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La peur du regard des autres
02/04/09
Les facteurs présidant à l'éclosion et au maintien de la phobie sociale sont nombreux. Née voilà
à peine une quinzaine d'années, la psychopathologie cognitive a souligné l'implication
de divers dysfonctionnements cognitifs dans l'apparition et la persistance de ce trouble. Arnaud
D'Argembeau et Martial Van der Linden, du Secteur de psychopathologie cognitive de l'ULg,
ont consacré un chapitre à la question dans le premier Traité de psychopathologie cognitive de langue
française.
Rougir et transpirer quand une personne qui
ne vous est pas familière engage la conversation avec vous, s'isoler dans un coin en cas de
participation à une réception, rester muré dans le silence pendant une réunion de travail, être tétanisé à
l'idée de devoir prononcer un discours en public, ne pas oser demander un renseignement dans
un magasin... L'existence est lourde lorsque tout le poids d'une phobie sociale (PS) vous fait
courber l'échine. À l'occasion des interactions sociales avec d'autres personnes, vous
vous sentez sans cesse observé, jugé, évalué négativement. Aussi avez-vous tendance à vous tenir à
l'écart, à éviter les contacts. Votre vie sociale et professionnelle ne peut qu'en pâtir.
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Selon la quatrième édition du Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Desorders (DSM-IV), publié par
l'Association américaine de psychiatrie, la phobie sociale se définit comme «une peur persistante et
intense d'une ou plusieurs situations sociales ou bien de situations de performance durant lesquelles
le sujet est en contact avec des gens non familiers ou bien peut être exposé à l'observation attentive
d'autrui. Le sujet craint d'agir (ou de montrer des symptômes anxieux) de façon embarrassante
ou humiliante».
On scinde classiquement les PS en une forme généralisée, qui touche un large éventail de situations
sociales, et une forme spécifique, qui concerne une, voire quelques situations bien circonscrites, telle la
peur de parler en public. Envisagée globalement, la phobie sociale est le trouble anxieux le plus fréquent
et, ainsi qu'on peut le lire dans le deuxième tome du Traité de psychopathologie cognitive(1), elle se
classe en troisième position parmi tous les troubles psychiatriques, après le trouble dépressif majeur et la
dépendance alcoolique.
La PS est à prédominance féminine, puisque, selon la littérature scientifique, elle toucherait trois
femmes pour deux hommes. Il s'agit d'un trouble chronique dont la durée moyenne
serait d'environ 20 ans. En outre, elle s'accompagne souvent d'autres troubles
psychopathologiques parmi lesquels les plus fréquents sont, par ordre décroissant, les autres troubles
anxieux, les troubles de l'humeur et les troubles liés à l'abus de substances.
La plupart du temps, la phobie sociale connaît un début précoce - elle éclot habituellement à
l'adolescence, à un âge moyen compris entre 15 et 18 ans. Toutefois, il arrive qu'elle soit
diagnostiquée bien plus tôt encore, chez des enfants âgés de 8 ans à peine, et que chez des enfants de
2 ou 3 ans, une timidité extrême alliée à une réticence sociale en trace le sillon. «De façon plus générale,
de très jeunes enfants présentent ce qu'il est convenu d'appeler un tempérament évitant :
ils manifestent de la peur, de l'évitement ou de la réticence face à des situations, des personnes
ou des objets non familiers, explique Arnaud D'Argembeau, chercheur qualifié au Fonds de la
Recherche Scientifique (F.R.S.-FNRS). Il est acquis que cette prédisposition, qualifiée d'inhibition
comportementale, augmente la probabilité de souffrir par la suite d'une anxiété sociale élevée
pouvant même s'avérer être une phobie sociale.»
Le professeur Martial Van der Linden, responsable de l'Unité de psychopathologie
et neuropsychologie cognitive à l'Université de Genève ainsi que du Secteur de
psychopathologie cognitive à l'Université de Liège (ULg), précise par ailleurs que la présence
d'anxiété sociale prédispose au développement d'un état clinique de phobie sociale tel que
défini par les critères du DSM-IV. Ce qui semble corroborer l'idée d'un continuum allant de la
simple timidité à la PS.
Un versant cognitif
Les facteurs de risque associés au développement et au maintien de la phobie sociale sont nombreux.
Les études mettant en scène des jumeaux monozygotes, de même que celles qui se sont centrées sur
les parents au premier degré d'individus souffrant de ce trouble, soulignent l'existence
d'une prédisposition génétique à en être atteint. Ainsi, à la lumière des travaux de Murray B. Stein,
de l'Université de Californie, à San Diego, l'incidence de la PS généralisée serait dix fois plus
importante chez les parents au premier degré de personnes souffrant elles-mêmes de PS(2). Cependant,
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la génétique n'explique pas tout, loin s'en faut. La preuve en est que, comme le rapportent
Arnaud D'Argembeau et Martial Van der Linden, «a majorité des parents au premier degré et la
majorité des jumeaux monozygotes des individus diagnostiqués PS ne présentent pas le trouble». De
surcroît, les deux psychologues soulèvent une «question subsidiaire» : la prédisposition génétique observée
est-elle spécifique de l'anxiété sociale ou sous-tend-elle une propension plus générale à ressentir des
affects négatifs ?
Quittons le monde des gènes. Quelles sont les autres variables impliquées ? D'une part, le type de
tempérament nous avons parlé du tempérament évitant. D'autre part, des expériences sociales qui se
sont révélées négatives, l'individu ayant éprouvé le sentiment de mal maîtriser la situation, d'avoir
été ridiculisé, humilié. Songeons par exemple à un exposé scolaire qui a suscité la risée de la classe.
Autre élément encore : un mode d'éducation inapproprié. Plusieurs travaux ont notamment montré que
l'environnement familial des patients PS était soit davantage «rejetant» et émotionnellement distant,
soit, à l'opposé, surprotecteur et possessif.
Quoi qu'il en soit, l'étiologie de la phobie sociale ne se réduit pas à un seul facteur de risque ; au
contraire, elle est le fruit d'un ensemble de variables en interaction, chacune d'entre elles prise
isolément ne constituant ni une condition nécessaire ni une condition suffisante au développement du trouble.
La PS ne comprend-elle pas aussi un versant cognitif ? La réponse est oui. Pourtant, celui-ci était pratiquement
inexploré avant la naissance, il y a une quinzaine d'années, de la psychopathologie cognitive.
L'échelle de la timidité
Il y a quelques mois, furent publiés les deux tomes du Traité de psychopathologie cognitive(3), lequel
représente une première en langue française et, pour l'heure, ne connaît pas d'équivalent en
anglais. Les éditeurs de ces deux volumes, dont le premier fournit des bases conceptuelles et méthodologiques
et le second, une approche de symptomatologies diverses, comme l'état de stress post-traumatique,
le trouble obsessionnel-compulsif (TOC), la schizophrénie, la dépression, l'anxiété généralisée ou la
phobie sociale, sont Martial Van der Linden (Liège, Genève) et Grazia Ceschi, de l'Université de
Genève.
Dans le second tome du traité, Arnaud D'Argembeau et Martial Van der Linden ont rédigé un chapitre
ils dressent l'état des connaissances relatives au fonctionnement cognitif dans la phobie sociale.
L'idée maîtresse qui ressort des théories cognitives des troubles anxieux est que des «croyances
dysfonctionnelles» et des «biais cognitifs» dans le traitement des informations sociales contribuent au
développement, au maintien et à la récurrence de ces troubles. «En effet, dit Arnaud D'Argembeau, ces
deux types de dysfonctionnements cognitifs vont amener l'individu à considérer les situations sociales
comme une menace, celle d'être évalué négativement par autrui.»
Précisons les concepts. En psychopathologie cognitive, les biais cognitifs (d'attention, de jugement
et d'interprétation, de mémoire...) renvoient à des situations dans lesquelles le sujet traite
préférentiellement certains types d'informations au détriment d'autres, privilégiant par exemple
celles qui revêtent une connotation négative ou éveillent l'idée de danger. Pour leur part, les croyances
dysfonctionnelles se fondent sur un ensemble complexe d'associations entre concepts, qui sont
stockées en mémoire sémantique (voir encadré déjà publié et intitulé La mémoire multiple) et confèrent une
coloration particulière à la lecture que le sujet a du monde et de lui-même, en modulant son fonctionnement
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cognitif, affectif et relationnel. Ainsi, chez les patients atteints de troubles obsessionnels-compulsifs, on
observe très souvent un sens hypertrophié de la responsabilité personnelle. La psychopathologie cognitive
suit également un troisième fil rouge, les déficits cognitifs, mais cette piste n'a pratiquement pas été
explorée à ce jour dans le cadre des recherches sur l'anxiété sociale et sa manifestation paroxystique,
la PS. Ces déficits traduisent l'incapacité de réaliser certaines fonctions cognitives de base, quel que
soit le contenu de l'information à traiter. Par exemple, la mémoire peut être déficiente dans une de ses
composantes.
Avant de pénétrer plus avant dans l'univers des biais cognitifs et des croyances dysfonctionnelles
impliqués dans la phobie sociale, une question préliminaire mérite d'être soulevée : existe-
t-il un « continuum de la timidité » ? En d'autres termes, n'y aurait-il guère
que des différences quantitatives entre toutes les manifestations d'anxiété sociale, de
la «simple» timidité(4) - sa prévalence est de 40 à 50% dans la population générale -
jus qu'à la PS généralisée
et au trouble de personnalité évitante ? Bien que certains auteurs revendiquent la présence de différences
qualitatives fondamentales entre ces difficultés psychologiques, un large consensus se dégage pour voir dans
ces dernières l'expression, à des degrés divers, d'un même phénomène. «Des déficits dans
les habiletés sociales, un évitement des situations sociales, ainsi que des cognitions reflétant une peur des
évaluations négatives sont présents aussi bien chez les personnes timides que chez les personnes ayant une
PS», écrivent Arnaud D'Argembeau et Martial Van der Linden(5).
Focalisation sur soi
Le modèle cognitif « classique » de la phobie sociale a été proposé en 1995 par David M. Clark, du King's
College London, et Adrian Wells, de l'Université de Manchester. Deux ans plus tard, Ronald M. Rapee,
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de la Macquarie University, à Sydney, et Richard G. Heimberg, de la Temple University, à Philadelphie,
présentèrent un modèle assez voisin.
Pour Clark et Wells, les patients PS nourrissent certaines croyances dysfonctionnelles bien précises.
Premièrement, ils ont des standards excessivement élevés concernant ce que l'on attend d'eux
dans les situations sociales. «Ils ont l'impression que les autres personnes escomptent qu'ils
seront parfaits, ne laisseront transparaître aucun signe de faiblesse», précise Arnaud D'Argembeau.
Deuxièmement, ils développent des croyances conditionnelles à propos des évaluations sociales («Si je me
trompe dans mon exposé, les autres vont me ridiculiser») et des croyances inconditionnelles à leur propre sujet
(«Je ne suis pas intelligent»). Comme l'indique Martial Van der Linden, la conjonction de ces éléments
conduit l'individu à assimiler les situations sociales à une source de danger et, partant, à éprouver de
l'anxiété lorsqu'il y est confronté ou en passe de l'être, mais aussi, si faire se peut, à les
éviter.
Le modèle de Clark et Wells insiste par ailleurs sur
l'existence de plusieurs biais cognitifs tendant à perpétuer les croyances erronées et l'anxiété
subséquente. De nombreuses études expérimentales se sont attachées à en tester la réalité. Dans l'état
de la question qu'ils ont dressé, Arnaud D'Argembeau et Martial Van der Linden résument
et commentent ces différents travaux. Quoique certaines études s'avèrent parfois contradictoires, la
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