L’Information psychiatrique 2012 ; 88 : 187–93 PATHOLOGIE DES INTERACTIONS PARENTS-ENFANTS Les mères borderline : comprendre et soutenir les interactions avec leur(s) enfant(s) Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 78.47.27.170 le 07/02/2017. Laure Rouillon 1 , Lionel Cailhol 2 , Jean-Philippe Raynaud 3 , Franck Hazane 4 , Laurence Carpentier 5 , Cécile Garrido 4 RÉSUMÉ Cet article se propose d’étudier les conséquences du trouble de personnalité borderline sur les interactions entre les mères qui en sont atteintes et leurs jeunes enfants, à partir des connaissances théoriques actuelles et des données publiées dans la littérature. Du fait de leur symptomatologie et de leur histoire infantile souvent traumatique, l’accès à la parentalité des mères avec trouble borderline est complexe, avec comme conséquence pour leurs enfants des risques significativement supérieurs de développer des troubles affectifs, comportementaux ou psychiatriques. Cette recherche a pour objectif la conception d’un programme de soutien original à destination de ces mères et de leurs enfants, en partenariat avec la protection maternelle et infantile de la Haute-Garonne. Mots clés : mère, état-limite, relation mère-enfant, interaction précoce, attachement, parentalité, protection maternelle et infantile, revue de la littérature ABSTRACT Borderline mothers: understanding and support interactions with their children. This article proposes to study the effects of a borderline personality parent on the interactions between mothers who are affected and their young children, based on the current theoretical knowledge and data in the literature. Due to their symptoms and their often traumatic childhood history, access to parenting of mothers with borderline personality disorder is complex, resulting in their children being significantly at a higher risk of developing emotional, behavioural or psychiatric dysfunction. This research aims to design an original support programme for these mothers and their children, in partnership with the Maternal and Child Protection Programme of the Haute-Garonne geographical area. doi:10.1684/ipe.2012.0908 Key words: mother, borderline, mother-child relationship, early interaction, attachment, parenting, maternal and child health protection, literature review 1 Centre hospitalier G.-Marchant, route d’Espagne, 31000 Toulouse, France <[email protected]> 2 Centre hospitalier Montauban, urgences psychiatriques, 82000 Montauban, France 3 CHU, hôpital La Grave, pôle psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 31059 Toulouse Cedex 9, France 4 CHU Purpan, villa Ancely, service d’hospitalisation pour adolescents, 31059 Toulouse Cedex 9, France 5 Guidance infantile, hôpital de jour Les Bourdettes, 31400 Toulouse, France Tirés à part : L. Rouillon L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 3 - MARS 2012 187 Pour citer cet article : Rouillon L, Cailhol L, Raynaud JP, Hazane F, Carpentier L, Garrido C. Les mères borderline : comprendre et soutenir les interactions avec leur(s) enfant(s). L’Information psychiatrique 2012 ; 88 : 187-93 doi:10.1684/ipe.2012.0908 L. Rouillon, et al. RESUMEN Las madres borderline: comprender y apoyar las interacciones con su(s) hijo(s). Este artículo se propone estudiar las consecuencias del trastorno de personalidad borderline en las interacciones entre las madres que lo sufren y sus hijos jóvenes, partiendo de los conocimientos teóricos actuales y de los datos publicados en la literatura. A raíz de su sintomatología y de su historia infantil a menudo traumática, el acceso a la parentalidad por parte de las madres con trastorno borderline resulta complejo, con la consecuencia para sus hijos de unos riesgos significativamente superiores de desarrollar trastornos afectivos, comportamentales o psiquiátricos. Esta investigación tiene como objetivo concebir un programa de ayuda original dedicado a estas madres y sus hijos, en asociación con la Protección a la Madre y al Niño del departamento de Haute-Garonne (Francia). Palabras claves : madre, estado límite, relación madre-hijo, interacción precoz, apego, parentalidad, protección a la madre y al niño, repaso de la literatura développer un partenariat avec la protection maternelle et infantile de la Haute-Garonne. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 78.47.27.170 le 07/02/2017. Introduction S’il est communément admis à l’heure actuelle que le trouble de personnalité état-limite ou borderline (TP BDL) représente un enjeu majeur de santé publique, notamment du fait des conséquences psychosociales et du taux de mortalité suicidaire (4 à 10 %), ses conséquences sur l’entourage familial proche et notamment sur l’enfant restent peu étudiées [1], contrairement à d’autres pathologies comme la dépression maternelle [2]. Pourtant, « parce que les désordres du trouble de personnalité borderline se manifestent au niveau de l’attachement, du développement du moi et de la régulation des émotions – domaines correspondant aux “tâches” développementales de la petite enfance – une mère avec TP BDL peut induire un contexte de développement qui représente un véritable défi pour son enfant » [2]. Les théories de l’attachement développées par Bowlby soulignent que les besoins précoces de l’enfant pour son développement viennent justement solliciter ces différentes compétences maternelles [3]. Rappelons que selon cette théorie, les interactions avec sa figure d’attachement (le plus souvent la mère) doivent aider l’enfant à développer un système d’attachement sécure, qui lui permettra ultérieurement d’explorer sans crainte son environnement et de développer des relations satisfaisantes. Si ce « besoin primaire » ne peut être satisfait, pour des raisons diverses, le risque est le développement d’un attachement de type « insécure », « anxieux », « évitant » ou « désorganisé » (cette dernière catégorie ayant été introduite ultérieurement par une collaboratrice de Bowlby, Mary Main). À l’heure actuelle, des programmes de prévention de l’apparition de troubles chez l’enfant et de soutien à la parentalité existent pour différents troubles maternels, mais restent peu nombreux dans le cas des pathologies limites maternelles [4–9]. Dans ces conditions, nous avons voulu nous intéresser à la qualité des interactions précoces nouveau-né-mère avec TP BDL et développer à leur intention un programme spécifique de soutien. Notre démarche nous a conduit à 188 Traumatismes précoces et perturbation de l’attachement dans le trouble de personnalité borderline C’est de l’interaction entre des prédispositions biologiques et des expériences de vie survenues précocement au cours du développement que semble résulter la constitution d’un trouble de personnalité limite [10]. Trois types d’expériences vécues durant l’enfance semblent être des facteurs de risque de TP BDL : les abus sexuels précoces, les séparations prolongées avec la figure d’attachement ou les deuils et la négligence émotionnelle [11]. « La majorité des patients avec trouble de personnalité BDL ont fait l’expérience de traumatismes précoces qui demeurent irrésolus et continuent à désorganiser leur fonctionnement mental » [12], bien que ces expériences n’aient démontré être ni suffisantes, ni nécessaires pour l’installation d’une personnalité limite. Près de 90 % des patients rapportent un antécédent d’abus dans l’enfance et/ou de négligence émotionnelle avant 18 ans [13]. Soixante-deux pour cent rapportent une histoire d’abus sexuels et 86 % une histoire d’abus verbal, émotionnel et/ou physique. Ces antécédents traumatiques sont significativement plus fréquents (en particulier les abus sexuels, notamment dans l’enfance) et surviennent à un âge plus précoce chez les patients borderline que dans d’autres troubles de la personnalité. Par ailleurs, la sévérité des abus sexuels et des autres formes de maltraitance dans l’enfance est significativement corrélée à la fois à la sévérité de la psychopathologie borderline et au dysfonctionnement psychosocial. Précisons que, selon Bergeret, « le traumatisme psychique précoce doit être compris au sens affectif du terme ; il correspond à un émoi pulsionnel intense survenu dans un état encore trop mal organisé et trop peu mûr quant à son L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 3 - MARS 2012 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 78.47.27.170 le 07/02/2017. Les mères borderline : comprendre et soutenir les interactions avec leur(s) enfant(s) équipement, ses adaptations et ses défenses pour y faire face dans des conditions inoffensives ». L’approche clinique de ces pathologies est, par ailleurs, très évocatrice d’une problématique de l’attachement, la théorie de l’attachement étant un des idiomes de la psychologie développementale. Selon Guedeney et Guedeney [11], quatre des critères DSM [14] de la personnalité borderline sont en rapport avec la qualité de l’attachement : mode de relations interpersonnelles instables et intenses, efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginaires, instabilité marquée et persistante de l’image et de la notion de soi, instabilité affective. Gunderson, de son côté, a mis l’accent sur l’importance chez les états-limites des thèmes d’intolérance à la solitude et de terreur d’être abandonné, que l’on peut rattacher à la notion d’attachement insécure [11]. Fonagy est, quant à lui, à l’origine du concept de mentalisation, ou « fonction réflexive », issu de la théorie de l’esprit [12]. Il s’agit là de la capacité à discerner et à comprendre son propre comportement et celui des autres en termes d’états mentaux. Cette capacité réflexive, indispensable à l’organisation du moi, est selon lui défaillante chez les états-limites. Nous verrons que cette notion aide à la compréhension du fonctionnement des mères avec TP BDL et éclaire certaines conséquences en termes de qualité de l’attachement pour leurs enfants. Les « maternités » limites La maternité représente une période à risque pour les mères présentant un TP BDL. En effet, cette période s’avère pour elles une confrontation douloureuse à leur propre problématique : la régression inhérente à toute parentalité entraînant un processus d’identification au bébé [15], la mère avec TP BDL se voit renvoyée à ses propres difficultés infantiles et à ses besoins inassouvis. Pour comprendre ce qui diffère par rapport au processus habituel d’accès à la parentalité, il est donc nécessaire de revenir sur la propre enfance de ces parents avec TP BDL. Dès la grossesse, les capacités de représentation et d’élaboration de leur parentalité sont en défaut chez ces mères, les affects vis-à-vis du passé restant à l’état de traces mnésiques non communicables dans les cas de traumatismes ou d’enfances meurtries (cas fréquents, rappelons le, dans les TP BDL). Ainsi, la transparence psychique de la grossesse ne leur permet pas la remémoration et la figuration de souvenirs infantiles, préalable nécessaire à la mise en place de représentations maternelles lors de la naissance du bébé [8]. Les étayages narcissiques grands-parentaux sont également souvent inutilisables. Or, « lorsque le lien parent-enfant s’installe dans la confusion des histoires passées, il se structure de façon pathologique, avec des répétitions transgénérationnelles. Revue de littérature concernant les mères avec trouble de personnalité borderline Nous avons effectué une recherche bibliographique utilisant la base de données Medline avec les critères de recherche « mothers », « children » et « borderline personality disorder », ainsi que les bases de données francophones ASCODOCPSY et INIST avec les mots-clés « mères » et « trouble de personnalité limite ». Dimension de la sensibilité maternelle De nombreux auteurs soulignent et ont démontré par des études comparatives le défaut de sensibilité maternelle observé chez les mères borderline. Newman et Stevenson retrouvent des mères moins sensibles et moins structurées dans leurs interactions avec leurs enfants que des mères « témoins » lors d’une séquence de jeu libre filmée puis interprétée à l’aide d’une échelle de « disponibilité émotionnelle » (emotional availability [EA]) [7, 8]. Ces résultats sont cohérents avec ceux de l’étude de Hobson et al. et Crandell et al. [16, 17], qui observent, en situation de jeu, des mères « plus intrusives et insensibles » envers leurs enfants. Cette équipe a également utilisé la procédure dite du « still-face » pour évaluer les interactions mères-bébés [17]. Ce protocole de recherche paradigmatique a été développé par Cohn et Tronick en 1989 afin d’observer le nourrisson dans une situation inattendue légèrement stressante. Il s’agit d’une séquence de six minutes se partageant en trois épisodes de deux minutes chacun. Le bébé et la mère sont en situation de face à face et doivent jouer « comme ils le feraient à la maison ». Puis, il est demandé à la mère de figer son visage pendant deux minutes. Les réactions du bébé à cette interruption imprévisible pour lui sont observées. Dans la troisième séquence (« retrouvailles ») mère et bébé interagissent à nouveau, cherchant à recréer un échange de qualité. Les auteurs ont comparé avec ce protocole huit mères avec TP BDL (selon le structured clinical interview for DSM-III-R) et 12 mères « témoins ». Les enfants étaient âgés de huit à 12 semaines. Les résultats soutiennent des interactions globalement « moins satisfaisantes » avec leurs enfants dans le cas des mères avec TP BDL. Le Nestour et Danon ont également utilisé ce dispositif du « still-face » dans le cadre d’une recherche longitudinale de grande ampleur [18] : 109 dyades sont suivies sur la première année de vie de l’enfant. Les premiers résultats, évaluant 25 premières dyades de la cohorte, retrouvent de manière significative des comportements plus intrusifs de la part des mères avec TP BDL tout au long du « stillface ». L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 3 - MARS 2012 189 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 78.47.27.170 le 07/02/2017. L. Rouillon, et al. Par ailleurs, les auteurs mettent en évidence la moins grande variété des comportements de ces mères, semblant compenser la moins grande richesse dans les interactions par un excès de stimulation. Cela s’observe particulièrement lors de la dernière séquence, au cours de laquelle le débordement émotionnel l’emporte le plus souvent chez le nourrisson de mère avec TP BDL, sur-sollicité par celle-ci, alors que les mères témoins laissent le plus souvent le bébé être à l’initiative de la reprise des échanges. Or, la dimension « sensibilité maternelle » a été particulièrement étudiée et corrélée à la qualité de l’attachement chez l’enfant. Ainsi, les travaux de Ainsworth suggéraient déjà l’importance de la sensibilité (sensitivity = capacité de percevoir et d’interpréter correctement les signaux émis par l’enfant) de la mère aux signaux de l’enfant, ainsi que sa capacité à y répondre (responsiveness). Cette sensibilité maternelle est liée selon cette auteur aux représentations du parent concernant l’attachement : des représentations insécures chez la mère sont associées à des réponses peu sensibles à destination de son enfant, Or, ce « défaut » de sensibilité maternelle peut secondairement conduire à développer un attachement insécure chez l’enfant. Dimension relationnelle Les mères présentant un TP BDL présentent une discontinuité importante dans leurs interactions avec leur enfant. Ainsi, Hobson et al. et Crandell et al. [16, 17] ont comparé les comportements en « situation étrange » de mères présentant un TP BDL, un épisode dépressif majeur, ou l’absence de psychopathologie. Rappelons que la « situation étrange » est un dispositif fait d’épisodes successifs de séparation ou retrouvailles avec la figure d’attachement. Les mères avec TP BDL y montrent une communication affective discontinue. De manière générale, le style interactif de ces mères est décrit comme « rythmé par la contrainte, l’intrusion, le retrait », avec des discontinuités relationnelles importantes [5]. « Les relations mères-bébés risquent de reproduire l’alternance entre des discontinuités-lâchages déprivant et des rapprochés-collés excitant que les patientes étatslimites mettent en place dans toutes leurs relations ; le bébé passant sans cesse du statut de bébé adoré/idéal à celui de bébé redouté/persécuteur. Ces mères tendent à développer une relation chaotique avec leur enfant » [4]. Selon une étude conduite par Barnow et Ruge [19], les enfants de mères borderline les perçoivent plus souvent comme « surprotectrices ». Détaillés à l’aide de l’échelle suédoise EMBU (« souvenirs concernant sa propre éducation » : évaluation du style parental tel que perçu par l’enfant lui-même au niveau de la chaleur émotionnelle, du rejet, de la surprotection), les styles parentaux les plus fré- 190 quemment retrouvés sont : « parent invalidant » et contrôle « sans amour ». Pour l’auteur, ces mères dénient les besoins et désirs de leurs enfants, et utilisent des mesures de contrôle excessives et incohérentes. Or, pour le développement d’un système d’attachement sécure chez l’enfant, il est nécessaire qu’il construise avec sa figure d’attachement un système de « partenariat corrigé quant au but » [11], qui repose sur la reconnaissance de leurs états émotionnels respectifs et leur capacité mutuelle à distinguer leur point de vue de celui de l’autre. Tâche difficile, nous l’avons vu, quand la figure d’attachement souffre d’un défaut de « fonction réflexive » [12]. Le risque est alors, chez l’enfant, le développement d’un système d’attachement de type insécure, voire « désorganisé », avec une vision chaotique et menaçante du monde. Dimension de carences éducatives ou négligence affective Feldman et al. ont réalisé une étude comparant la vie familiale de 21 enfants avec mère borderline et 23 enfants de mères avec autre trouble de personnalité [1]. Les premiers ne subiraient pas plus de violences physiques que les sujets témoins de la part de leurs parents. En revanche, les situations de maltraitance verbale de la part du père sont plus fréquentes et cette agressivité verbale est plus souvent chronique. Cela pourrait être en lien avec la tendance de ces mères avec TP BDL à s’entourer de compagnons maltraitants, dans une reproduction de leur passé traumatique. Les cas de consommation de drogues et d’alcool par les parents sont significativement plus fréquents dans le groupe des enfants de mères borderline, de même que l’exposition à des tentatives de suicide de la part de la mère (24 % des cas) mais aussi du père (19 % des cas). S’il ne s’agit donc pas de maltraitance « active », cette étude souligne l’importance du risque de négligence parentale pour ces enfants. Le Nestour et al. soulignent, en effet, que « lors des comportements suicidaires ou d’automutilation, et en cas de crise, le rejet de l’enfant est manifeste » [4]. Or, nous avons vu précédemment que les carences et les négligences dans l’enfance était un facteur de risque de développer un trouble de l’attachement, voire un trouble de personnalité. Dimension thymique Outre le déséquilibre et la désorganisation d’une économie psychique précaire, la grossesse chez les mères avec TP BDL augmente également les risques de décompensations graves de trouble de l’humeur, en particulier d’épisodes dépressifs pouvant prendre des formes cliniques complexes [2]. Cela peut entraîner des séparations prolongées avec la figure d’attachement. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 3 - MARS 2012 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 78.47.27.170 le 07/02/2017. Les mères borderline : comprendre et soutenir les interactions avec leur(s) enfant(s) Ainsi, les mères, qui présentent un TP BDL sont significativement moins sensibles, ont une relation à leurs enfants plus discontinue, avec une alternance intrusion-rejet, et présentent également un risque supérieur de négligence de celui-ci, ainsi que de décompensation dépressive pour ellemême. Compte tenu des conséquences que cela peut avoir sur le devenir de l’enfant, il apparaît opportun de proposer une aide spécifique à ces jeunes mères. Elles se perçoivent d’ailleurs elles-mêmes comme moins compétentes, plus stressées et moins satisfaites par leurs compétences parentales. Tous ces éléments nous conduisent, avec Apter-Danon, à l’interrogation suivante : « La capacité du jeune enfant à donner du sens à ses émotions et à se représenter un monde cohérent peut-elle s’organiser dans le cadre des patterns interactifs qui peuvent se mettre en place (entre une mère état-limite et son enfant) ? » Nous allons examiner ci-dessous les conséquences psychopathologiques le plus souvent décrites chez les enfants de mères avec TP BDL. Il ressort de cette étude longitudinale que les troubles de personnalité chez les parents sont les troubles psychiatriques les plus prédictifs de l’apparition de troubles émotionnels, du comportement ou psychiatriques chez les enfants. Ces perturbations seraient davantage liées au style de vie familial dans son ensemble qu’aux comportements atypiques dus au trouble psychiatrique lui-même. En effet, après contrôle sur les facteurs de risque intrafamiliaux, les enfants de parents avec trouble psychiatrique ne montrent pas d’augmentation significative de perturbations émotionnelles et/ou comportementales qui soit indépendante du contexte familial psychosocial dans son ensemble. Le fait d’avoir un parent atteint d’un trouble psychiatrique doit donc plutôt être considéré comme un des nombreux facteurs de risque psychosociaux, qui ont plus d’autant plus de conséquences lorsqu’ils sont combinés. Or, le TP BDL serait fortement lié à une vie familiale instable, les enfants expérimentant ici plus souvent des bouleversements dans la composition du foyer, des changements d’écoles du fait de la mobilité de la famille, des placements en dehors de la famille. Les risques pour l’enfant Les perturbations affectives et relationnelles Selon Guedeney, au travers des soins et des échanges s’opèrerait un passage du psychisme de la mère à celui du bébé. On peut supposer que, outre la qualité de l’attachement, les modèles de régulation émotionnelle ou certains mécanismes de défense seraient ainsi également transmis du parent au bébé. Par ce mécanisme, l’enfant peut finalement être confronté aux mêmes types d’affects que ceux que son parent a connu, et donc développer des défenses similaires (défaut de mentalisation et de « théorie de l’esprit », difficulté à réguler ses émotions, insécurité de l’attachement). Ainsi, « les perturbations dans la relation mère avec TP BDL/enfant peuvent conduire à un développement insécure et désorganisé chez l’enfant » [7]. Or, de nombreuses recherches montrent que la sécurité d’attachement protège contre la formation de troubles psychologiques [11]. Dans notre revue de littérature, nous avons dénombré cinq études comparatives et l’étude prospective évaluant les risques de perturbations chez les enfants de mères avec TP BDL. Ces perturbations peuvent être classées en quatre catégories. Les perturbations comportementales En 1984, une étude prospective de quatre ans a été conduite par Rutter et Quinton auprès des familles de 137 adultes nouvellement adressés à des services de psychiatrie anglais [20]. Les résultats ont été comparés à ceux obtenus par une population de familles « témoins ». Barnow et Ruge retrouvent également dans le sousgroupe d’enfants précédemment cité un score plus élevé au niveau du trait de tempérament [19] : « évitement du danger » lors de la passation de l’inventaire de tempérament et caractère (développé par Schmeck et Poustka en 2001). Macfie et Swan ont évalué les capacités narratives d’enfants de quatre à sept ans par l’utilisation de récits à compléter, auprès de 30 enfants de mères avec TP BDL comparés à 30 enfants de mères indemnes de psychopathologie [2]. Ces capacités narratives sont le reflet des représentations de la relation parent-enfant, de l’image de soi et de la capacité à réguler ses émotions. Les résultats démontrent chez les enfants de mères avec trouble de personnalité : – une image de soi plus instable et un sentiment de honte (dévalorisation) ; – de faibles capacités de régulation des émotions ; – davantage de confusion entre l’imaginaire et la réalité ; – davantage d’intrusion de thèmes traumatiques. Crandell et al. retrouvent quant à eux un niveau plus bas de disposition à un engagement positif, un score plus bas d’organisation du comportement et de l’état d’esprit, et une proportion moindre de regards positifs envers l’intervenant chez les enfants de 12 mois en situation de « still-face » [17]. Les perturbations au niveau de l’attachement Rappelons que le dispositif de la « situation étrange » permet d’évaluer la qualité de l’attachement chez l’enfant. Ce scénario d’une vingtaine de minutes fait de séparations L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 3 - MARS 2012 191 L. Rouillon, et al. et de retrouvailles se déroule en laboratoire, en présence de l’un des parents. Les comportements d’attachements sont expérimentalement activés par l’induction d’un léger stress, provoqué par une brève séparation du parent, ainsi que par la présence d’une personne non familière. L’équipe de Hobson retrouve dans sa cohorte de dix enfants avec mère diagnostiquée borderline 80 % d’attachement « désorganisé » contre seulement 27 % dans le groupe témoin de 22 enfants [16]. Or, Pionnié et Atger soulignent qu’un trouble de l’attachement est un facteur de risque (ou de résilience) de la survenue de troubles psychiatriques à l’adolescence ou à l’âge adulte [21]. Les programmes de soins dans le traitement du TP BDL sont actuellement très peu répandus en France ; les réseaux de repérage et de suivi en périnatalité des familles « à risque » sont eux bien développés. C’est le cas du réseau de la protection maternelle et infantile. C’est pourquoi nous développons à l’heure actuelle un travail de partenariat afin de proposer un soin spécifiquement conçu pour les mères avec TP BDL. Conflits d’intérêts : aucun. Références Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 78.47.27.170 le 07/02/2017. 1. Le développement de troubles psychopathologiques Les enfants de mères borderline sont plus sujets aux idéations suicidaires, à la dépression, au TP BDL, au trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, ont une moins bonne image de soi, une instabilité des affects, un manque de confiance dans les relations interpersonnelles et un risque supérieur de présenter des troubles du comportement. Au total, le score de fonctionnement global est significativement inférieur chez les enfants de mères avec TP BDL que chez les enfants dont la mère présente un autre trouble de personnalité. De plus, Rutter et Quinton ont montré que la persistance des troubles psychiatriques chez l’enfant est significativement supérieure en cas de trouble de personnalité chez le parent [20]. 2. 3. 4. 5. 6. Conclusion Les données de la recherche clinique démontrent que les différentes capacités maternelles sont particulièrement mises à l’épreuve chez les mères souffrant d’un TP BDL. Ces difficultés à interagir de manière adaptée avec leur bébé trouvent leur origine dans l’histoire infantile de la mère borderline elle-même, dans les conséquences des traumatismes psychiques vécus sur son fonctionnement cognitif et affectif, ainsi que dans la symptomatologie actuelle de son trouble : dysrégulation émotionnelle, comportements autodestructeur notamment. Par ailleurs, la composante génétique du trouble est un domaine de recherche dont les résultats sont intéressants mais encore peu contributifs à la compréhension de sa transmission. S’il nous semble primordial de soutenir ces mères afin d’essayer d’éviter ou atténuer l’apparition de complications chez leurs enfants, l’arrivée d’un nouvel enfant, porteur d’espoir, offre la possibilité d’aborder les problématiques de la mère borderline, rarement inscrite dans le réseau de soin, et de lui permettre d’accéder à une reconnaissance et à une prise en charge de ses difficultés. 192 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. Feldman RB, Zelkowitz P, Weiss M, et al. A comparison of the family of mothers with borderline and nonborderline personality disorder. Compr Psychiatry 1995 ; 36 : 157-63. Macfie J, Swan AS. Representations of the caregiver-child relationship and of the self, and emotion regulation in the narratives of young children whose mothers have borderline personality disorder. Dev Psychopathol 2009 ; 21 : 993-1011. Bowlby J. L’attachement (1). Attachement et perte. Paris : PUF, 1976 (1re édition). Le Nestour A, Apter-Danon G, Heroux C, et al. Parentalités limites et prise en charge thérapeutiques. Psychiatr Enfant 2007 ; L.1 : 125-77. Aidane E, Wendland J, Rabain D, et al. Un suivi thérapeutique atypique : co-construction de la relation précoce d’une mère borderline et son bébé. Psychiatr Enfant 2009 ; LII : 131-66. Laporte L. Un défi de taille pour les centres jeunesse. Intervenir auprès des parents ayant un trouble de personnalité limite. Sante Ment Que 2007 ; XXXII : 97-114. Newman L, Stevenson C. Issues in infant-parent psychotherapy for mothers with borderline personality disorder. Clin Child Psychol Psychiatry 2008 ; 13 : 505-14. Newman L, Stevenson C. Parenting and borderline personality disorder: ghosts in the nursery. Clin Child Psychol Psychiatry 2005 ; 10 : 385-94. Newman L, Stevenson C, Bergman L, et al. Borderline personality disorder, mother-infant interaction and parenting perceptions: preliminary findings. Aust N Z J Psychiatry 2007 ; 41 : 598-605. Linehan MM. Traitement cognitivo-comportemental du trouble de personnalité état-limite. Genève : Médecine et hygiène, 2000. Guedeney N, Guedeney A. L’Attachement concepts et applications. Paris : Masson, 2006 (2e édition). Fonagy P, Steele H, Moran G. The capacity for understanding mental states: the reflective self in parent and child and its significance for security of attachment. Infant Ment Health J 1991 ; 13 : 200-17. Zanarini MC, Williams AA. Reported pathological childhood experiences associated with the development of borderline personality disorder. Am J Psychiatry 1997 ; 154 : 1101-6. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 3 - MARS 2012 Les mères borderline : comprendre et soutenir les interactions avec leur(s) enfant(s) 14. American Psychiatric Association. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. 4e edition, texte revisé. Washington DC : American Psychiatric Association, 2000 (traduction française par J.D. Guelfi, et al., Paris : Masson, 2003). 15. Winnicott D. La mère suffisamment bonne. Paris : Éditions Payot et Rivages, 2006 (3e édition). 19. 20. 21. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 78.47.27.170 le 07/02/2017. 16. Hobson RP, Patrick M, Hobson J, et al. How mothers with borderline personality disorder relate to their year old-infants. Br J Psychiatry 2009 ; 195 : 325-30. 17. Crandell L, Patrick M, Hobson P. ‘Still-face’ interactions between mothers with borderline personality disorder 18. and their 2-month-old-infant. Br J Psychiatry 2003 ; 183 : 239-47. Le Nestour A, Danon G. Jeu entre souplesse et rigueur : l’abord des parentalités limites. Intervention WAIMH France 2002. Barnow S, Ruge J. Temperament and character in individuals with borderline personality disorder. Nervenartz 2005 ; 76 : 839-48. Rutter M, Quinton D. Parental psychiatric disorder: effects on children. Psychol Med 1984 ; 14 : 853-80. Pionnié N, Atger F. Attachement et psychopathologie. Perspectives Psy 2003 ; 42 : 129-33. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 3 - MARS 2012 193