LA DIFFUSION DU SPORT MODERNE Date de publication : mars 2007 Auteur : Bernard COLOMB CONTEXTE HISTORIQUE Diffusion du sport dans la société française Le développement du sport moderne en France a des origines diverses. L’ascendance britannique compte au nombre de celles-ci puisque c’est dans la société victorienne que sont nés bon nombre de jeux de ballon, appelés à une renommée mondiale tels le football ou le rugby, de même que le rowing (l’aviron) ou le skating (le patinage). Le sport, découlant aussi d’autres traditions purement françaises (escrime, vélo) ou nord-européenne (gymnastique), est rapidement tombé « dans le filet des idéologies » comme l’a souligné Ronald Hubscher. D’abord apanage des élites, la pratique sportive gagne d’autres classes de la société française dans le dernier tiers du XIXe siècle, obéissant aux projets de promoteurs qui la mettent au service de desseins politiques ou sociaux. Parmi ces sports, le rugby connaît une diffusion et un enracinement au cheminement singulier. D’abord pratiqué par des résidents anglais (d’où la création au Havre de la première équipe en 1872, Le Havre Athletic Club Rugby), le jeu gagne ensuite les parcs parisiens où les lycéens imitent les jeunes Britanniques et leurs jeux de ballon (fin des années 1870). Les premières structures rugbystiques naissent au sein d’un plus vaste mouvement de redécouverte du corps et de l’exercice physique après des décennies corsetées par l’austérité et la pudibonderie. C’est dans les clubs d’athlétisme, chers au baron de Coubertin et chapeautés par l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques, que les jeunes lycéens, donc essentiellement de jeunes bourgeois, s’adonnent à ce sport en parallèle avec d’autres. De ce temps date la pratique hivernale, alors que les temps plus cléments sont consacrés à la course à pied ou au vélo. Après une première phase parisienne, le rugby a gagné l’Aquitaine. À partir de 1912, c’est à Bordeaux, premier foyer rugbystique des rives de la Garonne, qu’André Lhôte peint une première série d’œuvres sur le sport, où la balle ovale figure en bonne place. ANALYSE DES IMAGES Une pyramide accrochée au ballon Le tableau s’organise selon une structure en triangle axée sur une verticale décalée sur la gauche. Il figure sept rugbymen qui s’affrontent pour la conquête du ballon. Il peut s’agir d’une touche, c’est-à-dire une phase codifiée de remise en jeu du ballon après que celui-ci est sorti du terrain, ou encore d’une lutte aérienne sur le coup de pied d’envoi. Seul à droite, un joueur se replace et observe cette lutte pour le ballon. Le cadrage ne permet pas de savoir de quel côté du terrain se passe la scène. L’une des équipes arbore un maillot brique rayé de blanc, l’autre un maillot à damier blanc, gris clair, jaune et vert olive. Les cols sont blancs, et les shorts unis ou bicolores. Ces tenues d’arlequin correspondent à la réalité de bon nombre d’équipes qui d’ailleurs mentionnent souvent ce personnage de la commedia dell’arte dans leur dénomination. Il s’agit bien d’un match en compétition comme l’indique le tableau de marque à l’arrière-plan. Ce dernier fait sans doute référence à l’origine britannique du jeu avec l’inscription « event », « événement », et la mention d’un score dont on ne peut dire s’il est celui des visiteurs ou de leurs adversaires. Certains joueurs sautent et tendent les mains vers le ballon pour le capter, d’autres sont au contact qui pour soutenir, qui pour se saisir du porteur lorsque celui-ci retombera en possession de la balle. La dimension collective est rendue avec fidélité puisqu’on perçoit clairement qu’un regroupement, une des phases spécifiques de ce jeu, aura lieu dès qu’une équipe aura conquis le ballon. L’évolution de Lhôte au sein du mouvement cubiste lui permet une composition géométrique des corps enchevêtrés. Ils prennent leur élan pour « décrocher le ballon-soleil » suspendu en l’air, la balle ovale apparaissant presque ronde car une partie disparaît hors du cadre. L’artiste a abandonné le cubisme analytique développé un temps par ses maîtres pour se rapprocher du cubisme représentatif. Loin d’être éclatée et morcelée, la forme demeure ici cohérente. Dans cette réalisation transparaît toutefois ce qu’André Lhôte a appelé le « coup de foudre », c’est-à-dire l’impression – pour lui la fascination – qu’un mouvement exerce sur le spectateur. Sa fugacité justifie ainsi l’amputation d’une partie des corps et l’imprécision de certains visages sous leur coiffure caractéristique des années folles. Jouant sur la carrure de ces hommes bien découplés, l’artiste compose géométriquement avec les carrés et les rayures aux couleurs adoucies qui font écho au ciel nuageux gris et blanc. Aux figures à angle droit répondent les rondeurs fessières des athlètes révélées par les shorts qui descendent bas sur les cuisses. Ce tableau, très proche de celui conservé au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, peut être daté de 1920. Après la violence et l’horreur de l’épisode guerrier, il rend hommage à une jeunesse joueuse et vivante qui s’adonne au sport, phénomène en plein essor. INTERPRÉTATION Démocratisation des sports collectifs, les facteurs de l’implantation rugbystique Ce n’est pas un hasard si des artistes tels que Robert Delaunay, dont on connaît la célèbre toile L’Équipe de Cardiff, ou André Lhôte, se fondant sur des croquis pris sur le vif, s’intéressent au sport. Ces artistes ont de fait rendu compte d’un mouvement de fond du premier quart du XXe siècle, marqué par la massification du sport. Dans le cadre de la République libérale, la loi de 1901 sur la liberté d’association a permis la multiplication, voire l’explosion des structures sportives. Les sports connaissent des caractères d’enracinement et de répartition différents selon les forces politiques et sociales qui les promeuvent. On sait par exemple le rôle des patronages catholiques dans l’extension de certains d’entre eux dans l’Hexagone. Le rugby a d’abord eu un épanouissement parisien et élitiste. Cette phase correspond aux deux dernières décennies du XIXe siècle et s’illustre dans la première finale du championnat de France qui, en 1892, opposa le Stade Français et le Racing Club de France. Ce jour-là, les enfants de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie sont majoritaires dans les deux équipes dont la confrontation est arbitrée par Pierre de Coubertin. Succédant à Paris, Bordeaux devient le centre de gravité de « l’ovalie ». Le Sporting Bordeaux Université Club enchaîne les titres nationaux à la Belle Époque. Puis elle gagne l’ensemble du bassin garonnais, comme l’atteste le titre conquis par le Stade toulousain en 1914, et se répand pratiquement dans toute l’Occitanie. Le jeu remonte ensuite la vallée du Rhône et d’autre part débouche en Auvergne et en Limousin. Plusieurs facteurs expliquent la spécificité de cette diffusion. Les itinéraires personnels entrent en ligne de compte. Ce sont ceux des étudiants revenant de Paris où ils ont été initiés qui, de retour dans leur province, croisent la trajectoire des premiers entraîneurs – des Anglais, des Écossais, des Gallois – recrutés par les clubs. Les forces politiques et sociales cherchant à encadrer les Français se servent également des sports comme vecteurs de leur implantation. Dans le SudOuest, l’aire du rugby correspond ainsi aux bastions du radicalisme. Sur ces terres, il est pratiqué par la petite et la moyenne paysannerie, une des bases électorales du parti incarnant le pouvoir sous la IIIe République. Ainsi s’est façonné ce « rugby des villages » caractéristique de la pratique française. CONTEXTE HISTORIQUE Dès ses débuts, le sport est un marqueur social Le rugby est à tort considéré en France comme un avatar de la soule. Au Moyen Âge et aux siècles modernes, ce jeu, principalement pratiqué en Bretagne et en Normandie, voyait l’affrontement de deux équipes villageoises autour d’une pelote d’étoffes ou d’un ballon appelé « soule » ou « choule » qu’il s’agissait de porter dans un lieu convenu ou au-delà d’une ligne nonobstant les adversaires. La filiation n’est pas directe. C’est par l’intermédiaire de l’Angleterre et à la faveur d’une forte anglophilie que le rugby s’est implanté solidement dans l’Hexagone entre 1880 et 1920. Comme l’ensemble des sports modernes, il tient aux profondes mutations que l’âge industriel a apportées dans les sociétés occidentales. L’Angleterre, pionnière dans cette évolution économique, a connu la première les modifications sociales et les modes de vie qui y sont liés. Pour les rejetons mâles des élites anglaises, les public schools proposèrent une éducation novatrice où le sport avait sa place. Les pédagogues voyaient dans ces activités une excellente préparation mentale et physique aux obstacles que ne manqueraient pas de rencontrer ces jeunes gens. À l’école de Rugby, village du centre de l’Angleterre, se développa le jeu éponyme sous l’égide du directeur Thomas Arnold. En ces temps de darwinisme social, il s’agissait de s’affirmer (dès la période d’études) comme le meilleur, d’où le succès de pratiques caractérisées par la nécessité de dominer l’adversaire par un effort individuel. Les phases collectives, la tactique, le jeu de passes, ont en effet émergé plus tard. Après une phase d’écriture et de rationalisation des règles apparurent deux sports distincts, le football et le rugby, qui se diffusèrent dans les autres pays. En France le jeu de rugby se répandit à partir des deux dernières décennies du XIXe siècle et concerna d’abord des élites souvent marquées par l’anglophilie, dans le cadre – très restreint socialement – des lycées. Cette époque se caractérise également par l’émergence d’une nouvelle catégorie sociale, la « classe moyenne ». Dans la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes, ses membres s’efforcent d’imiter les modes de vie des élites. Dès lors, on comprend mieux qu’un match de « football de salon » illustre la boîte de ce jeu destiné aux enfants des cols blancs. Le titre en atteste l’origine anglaise. ANALYSE DES IMAGES Une représentation idéale d’un sport de combat L’entreprise de Léon Saussine a été la principale créatrice et pourvoyeuse de jeux des Français entre le Second Empire et 1940. Les centaines de jeux de société ou de salon (drawing-room) qu’elle a produits se répartissent en divers genres tels que les jeux d’assaut et les jeux de position. C’est à cette dernière catégorie que se rattache celui-ci. L’illustration de cette boîte montre douze jeunes joueurs en plein match sur un terrain herbeux mal délimité. Les poteaux de l’un des camps sont visibles à l’arrière-plan. Au premier plan quatre joueurs de l’équipe en polos à bandes rouges s’opposent à l’avancée de leurs adversaires. Les deux joueurs du centre tentent de plaquer, c’est-à-dire de faire tomber le porteur du ballon. Les deux autres se tiennent prêts à intervenir. L’équipe portant les polos à bandes bleues est à l’attaque. Son but est de porter le ballon au-delà de la ligne adverse afin de marquer un essai. Un joueur est au sol. Il a été plaqué mais a pu transmettre la balle vers l’arrière comme la règle l’exige. Le possesseur du ballon, à son tour plaqué, s’apprête à le lancer à son partenaire proche, tandis que quatre autres joueurs sont dans des positions de soutien plus éloignées. L’avant-dernier appelle le ballon. Le dernier se tient sous les poteaux. Les attitudes sont conformes à la réalité du jeu, mais les visages sans expression reflètent le caractère idéal de cette représentation. Manifestement, l’illustrateur connaissait son sujet. Les attitudes qu’il a croquées le prouvent. Le porteur du ballon « passe les bras » et se soucie du soutien. Il regarde vers la gauche. Le plaqueur face à lui a la tête engagée sur le côté intérieur à la course de l’attaquant, il a le dos plat, les bras fortement serrés autour de l’attaquant, et les jambes sont en flexion afin de renverser l’adversaire lors de l’extension. À l’arrière-plan se développe le paysage idéalisé d’une campagne rêvée caractérisée par la fraîcheur verte des frondaisons. Une maison à colombage, synthèse de Suisse, d’Alsace et de Normandie, se dresse à gauche. INTERPRÉTATION Un jeu encore indifférencié. La mise en place de la société des loisirs Il y a une contradiction dans cette représentation. Ces jeunes joueurs se comportent manifestement comme des rugbymen. Leurs attitudes ne sauraient tromper. Pourtant l’illustrateur a titré la scène « football ». Il témoigne en fait de l’indifférenciation qui a caractérisé la période initiale du développement des jeux de ballon. Cette indifférenciation est due à leur origine commune, leur genèse au sein des public schools britanniques. Il a fallu attendre 1863 pour que les tenants de ce qui va devenir le football d’une part, le rugby de l’autre, constatent l’incompatibilité de leurs différences et fondent deux sports, le football association et le rugbyfootball. Cette dernière dénomination explique sans doute l’erreur de titre commise par la société Saussine sur cette boîte de jeu et permet de situer sa fabrication dans les premières années du XXe siècle. Au-delà du jeu qu’elle montre, appelé à un succès qui ne se dément pas, cette illustration est emblématique de l’évolution de la société française et, à travers elle, des sociétés occidentales au tournant des XIXe et XXe siècles par son thème même. Si les jeux de ballon forment une part importante du sport moderne, ils sont aussi révélateurs de la mise en place de la société des loisirs dans laquelle de nouvelles classes sociales vont prendre toute leur place, les classes moyennes émergeant entre bourgeoisie et prolétariat. Initialement le sport a été l’apanage d’un milieu restreint. C’était le passe-temps de la belle existence des élites et il avait toute sa place dans le calendrier mondain. Au début du siècle, il effectue sa diffusion vers les classes moyennes tout en restant pendant longtemps éloigné des préoccupations des classes laborieuses. Cette représentation est aussi un témoignage des prodromes de la société de consommation. Avec l’élévation de leur pouvoir d’achat, les classes moyennes constituent le marché privilégié par les fabricants comme la société Saussine. Cette dernière, qui envisage le marché européen (titre du jeu traduit en espagnol), exploite des thèmes illustratifs tels que les militaires, la ferme, les personnages de contes et légendes, et incidemment les images sportives. Ces représentations témoignent des mondes familiers à cette nouvelle catégorie sociale. Pour les « cols blancs » sans cesse plus nombreux, il faut échapper aux modèles du monde ouvrier. Il n’est pas question pour eux de ressembler aux « cols bleus », caractérisés par le travail manuel. Cette volonté de distinction s’exprime aussi dans les jeux que l’on pratique. ANALYSE DES IMAGES