangistes. Le
Barodet relève d'ailleurs parmi les engagements électoraux que plusieurs élus
boulangistes ou conservateurs ont réclamé une politique de paix à
Barrés l'a d'ailleurs bien rappelé dans l'Appel au soldat : « Sturel,
mettons-nous bien d'accord. Je ne suppose pas que tu conçoives le boulangisme comme le point de départ d'une épopée militaire ?50 »
Pour autant que l'on puisse en juger, les boulangistes de base paraissent
animés des mêmes sentiments. La guerre et la Revanche sont
omises dans les discussions comme dans les programmes, et les rares
infractions à cette règle vont presque toutes dans le sens d'un pacifisme
déterminé51. Un seul groupe, celui d'Ivry-sur-Seine en août 1889, réclame
expressément la révision du traité de Francfort, mais d'une façon très
pacifique, puisqu'il demande en même temps la diminution du service
militaire et l'abolition des armées permanentes52. Sur ce plan comme sur
bien d'autres, les boulangistes et la ligue des patriotes ne marchent pas du
tout dans la même direction 53 ; Déroulède seul évoque encore la Revanche 54,
mais peut-il conserver beaucoup d'illusions sur les volontés qui l'entourent ?
Nationalisme et Revanche
Quel est le candidat qui, dans les campagnes, sollicite les suffrages en réclamant la
guerre de Revanche ? Nos plus acharnés patriotes, nos revanchards les plus enragés,
répudient alors les projets belliqueux. Eux ? Fauteurs de guerre ? On les calomnie !
:
47. L'Action, 19 novembre 1886.
48. Un exemplaire dans A. P. P., Ba 1468, dossier du comité républicain national du 18e
12 septembre 1889.
49. Citons Borie, Cunéo d'Ornano, Delahaye, Delafosse, Mackau, Millevoye, Reille, RobertMitchell (J.O., Chambre des députés, 1892, annexe n° 493).
50. Maurice Barrés, l'Appel au soldat, t. 2, p. 107. Barrés écrivait déjà dans la Cocarde du
30 septembre 1894 : « Pour ma part, je ne l'eusse pas suivi [Boulanger], si j'avais distingué alors ce
que je vois nettement aujourd'hui, qu'il souhaitait la guerre » (cité par Victor Nguyen, « Un essai de
pouvoir intellectuel au début de la IIIe République la Cocarde de Maurice Barrés (5 septembre 1894
- 7 mars 1895) », dans Études maurassiennes, 1972, t. 1, p. 148).
51. Des dépouillements approfondis effectués dans les nombreux dossiers de police concernant
les groupes boulangistes montrent l'absence presque insolite du thème de la Revanche et, plus
généralement, un désintérêt manifeste pour la politique étrangère. On relève de très ponctuelles
déclarations, toutes favorables à la paix ; ainsi, en juillet 1 890, la fédération des républicains socialistes
indépendants de la 2e circonscription du 14e arrondissement met à l'ordre du jour de ses débats la
«suppression de la guerre en Europe» (A.P.P., Ba 1518, 13 juillet 1890). De 1870 à 1914, le mot
guerre est systématiquement évité, particulièrement à l'époque boulangiste (comme l'a noté Pierre
Sorlin, « Words and images of Nationhood », dans R. Tombs éd., Nationhood and nationalism in
France, op. cit., p. 79).
52. A.P.P., Ba 1469, dossier Sceaux, 25 août 1889.
53. Jules Simon accuse la ligue de souhaiter la guerre et de ne soutenir Boulanger que pour
l'obtenir, ce qui est exact pour Déroulède (Souviens-toi du 2 décembre, op. cit., p. 15).
54. Voir par exemple ses propos du 14 mai 1889 (A.P.P., Ba 1468, dossier du comité républicain
révionniste du 18e arrondissement, 11 mai 1889).
334
REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Défense nationale, rien de plus ! La paix avec honneur, mais la paix assurée, et par eux
mieux que par les autres, car ils adorent la paix55 !
Ces lignes de Marcel Sembat, publiées peu avant la guerre, décrivent
malicieusement une incontestable réalité : tout comme leurs prédécesseurs
boulangistes, les nationalistes ne veulent pas entendre parler de la Revanche.
Sans doute peut-on évoquer Péguy, l'enquête d'Agathon ou les pèlerinages à
la statue de Strasbourg, mais, à l'exception d'une frange très limitée dont le
nietzschéisme de salon ne doit pas être pris au pied de la lettre, les
nationalistes ne veulent pas la guerre et le nationalisme constitue un outil
politique à usage exclusivement interne. La guerre de 1870 nourrit une
méditation morose sur la décadence qui se satisfait d'elle-même sans rêver à
d'éclatantes réparations ; la Revanche est totalement absente de l'affaire
Dreyfus et, en décembre 1898, Jules Lemaitre songe vaguement à récupérer
la Lorraine par échange ou rachat, en faisant son deuil de l'Alsace56. Sur ce
point, comme dix ans plus tôt, Déroulède ne s'accorde nullement avec ses
principaux alliés.
Une rapide revue de tout ce qui compte dans le nationalisme français
est éclairante sur l'indifférence générale pour l'idée de Revanche57. Barrés,
pendant l'affaire Dreyfus, reste distant58. Drumont se moque de Déroulède,
qu'il n'aime pas, en évoquant le temps où lui et sa ligue « provoquaient
niaisement l'Allemagne » 59 ; à plusieurs reprises, il raille le culte de l'AlsaceLorraine comme contraire à l'intérêt national60. Le jeune Charles Maurras ne
se montre pas plus belliqueux et prône une politique de recueillement61. De
façon générale, les nationalistes les plus ardents prédisent à leur pays, en cas
de conflit avec l'Allemagne, « une raclée encore plus formidable » qu'en
187062. Quelques-uns, reprenant l'exemple de Drumont, se moquent du
patriotisme déclamatoire ou des rites qu'il inspire63. Il est enfin curieux de
noter qu'à l'occasion des élections de 1902, certains nationalistes agitent la
,
:
55. Marcel Sembat, Faites un roi, sinon faites la paix, op. cit., p. 152.
56. Ces dernières remarques sont empruntées à Jean El Gammal, « La Guerre de 1870-1871
dans la mémoire des droites », dans Histoire des droites en France, Paris, 1992, t. 2, p. 471-504. Voir
aussi Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, Paris, 1978, p. 137-138.
57. Au lendemain de la guerre de 1870, la future Gyp fréquente amicalement les occupants (s'ils
sont nobles), sans aucun état d'âme, et s'en vante dans ses souvenirs.
58. On le voit par le trait suivant, très mince mais révélateur. Dans son ouvrage Paul Déroulède
raconté par lui-même, Galli raconte la triste journée de Bordeaux, quand on vote les préliminaires de
paix, et il cite Déroulède qui conclut ainsi (p. 36) « Nous ne devions plus avoir qu'une mission,
rendre une patrie aux exilés ». Dans Scènes et doctrines du nationalisme, Barrés emprunte à Galli les
propos de Déroulède (t. 1 p. 279), mais les ampute des cinq mots décisifs, « rendre une patrie aux
exilés ».
59. Edouard Drumont, La France juive, essai d'histoire contemporaine, Paris, 1886; 11e édition,
s.d., t. 1, p. 465.
60. Stephen Wilson, Ideology and Experience. Antisemitism in France at the Time of the Dreyfus
Affair, Londres-Toronto, 1982, p. 380.
61. Victor Nguyen, Aux Origines de l'Action française, intelligence et politique à l'aube du XXe siècle,
Paris, 1991, p. 894.
62. A.N., 401 AP 10, l'abbé Jacquet [vainqueur du concours de la Libre Parole] à Déroulède,
2 juillet 1905. Même opinion exprimée par l'amiral Bienaimé le 15 mars 1905, lors d'une réunion
nationaliste organisée dans le 14e" arrondissement (A. P. P., Ba 114, 16 mars 1905).
63. Emile Pierret, Le Relèvement national, la Patrie en danger, Paris, 1900, p. 2-4.
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
335
peur de la guerre et reprochent aux ministériels d'y mener inéluctablement
la France64.
Il faut donc en finir avec la légende associant boulangisme et nationalisme
à l'idée de Revanche. Loin d'être liés, ces phénomènes semblent plutôt
s'exclure, par nécessité certainement (une action politique prônant
la guerre de Revanche n'ayant aucune chance de succès) mais aussi
par conviction. A l'inverse, les rares revanchards ne sont pas tous
loin de là65. Il faut renoncer à l'expression erronée de « nationalisme
revanchard ».
Les limites du pacifisme
La France ne veut pas la guerre et ne songe guère à la Revanche, c'est
entendu. Mais on aurait tort d'en conclure qu'elle tourne définitivement la
page et renonce aux provinces perdues. « Ni guerre, ni renoncement », écrit
le jeune Jaurès en 1887, définissant très clairement l'attitude ambiguë du
gouvernement et de l'opinion66. Ce genre de contradiction n'est pas neuf et
on se rappelle, par exemple, comment les Français exigeaient du Second
Empire finissant une politique extérieure plus affirmée, tout en lui refusant
l'outil militaire nécessaire67. De 1871 à 1914, la France ne veut ni faire la
guerre ni tourner la page, elle veut la Revanche sans la guerre, ce qui est
impossible, ou lègue la Revanche à faire aux générations futures, sine die.
Ayant à choisir entre deux politiques nettes, se battre ou renouer des relations
normales avec l'Allemagne en acceptant le fait accompli, elle refuse de se
prononcer et adopte une sorte de voie moyenne, faite de réticences et
d'espoirs vagues en des lendemains meilleurs ; d'où l'aspect maussade et
parfois un peu mesquin d'une politique extérieure en apparence discontinue,
selon que le gouvernement privilégie l'option « pas de guerre » ou l'option
« pas de renoncement », mais qui varie peu tout au long de la période.
Les contradictions des hommes politiques
Les déclarations pacifiques des hommes politiques français font souvent
bon ménage avec des professions de foi en un avenir meilleur et surtout des
mises en garde très claires : rien n'est oublié et la France ne se dérobera pas
à une guerre défensive. Qu'il y ait une part de convention dans ces
destinées plus à l'électorat qu'à l'Allemagne, c'est évident ; mais ce que
l'on peut apprendre des sentiments intimes des dirigeants tend à montrer
:
64. Deux exemples de ce fait : le tract intitulé La Guerre ou la paix, commençant par ces mots
« Les travailleurs français désirent la paix et redoutent la guerre » (A.N., F7 12541, dossier Imprimés) ;
la brochure de Georges Ponsot, La Juiverie, la maçonnerie, le cabinet Dreyfus. Leurs candidats dans la
Haute-Saône, Vesoul, 1902, 80 p. (notamment p. 52 et 73).
65. Un exemple typique est celui de Louis d'Hurcourt, germanophobe et revanchard, fondateur
du Drapeau, ami de Déroulède et membre en vue de la ligue des patriotes à ses débuts. Il n'est pas
boulangiste et devient dreyfusard, ce qui provoque une brouille passagère avec Déroulède.
66. La Dépêche de Toulouse du 31 décembre 1887 (article repris dans Action socialiste, Paris,
1899, p. 333).
67. Contradiction déjà signalée par Jean-Jacques Becker et Stéphane Audouin-Rouzeau, La
France, la nation, la guerre (1850-1920), op. cit., notamment p. 23-24.
336
REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
qu'il y entre aussi une incontestable sincérité. Même Combes, rappelant au
moment de l'affaire Delsor que la politique de la France est pacifique, aura
des paroles émues sur la blessure de 1871. Cet état d'esprit se retrouve avec
une acuité particulière chez celui que Déroulède a accusé d'oublier la ligne
bleue des Vosges. A plusieurs reprises, Jules Ferry a confié son attachement
à l'Alsace et sa tristesse devant des attaques injustifiées. Dans ses lettres, dans
ses discours et surtout dans les lignes célèbres de son testament, il a affirmé
sa fidélité à la province de sa jeunesse 68. Clemenceau ne se démarque pas du
pacifisme officiel69 et pourra s'écrier à la Chambre, quelques jours avant le
11 novembre 1918, que la France n'a pas voulu la guerre; mais il se fait
applaudir au Sénat le 10 février 1912, lors du débat sur le Maroc, lorsqu'il
lance :
De bonne foi, nous voulons la paix, nous la voulons, parce que nous en avons
besoin pour refaire notre pays. Mais enfin, si on nous impose la guerre, on nous
trouvera (vifs applaudissements sur tous les bancs) 70.
Candidat lors d'une législative partielle dans la Meuse en juillet 1887,
Poincaré offre au suffrage rural les paroles pacifiques qu'il attend et au
patriotisme lorrain les assurances nécessaires : « Ne négligeons rien pour la
défense, ne faisons rien pour l'attaque»71. Quand sa carrière prend une
envergure nationale, il ne change pas réellement d'opinion, même si ses
propos pacifiques perdent un peu de leur poids72. On trouve une position
identique chez le jeune Jaurès, dont la formule de 1887, « ni guerre, ni
renoncement », illustre toute la contradiction de l'attitude française73. Son
adhésion ultérieure au socialisme, si elle accentue son pacifisme, ne lui fait
pas oublier l'Alsace-Lorraine que restituera, espère-t-il, la future Allemagne
Démocratique 74.
:
:
:
68. Voir Pierre Barral, Jules Ferry, une volonté pour la République, Nancy, 1985 (notamment le
paragraphe intitulé « La Fidélité à l'Alsace », p. 71-74). Voir aussi, de Ferry, ses Discours et opinions
politiques, éd. par Paul Robiquet, Paris, t. 7, 1898, p. 174-175, ainsi que sa lettre du 24 avril 1890 à
son neveau Abel (« J'espère que les petits Français de ton âge, quand ils auront vingt ans, remporteront
aussi leur victoire de Salamine », musée municipal de Saint-Dié, n° 32.2623).
69. Voir par exemple son discours pour l'inauguration du monument à Scheurer-Kestner le
11 février 1908.
70. J.O., Sénat, p. 233. La fameuse envolée du 1 1 novembre 1918 (la France soldat de Dieu puis
de l'Humanité et toujours de l'idéal) est en partie empruntée à Anatole Leroy-Beaulieu, dans La
Patrie Française et l'Internationalisme, Paris, 1897, llp.
71. L'Indépendance de l'est, 24 juillet 1887, cité par Michel Salviac, « L'Entrée en politique de
Raymond Poincaré (1886-1889) », dans Raymond Poincaré, un homme d'État lorrain, actes des 16e
journées d'études meusiennes, Bar-le-Duc, 1989, p. 29.
72. « Soyons pacifiques, Messieurs, mais ne décorons pas de prétextes humanitaires des
de caractère, des calculs égoïstes, des timidités inavouées » (discours aux commerçantsdétaillants de France, 27 juin 1907, édité dans Questions et figures politiques, Paris, 1907, p. 503-504.
Pour achever sa ressemblance avec Déroulède, Poincaré continue ainsi « Parlons un peu moins de
nos droits ; parlons un peu plus de nos devoirs ».
73. Après avoir souligné son attachement sans réserves à la paix, Jaurès ajoute, parlant de
l'annexion de l'Alsace-Lorraine « II est impossible à la démocratie française d'accepter cette
[...] La démocratie se perdrait, si elle entrait dans le monde tête basse, si elle achetait d'un peu
de terre française le repos et la liberté ».
74. « Jaurès m'inquiète par son accent de patriotisme », note Jules Renard dans son Journal
dès le 21 juin 1905. A propos de l'auteur de Poil de carotte, on cite souvent ses tirades hostiles à la
guerre, à l'armée et aux nationalistes, ainsi que les déclarations suivantes « Je sens que je serais
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
337
Aucun socialiste n'a cependant abordé le problème avec autant
que Marcel Sembat dans son livre Faites un roi, sinon faites la paix
(1913). Comme il l'explique lui-même, « nos sentiments sont mêlés et
» : il s'étend longuement sur la violation du droit des gens que
constitue l'annexion et sur les drames humains qu'elle a provoqués, avant de
conclure par une question d'une éternelle actualité : « A quelle heure une
violation du droit cesse-t-elle de nous indigner ? Combien faut-il d'années
pour légitimer l'oppression ? » 75. Or, observe-t-il, la République ne peut-être
que pacifique ; comme Gambetta, tous les hommes politiques renoncent tôt
ou tard à la Revanche. En outre, les excès du culte patriotique exaspèrent les
esprits et « Déroulède explique Rémy de Gourmont » 76. Dans sa partie
descriptive de la situation, Sembat montre une modération et une lucidité
remarquables, et ces qualités l'abandonnent dès qu'il s'agit de proposer une
solution réaliste. Il pressent bien qu'en l'état actuel de l'Europe, seule une
guerre permettra de reprendre les provinces perdues et il avoue loyalement
que refuser la guerre, c'est se résigner au statu quo. Mais Sembat ne veut
pas de la guerre et lui aussi se réfugie dans une chimérique restitution de
l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne devenue socialiste. Son livre nous montre
fortement comment, à la veille de la guerre, la S.F.I.O. et probablement une
majorité de Français refusent de choisir entre leurs sentiments
On se condamne à ne jamais comprendre la politique étrangère de la
France de 1871 à 1914 si l'on néglige ces évidences que résume
la formule « ni guerre, ni renoncement » 77. Dans les sourires comme
dans les fâcheries avec sa voisine, la France évite soigneusement de franchir
certaines limites, même pendant les périodes de tension, et la guerre ne
sortira pas d'un différend direct entre les deux pays.
L'opinion publique
Les Allemands sont parfaitement conscients de ces contradictions. Dès
1886, ils notent que tous les partis politiques se disent pacifiques, mais
qu'aucun d'entre eux n'ose dénoncer les prédicateurs de la Revanche, de peur
de paraître manquer de patriotisme78. Le désir de Revanche est à la fois bien
réel et totalement platonique :
patriote en cas de guerre » (17 juin 1905) ; « Oui, la guerre est odieuse ! Oui, je veux la paix, et je
lâcherais tous les Maroc pour vivre en paix. Si tout de même, les Allemands prenaient cette soif de
paix pour de la peur, s'ils s'imaginaient qu'ils vont nous avaler d'une bouchée, ah ! non [...] on
marcherait, et bien, je vous jure !» (21 juin 1905).
75. Marcel Sembat, Faites un roi, sinon faites la paix, op. cit., p. 153. Certaines phrases de
Sembat sont dignes de Déroulède : « Nous avions tort d'oublier que de vraies larmes continuaient làbas de couler [...]. Or il est vrai que quarante-deux ans ont coulé, mais qu'après tant d'années il reste
là-bas des gens qui se souviennent et que la mémoire du passé fait souffrir » (p. 150-153).
76. Ibidem, p. 77 et 149. Barrés lui-même s'est élevé contre « des sensibleries qui sentent
l'esthétique de café-concert et qui, trop souvent, déshonorèrent ce grave thème national » (Scènes et
doctrines du nationalisme, op. cit., t. 2, p. 3).
77. Le futur général de Gaulle a fort bien analysé le phénomène : « La nation, qui souhaite la
paix, caresse, en même temps, des espoirs de revanche. Il est vrai qu'il s'agit là de rêves plutôt que
de résolutions » (la France et son armée, Paris, 1938, p. 128). Même idée dans son ouvrage de 1934,
Vers l'armée de métier (rééd. Alger, 1944, p. 80).
78. Kôlnische Zeitung du 10 mars 1886 (voir le Drapeau du 20 mars suivant). Il est exact que les
accusations d'anti-patriotisme fusent rapidement, notamment pour les critiques contre l'armée, même
338
REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
L'idée d'une guerre de revanche est loin d'être populaire dans la nation. Les
excitations contre les Allemands ne rencontrent l'approbation générale que quand le
mot de guerre n'est pas prononcé. [...] La réalisation de ce désir comme imminente est
indubitablement très antipathique à la population79.
Le plus souvent, les Français résolvent leurs contradictions par une
synthèse bâtarde, ne jamais faire de guerre offensive mais se préparer
activement à une guerre défensive :
Non le peuple français
Ne désire pas la guerre.
La France veut la paix :
Elle la veut forte et flère.
Mais quand sonnera
L'heure de la vengeance,
II faut que notre France
Soit prête au combat80.
Il existe une autre façon de ne renoncer à rien sans faire quoi que ce
soit, c'est d'espérer une reprise pacifique de l'Alsace-Lorraine, ou au moins
de la Lorraine. On vient de voir que c'était là la position socialiste, mais
quelques voix d'horizons très divers se sont élevées pour préconiser cette
solution apaisante. Divers scénarios sont envisagés pour amener une
pacifique : achat pur et simple, échange contre une colonie81 ; pression
européenne sur l'Allemagne82 ; cadeau allemand pour obtenir l'alliance de la
France83. Ce sont des chimères, bien sûr, dont les partisans ne sont sans
doute pas dupes.
L'alliance franco-russe a vécu des mêmes ambiguïtés. Elle représente
l'indispensable alliance de revers dont dépend tout succès face à l'Allemagne.
Or pour trouver des alliés, il faut manifester clairement ses sentiments
pacifiques 84 ; la Russie ne fera pas plus la guerre pour l'Alsace que la France
pour les Balkans, même si le calcul s'est avéré des plus dangereux. Il est
symptomatique que l'alliance franco-russe voit le jour à partir de 1890, au
début d'une longue période de détente entre la France et l'Allemagne. Les
revanchards mettent d'ailleurs beaucoup de temps à réaliser que l'alliance
;
très modérées, comme s'en plaint le père du colonel Ramollot, Charles Leroy (« Le Capitole en
danger», dans le Tintamarre, du 24 février 1884; même protestation dans le numéro du 23 mars
suivant).
79. Rapport de Munster, 14 octobre 1886, dans La Politique extérieure de l'Allemagne, op. cit.,
t. 5, p. 20. Voir aussi ibidem, p. 133, le rapport du 20 décembre suivant.
80. Premiers vers du poème qu'un ligueur, Paul Manoury, adresse à Déroulède le 14 juillet 1888,
en plein boulangisme (A.N., 401 AP 13).
81. On a vu que c'était la position de Jules Lemaitre en 1898.
82. Idée suggérée par Paul Bert dans son discours de Châteaudun, le 27 janvier 1884 (cité par
Léon Dubreuil, Paul Bert, Paris, 1935, p. 216).
83. Auguste Lalance [député protestataire], L'Alliance franco-allemande, par un Alsacien, Nancy,
1888, 59 p. colonel Céleste Stoffel, De la possibilité d'une future alliance franco-allemande, Paris,
1890, 43 p. (notamment p. 26 et sq.). Le 3 mars 1890, le banquier-député Chrislofle vient en parler
avec Herbert von Bismarck qui doit probablement se forcer pour ne pas lui rire au nez (la Politique
extérieure de l'Allemagne, t. 6, p. 369-370). L'autre Bismarck émaille le rapport de notations ironiques.
— Sur le problème de la restitution de l'Alsace-Lorraine, voir E.-M. Carroll, French Public Opinion
and Foreign Affairs, op. cit., p. 146-147.
84. Bonne analyse de la question par Frederic Seager, « The Alsace-Lorraine question », op. cit.,
p. 111-126.
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
339
tant désirée constitue un obstacle considérable à la réalisation de leurs
espérances 85.
Puisque l'oubli s'avère aussi inacceptable que la guerre, les Français
subliment leur contradiction dans le rêve et se réfugient dans l'avenir86. Sans
doute n'ont-ils guère le choix, mais Déroulède n'a pas entièrement tort d'y
voir une acceptation de la situation de fait. Il en résulte une mauvaise
conscience occultée en temps normal, mais dont les effets pervers
en période de crise ; ainsi le soutien sans faille apporté par une partie
de l'opinion à l'armée pendant l'affaire Dreyfus s'explique en partie par cette
mauvaise conscience patriotique.
Les revanchards : minorité ou groupuscule ?
Restent les vrais revanchards, ceux qui ont vraiment voulu une guerre
offensive contre l'Allemagne. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il
n'est pas facile de les décrire. Leur diversité politique et sociale interdit
l'établissement d'un portrait-robot et même l'équation « ligue des patriotes =
Revanche » appelle bien des réserves. Ordinairement la propagande
constitue un phénomène isolé qui ne doit son éventuelle audience
qu'à son côté anormal ; elle est le fait d'individus souvent peu connus, voire
marginaux, et les mouvements ou les journaux qu'elle inspire n'ont qu'une
longévité restreinte. En outre, ces revendications se dissimulent parfois
derrrière des campagnes annexes (contre les contrefaçons ou la bière
par exemple) non dénuées d'arrière-pensées commerciales.
« Je sais des hommes réfléchis, cultivés, perspicaces, d'excellents Français
qui, dans le secret de leur âme ou dans l'exposé public de leur pensée,
veulent la guerre », affirme Sembat qui cite notamment Albert de Mun et
Paul Bourget, mais ajoute que même à la S.F.I.O...87 Cette appréciation de
1913 ne vaut pas pour les périodes antérieures et l'année 1871 constitue la
seule période pendant laquelle il est permis d'envisager la guerre. Très vite
cette tolérance cesse et désormais les va-t'en guerre doivent limiter à la
sphère privée leurs épanchements. Le mot lui-même, Revanche, disparaît du
langage, y compris à la ligue des patriotes où son emploi, dans les réunions
ou dans les colonnes du Drapeau, semble tacitement proscrit : « Pensons-y
toujours, n'en parlons jamais » : la formule gambettiste est fidèlement
volontairement au début, puis inconsciemment. Dès lors, on compte sur
les doigts d'une main les occurrences du mot tabou ou de ses substituts
(reconquête, libération, etc.) ; soucieuse de respectabilité, la ligue des patriotes
!
85. « Mais le Czar veut la paix / L'Alliance à ce prix nous est-elle un bienfait ? » se demande
le poète Jean Muriza en 1900 {Les Poètes de France à Paul Déroulède, Paris-Nice, 1900, p. 93). Voir
aussi la colère de l'ultra-revanchard commandant de Civrieux, découvrant que l'alliance russe a été
pour la France la « cause efficiente de son renoncement et de son abdication » {Du rêve à la réalité,
1871-1908, Belleville, 1909, p. 53-62).
86. Les Français ne pensent guère à l'Alsace-Lorraine, mais ne supportent pas qu'on dise que
les provinces perdues ne pensent plus à la France (F. Seager, « The Alsace-Lorraine question... », op.
cit.).
87. Marcel Sembat, Faites un roi..., op. cit., p. 236. Il continue : « Tous ne sont pas, quoi qu'il
semble, des fous, ni des pantins, ni des braillards, ni des imbéciles » (p. 240).
340
REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
elle-même donne des gages au pacifisme général et réserve à ses réunions
privées les déclarations aventureuses88.
Qui sont ces rares revanchards ? A droite, dans les rangs conservateurs,
Albert de Mun paraît être le seul à vouloir vraiment la guerre, avec une
impatience accrue par les années89. Ailleurs, on peut citer le petit milieu
gravitant autour de Juliette Adam et de Déroulède ; son engagement
au moment des luttes contre les royalistes, et son gambettisme lui
confèrent au début une certaine influence, vite retombée. S'y ajoutent
quelques marginaux souvent issus des rangs radicaux avancés, comme
l'équipe de VAntiprussien ou Peyramont dont il sera question ci-dessous.
Numériquement, tout cela ne représente rien ; idéologiquement, la mauvaise
conscience des Français leur concède, jusqu'à un certain point, un droit de
cité et de parole qui entretient en permanence, dans l'horizon mental du
pays, un foyer d'aspirations et de regrets auquel nul n'ose s'attaquer et qui
vaut à Déroulède une audience puis une indulgence inexplicables par ailleurs.
Il est important de s'intéresser aux arguments avancés en faveur de la
Revanche. La grandeur nationale, les volontés d'hégémonie continentale, le
souvenir de la grande France, tout cela compte peu ou plutôt se dissimule
sous une rhétorique humanitaire et juridique à la fois sincère et
Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le rôle civilisateur de la
France, la défense de la liberté s'allient sans difficulté à un patriotisme
cocardier au sein d'une vision très jacobine de la France phare des nations.
Cela nourrit une littérature dont on aurait tort de croire que la gauche a
l'apanage90. La plasticité et les capacités syncrétiques du revanchisme sont
d'ailleurs étonnantes ; il parvient à réconcilier défense de la religion et
apologie révolutionnaire des frontières naturelles, la limite marquée par le
Rhin étant pour la France « celle que Dieu lui a tracée »91. Le patriotisme
s'élève ainsi, on l'a souvent noté, au rang de religion de substitution, capable
de recruter dans tous les secteurs de l'opinion, et il existe jusqu'au boulangisme un revanchisme nettement marqué à gauche, dont le journal la
Revanche constitue l'expression la plus complète.
Flux et reflux du sentiment revanchard (1871-1914)
L'historiographie traditionnelle distingue quatre périodes dans l'histoire
du sentiment revanchard en France : 1) la décennie dite du Recueillement,
jusqu'à l'arrivée des républicains au pouvoir (1871-1879) ; 2) une décennie
:
;
88. Le 1 cr juillet 1886, Deloncle critique vertement l'Allemagne et parle franchement de la
Revanche, mais au cours d'une réunion privée de la ligue et dans le plus petit comité de Paris, celui
du 8e arrondissement (A. P.P., Ba 97, 2 juillet 1886).
89. Voir son entretien avec Millerand, le 9 juillet 1912 (A.N., 378 AP 14) Millerand s'inquiète
de l'Allemagne mais ne désire pas la guerre, tandis que Mun la souhaite.
90. Écoutons ce qu'en dit un catholique convaincu comme le commandant Hervé « Non, nous
ne voulons pas mourir, parce que nous ne le pouvons pas sans trahir notre mission en ce monde qui
est de défendre le principe de tolérance, de liberté, de générosité et de courtoisie, toutes choses qui
ne germeront jamais sous le casque prussien » (A.N., 401 AP 10, Hervé à Déroulède, s.d., n" 23 555).
91. L'expression vient sous la plume de Genevois, ligueur lyonnais en vue (A.N., 401 AP23,
lettre à Déroulède, 29 décembre 1905).
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
341
d'ébullition revancharde, culminant dans l'épisode boulangiste (1879-1889) ;
3) une période plus longue de reflux (1890-1905) ; 4) suivie, après Tanger,
d'un réveil incontestable jusqu'à la guerre. A l'évidence, cette vision
paraît difficilement acceptable telle quelle. Elle néglige le « flirt » francoallemand des années 1883-1885 ; interprétant mal le boulangisme, elle
abusivement jusqu'en 1889 une phase d'activité qui se termine au début
de l'année 1888 et peut-être avant ; elle omet le sursaut bref mais violent des
années 1890-1891 et présente la période 1905-1914 comme un bloc homogène.
Surtout elle confond totatement la volonté de Revanche, qui est le fait d'une
infime minorité, et le désir, très majoritaire, d'une politique extérieure plus
affirmée. Enfin elle reprend en la raidissant la fameuse formule de Maurras
sur la Revanche « reine de la France ». Quelques travaux ont déjà
mis à mal cette vision traditionnelle. Maurras lui-même (dont la phrase
exacte sur la Revanche est : « Cette idée fut vraiment une reine de France » 92)
parlait de l'opinion publique, non du gouvernement honni, et distinguait deux
périodes : de 1871 à 1895, à laquelle s'appliquait sa formule, et après 1895,
ère d'abandon inaugurée par les funestes entreprises de Gabriel Hanotaux.
Plus récemment, Eugen Weber a judicieusement distingué pour la décennie
1905-1914 une première période de renouveau après 1905, vite retombée, et
une seconde après 191 193.
A condition de ne jamais oublier le pacifisme constant et presque
unanime des Français, on peut donc proposer, de façon provisoire et en
attendant une étude approfondie, le découpage chronologique suivant :
— En 1871, les mois qui suivent la guerre constituent la seule période au
cours de laquelle les sentiments revanchards ont réellement droit de cité, à
condition de rester dans des limites admissibles. Le pouvoir et l'Allemagne,
faisant la part du feu, tolèrent l'expression littéraire de la douleur patriotique,
mais pas le passage aux actes, comme le montre l'aventure de l'éphémère
ligue de l'Alsace94.
— De 1872 à 1879, la période du Recueillement autorise l'évocation de
l'Année terrible mais étouffe toute expression structurée des sentiments
revanchards. Gambetta lui-même sait habilement jouer du souvenir tout en
rassurant le pacifisme des électeurs. Les mouvements d'humeur bismarckiens
aidant, beaucoup de Français croient cependant la guerre possible à moyen
terme, sans la souhaiter.
— De 1879 à 1882, certaines divergences entre le gouvernement et une partie
de l'opinion brouillent les cartes et préparent le terrain du boulangisme. Le
premier malentendu tient au développement colonial dont les Français ne
veulent guère et le second tient au gambettisme, devenu fort différent de ce
que certains en espèrent ou en redoutent ; son échec rapide interrompt une
légère période d'efferverscence en 1880-1881, avec diverses manifestations
comme la commission d'éducation militaire, les Marches et sonneries de
92. Charles Maurras, Kiel et Tanger, op. cit., p. 35.
93. Eugen Weber, The Nationalist Revival in France, 1905-1914, Berkeley et Los Angeles, 1959,
VII-237 p.
94. En 1871 se fonde une ligue de l'Alsace, dirigée par Scheurer-Kestner. Bismarck s'en plaint
auprès du gouvernement français qui dissout le mouvement (Pearl Boring Mitchell, The Bismarckian
Policy of Conciliation with France, 1875-1885, Philadelphie, 1935, p. 8, note).
342
REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Déroulède et quelques publications moins notables95. En ce sens la fondation
de la ligue des patriotes en mai 1882 constitue en quelque sorte un constat
d'échec et une tentative pour relancer cette effervescence en déclin.
— De 1882 à 1886 règne un calme assez général. Le développement de la
ligue des patriotes et sa collaboration avec la ligue de l'enseignement
moins les indices d'un progrès de la protestation nationale qu'une sorte
de sublimation de cette dernière au moyen d'une politique scolaire offensive
et en partie vouée à l'échec dans ses aspects militaires (les bataillons
scolaires). La ligue des patriotes ne parvient d'ailleurs à se développer que
par le canal des sociétés sportives et au prix d'un grand malentendu sur ses
buts ultimes. On ne constate donc aucune agitation revanchiste particulière
et le gouvernement Ferry mène sans difficulté une politique de bonne entente
avec l'Allemagne96.
— En 1886-1887, on assiste incontestablement à une reprise de l'agitation
(patriotique plus que vraiment revanchiste), née d'impatiences parfois
politiques ou d'arrière-pensées commerciales, et favorisée par les
budgétaires de Bismarck et l'entrée en scène tapageuse de Boulanger.
Alors que la ligue des patriotes marque déjà le pas, diverses campagnes
contre l'envahissement étranger (main-d'œuvre, produits, espions97), nées
d'une conjoncture économique difficile, relancent des aspirations confuses
mais potentiellement dangereuses. Quelques incidents éclatent, dont le
reste peut-être limité : polémiques sur le livre du Dr Rommel, Au
;
95. Voir par exemple Louis Seguin, La Prochaine guerre, Paris, 1880, 316 p. (description des
armées en présence, fondée sur le postulat que la guerre aura fatalement lieu) ; Ernest Judet, La
Frontière ouverte, étude sur le système défensif de la France, Paris, 1881, 94 p. (plus alarmiste que
revanchiste) ; L' Alsace-Lorraine et l'Empire germanique, Paris, 1881, IV-337 p. (articles anonymes parus
d'abord dans la Revue des deux mondes en avril et juillet 1881, très germanophobes, mais peu
favorable à une Revanche immédiate).
96. Il ne faut pas accorder d'importance à quelques manifestations marginales comme le journal
VAntiprussien (1883-1888) ou la ligue nationale qui apparaît sous son égide en 1883. L'Antiprussien
n'est qu'un hebdomadaire légitimiste camouflé, ainsi qu'une feuille de chantage : sous prétexte de
lutter contre les produits allemands, le journal extorque des fonds aux industriels employant de la
main-d'œuvre d'outre-Rhin. Georges Berry, qui anime la feuille en coulisse avec le nommé Maggiolo,
directeur de la France nouvelle, fonde le 27 juillet 1883 la ligue nationale qui n'obtient aucun succès.
Après un bon départ (30 000 exemplaires tirés à l'été 1883), VAntiprussien périclite et passe à
Ménorval ; début 1886, ce n'est plus qu'un hebdomadaire peu lu, qui transforme en avril son titre en
la Défense nationale (A.P.P., Ba 92, 26 et 28 juillet, 16 septembre 1883; Ba 93, 4 septembre 1884;
Ba 97, 28 février 1886). En septembre 1883 paraît la Pieuvre allemande qui se propose de lutter contre
les établissements financiers établis en France. En octobre, le journal prend le titre de Grand'Garde
contre les Allemands (A.P.P., Ba92, 19 septembre et 11 octobre 1883).
97. C'est à ce moment qu'on lieu les plus virulentes dénonciations contre la bière allemande
(comme pleine d'aspirine et d'amidon). Voir par exemple Robert Charlie, Le Poison allemand, Paris,
Savine, 1887, XX-324 p., et, du même auteur, La Bière française (cervoise), Paris, Savine, 1887, 236 p.
— Sur l'espionnage, cf. A. Froment, L'Espionnage militaire et les fonds secrets de la guerre, Paris,
[1887], 317 p. François Loyal, Le Dossier de la Revanche. L'Espionnage allemand en France, Paris,
Savine, 1887, 240 p.; Lucien Nicot, L'Allemagne à Paris, Paris, 2e éd., 1887, VII-289 p. ; Adrien
Nojerbahc, L'Envahissement, l'Allemand en France, Lyon, 1888, 15p. («Cet envahissement est le
prélude à l'invasion», p. 11). — La lutte contre la main-d'œuvre étrangère, source de chômage et
d'espionnage industriel, doit plus à la crise économique qu'à des considérations patriotiques et
perdure jusque vers 1893 au moins ; voir L'Invasion étrangère dans les travaux publics, par un ancien
comptable d'entreprise, Paris, 1888, 8 p., et, de Barrés, Contre les étrangers. Étude pour la protection
des ouvriers français, Paris, 1893, 32 p.
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
343
pays de la Revanche (1886)98, et sur un ouvrage anonyme, Avant la bataille
(1886)"; affaire de la Revanche de Peyramont (1886-1887) 10° ; victoire des
protestataires d'Alsace-Lorraine lors des élections de 1887, etc. Rares toutefois
sont les Français qui, au moment de l'affaire Schnaebelé, réclament des
hostilités immédiates. Dans cette atmosphère nerveuse qu'il a en partie créée
et dont il profite avec une habileté consommée, Boulanger encourage
de vagues spéculations guerrières jusqu'à ce que son départ du
ministère lui montre cruellement qu'il fait fausse route101. A la fin de l'année
1887, Driant écrit à Déroulède que la guerre est pour le mois d'avril 1888 102,
révélant ainsi l'aveuglement des espoirs revanchards.
— En 1888-1889, la retombée est brutale, la politique intérieure retenant
toutes les attentions. Boulanger n'obtient l'appui des royalistes qu'en
les déclarations pacifiques et Déroulède, dont les ventes s'effondrent
brutalement en 1887, met la réforme constitutionnelle au premier rang de
ses priorités à court terme. La Revanche se trouve ravalée au rang peu
estimable de contre-argument électoral, les ministériels accusant les boulangistes (qui protestent hautement) de conduire la France vers un « nouveau
Sedan ». A la ligue des patriotes disloquée par les démissions comme dans
les comités boulangistes, le thème de la Revanche a pratiquement disparu.
Plus grave que l'affaire Schnaebelé puisqu'il y a mort d'homme, l'incident de
Vexaincourt (24 septembre 1887) ne soulève qu'une médiocre émotion.
— En 1890-1891, les incertitudes intérieures étant levées, la question de la
guerre retrouve une courte mais vive actualité. N'ayant plus à ménager les
conservateurs, certains boulangistes se lancent dans une agitation brouillonne
destinée à dénoncer l'abaissement de la France. Contradictoirement, il se
répand alors, à tort ou à raison, l'idée que la France possède une supériorité
militaire réelle mais temporaire sur l'Allemagne et que le moment est venu
de « marcher » ; cela suscite une foule de publications ouvertement
dans les rangs boulangistes mais aussi en dehors, puisque l'un des
bellicistes les plus ardents est le député radical Camille Dreyfus 103. Il est juste
98. Dr Rommel, Au pays de la Revanche, Genève, 1886, XIII-261 p. (d'après le catalogue de la
Bibliothèque nationale, l'auteur est Alfred Pernessin fils). Voir la réponse (médiocre) de Jean Boillot,
inspirée par la ligue des patriotes, Le Pays de la revanche, le pays des milliards. Réponse au Dr Rommel,
Paris, 1886, 317 p. (sur ce sujet, mise au point de S. Englund, The Origins of Oppositional Nationalism
in France, op. cit., p. 197-199).
99. [Capitaine Hippolyte Barthélémy], Avant la bataille, Paris, 1886, XXVIII-502 p. (ouvrage
anonyme inspiré par Boulanger ; voir C. Digeon, La Crise allemande de la pensée française, op. cit.,
p. 328, note 3).
100. La Revanche de Louis Peyramont (de son vrai nom Louis Rigondaud) est poursuivie et
acquittée en février-mars 1887 pour avoir affiché de façon provocante les résultats électoraux de
l'Alsace. Après de bons débuts, cette feuille à une audience médiocre: le 25 octobre 1886, pour un
tirage de 25 000 exemplaires, il s'en vend 1 200 ; 5 000 sont donnés gratuitement et autant sont
expédiés en province (A.P.P., Ba 97, 26 octobre 1886). Sur l'idéologie de cette publication, fort critique
pour la ligue des patriotes, voir S. Englund, op. cit., p. 361-368.
101. Autour de La France militaire, inspirée par la rue Saint-Dominique, gravitent diverses
publications militaires ou paramilitaires comme la Défense nationale, l'Étoile, la France armée ou le
Soldat laboureur (voir Adrien Dansette, Le Boulangisme, Paris, 1946, p. 64-67, qui affirme qu'en 1886,
Boulanger ne veut pas encore la guerre, le Lebel étant en cours de dotation).
102. A.N., 401 AP 7, Driant à Déroulède, 11 décembre 1887.
103. Camille Dreyfus, La Guerre nécessaire, réponse d'un Français à M. de Bismarck, Paris, 1890,
40 p. (« Je le répète : le moment est venu, pour la France, de faire la guerre à l'Allemagne », p. 4) ;
344
REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
de relever qu'au même moment l'idée d'une alliance franco-allemande trouve
d'éminents avocats 104. Dans ses souvenirs, Freycinet, alors aux affaires,
reconnaît avoir entendu de divers côtés des appels à la guerre et admet que
la situation, fin 1890, était réellement favorable 10\ Le point culminant de ce
mouvement se produit en 1891, avec les manifestations contre la visite de
l'impératrice d'Allemagne et surtout contre l'entrée de Lohengrin à l'Opéra,
qui marquent aussi, si l'on peut dire, le chant du cygne de la protestation
nationale, égarée désormais dans la lutte contre la main-d'œuvre étrangère 106.
— De 1892 jusque vers 1905, la situation semble se stabiliser, après une
succession d'à-coups rapprochés. La domination incontestée des modérés au
début de la période, la stabilité ministérielle (à partir de 1896), un
rassurant servi à partir de 1896 par l'embellie économique, une
colonisation de plus en plus acceptée, tout concourt à une détente des esprits
sur cette question. Surtout, l'alliance russe commence à jouer sa puissante
influence anesthésiante et anti-revancharde. La ligue des patriotes végète dans
la clandestinité et se montre incapable d'organiser une protestation efficace
contre l'affaire de Kiel en 1895. De loin en loin passe encore un regret ou
une mise en garde (Maurice Schwob, Le Danger allemand, 1896 l07), sans écho
prolongé. Même les œuvres de Déroulède traitent moins de la Revanche que
de la nécessaire révision constitutionnelle. L'affaire Dreyfus ne change rien à
ce tableau et la plupart des nationalistes antidreyfusards réservent leur
mauvaise humeur à l'Angleterre ; parler de l'Alsace-Lorraine devient étrange,
dans ce qui ressemble à une grande résignation collective qui ne veut pas
s'avouer et pour laquelle l'exil de Déroulède a valeur de symbole 108. Le coup
:
même propos dans la Nation du 17 janvier 1891. Divers auteurs répondent à Dreyfus : E. Langlois,
La Guerre inutile, réponse à « La Guerre nécessaire » de M. C. Dreyfus, Paris, 1890, et Lucien Pemjean,
La Paix nécessaire, réponse à M.Camille Dreyfus, Paris, 1890, pièces (B.N., Lb57 10317-10318);
Anonyme, La Paix nécessaire, réponse d'un Français à M. Camille Dreyfus, Paris, 1890, pièce (B.N., LtT7
10316). Interviews et enquêtes se multiplient à ce moment sur ce thème (voir Augustin Hamon et
Georges Bachot, La France sociale et politique, Paris, Savine, t, 2, 1892, p. 13-14). Citons aussi les
campagnes de Francis Laur dans la Guerre aux abus, celles de Paulin-Méry dans ses meetings (par
exemple A.P.P., Ba 1032, 25 février 1891) et surtout le livre d'un proche de Déroulède, le Dr Auboeuf,
Cri de guerre, Paris, 1891, 411 p. Parmi les publications opposées, citons celle du romancier socialiste
Henry Fèvre, Désarmement? Parfaitement, Paris, 1891, 15p., où figure l'idée d'une éventuelle grève
de la mobilisation. Déroulède lui-même juge utile d'intervenir dans le débat avec sa brochure
Désarmement ? (1891).
104. Colonel Céleste Stoffel, De la possibilité d'une future alliance franco-allemande, Paris, 1890,
43 p.
105. Charles de Freycinet, Souvenirs, 1878-1893, Paris, 1913, t. 2, p. 414 («Qui voudrait
déchaîner une guerre préventive ? », ajoute-t-il aussitôt).
106. Le n" 3 de la Guerre aux abus de Laur est entièrement consacré au thème du « complot
économique allemand ».
107. Maurice Schwob, Le Danger allemand, étude sur le développement industriel et commercial
de l'Allemagne, Paris, 1896, V1II-326 p. Le 1° août 1898, apprenant la mort de Bismarck, Ribot écrit
à sa femme « Qui ose penser maintenant à la Revanche ? Nous nous en irons de ce monde avec
tristesse et le remords de n'avoir pas fait tout notre devoir » (A.N., 563 AP 52).
108. L'Appel au soldat (1897) et la conférence que Barrés donne à la ligue de la patrie française
en décembre 1899 sur « l'Alsace et la Lorraine » détonnent complètement dans le paysage politique.
Barrés a une obsession, éviter un rapprochement franco-allemand fondé sur des questions coloniales,
une inquiétude avouée, la baisse du sentiment patriotique, et une méthode, remettre sans cesse la
question sur le tapis. C'est là sans doute la première raison de son attachement fidèle à Déroulède et
à la ligue, qui a souvent entonné ses biographes.
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
345
de barre à gauche donné en 1899 paraît devoir accentuer encore le
alors qu'il va avoir l'effet inverse à moyen terme.
— En 1905-1906 se manifeste le retournement de tendance que préparaient
les combinaisons de Delcassé et qu'annonçaient depuis un an ou deux quelques
indices isolés. Chez les nationalistes, deux chocs successsifs achèvent
de séparer les revanchards des autoritaires : la visite d'Edouard VII
en 1903, vécue par Déroulède comme un immense succès mais comme un
cauchemar par une majorité de nationalistes, et surtout l'affaire Delsor
en 1904 109. Bien que l'opinion publique l'ignore, le coup de Tanger est la
conséquence logique du changement d'orientation de la politique française.
Seulement l'avertissement a sans doute moins de portée qu'on l'a dit. La
poussée germanophobe, réelle quoique modérée110, n'est pas universelle en
France et retombe assez vite, l'opinion trouvant dans la politique intérieure
assez de sujets d'intérêt. A partir de 1907, l'alerte est passée et paraît presque
oubliée, à quelques exceptions près ' ' ' ; surtout l'opinion s'est émue des
risques de guerre mais n'a nullement évoqué la Revanche. La quasi retraite
politique de Déroulède après les élections de 1906 sanctionne ce qui est à
ses yeux la fin d'un espoir.
— De 1907 à 1910, l'émotion retombe assez vite, même si l'alerte de Tanger
a laissé des traces. Surtout, et c'est là le changement capital, l'aile modérée
de la majorité dreyfusarde achève la révision de ses positions, notamment
sur la question patriotique112 ; bien qu'obéissant d'abord à des impératifs de
politique intérieure et destinés à trouver des soutiens de rechange sur la
droite113, son intérêt renouvelé pour les manifestations traditionnelles du
patriotisme, son souci d'une politique extérieure plus ferme et le bon visage
présenté aux éléments fréquentables de l'ancien nationalisme antidreyfusard
(notamment aux débris de la ligue des patriotes), tout cela montre non point
un réveil de l'esprit revanchard mais l'apparition d'une sensibilité nouvelle
dont le parcours de Poincaré va être à la fois le symbole et le succès. A la
même époque, les Bastions de l'est de Barrés annoncent le prochain renouveau
de la question d'Alsace-Lorraine qu'on pouvait croire enterrée. Mais, début
1910, les artistes français acceptent enfin d'aller à Berlin et parmi eux Antonin
Mercié, malgré les suppliques de Déroulède114. Juliette Adam a beau jeu de
polémiquer avec ce dernier sur l'abandon de la Revanche par Gambetta.
109. L'abbé Delsor est un prêtre alsacien expulsé du territoire français pour avoir participé à
une manifestation religieuse. Or l'arrêté préfectoral porte comme justification la qualité de sujet
allemand de l'ecclésiastique, ce qui revient à reconnaître « le fait accompli ». Combes doit préciser à
la Chambre qu'il n'en est rien.
110. A titre d'exemple, voir la Patrie au second semestre 1906 ; sa germanophobie virulente vise
beaucoup moins le comportement allemand en Alsace-Lorraine que les affaires polonaises.
111. Signalons le meeting organisé par la ligue des patriotes le 16 avril 1907 « contre la tyrannie
prussienne » présidé par Déroulède et animé par Henri de Noussanne qui traite de « la Prusse contre
la Pologne, le Droit et l'Humanité » {Drapeau, 18 avril 1907).
112. Voir par exemple la brochure de l'Alliance républicaine démocratique, La République et le
patriotisme, Paris, 1 906, 9 p.
113. On peut accepter dans l'ensemble la thèse de David E. Sumler, « Domestic Influence on
the nationalist revival in France, 1909-1914 », dans French Historical Studies, vol. 6, automne 1970,
p. 517-537, selon laquelle ce qu'on a appelé le renouveau nationaliste vient surtout de la lutte pour le
pouvoir engagée entre le centre gauche et le centre droit.
114. Le coup fut rude pour la ligue des patriotes {Drapeau, 5 février 1910).
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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
— Les années 1911-1914 représentent le couronnement du fameux «
nationaliste » auquel on a assigné des terminus a quo variables, et l'on
ne reviendra pas ici sur les polémiques concernant ce renouveau patriotique
(et non nationaliste)115. Ce mouvement accepte l'éventualité de la guerre, la
croit même inévitable et proche, mais n'est nullement revanchard (que l'on
songe à l'Appel des armes de Psichari, où la Revanche brille par son absence),
en dépit de l'étonnant regain d'intérêt pour les affaires d'Alsace-Lorraine. Il
suffit pour s'en convaincre d'ouvrir les premières pages des Oberlé, œuvre
ambiguë puisqu'elle constate finalement que le départ d'Alsace est la seule
solution, au moment précis où Barrés défend la thèse inverse ; René Bazin
s'empresse de préciser au sujet de l'un de ses héros, le vieil oncle Ulrich, que
son amour pour la France « craignait toujours une guerre nouvelle » avec
l'Allemagne116.
La controverse roule sans doute davantage sur l'ampleur de ce renouveau
que sur sa signification. La génération post-dreyfusienne, qui n'a pas connu
l'Affaire et par conséquent n'en a pas retenu les leçons ou conservé les
valeurs, affiche un certain nombre d'émotions et de références nouvelles ou
retrouvées ; c'est l'importance et la diffusion de ce dernier phénomène qu'on
a discutées, pour le minorer (J.-J. Becker) ou lui reconnaître une réelle
influence, qualitative plus que quantitative (E. Weber, Ph. Nord). Sans vouloir
rentrer dans ce difficile débat, on se contentera de mettre en garde contre la
tentation d'exagérer ce renouveau, parce qu'il part probablement d'une
beaucoup moins dégradée qu'on l'a cru sur le moment, par une erreur
optique d'ailleurs logique. Un Déroulède a tendance à insister sur les aspects
les plus spectaculaires du repli patriotique (antimilitarisme, mutineries de
1907, état d'esprit des conscrits), mais il n'est pas sûr que ces incidents bien
réels soient représentatifs de l'ensemble de la réalité et l'on a parfois le
sentiment que, derrière cette écume violente, se trouve un ensemble de
sentiments beaucoup moins entamés, bien plus résistants aux péripéties de
la période dreyfusienne et combiste m.
On peut conclure provisoirement que le renouveau patriotique a existé,
bien au-delà des jeunes gens du Racing, mais qu'il héritait d'une situation
sans doute beaucoup moins dégradée qu'on ne l'a dit et qu'il ne remettait
pas en cause le pacifisme foncier des Français, tel qu'il se manifeste encore
aux élections de 1914. On évitera donc de se fier aveuglément aux caricatures
:
:
115. E. Weber, The Nationalist Revival in France, 1905-1914, Berkeley et Los Angeles, 1959, VII237 p., et « Le Renouveau nationaliste en France et le glissement vers la droite, 1905-1914», dans
Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. 5, avril-juin 1958, p. 114-128. David E. Sumler, «
Influence on the nationalist revival in France, 1909-1914 », op. cit. Philippe Beneton, « La
Génération de 1912-1914. Image, mythe et réalité ? », dans Revue française de science politique, n" 21,
octobre 1971, p. 981-1009. Philip Nord, « Social defence and conservative regeneration the national
revival, 1900-1914 », dans Robert Tombs éd., Nationhood and Nationalism in France, op. cit., p. 210228. J.J. Becker, 1914, comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, 1977, 644 p.
116. René Bazin, Les Oberlé, édition Calmann-Lévy de 1952, p. 8.
1 17. Faisant son sei"vice à Compiègne en 1905, Florent-Matter ne peul cacher sa surprise devant
l'état d'esprit de ses compagnons, « moins mauvais que nous pouvions le croire », et note : « Chacun
considère la guerre comme une chose effroyable, qui ne devrait plus exister, mais aucune note
discordante ne s'élève, lorsque les uns et les autres déclarent s'il faut marcher, on marchera » (A.N.,
401 AP 8, Florent-Matter à Déroulède, 17 juin 1905).
LA FRANCE ET LA REVANCHE, 1871-1914
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qui en sont proposées tant à droite qu'à gauche, « l'admirable vague
» d'un côté et « un millier de désœuvrés » de l'autre118.
« Nous n'avons point de sentiments guerriers ; nous avons des sentiments
militaires — ce qui est tout autre chose. Nous voulons la paix, et, quand
nous aurons établi en France la République impériale, nous ne ferons pas la
guerre ». Ainsi parle l'un des chefs trublions dans Monsieur Bergeret à Paris.
La Revanche est un mythe, au sens usuel et au sens sorélien du terme.
« Comment se faisait-il », se demande Clemenceau à la Chambre en décembre
1918, « que nous ayons pu, pendant plus de quarante ans, attendre sans
éclater de rage ce jour de guerre ? » 119. Il n'y eut en fait ni rage, ni attente
véritable, tout juste une tristesse refoulée, de vagues espérances et un fond
de mauvaise conscience mal sublimé sur lequel Déroulède tenta
de jouer : la Revanche, oui, mais plus tard, si possible pacifiquement,
et surtout pas maintenant. « Ni guerre, ni renoncement », écrivait Jaurès,
livrant ainsi toute la formule de la politique extérieure voulue par l'opinion
et menée par les gouvernements successifs de 1871 à 1914. La France qui
entre en guerre en 1914 est tout aussi pacifique qu'elle le sera en 1939 12°.
Bertrand Joly,
Archives nationales, Paris.
118. Cf. Jean Guéhenno, Journal d'un homme de quarante ans, Paris, 1934, rééd. 1964, Livre de
poche, p. 116.
119. J.O. Chambre des députés, Débats, séance du 11 décembre 1918, p. 3310, col. 3.
120. Cet article était déjà composé quand est paru l'ouvrage dirigé par Michel Grunewald, Le
problème de l'Alsace-Lorraine vu par les périodiques (1871-1914), Berne, 1998, XII-492 p.
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