1 L`INTERCULTUREL COMME PARADIGME POUR

publicité
1
L’INTERCULTUREL COMME PARADIGME POUR PENSER LE DIVERS
Contribution de Martine Abdallah-Pretceille
Professeur des Universités
Directrice de l’Association Bernard Grégory
A partir du constat de diversité culturelle, l’auteur tentera de démontrer que le
concept de culture n’est plus approprié pour rendre compte de cette diversité. En effet, les
cultures ne peuvent plus être appréhendées comme des entités indépendantes, hors de toute
forme d’actualisation dans le social, le politique et le communicationnel. En situation de
pluralité culturelle, ce sont surtout des fragments culturels qui sont significatifs et moins les
cultures dans leur globalité. Le concept de culture est devenu inadéquat pour rendre compte
de la complexité des métissages, des emprunts. L’auteur lui substitue la notion de culturalité
qui renvoie au fait que les cultures sont mouvantes, alvéolaires et que ce sont les traces
culturelles qui sont efficientes et non les structures. L’individu sélectionne les informations
culturelles selon ses intérêts et les contraintes de la situation. La culture, comme la langue, est
un lieu de mise en scène de soi et des autres. La notion de culturalité, par son aspect
dynamique rend mieux compte de cette dynamique alors que le concept de culture reste trop
marqué par une approche descriptive, adjectivante et catégorisante.
L’INTERCULTUREL COMME PARADIGME POUR PENSER LE DIVERS
Martine Abdallah-Pretceille
Professeur des Universités
Paris VIII, Paris III Sorbonne Nouvelle
« Un honnête homme, c’est un homme mêlé »
Montaigne, Essais III, Chapitre IX, De la vanité1
« Pour psychanalyser un Indien des Plaines, faut-il être psychanalyste ou
ethnologue ? » Telle est l’interrogation à laquelle G. Devereux (1967) a tenté d’apporter une
réponse à travers ses études centrées sur les rapports entre culture et inconscient. L’irruption
de la culture dans l’acte de formation introduit le même type de questionnement. Pour
travailler avec des personnes, pour former des enfants ou des adultes, présentés ou qui se
présentent comme étant d’origine culturelle différente, faut-il être formateur, pédagogue ou
ethnologue ? La pertinence de l’acte de formation par rapport à un public perçu ou désigné
comme culturellement différent fait désormais partie des questions d’actualité. Quel est
l’impact des données culturelles ? Faut-il adapter la formation et l’intervention pédagogique ?
1
MONTAIGNE : Essais II, Chap. IX, De la vanité, 1588 (Ed Gallimard, 1965, p. 259).
2
Si oui, quelles sont les connaissances culturelles indispensables à une formation ? Que faut-il
savoir de la culture de l’Autre ou plus exactement de l’Autre pour le former ou, plus
exactement, pour qu’il se forme ?
La question de l’adéquation et donc de l’adaptation des modèles
pédagogiques se trouve posée. L’application de cette position culturaliste qui accorde une
place déterminante à la variable culturelle, conduit à une spécification de plus en plus pointue
de l’acte pédagogique en fonction des publics identifiés et catégorisés.
Après avoir assimilé la psychologie, la sociologie, la formation et la
pédagogie sont en train d’intégrer l’anthropologie. En supposant que l’acte de formation
puisse gagner en efficacité dans cet élargissement et approfondissement du champ, la question
est de savoir ce qu’il faut savoir du formé pour le former. Le formateur doit-il s’appuyer sur le
principe d’universalité ou, au contraire, sur l’infinie diversité des publics, des groupes
sociaux, culturels, générationnels, géographiques ? Quelles sont les informations culturelles
dont aurait besoin un formateur ? Faut-il apprendre à connaître les cultures ou au contraire,
apprendre à comprendre l’apprenant à travers sa culture ou plus exactement à travers les
éléments de la culture qu’il exprime dans ses comportements et ses attitudes ? Comment
opérationnaliser la formation sans être ni lapidaire, ni lacunaire et sans pour autant prétendre à
l’exhaustivité ?
En conditionnant l’efficacité pédagogique à la définition de profils
d’apprentissage en fonction des appartenances culturelles, l’enseignement et la formation
risquent de se culturaliser en valorisant les différences inter-groupales au détriment des
différences intra-groupales et inter-individuelles. Entre le « zéro culturel », c’est-à-dire
l’ignorance ou la négation de la dimension culturelle de la formation et le « tout culturel »,
c’est-à-dire une survalorisation de la culture comme facteur déterminant les conduites et les
apprentissages, la marge de manœuvre est étroite. Ainsi, la reconnaissance, relativement
récente, des cultures tend à une « dictature » du culturel par réduction de l’individu à son
appartenance culturelle, par une sur-valorisation de la dimension culturelle qui débouchent sur
une dérive culturaliste et différentialiste.
Penser la diversité culturelle à partir des catégories et des caractéristiques
justifie le développement des politiques de recrutement sur des bases de plus en plus
ethniques et la recherche d’une adéquation entre les origines des personnels et les publics
avec lesquels ils doivent travailler. Il est clair que cette orientation construite sur la mise en
exergue de la non-compréhension entre des individus et des groupes d’origines différentes est
une forme de radicalisation du différentialisme et de crispation sur une logique de frontières et
3
d’appartenance. C’est de fait, la négation même de l’option interculturelle qui s’inscrit dans
une tension entre singularité et universalité.
La démarche interculturelle, confondue souvent avec une approche
culturelle voire multiculturelle, met au contraire l’accent sur les processus et les interactions
qui unissent et définissent les individus et les groupes les uns par rapport aux autres. Il ne
s’agit pas de s’arrêter sur les caractéristiques auto-attribuées ou hétéro-attribuées des autres,
mais d’opérer, dans le même temps, un retour sur soi. En effet, toute focalisation excessive
sur les spécificités d’autrui conduit à l’exotisme ainsi qu’aux impasses du culturalisme, par
sur-valorisation des différences culturelles et par accentuation, consciente ou non, des
stéréotypes voire des préjugés. L’interrogation identitaire de soi par rapport à autrui fait partie
intégrante de la démarche interculturelle. Le travail d’analyse et de connaissance porte autant
sur autrui que sur soi-même.
1° De la connaissance des cultures à la re-connaissance de l’altérité
La question de l’altérité se pose moins à partir d’une connaissance par
marquage, catégorisation et description que par une compréhension inter-subjective. C’est
dire que sont privilégiées les philosophies de la différence - même si nous contestons ce
terme, au profit de celui de diversité - avec Derrida, Deleuze, Foucault, M de Certeau,
Lyotard et F. Jacques, les philosophies de l’altérité avec Labarrière, Ricoeur, Lévinas, la
pensée du complexe vulgarisée notamment par E. Morin, mais aussi les pensées de la
variation avec I. Stengers, H. Atlan, M. Serres et A. Jacquard, notamment.
Il ne s’agit pas de former à « l’interculturel », ni de s’engager dans des
formations spécifiques en fonction de publics dits particuliers (les migrants, les Arabes, les
Chinois, les Asiatiques, les Africains…). La compréhension d’autrui exige un travail sur soi
afin d’éviter de sombrer dans une projection et un jeu de miroir ou de sombrer dans une forme
de tautologie expérientielle où l’enseignant ne fait que reproduire, consciemment ou non, du
même.
Entendue comme une connaissance de l’Autre, la formation culturelle,
quelle que soit la finesse des savoirs, reste extérieure à l’acte de formation car elle s’appuie
sur un discours de catégorisation et d’attribution à partir notamment de savoirs factuels et
descriptifs. Elle produit ainsi un artefact qui justifie en retour les analyses culturalistes. Le
formateur ne rencontre plus Yves, Antonio, Mohamed…, mais le stéréotype acquis et renforcé
à partir justement des connaissances culturelles factuelles, ponctuelles, partielles voire
partiales sur les Français, les Portugais, les Arabes… Les connaissances abstraites et
4
globalisantes des cultures oblitèrent la re-connaissance de l’individu singulier, sujet de la
formation, elles obscurcissent la dynamique de formation en fonctionnant comme un filtre
voire un écran.
Si la culture, les cultures ne sont pas des données mais des constructions,
la compétence correspondante sera davantage de l’ordre des savoir-faire que des savoirs,
ceux-ci étant réduits au rang d’accessoires puisqu’ils n’ont qu’une valeur illustrative et non
démonstrative. La compétence culturelle s’inscrit dans une connaissance du multiple et non de
la totalité ou de l’homogène. Elle exige, au contraire, une capacité à penser en termes de
conjectures et d’hypothèses. La connaissance culturelle ne saurait être réduite à une
combinatoire, même fine et complexe, une géométrisation, une mécanique d’éléments
culturels. Si, selon l’expression de P. Bourdieu, nommer c’est classer, nommer c’est aussi
prendre perspective selon la formule de J.F. Lyotard2 pour qui « la définition nominale est une
désignation, mais la désignation, bien loin d’être une adéquation du signe à la chose, est,
comme la perspective…, une « décision » qui fait exister d’un coup, ensemble, le signe et sa
référence. » Ainsi, tout enseignement des cultures construit sur une nomination de faits
culturels risque de n’être qu’une prise de pouvoir, qu’une possession de l’Autre.
En effet, la formation culturelle fondée sur une connaissance des
supposés modèles culturels peut suffire tant que les interlocuteurs se conduisent selon les
normes et les modèles répertoriés. Les difficultés commencent dès que les uns ou les autres
n’entrent pas, pour une raison ou une autre, dans le cadre attendu car le formé n’est pas
nécessairement le prototype de son groupe. En ce sens, les connaissances culturelles
n’améliorent pas nécessairement, ni la rencontre, ni la relation pédagogique, mais elles
peuvent au contraire servir d’écran et de filtre.
Apprendre à voir, à écouter, à être attentif à autrui, apprendre la
vigilance et l’ouverture dans une perspective de diversité et non de différences renvoient à la
reconnaissance et à l’expérience de l’altérité, expérience qui s’acquiert et se travaille. Autrui
ne se laisse pas saisir en dehors d’une communication et d’un échange. Les singularités
vulgarisées à tort sous le vocable de différences, sont plus directement perceptibles que
l’universalité qui nécessite analyse. En ce sens, parler d’apprentissage des différences c’est
faire l’économie d’une réflexion dont l’objet est notamment de rapprocher ces singularités
d’une universalité sous-jacente. La focalisation sur les singularités peut avoir une explication
sociologique et politique (politique de rejet et d’exclusion) mais elle a aussi une origine
2
LYOTARD J.F. : Rudiments païens, Paris, Union Générale des Editions, 1977, p. 51.
5
instrumentale car le découpage du réel et sa réduction à un conglomérat d’unités permet de
faire l’impasse d’une philosophie. L’analyse interculturelle opère par alternance entre une
attitude qui discrimine et une pensée qui reconstitue de l’universalité.
2° Des cultures à la notion de culturalité : vers une anthropologie générative
L’individu est rarement en contact avec le « tout » de la culture de
l’Autre, tout au plus est-il confronté à un « précipité ». C’est en ce sens que la question
centrale pour un acteur social et éducatif est moins celle d’une initiation aux cultures que
l’approche par des processus culturels dans leur valeur d’engendrement des comportements et
des discours.
En situation de pluralité culturelle, on a moins à faire à des entités
culturelles stables qu’à des fragments culturels. De même, les cultures se définissent moins
par rapport à une somme de caractéristiques et de traits culturels que par rapport aux relations
et aux interactions entretenues entre les individus et les groupes. Le temps n’est plus ni aux
nomemclatures, ni aux monades mais au contraire aux bigarrures, aux métissages, aux
transgressions car chaque individu a la possibilité de s’exprimer et d’agir en s’appuyant non
seulement sur ses codes d’appartenance, mais aussi sur des codes de référence librement
choisis.
Les mutations sociales et culturelles liées à la complexification et à une
hétérogénéisation croissantes du tissu social imposent de repenser le savoir culturel autrement
que sous la forme d’un savoir sur les cultures (formation culturelle), imposent d’apprendre à
penser les savoirs culturels dans un contexte hétérogène et non plus homogène. Quand on aura
rappelé que la culture, les cultures sont de plus en plus l’objet de manipulations, de
bricolages, de transformations provisoires ou définitives, intentionnelles ou inconscientes,
individuelles ou collectives, on aura pris la mesure des difficultés.
La description est aux antipodes de la compréhension et par voie de
conséquence de la résolution des difficultés. Elle part d’un point, elle est linéaire alors que les
événements sont de l’ordre du global et du multidimensionnel. Le formateur doit par contre
apprendre à discerner l’essentiel de l’accidentel, l’universalité des processus de la singularité
de leur actualisation.
En conséquence, le concept de culture est devenu inopérant pour rendre
compte des mutations actuelles. La notion de culturalité permet, par contre, de concevoir les
phénomènes culturels à partir des dynamiques, des transformations, des métissages et des
manipulations. La notion de « culturalité » renvoie au fait que les cultures sont de plus en plus
6
mouvantes, labiles, tigrées et alvéolaires. Ce sont ces fragments qu’il convient d’apprendre à
repérer et à analyser.
L’anthropologie qui se définit comme une réflexion sur l’homme et sur la
diversité n’est pas séparable du contexte dans lequel elle se constitue. L’anthropologie que
l’on confond souvent avec l’ethnologie s’intéresse avant tout à l’homme dans sa globalité et
sa diversité selon le principe de variation. Elle correspond à une démarche qui consiste à
partir du particulier pour construire une théorie de l’homme. Entre la connaissance des
différences culturelles (approche ethnographique) et la compréhension de la variation
culturelle (approche anthropologique), il n’y a pas qu’une simple différence de formulation,
mais le passage d’une analyse en termes de structures et d’états à celle de processus, de
situations complexes, imprévisibles et aléatoires, d’une science du divers.
C’est essentiellement à une anthropologie des problèmes qu’il
conviendra de recourir plus qu’à une ethnologie descriptive et adjectivante. G.
Balandier(1985) évoque une science sociale générative qui oriente vers des interprétations
définies en termes d’action et d’interactions complexes, en termes d’engendrement. Par
anthropologie générative, on entendra une connaissance, non pas des caractéristiques, mais
des phénomènes et des processus culturels : acculturation, assimilation, résistance culturelle,
identité, métissage…etc, dans leur dimension générique.
Toute réponse de formation au seul niveau culturaliste par réduction des
phénomènes culturels à la connaissance des cultures risque non seulement d’être caduque
mais de développer des situations d’enfermement réciproque. La référence à la culture, aux
cultures ne suffit pas, il convient d’expliciter à quelle théorie générale de la culture on se
réfère et sur quelle conception de l’homme et de la société on se fonde. Les connaissances en
formation ne peuvent se limiter à une simple description sur le registre photographique de
l’expérience mais nécessite une théorie, qu’il ne faut pas confondre avec une quelconque
forme d’idéologie et de dogmatisme. La perspective interculturelle correspond à cette
tentative pour fonder, à partir d’un paradigme conceptuel et méthodologique, une formation
qui tienne compte de la diversité.
Plus qu’une variable supplémentaire, la culture donne ou redonne une
place au sujet, aux interactions, au contexte, aux processus d’analyse en miroir, à l’alliance
singularité/universalité. L’approche interculturelle en tant que tentative de formalisation de ce
7
type d’analyse, représente une alternative par rapport à des sciences humaines encore trop
imprégnées de l’analogie avec la nature.
3° L’interculturel est une pragmatique
A une période centrée sur les structuralismes, les nomenclatures, les
typologies et les fonctionnalismes succède une ère marquée par les problématiques des
mutations, des bigarrures, des métissages.
Dans la mesure où l’accent est moins porté sur la forme, la culture, mais
sur le sujet qui agit et donc interagit, on est dans le domaine de la pragmatique. La prise en
compte de la culture ne se limite pas à l’introduction d’une variable supplémentaire, mais
impose de rendre compte du fonctionnement instrumental de la culture, par opposition à sa
valeur de détermination et de modelage.
Toute culture loin d’être une donnée, « est le produit de négociations
continuelles avec le monde extérieur, négociations à travers lesquelles s’affirme un horizon,
une identité qu’on ne peut que définir que comme une création continue »3. Il ne s’agit pas de
rechercher d’hypothétiques réalités culturelles mais au contraire d’appréhender une forme de
pragmatique culturelle, de comprendre comme se créé le culturel dans des situations
complexes. Il s’agit de favoriser l’émergence d’une aptitude à cerner les ajustements culturels,
les traces, dans un souci, non pas d’adaptation et de conformité mais de renouvellement
permanent. Les signes culturels sont polysémiques et le sens ne peut être donné qu’à partir
d’une analyse et non pas par un simple recours à un répertoire sémiotique.
Dans une perspective interculturelle, la formation s’attarde moins sur la
culture comme déterminant les comportements mais sur la manière dont l’individu utilise les
traits culturels pour dire et se dire, pour s’exprimer verbalement, corporellement, socialement,
personnellement.
Les pratiques, attitudes, comportements culturels sont donc approchés
au travers d’un vécu subjectif, en tant que symptôme dans la relation de l’individu avec
l’environnement.
La
sociologie
compréhensive4
qui tente de
répondre
à « une
hétérogénéisation du monde » en prônant « une compréhension systémique au spectre
étendu » revalorise la signification pour l’individu de ses comportements au-delà de leur
objectivité, au-delà de leur déterminisme de groupe, d’appartenance ou de culture. Il s’agit en
3
SCHNAPPER D. : Modernité et acculturations in Communications, 1986, N° 43, p. 151.
MAFFESOLI M. : La connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive, Paris, Librairie des
Méridiens, 1985, p. 25.
4
8
fait de chercher à « préserver la singularité des actes et des situations face au rouleau
compresseur du positivisme »5.
4° L’interculturel est une herméneutique
Aucun
fait
n’est
d’emblée
« interculturel »
et
la
qualité
d’ « interculturel » n’est pas un attribut de l’objet. Ce n’est que l’analyse interculturelle qui
peut lui conférer ce caractère. C’est le regard qui crée l’objet et non l’inverse. Ainsi, par
exemple, dire que nous sommes dans une société interculturelle, que nous travaillons sur des
objets interculturels sont, en fait, des abus de langage. La spécificité de l’approche
interculturelle réside bien dans le mode d’interrogation et non dans un champ d’application
présenté comme interculturel.
Erigé à partir d’un dualisme entre une construction théorique,
méthodologique et épistémologique, et une réalité d’expérience, l’interculturel relève de la
compréhension et de l’action. L’étroite imbrication de ces deux registres lui confère un statut
oscillant entre un herméneutisme et un humanisme au sens où « l’humanisme n’est pas,
comme on le croit trop souvent, une simple définition morale de l’homme et de sa capacité à
établir un régime raisonnable entre les contemporains d’une même époque »6.
L’ancrage de l’anthropologie dans la phénoménologie conduit à penser
la rencontre de l’Autre non pas comme le produit de connaissances mais comme une reconnaissance. A une ethnologie centrée sur l’Autre, il sera privilégié une anthropologie
relationnelle et herméneutique, c’est-à-dire un travail d’interprétation et d’analyse des
interactions, des inter-définitions des individus et des groupes. L’interculturel ne se situe pas
du côté d’une « vérité d’adéquation qui serait celle de l’algorithme », c’est-à-dire d’une suite
de raisonnements qui fournirait une solution, mais d’une « vérité par transparence,
recoupement et reprise » pour reprendre une distinction opérée par M. Merleau-Ponty7.
L’enjeu consiste à sortir du modèle d’explication pour passer à une
maîtrise du changement. Celui-ci ne peut être perçu à partir des caractéristiques individuelles
et groupales, mais à partir de problématiques centrées sur les contacts, les interactions, les
acculturations, les dysfonctionnements, problématiques associées par ailleurs à une obligation
d’interprétation renouvelée et permanente.
5
Ibid. p. 63.
DUVIGNAUD J. : Introduction à la sociologie, Paris, Gallimard, 1966, p.156.
7
MERLEAU-PONTY M. : La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 84.
6
9
L’analyse ne peut pas porter sur la nature des formés, mais uniquement
sur la manière dont ils se donnent à voir, dont ils se mettent en scène (E. Goffman, 1956), sur
leur présentation. Elle reste au niveau des apparences et non de l’essence (M. Maffesoli,
1985). La recherche de transparence (culturelle, notamment) ne fait pas partie ni des objectifs,
ni des points d’appui du formateur puisqu’il travaille, par définition, sur de l’individuel, certes
dans un cadre collectif éventuellement, mais sur de l’individuel et donc sur du complexe, de
l’aléatoire et du polysémique. L’approche interculturelle, qui n’a pas de caractère prédictif,
permet de comprendre et de modéliser des situations complexes à partir d’un mode
d’intelligibilité. Elle est en ce sens, une herméneutique.
Le formateur n’a pas affaire au « tout » de la culture d’autrui, il
s’appuie sur une connaissance partielle et ponctuelle elle-même dépendante du contexte et de
la « mise en scène » des acteurs. L’action de formation repose ainsi moins sur une
connaissance d’une réalité supposée culturelle que sur la « connaissance graduée d’éléments
significatifs »8. Apprendre à distinguer, dans une situation donnée, les éléments qui relèvent
de ce que certains appellent une spécificité culturelle de ceux qui sont l’expression d’une
individualité propre, tel est l’enjeu de l’approche interculturelle. Pour reprendre les propos de
A. Schutz, nous dirons que « le modèle culturel du groupe n’est pas un lieu de refuge mais un
champ d’aventure, pas une évidence, mais un point d’interrogation à investiguer, pas un
instrument utile pour clarifier les situations embrouillées mais une situation problématique et
même difficile à maîtriser »9.
C’est en quelque sorte, la culture en acte, et non la culture comme objet
qui est au cœur de la démarche interculturelle.
5° Des cultures à une anthropologie de la relation et de la communication
Le paradigme de l’ethnologie ne peut résister aux mutations en cours :
culture, identité, traits culturels, culture d’appartenance, catégorisation et identification, autant
de termes qui ne permettent pas de penser un monde hybride. Comment penser les multiappartenances,
les
mutations,
les
individualisations
et
les
personnalisations
des
comportements et des conduites, les transgressions, les chemins de traverse, les zébrures, les
parcours alternatifs, les marginaux culturels ? Depuis les années 90, des voix et des tentatives
se multiplient pour proposer un cadrage théorique qui permette de penser le divers et la
8
SCHUTZ A. : Le chercheur et le quotidien, phénoménologie des sciences sociales, Paris, Ed. Méridiens
Klinksieck, 1987, p. 219 (Ed. or. 1971)
9
Ibid. p 232.
10
pluralité. Si l’expression « interculturelle » n’est pas nécessairement reprise, on notera avec
force la proximité de pensée et on se félicitera de l’émergence d’un courant qui, s’il n’est pas
encore reconnu, n’en est pas moins représentatif d’une cohérence en émergence.
Il a déjà été largement démontré, par le biais des études interculturelles
(M. Abdallah-Pretceille) notamment que les notions d’identité et de culture ne sont
définissables que dans un cadre inter-subjectif et sont le produit de relations et de discours. Il
est en de même pour des notions comme le lignage, les rituels, les codes, les structures, etc..
M. Kilani10 a lui-même démontré le caractère fictionnel et discursif du lignage dont le sens
n’est pas pré-construit mais au contraire tributaire des interprétations que les membres d’une
communauté échangent. «L’organisation lignagère apparaît comme une pure forme qui
procède essentiellement par captation, arrangement, déplacement et exclusion, et jamais par
recours à un contenu primordial et intangible ». Le lignage ne serait donc pas un élément
stable mais un événement, une dynamique, une construction exprimée à travers le langage
mais aussi les comportements et les conduites des acteurs.
Cette
opération
de
déconstruction/reconstruction
des
concepts
« traditionnels » de l’ethnologie a aussi été engagée par J.L Amselle et E. M’Bokolo11 qui,
dans une étude consacrée à l’ethnie et au tribalisme en Afrique, démontrent parfaitement leur
caractère discursif et pragmatique dans la mesure où elles [BD1]ne renvoient pas à des
réalités stables mais à des constructions liées aux interactions entretenues entre les membres
d’un même espace social et géographique. La mise en question de la notion d’ « ethnie »
entraîne dans son sillage la mise en question des notions comme celle de lignage, mais aussi
de clan, de tribu, etc… « Toutes ces notions redoublent l’idéologie de la société dont elles
sont extraites, ne sont en fait que des « formes symboliques » permettant la réunion de
certains effectifs humains sous la bannière d’une communauté imaginaire de sang ou de race,
et cela notamment dans le cadre des Etats ».
Le primat de la relation sur les entités, c’est ce qu’Edouard Glissant12
développe en parlant de la pensée de l’errance qui se dégage de « la déstructure des
compacités nationales, hier encore triomphantes, et en même temps, des naissances difficiles
et incertaines aux formes nouvelles d’identité ».
Ce
nouveau
paradigme
anthropologique
en
émergence
reste
paradoxalement ignoré au profit d’un recours systématique à une anthropologie culturelle
10
KILANI M. : L’invention de l’autre. Essais sur le discours anthropologique, Ed Payot Lausanne, 1994, p. 225.
AMSELLE J.L., E. M’Bokolo : Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La
Découverte, 1999, p. 36.
12
GLISSANT E. : Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 30.
11
11
confondue souvent avec une de ses dérives à savoir le culturalisme, par hypertrophie de la
variable culturelle.
En abandonnant le paradigme conceptuel de la culture, des aires
culturelles, ce sont les fractures, les écarts, les métissages, les chemins de traverse qui sont
porteurs de sens13. A. Appadurai propose de « penser la configuration des formes culturelles
comme fondamentalement fractales, c’est-à-dire comme dépourvues de frontières, de
structures ou de régularités euclidiennes » tout en les combinant avec leurs chevauchements
et leurs ressemblances14. Le paradigme interculturel fait partie de ces voies qui tentent de
penser l’hybride, le segmentaire et l’hétérogénéité.
13
Cf. M. Abdallah-Pretceille : Pour un autre paradigme de la culture : De la culture à la culturalité, pour en finir
avec « Babel » in Education et communication interculturelle (1996).
14
APPADURAI A. : op. cité, p. 85.
Téléchargement