n’agirait-il pas sur mon esprit comme une cause extérieure qui m’emporte ? Paradoxe se retrouve.
Liberté a deux conditions contradictoires :une maîtrise de soi, une indifférence même, qui retient et
diffère. Sollicitation qui attire et engage. On ne peut penser l’une sans l’autre mais on ne sait pas
comment les réunir. Si on les sépare, alternative paradoxale : libre mais inactif ; actif mais prisonnier
d’un mobile. Contradiction indépassable entre l’action et la liberté ?
Ane de Buridan
Indifférence. Paralysie de l’action.
Soit A, soit B. Donc ni A, ni B.
Mais l’âne n’est indifférent que lorsqu’il est rassasié.
Indifférence de la volonté : le fiat créateur. Annulation réciproque des mobiles. Mais je vais pouvoir
choisir. Est-ce là que la liberté éclate le plus ?
L’indifférence de l’âne est plutôt une résultante subie qu’un témoignage de détachement actif.
Il manque la volonté. La volonté n’est pas l’indifférence mais plutôt la retenue de l’âme qui transforme
ses mobiles en raisons. Volonté et vérité. En ce sens, l’indifférence ne suffit pas à définir la liberté.
L’absence de contrainte n’est que la condition négative de la liberté qui implique en outre une
« puissance réelle et positive de se déterminer. »
Mais il faut les deux car en fait ce ne sont pas deux moments séparés mais deux vues abstraites sur une
seule chose. Il n’y aurait pas de raison, de mobile, de préférence sans la retenue de l’esprit qu’est la
volonté et qui, à la limite, devient indifférence. La liberté d’indifférence n’est pas étrangère à la
constitution des mobiles, elle est ce recul qui permet de transformer une impulsion, un désir d’abord
irréfléchi en raison d’agir. Mais prise isolément, elle devient indifférence stérile, irrésolution qui
paralyse l’action, « plus bas degré de la liberté » dit Descartes, mais liberté quand même. Sans raisons,
sans mobiles, la volonté reste soit irrésolue, soit choisit au hasard, s’il faut choisir (il est meilleur en
effet de manger au hasard que de crever de faim). Elle reste entièrement libre, mais, parce qu’elle n’est
pas éclairée, elle peut être dite moins libre car on ne peut se représenter toutes les conséquences. Voilà
pourquoi Descartes dit à la fois que la liberté n’a pas de degré et que la liberté d’indifférence est « le
plus bas degré de la liberté. » (une chose peut être présente toute entière (et non par degrés quantitatifs)
et manquer d’intensité (degrés intensifs), comme une lumière qui est reste lumière même si on baisse
l’halogène. Or la raison, c’est le degré d’intensité de la lumière qu’est la volonté libre.
Tout se passe alors comme si la liberté se faisait destin, comme si la possibilité de choisir librement
telle voie, carrière, telle vie au fond, secrétait en même temps les fils qui devront m’emprisonner dans
ce choix. Car opter pour telle chose plutôt que telle autre, ce n’est pas seulement opter pour cette
chose, mais pour tout ce qui la conditionne et tout ce qui s’ensuit ; en fin de compte c’est choisir un
monde possible, c’est opter pour une certaine face de l’univers.
Pas de retour en arrière possible. Même si nous sommes libres, notre liberté est ce qui nous emprisonne
dans nos actes, ce qui nous aliène, ce qui nous écrase, car nous ne pouvons plus revenir en arrière.
Amère ironie du temps : l’avenir est ouvert, nous sommes, en ce sens, libres. Mais l’avenir se referme
sur moi une fois mon engagement pris, ma liberté reste alors toujours à venir. Je ne suis plus libre à
l’égard de ce que j’ai pourtant librement voulu, car c’est déjà du passé. L’irréversibilité du temps doit
être distinguée de l’irrévocable. Je ne peux rien sur l’irréversibilité du temps, je n’en suis pas
responsable. En revanche, ma liberté fait l’irrévocable. C’est librement que je me confisque ma liberté.
La liberté est comme un piège, une manière de redoubler l’irréversibilité du temps, une manière
d’apporter un emprisonnement volontaire à un emprisonnement déjà subi. Même si je romps mes
vœux, même si je divorce de mes engagements, je ne peux pas effacer le fait de m’être engagé, c’est-à-
dire, en somme, le caractère, la tournure générale que j’ai une fois, et librement, donnée à ma vie
entière. Amère liberté ! Je crois pouvoir à chaque instant me libérer de l’instant précédent, mais cette
libération même est ce qui me cloue à l’instant suivant, parce qu’elle est ce qui décide de sa tournure,
de ce qu’il pourra m’offrir, des possibilités qui me seront offertes ou refusées.
Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, pose alors la question suivante : comment se décider
dans ces conditions ? Faut-il, comme Kierkegaard, ne pas utiliser sa liberté pour rester libre ?
1.
Légèreté de l’utilisation de sa liberté : si cela n’a lieu qu’une fois, cela ne compte pas vraiment, une
fois c’est jamais. Pente vers le nihilisme : rien ne vaut vraiment. Libertinage : à quoi bon choisir ?
Si ma liberté peut devenir un fardeau, il ne faut jamais vraiment s’engager. Si le temps, par son
irréversibilité, interdit tout retour en arrière, faisons en sorte que l’avenir soit toujours ouvert, qu’en
avant de moi, je puisse au contraire toujours défaire ce que j’ai fait. Pas de lien. Etre libre à l’égard de
sa liberté. Liberté au second degré. Toujours recommencer, ne jamais poursuivre. Mais légèreté se mue
alors en répétition.
2.
Mythe de l’éternel retour. Imaginer que mon action va se répéter à l’infini. Poids écrasant de la
responsabilité. L’avenir, c’est encore le retour de passé. Le devenir est un revenir. L’avenir est fermé