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LA ‘‘FAIM’’ JUSTIFIE LE MOYEN ? Réponse d’un philosophe africain à
la question : qui est l’homme ?
0. Introduction
L’homme est un animal raisonnable, un animal social, un animal économique
1
. Il
peut être bon, mais aussi il peut se révéler être un loup
2
. Il est te et humain, raison et
déraison, capable et faillible. L’homme s’est toujours compris dans cette dualité. La plus
criante est celle qui remonte à Platon. Pour lui, l’homme est composé de deux grandes
parties : le corps et l’âme. Cette conception trouvera sa radicalisation avec René Descartes au
temps moderne.
Descartes vote en effet pour l’âme, la partie essentielle de l’homme en tant que
manifestation de la raison, au détriment du corps ; c’est le dualisme Corps-raison. La raison
devient, comme le pense le philosophe français, la chose la mieux partagée
3
. En réalité, les
conséquences d’une telle vision sont lourdes. Tout ce qui demande un effort de la raison est
noble ! C’est la valorisation des travaux de l’esprit. Par contre, ce qui capitalise l’énergie
physique, tout labeur qui sollicite la force corporelle tel que la technique est relayé au second
plan. Plus grave encore, ne reste être humain que celui à qui l’on reconnaît posséder la raison.
D’où la justification de l’esclavage de certains peuples dits inférieurs et pourvus de raison.
Mais, qui donc est l’homme ?
C’est à la quête d’une réponse à la question de l’homme que se propose cette présente
réflexion. Pour nous y prendre, nous proposons de partir d’un ouvrage, celui du professeur
Nketo Lumba Cléophas à savoir La faim sans fin en Afrique
4
. En fait, les expériences
personnelles du professeur Nketo, transmises ici à travers cet ouvrage est une occasion
d’éveil à notre propre expérience
5
. Elles sont, pour nous, une importunité de penser l’homme,
la question la plus anthropologique qui soit.
En optant pour la formulation « qui », nous nous proposons en effet une démarche
définitionnelle. Nous renonçons en quelque sorte à la formulation « qu’est-ce que » qui se
veut celle du fondement, de l’ontologie. Le but ici est de découvrir notre identité profonde.
1
Nous reprenons successivement l’idée que Socrate, Aristote et Adam Smith se font de l’homme.
2
L’homme comme naturellement bon nous vient de Jean Jacques Rousseau qui s’insurge contre la vision
hobbesienne et machiavélien de considérer l’homme comme foncièrement mauvais.
3
Cf. R. DESCARTES, Discours de la méthode. Paris, J. Vrin, 1954, p.
4
C. NKETO Lumba, La faim sans fin en Afrique, Préface de Jean ONAOTSHO Kawende. Paris, L’Harmattan,
2015.
5
. Cf. Ib., p. 11.
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Cela, afin de mieux nous orienter, de mieux agir ; car nos actions dépendent de notre
compréhension de l’homme.
Ce faisant, nous partons de l’idée selon laquelle l’homme est un tout, une
excédentarité indivisible par-delà sa complexité. De cet aperçu englobant et universalisant,
pour ne pas dire humanisant de la personne nous considérerons la particularité comme une
contribution à l’universel. Ainsi nous tenterons de cerner homme africain, en partant d’une
auto-marginalisation, signe d’une réflexion sans complaisance. Enfin, nous terminerons par
un plaidoyer. Nous le voulons un essai de réponse à la question kantienne ; celle de savoir ce
qu’il nous est permis d’espérer. Pour nous, il s’agit bien évidemment d’un exister authentique
de l’homme en général et de l’homme africain en particulier.
I. L’homme, cette unité indivisible par-delà sa complexité
Le professeur Nketo se range contre toute approche dualiste de l’être humain. C’est ce
qu’il dit lorsqu’il affirme que le « dualisme n’est pas capable de signifier l’unité de
l’expérience humaine telle qu’elle est illustrée, en l’occurrence, par la corporéité et le
phénomène du sentir»
6
.
En effet, c’est depuis l’antiquité que s’est développée la conception dualiste qui
établit chez l’homme une distinction nette entre le corps et l’âme ; elle trouve son point
d’orgue au temps moderne. Ainsi, la conception que Platon se fait du corps, par exemple, se
fonde sur l’opposition ontologique sensible et intelligible –, l’âme étant alors considérée
comme supérieure à la matière et donc subordonnée au corps. En ce sens, « l’union du corps
et de l’âme est, chez lui, simplement accidentelle ».
7
Descartes, quant à lui, distingue la res
cogitans et la res extensa. Pour le père de la modernité et initiateur du cogito ergo sum, je me
connais en tant que chose pensante avant de me connaître en tant que corps. Dès lors, je puis
me tromper de n’avoir aucun corps, mais non de penser ; d’où la mise à plat de la dimension
corporelle et la valorisation de la dimension rationnelle de l’homme.
Cependant pour Nketo et selon la description phénoménologique, celle de la structure
fondamentale qu’est l’existence comprise comme l’expérience intégrale de l’homme en tant
qu’être explicité, il est un impératif de réconcilier la raison et l’expérience. En ce sens, la
phénoménologie devient la voie obligée qui aide à saisir l’expérience humaine. Car, elle nous
6
C. NKETO Lumba, o.c., p. 21.
7
C. NKETO Lumba, Cours d’Anthropologie philosophique, deuxième graduat. Kinshasa, Université Catholique
du Congo, 2013-2014. Inédit.
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apprend à déconstruire les évidences superficielles pour accéder aux « choses-mêmes » dans
leur manifestation originaire.
8
C’est dans ce sens que Nketo nous interpelle contre toute unité de la conscience au
monde, comprise comme une simple connexion causale mécanique entre deux choses ou
comme un simple rapport d’action-réaction entre un organisme et son environnement.
9
Pour
palier contre cette conception chosiste et causale du rapport entre le sujet connaissant et le
monde, la phénoménologie, en l’occurrence celle élucidée par Merleau-Ponty, nous enseigne
beaucoup. Elle nous ouvre à l’expérience d’intentionnalité et de transcendance de l’homme.
« L’homme est désormais compris unitairement comme être-au-monde ».
10
La
concrétisation d’une telle pensée est manifeste dans la valorisation de cette expérience que le
professeur Nketo appelle « affectivité ».
11
De fait, il est erroné de soutenir une idée réductionniste du corps au simple
instrument, au même titre qu’un objet ou encore de considérer le monde ou l’histoire comme
un spectacle dans lequel je ne puis être impliqué. C’est pour remédier à ces lacunes que la
phénoménologie présente le corps-mien comme « le milieu formateur du sujet et de
l’objet »
12
, le protégeant de facto de tout dualisme.
Désormais, le corps symbolise la tension entre l’intériorité et l’extériorité. Il est à la
fois et sous le même rapport « touchant-touché », au point qu’est établi une réversibilité du
senti et du sentant, m’interdisant de dire en toute objectivité laquelle de mes deux mains
touche ou est touché par l’autre lorsqu’elles se croisent. C’est cette réversibilité que Nketo
comprend comme l’expression même de l’affectivité définie par Parain-Vial comme « ‘ce qui
sent et se sent, mais sans que ce soit par l’intermédiaire d’aucun sens’ »
13
.
Coupant court, tout en restant attacher à ce qui précède, disons que l’âme et le corps
font un. C’est par nos corps en effet que nous habitons le monde, que nous participons à la
chair du monde, que nous vivons au monde avec d’autres corps. Et ce corps n’est pas muet.
Car, c’est par lui que nous donnons sens, compris comme sentiment, signification et
orientation, et nous communiquons avec autrui. Mais cette nouvelle approche de l’homme a-
t-elle contribué à changer l’image de l’homme notamment l’Africain ? Qui est-il réellement ?
8
C. NKETO Lumba, o. c., p. 22.
9
Ib., p. 24.
10
Ib.
11
Ib..
12
MERLEAU-PONTY, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 193.
13
J.PARAIN-VIAL, Tendances nouvelle de la philosophie, Le centurion, 1978, p. 216, cité par C. NKETO
Lumba, o.c., p. 27.
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II. L’homme africain. Pour une réflexion sans complaisance
Comment appréhender qui est réellement l’homme africain ? Certes, il n’est pas
l’humanité, mais plutôt une de ses composantes. Il est un homo tel que nous avons tende le
cerner à la lumière de Nketo. Son corps n’est plus un objet de sapprobation et fort encore,
il peut oser penser par lui car doté de raison. Mais, suffit-il de le dire pour assumer l’ironie de
l’histoire ? Une histoire marquée par la remise en cause du statut de l’homme africain, objet
de plusieurs controverses à l’instar des critiques acerbes portées par Hegel ou encore
Nietzsche jusqu’au point de lui nier toute humanité. Une histoire dans laquelle l’Africain est
déconsidéré, est simplement et sans procès réduit à un bien.
C’est justement de cette image négative que nous proposons de partir pour cerner
l’homme africain. Nous estimons que partir des plaies qui l’ont rongé et le rongent encore
aujourd’hui est loin d’être le signe d’un quelque complexe, mais bien une démarche
originale. Jean Onaotsho en est convaincu en ces termes :
« Pour éviter de se laisser phagocyter par le vent de la globalisation, l’Afrique doit, au
préalable, s’automarginaliser. Ceci est une exigence pour l’Afrique de faire halte pour
s’interroger, s’examiner afin de se doter des moyens nécessaires pour participer
activement à la marche du monde et à la construction de l’avenir de l’humanité.
L’automarginalisation n’est pas un repli narcissique de l’Afrique mais une
démarche visant à se donner les moyens de maitriser la logique de la rationalité et
de s’approprier les apports de la technoscience au profit d’une volonté de
puissance qui permette à l’Afrique de participer activement aux décisions qui
président à la marche du monde »
14
.
Méthodique, l’« auto-marginalisation » de l’homme africain est la voie qu’emprunte
Nketo pour déceler ce qu’est foncièrement l’Africain et ainsi être à même de proposer une
perspective nouvelle et valorisante, une description objective de l’Africain. Il est question
« de s’examiner afin de doter des moyens nécessaires pour participer activement à la marche
du monde et à la construction de l’avenir de l’humanité ».
15
En effet, pour répondre à la question de la condition de l’homme africain en général et
du congolais en particulier, Nketo part d’une réalité existentielle dominante, à savoir
l’expérience de la faim. Ce faisant, contrairement à Leibniz qui met l’accent sur le « quelque
chose » de sa question philosophique « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »,
Nketo s’intéresse à ce rien dont l’Africain ne cesse de faire l’expérience ; c’est ainsi qu’il
cherche à savoir « Pourquoi n’y a-t-il ‘rien’ plutôt que quelque chose ? ».
14
C. NKETO Lumba, o.c., p. 12.
15
Ib., p. 12.
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Loin de nous plonger dans les soubassements de l’émergence de la question
leibnizienne qui peut être compris à la lumière du principe de raison suffisante qui stipule que
« rien ne se fait sans raison suffisante, c’est-à-dire que rien n’arrive, sans qu’il soit possible à
celui qui connaîtrait assez les choses, de rendre une raison qui suffise pour déterminer,
pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement », tournons-nous plutôt notre regard sur la
nouvelle formulation que nous propose Nketo. « Pourquoi n’y a-t-il ‘rien’ plutôt que quelque
chose ? ». Le but de ce questionnement dans la version nketonienne, est de « décrypter le
sens du vécu dramatique de l’être africain »
16
, mais surtout de lutter pour qu’il y ait
désormais quelque chose.
Pour l’Africain actuel, le rien est plus dramatique que le quelque chose. Le rien ici est
le phénomène de la faim sans fin qui ronge et conditionne toute la vie de l’Africain, peu
importe qu’il soit un homme d’Etat, un homme d’Eglise ou un simple citoyen. La faim,
souligne Nketo, est devenue une expérience qui définit pratiquement l’être même de
l’Africain. « C’est à l’aune de celle-ci qu’on peut comprendre l’action et la parole du
politique, du scientifique, du religieux, etc. ».
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Politiciens, pasteurs, entrepreneurs, hommes
ordinaires, la faim est le mobile pour comprendre leurs actions.
La faim dont il est ici question n’est pas celle de quelqu’un qui a bien mangé et qui est
sûr de manger le moment venu, mais dont l’estomac est creux entre ces deux repas. Il s’agit
au contraire de cette expérience de la carence radicale, de la finitude exaspérante, d’un
dénuement total. Il s’agit de cette faim qui n’a pas de fin, de cette faim qui ne nourrit aucun
espoir de solution prévisible.
18
Manger dans ce contexte est accidentel.
Ce manque radical, qui s’étend sur toutes les dimensions de la vie, déborde les
multiples explications systématiques que l’adulte peut donner à un enfant qui veut à tout prix
savoir pourquoi il n’y a rien plutôt que quelque chose. Dans la mesure l’enfant se situe
dans un processus du « retour à la chose même » telle que vécue par l’Africain. La faim sans
fin, le manque de satisfaction des besoins primaires est dès lors la condition de possibilité de
compréhension de l’action et de la parole, de l’engagement et du reniement, du serment et du
parjure des individus et des sociétés. C’est dans ce sens que « l’Africain est plus que réduit
non pas à lutter pour la vie mais contre la mort. On n’est pas loin de penser que c’est « la
faim » qui justifie le moyen ».
19
16
Ib., p. 62.
17
C. NKETO Lumba, o.c., p. 63.
18
Ib.
19
Ib., p. 66.
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