Noesis
1 | 1997
Phenomenologica - Hellenica
Hippocrate et la théorie des humeurs
Antoine Thivel
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/noesis/1419
ISSN : 1773-0228
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition imprimée
Date de publication : 15 mars 1997
Pagination : 85-108
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
Antoine Thivel, « Hippocrate et la théorie des humeurs », Noesis [En ligne], 1 | 1997, mis en ligne le 02
mars 2009, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1419
© Tous droits réservés
HELLENICA
83
Noésis
n°1
HIPPOCRATE
ET LA THEORIE DES HUMEURS
Antoine THIVEL
La théorie des humeurs a régné sur toute l'histoire de la
civilisation occidentale depuis des siècles, sur la médecine, la
biologie, la philosophie, la cosmologie et même la géographie
et l'astronomie, et pourtant elle était fausse, mais sa fausseté
n'est apparue que lorsqu'ont été mises au point la médecine, la
chimie et la physique modernes, c'est-à-dire vers la fin de
notre XVIIIème siècle. Même des savants comme Descartes ou
Gassendi croient encore à la bile et au phlegme, Boerhave et
Barthez n'ont pas de meilleure explication à donner lorsqu'ils
parlent du corps humain, et s'il fallait évoquer la place de la
théorie des humeurs dans la littérature de ce temps, qu'elle soit
invoquée comme une vérité d'évidence comme dans
Shakespeare, ou attaquée comme une absurdité comme dans
Montaigne ou Molière, il y aurait tout un volume à écrire.
Même notre langage courant en porte encore de nombreuses
traces,
et nous employons sans y penser des expressions qui
viennent de cette théorie, bien que nous n'y attachions, bien
entendu, pas la moindre valeur : nous parlons encore de
« rhume de cerveau » comme si cette affection était due à un
écoulement de la matière du cerveau dans les narines par des
conduits qui n'existent pas, mais telle a bien été, et jusqu'au
XVIème siècle, l'explication « savante » de cette maladie,
bénigne mais fort gênante. Il a fallu que les anatomistes de la
Renaissance montrent que l'os du front n'avait pas d'ouverture
au-dessus du nez pour que l'on renonce à cette
« explication », et encore des esprits obstinés ont-ils pu
soutenir pendant un certain temps qu'il y avait bien un
passage, mais qu'il se faisait par des « pores invisibles ».
Quant aux dommages que cela aurait pu causer au cerveau,
personne n'y pensait, apparemment, mais il a fallu plus tard la
découverte du microscope pour venir à bout de ces résistances.
Le terme « rhume », du grec rheuma, « écoulement », tient
encore une grande place dans le vocabulaire médical : nous
parlons de « rhumatismes », alors que nous savons très bien
que ces douleurs ne sont pas dues à des écoulements
85
Noésisl
d'humeurs, mais à des dégradations des articulations. Ces
écoulements sont aussi présents dans les « catarrhes » (grec :
katarrhooi, « écoulements vers le bas »), qui commencent à
passer de mode, mais qu'on trouvait chez les
« cacochymes », vieillards atteints de fluxions sur la poitrine,
puisque le mot est formé du grec kakos, « mauvais », et de
khuma, « chose qui se déverse ». Et les deux principales
humeurs, la bile et le phlegme, se trouvent évidemment dans le
phlegmon (mot où le phlegme doit représenter surtout une
accumulation de pus) et dans le choléra, de sinistre mémoire et
redoutable encore dans certaines régions du monde, mot qui
vient du grec kholê ou kholos, « bile », mais aussi dans la
simple « colère », beaucoup plus courante et en général moins
nocive. Et puisque nous en sommes aux expressions
familières, pourquoi ne pas nous rappeler qu'on peut, suivant
les jours, être de « bonne » ou de « mauvaise humeur »,
« se faire de la bile » ou « tirer sa flemme », mot qui vient
aussi de l'antique et vénérable phlegme, mais par
l'intermédiaire de l'italien flemma, passé au genre féminin à
cause de sa terminaison en -a, alors qu'en grec c'était un mot
neutre ? On retrouve la bile noire dans la mélancolie (en grec
mélankholia, de mélaina kholê, « bile noire ») et cela a donné
naissance à toute une littérature dont nous nous occuperons
dans quelques instants. Mais les principaux amateurs des
antiques humeurs sont bien les Anglais, qui ont trouvé le
moyen d'appeler « humour » le tempérament de tel ou tel
individu, et de préférence de celui qui est doué d'un
« phlegme » imperturbable, ce qui lui permet de regarder le
monde avec une indifférence spirituelle nuancée de mépris,
lorsqu'il n'est pas atteint de « spleen », c'est-à-dire d'une
attaque de la bile noire sur sa rate (en grec : splên, "rate"). Il
n'est pas question d'énumérer ici toutes les expressions du
langage, courant ou savant, qui viennent de la théorie des
humeurs, qu'elles soient empruntées au grec, comme nous
venons de le voir, ou au latin, comme les « fluxions », les
humeurs « peccantes », ou la « pituite », équivalent du
phlegme. Mais pour comprendre à quel point il a été difficile de
se débarrasser de ces notions simples et soi-disant explicatives,
il n'est que d'évoquer l'usage qu'en font encore certains
philosophes, psychologues ou historiens des sciences, comme
Gaston Bachelard dans ses descriptions de l'ancien esprit
86 Noésisl
scientifique, Jean Starobinski dans ses analyses des passions,
ou même Gaston Berger dans sa classification des
tempéraments en « émotifs, actifs, primaires », positifs ou
négatifs, système qui rappelle étrangement ceux d'un Galien
ou d'un Théophraste.
On peut se demander pourquoi les humeurs, en gros les
masses liquides de l'organisme, ont paru si importantes pour
expliquer le fonctionnement du corps humain, en santé ou en
maladie. Pourquoi pas le souffle, la respiration ? En effet, le
« pneuma » a joué lui aussi son rôle (et comme il symbolise la
vie,
on lui a attribué des valeurs philosophiques, et même
théologiques), mais il faut reconnaître que ce qui caractérise la
médecine européenne, et cela depuis la médecine grecque
antique, ce sont les humeurs, et que le « pneuma » n'a jamais
réussi à les supplanter, alors que dans les médecines anciennes
de la Chine et de l'Inde, par exemple, et aussi dans celle de
l'Egypte, c'était plutôt le souffle, ou les souffles, qui jouaient
le rôle principal, car c'était le souffle vital qui imprimait au
corps son mouvement et faisait circuler le sang, comme le vent
pousse les nuages et fait mouvoir les astres ; l'air en
mouvement était donc considéré comme le moteur du temps et
de tout l'univers ; et d'autre part, il n'y a rien, dans les
médecines chinoise, indienne ou égyptienne, qui corresponde à
la bile et au phlegme des Grecs, quels que soient les efforts
que certains chercheurs ont déployés pour essayer d'établir des
correspondances entre ces diverses théories. Inversement,
pour les Grecs, au moins au début, le sang ne joue pas un rôle
particulier. Il irrigue le corps, simplement, comme des canaux
dans un jardin, mais ce n'est que tardivement qu'on lui
accordera le même statut qu'aux autres humeurs, et qu'on le
rendra responsable, par ses altérations, en quantité ou en
qualité, de certaines maladies. Il faut dire que les Grecs n'ont
découvert l'importance du pouls qu'au IIIème siècle avant
J.C., dans les écoles médicales d'Alexandrie, tandis que les
médecins chinois les avaient précédés dans cette science depuis
au moins 200 ans. Mais pourquoi la bile et le phlegme, et que
représentent ces deux humeurs fondamentales ? Pour le
comprendre, il faudrait trouver leur origine.
Cette question a été très controversée, certains cherchant à
faire venir les humeurs des Grecs d'observations presque
expérimentales, comme celles de la coagulation du sang ou du
87
Noésisl
1 / 26 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !