1 « L`ESPACE COMME CHIFFRE DE L`ETRE

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« L’ESPACE COMME CHIFFRE DE L’ETRE » : MERLEAU-PONTY ET L’ESPACE
PROJECTIF.
INTRODUCTION
Le temps comme schème en lequel se résolvent à terme toutes les contradictions est une évidence
pour tout le 19éme siècle et une bonne partie du 20éme. Ce moment de la pensée, qui court de Hegel
à la fin de la seconde guerre mondiale, est le siècle du messianisme1, tant dans ses aspects hégéliens
et marxistes que dans ses aspects moins optimistes, qu’incarnent par exemple Rozenzweig ou
Benjamin2. Selon ce schéma, le temps apparaît comme ce en quoi les contradictions seront
dépassées, les impossibilités levées, les problèmes résolus. C’est cette manière de faire du temps la
matrice de toute solution, cette temporalisation de toutes nos oppositions qui est unanimement
remise en question depuis deux générations. Ainsi, M. Foucault entend mettre l’accent sur la
manière dont l’organisation spatiale supplante désormais la dimension historique, « grande hantise
du 19éme », et ainsi expliquer pourquoi la « géographie doit bien être au cœur de ce dont <il s’>
occupe »3. Avec son concept « d’hétérotopie », apparu dès Les Mots et les choses4, il tente ne plus
penser à partir de l’absence de lieu (U/topie) mais à partir d’un lieu qui, bien que réel, nous décentre
de nos lieux naturels, un lieu qui, littéralement, nous « excentre ». C'est avec ce même objectif que
François Jullien aujourd’hui reprend cette notion. Soucieux de porter un regard décentré sur la
philosophie occidentale, il entreprend de faire un détour par la pensée chinoise qui devient ainsi
« l’espace du dehors » d'où mieux reconsidérer le champ initial. Cette opération de décentrement, de
décalage, ou encore de « révolution du point de vue » est sans doute un des aspects les plus décisifs
de cette volonté de spatialisation des questions. C’est encore à la suite de Foucault, qu’a pu être crée,
par E. Soja, le concept d’hétérotopologie, pensée qui entend faire de la géographie et non de
l’histoire le paradigme de nos investigations5. Mais ce n’est pas seulement Foucault hier et Jullien
aujourd’hui qui spatialisent les concepts là où Hegel les aurait temporalisés, mais bien l’ensemble
des penseurs de ces quarante dernières années. Ainsi, de manière évidente, citera t-on Deleuze qui,
par la notion de pli6, par sa référence à Leibniz et à l’analysis situs opère l’arrachement au temps et
la restitution de la pensée à l’espace. C’est aussi Lacan qui multiplie les schémas placés sous le
signe de la topologie7. C’est encore Piaget qui, dans sa tentative de psychologie génétique, montre
comment la spatialité de l’enfant est immédiatement projective au lieu que l’espace adulte est un
espace euclidien, où les propriétés métriques seules importent. C’est plus, près de nous, F. Dagognet
qui emprunte encore à la topologie dans sa construction d’une « néo-géographie » philosophique8,
ou encore J. Benoist qui entend « rompre avec l’idéalisme historique : respatialiser nos concepts »9.
Bref, « la pensée contemporaine semble caractérisée par la multiplication de références spatiales ou
1
Pour autant qu’on entende par ce terme la résolution des contradictions dans le futur, donc la résolution des problèmes par le temps.
Sur ce point voir S. Mosès dans son livre significativement intitulé L’ange de l’histoire, (Paris : Gallimard, folio, 2éme édition, 2006).
3
« Questions à M. Foucault sur la géographie », in Herodote, N°1, janvier-Mars 1976, p. 72.
4
Concept dont les potentialités sont développées l’année suivante dans sa conférence : « Des espaces autres » (1967). Dits et écrits, II. sous la
direction de D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001.
5
Voir Soja, Edward W. Postmodern Geographies. The Reassertion of Space in Critical Social Theory. London, New York: Verso, 1989
6
Notion de pli que nous retrouverons également chez Foucault qui parle de « pli du savoir » : « l’homme n’est qu’une invention récente, une
figure qui n’a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir et qu’il disparaîtra dès que celle-ci aura trouvé une forme nouvelle. » Les mots et
les choses, Gallimard, p. 15.
7
Par exemple avec des concepts tel le ruban de Moëbius ou la bouteille de Klein, etc. Sur ce point voir J. P. Gilson, la topologie de Lacan :
une articulation de la cure analytique, Montréal, Editions Balzac, 1994, ainsi que Jeanne Granon-Lafont, la topologie ordinaire de Lacan, paris,
point hors-Ligne, 1985, ou encore Guy. Duportail, L’a priori Littéral, Cerf 2002, qui étudie la topologie chez Lacan, et aussi les indications sur
Lacan de E. de St Aubert dans : Vers une ontologie indirecte, Vrin 2005 p. 223 et sq (reprise de son article paru dans Alter en 2001) ainsi que son
article de 2006 dans les Archives de philosophie « la promiscuité, Merleau-Ponty à la recherche d’une psychanalyse ontologique ».
8
Voir Une épistémologie de l’espace concret. Néo-géographie, Vrin, 1977.
9
Titre d’un article de J. Benoist dans le collectif Historicité et spatialité, Vrin 2001.
2
1
spatialisantes »10 et emprunte donc assez logiquement bon nombre de ses concepts à la topologie
mathématique, cette prolongation de l’analysis situs de Leibniz, que développera particulièrement
Poincaré11. Or, il se trouve que ce que ce que nous pourrions appeler ce « tournant spatial » de la
pensée la plus contemporaine, nous le devons, au premier chef, à Merleau-Ponty. C’est cette
entreprise de « spatialisation de nos concepts » que je souhaiterais interroger ici. Pour ce faire, après
avoir brièvement montré en quoi nous assistons dés la Phénoménologie de la perception à une
revalorisation philosophique de l’espace (I), j’envisagerai les raisons pour lesquelles Merleau-Ponty
dans son œuvre tardive emprunte de plus en plus de concepts à la pensée topologique (II), pour
pouvoir mieux ensuite interroger le statut de ces concepts (III) et ainsi tirer quelques
enseignements de cette toute première tentative contemporaine de « spatialiser nos concepts ».
I)
DU TEMPS COMME HORIZON DE L’ETRE A L’ESPACE COMME « CHIFFRE DE
L’ETRE ».
Il convient de noter tout d’abord combien Merleau-Ponty introduit une rupture dans la tradition
philosophique eu égard au traitement de l’espace. En effet, si, certes, espace et temps furent le plus
souvent liés dans l’analyse, il n’en demeure pas moins que, des schèmes temporels de la Critique de
la raison pure aux extases de Heidegger, en passant par les analyses sur la durée de Bergson, c’est
bien le temps plus que l’espace qui fut considéré comme « horizon de l’être ». Or, dés la
Phénoménologie de la perception se révèle une insistance toute particulière sur les questions de
spatialité. C’est ainsi que l’espace fait l’objet de deux chapitres relativement longs, là où le temps
est traité en un seul et court chapitre.12 Mais, outre ces pures considérations quantitatives, il apparaît
également que la question de l’espace est fondatrice du propos le plus général de l’entreprise.
En effet, à l’espace euclidien (conçu comme l’expression mathématique du dogmatisme de l’être
et de la scission sujet-objet ), Merleau-Ponty opposera la diversité des espaces vécus : espace de
l’enfant, du rêve, du malade, du primitif14, mais aussi de la peinture15, de la nuit16, de la musique17.
Toutes ces spatialités sont « spatialités qualitatives », non mesurables ni objectivables. MerleauPonty entreprendra donc, tout au long de son livre, de restituer la richesse et la diversité de ces
expériences spatiales. Néanmoins, ces descriptions de nos spatialités singulières, pour multiples et
hétérogènes qu’elles soient, ne sont pas simples descriptions empiriques (« mon » vécu de la nuit18),
13
10
J.Benoist et F. Merlini p 1 de leur introduction, intitulée « spatialiser, historiciser » du livre précédemment cité,.
Le véritable essor des questions topologiques a lieu avec Riemann, puis surtout Poincaré. Poincaré estimait que la topologie était la partie la
plus utile des mathématiques car elle s’occupait non plus de mesures mais des formes concrètes effectivement perçues par la conscience commune
(telle la notion intuitive de voisinage, si centrale en topologie de Poincaré au groupe Bourbaki). D’un strict point de vue mathématique, la
topologie étudie étudie les propriétés géométriques invariantes sous l’effet de transformations biunivoques continues. En topologie, les distances
n’existent pas : sphère et ellipses sont équivalentes de même que le tore, une chambre à air ou une tasse de thé. Ce qui explique la plaisanterie
classique qui définit le spécialiste de topologie comme celui qui au moment du goûter ne distingue pas la tasse à thé du beignet. Sur l’importance
de la topologie et de Poincaré dans les mathématiques du XXéme siècle, voir E. Cassirer, Problèmes de la connaissance, Tome IV, Cerf, 1995,
Traduction I.Thomas-Fogiel, Livre I : Mathématiques et physique.
12
Phénoménologie de la perception (à l’avenir PP), Paris, 1ére ed. 1945 : respectivement p 114-172 ; 281-344 et 469-495.
13
Merleau-Ponty associe toujours, dans la PP l’espace métrique, qu’il nomme plus volontiers : « l’espace euclidien » ou encore « espace
universel » à la métaphysique, et l’oppose à la spécificité de « l’espace corporel » que, très tôt, il définira comme espace projectif et donc
topologique. Voir notamment op.cit p332 : « l’espace géométrique s’oppose à l’espace topologique » comme « l’espace géographique à
« l’espace du paysage ». L’espace euclidien comme espace « sans transcendance, réseau de droites » est « en profonde convenance » nous dit
Merleau-Ponty, avec la notion cardinale de la métaphysique dogmatique classique : « l’ens realissimum »
14
Voir PP 333, « espace du rêve, espace mythique, espace schizophrénique », comme trois « espèces » de l’espace de l’homme.
15
PP 331, le tableau n’est pas « dans l’espace où il habite comme chose physique » mais institue l’espace de lui-même, à partir de lui-même.
16
PP 328 : « la nuit est profondeur pure, sans plans sans surface, sans distance d’elle à moi »
17
Voir l’espace « expressif créé par l’organiste » ou encore l’expérience du « concert » où s’oppose « l’espace précis et mesquin » de la fin du
concert et l’espace opposé où la musique se déploie, PP p. 256.
18
Ce serait là un écueil possible de l’analyse phénoménologique qui décrirait la série infinie des espaces singuliers sans jamais atteindre à
l’essence, écueil qui viendrait de ce que, comme le dit Merleau-Ponty : à la limite : « il y a autant d’espaces que d’expériences spatiales
distinctes » (PP : 337), ce qui en dernière instance rendrait vaine tout saisie générale ou conceptuelle. Comme l’analyse du langage en contexte
11
2
ni psychologiques (la spatialité enfantine)19, ni ethnologiques (l’espace du primitif). Ces descriptions
tentent, en fait, de retrouver ce que Merleau-Ponty nomme, dès la Phénoménologie, « l’ espace
originaire », qu’il associera à « l’espace naturel et primordial »20, à là « spatialité primordiale »21,
qui s’oppose à l’espace euclidien , « espace sans transcendance, réseau de droites », espace isotrope,
« forme suprême de l’objectivité en général »22, aussi éloigné de notre expérience que l’est la carte
de géographie du paysage. Cette spatialité primordiale est « toujours déjà là », inéliminable
condition de possibilité, et en ce sens « a priori23 », spatialité qui s’associe à la vivante présence de
notre corps propre. La spatialité primordiale est la forme que prend notre présence au monde, forme
que fonde le corps de chair, qui seul nous permet de répondre à la question « où suis-je » ? Les
spatialités qualitatives permettent donc à Merleau-Ponty de dépasser l’ego empirique comme l’Ego
transcendantal, pour se mettre en quête de ce « troisième genre d’être », finalité de toutes les
analyses de la Phénoménologie de la perception.
C’est dire l’importance de l’espace puisque, en dernière instance, c’est par lui que nous accédons
au corps de chair, corps phénoménal, corps situé, et réalité originaire irréductible, novation propre
à l’analyse de Merleau-Ponty, qui lui permet de dépasser les classiques oppositions : empirique et
transcendantal, a priori, a postériori, corps, esprit, etc.
Cette centralité théorique de l’espace commandera, dés la Phénoménologie, un grand nombre de
réélaborations conceptuelles des dimensions spatiales : réélaboration de la notion de profondeur qui,
contre la pensée classique24, devient peu à peu, comme l’a noté R. Barbaras25, la véritable dimension
originaire, fondatrice de la largeur et de la longueur ; réélaboration de la notion de juxtaposition,
ensuite, qui progressivement se voit remplacer par le concept topologique « d’enveloppement ». En
effet, à la pure extériorité des parties entre elles (que dit la juxtaposition), Merleau-Ponty
substituera la relation d’une partie du corps à une autre, parties qui « s’enveloppent les unes les
autres »26 et ne se juxtapose ni ne se côtoient. Cette omniprésence de l’espace ne fera que se
confirmer au fil des œuvres de la Prose du monde27, qui reprend en les synthétisant les analyses de
la Phénoménologie, en passant par L’œil et l’esprit qui fait de l’espace : « le chiffre par excellence
anglo-saxon doit veiller à ne pas devenir simple description de situations de parole contingentes et infinies, l’analyse phénoménologique doit
veiller à ne pas devenir déclinaison à l’infini de vécus multiples. Sans quoi, l’analyse du langage deviendrait linguistique et qui plus est
linguistique empirique (étude des contextes réels dans une langue donnée) et la phénoménologie, psychologie et, qui plus est, psychologie
empirique. C’est pourquoi Merleau-Ponty tentera au-delà des multiples « spatialités qualitatives » de trouver les « eide » propres à l’espace.
19
Même si c’est à Piaget et à Wallon que Merleau emprunte l’idée d’une spatialité spécifiquement enfantine très éloignée de l’expérience
adulte, voir par exemple : Psychologie et pédagogie de l’enfant, Cours en Sorbonne, 1949-1952, par exemple « chez l’adulte la spatialité serait
une série de relations, chez l’enfant l’espace est une qualité collant à l’image » p. 526, Paris, Lagrasse, 2001.
20
PP P.340.
21
PP.475.
22
PP 251.
23
C. Taylor a montré qu’on pouvait lire la Phénoménologie de la perception à partir de « l’argument transcendantal ». Dans la mesure où
Merleau-Ponty doit construire une eidétique de l’espace et non multiplier les descriptions empiriques, on peut considérer qu’il part d’un certain
nombre de vécus pour « remonter » à un « toujours déjà là », inéliminable, et en ce sens a priori, qui est condition de possibilité sans laquelle nous
ne pourrions ni penser ni même éprouver ces expériences multiples. Sur la structure de l’argument transcendantal en général et sa possible
fécondité aujourd’hui, nous nous permettons de renvoyer à notre livre Référence et autoréférence, Paris, Vrin 2006.
24
Voir notamment la polémique sur la largeur contre Berkeley, dans PP, 303 et sq
25
Il écrit : « la réflexion de Merleau-Ponty sur l’espace est toute entière concentrée sur une méditation de la profondeur » De l’être au
phénomène, 1992, p.238.
26
Sur l’enveloppement voir PP p. 117 et sq, 306, ou encore l’opposition p. 84 entre « l’objet qui n’a rien d’enveloppé mais est tout entier
étale » et le vécu spatial de mon corps, etc. On pourrait multiplier les citations où figure le terme « d’enveloppement », figure topologique qui
entend se substituer à l’appréhension euclidienne des objets, puisqu’elle permet de penser la distinction entre « situation » et position » : Sur la
distinction entre « la position » de la chose dans l’espace euclidien et la « situation topologique « de mon corps, voir le livre central d’ A de
Waehlens : Une philosophie de l’ambiguïté, L’existentialisme de MP, Louvain 1978 p. 119 et sq. F.D. Sebbah dans Usage contemporain de la
phénoménologie, Paris, ed. sens et Tonka, collège international de philosophie, 2008, analyse avec précision les figures spatiales utilisées par
Merleau-Ponty (enveloppement, chiasme, etc) en vue de penser la relation entre philosophie et psychologie. Dans un article de 2001, Intellectica,
2001, 1, intitulé « la constitution de la perception spatiale. Approche phénoménologique et expérimentale », il développait également cette
potentialité de Merleau-Ponty.
27
Gallimard, 1969 (PM), notamment p. 73 et suivantes.
3
de l’être » , jusque dans les tout derniers textes, derniers fragments, dernières notations qui
consacrent l’importance de cette réflexion sur l’espace, qui se mènera de plus en plus à partir des
concepts empruntées à la topologie. C’est l’usage de ces concepts de topologie qu’il nous faut
maintenant interroger, puisque comme l’a noté amplement E. de St Aubert, Merleau-Ponty est l’un
des premiers à avoir déployé la possible fécondité des ces structures topologiques29. Quelle est la
signification et le statut de ce conceptuel « import-export » des mathématiques vers la philosophie ?
C’est ce qu’il nous faut déterminer pour approfondir ce « tournant spatial » opéré par MerleauPonty.
28
II) SIGNIFICATION DES NOTIONS TOPOLOGIQUES
A) FONCTION DES CONCEPTS TOPOLOGIQUES
Par le recours à ces concepts, Merleau-Ponty entendait penser avec Husserl plus loin que
Husserl. Certes, reconnaîtra Merleau-Ponty, la Krisis a su promouvoir non seulement le
dépassement de la conscience commune mais encore de l’attitude scientifique qui objective.
Certes, avec l’Epoché, Husserl a pu mettre fin à la relation du sujet et de l’objet telle qu’elle fut
promue par la science moderne, relation en laquelle le regard d’un sujet souverain « embrasse »,
selon l’expression de Descartes, l’objet et l’épuise en même temps, puisque nulle épaisseur, nulle
opacité ni mystère ne vient contrarier sa visée souveraine. Néanmoins, Husserl par le statut qu’il
accorde très tôt30 à l’Ego transcendantal, -synthèse et donc centre des multiples phénomènes qu’il
fonde et constitue-, reconduit la métaphysique de la subjectivité comme le primat de la
présence31. En dernière instance, le sujet de Husserl, est, comme le sujet cartésien, centre d’un
monde qu’il détaille et construit. Le sujet omniscient est face au monde comme le géographe face
à ses cartes ou, mieux encore, comme le spectateur leibnizien scrute la ville en haut d’une tour
située en son exact milieu. C’est dans la volonté d’en terminer définitivement avec cette posture
qu’intervient l’innovation propre de Merleau-Ponty et que réside la signification de son
introduction des concepts empruntés à la topologie mathématique. En effet, comme nous le
montrent nos « spatialités qualitatives », je n’embrasse pas le monde entier ni la pluralité de ses
éléments comme le géographe peut le faire d’une carte située sous son regard. Aussi le
phénoménologue, s’il veut se rapprocher de l’expérience réellement éprouvée, devra t-il revenir à
28
P. 47 et 88 qui reprennent au demeurant la suggestion de PP p. 255.
Sur ce point voir son importante étude « Sources et sens de la topologie chez Merleau-Ponty » in Alter, N°9, 2001, p.331-364, reprise dans
le scénario cartésien, Vrin 2005 p.207 et suivantes. Le recours de Merleau à la topologie est aujourd’hui bien connu et abondamment commenté.
Voir, par exemple J. Petitot, « topologie phénoménale : sur l’actualité scientifique de la phusis phénoménologique de Merleau-Ponty » in
Merleau-ponty, le philosophe et son langage , Cahier N° 15 du groupe de recherche sur la philosophie et le langage, Grenoble, CNRS, 1993, p.
291-312, ainsi que dans le même numéro Arion L. Kelkel « Merleau-Ponty entre Husserl et Heidegger, de la phénoménologie à la topologie de
l’être », aussi bien que I.Matos Dias, dans son chapitre I de Poeitique du sensible,, intitulé « Topologie de la réflexion » Presses universitaires de
Toulouse, 2001, ou encore Maël Renouard dans son article : « le point de vue de Sirius ou la cartographie du visible » in Historicité et spatialité ,
le problème de l’espace dans la pensée contemporaine, sous la direction de J. Benoist et F. Merlini, Vrin 2001 ou encore M. Gambazzi in
Monades, plis et miroirs dans la revue italienne Chiasmi 1, Milan Mimesis, 1998, Publicazzine della società di studi su Merleau-Ponty, qui
significativement prend le titre d’un concept topologique central à savoir celui de Chiasme. Dans le livre précédemment cité, F.D. Sebbah a
insisté sur la relation en chiasme de Merleau-Ponty à la psychologie. Françoise Dastur dans Chair et langage, essais sur Merleau-Ponty, Encre
Marine, Paris, 2001, a, dans ce livre fondateur de toutes les études sur Merleau-Ponty qui ont suivies, insisté sur « la pensée de l’empiètement et
de la promiscuité générale », sur « l’entrelacement » et le « chiasme » (contre la pensée du face à face), chiasme qui unissait chez Merleau-Ponty,
la phénoménologie à la « non-philosophie » et à la pensée ordinaire. Dans une même optique, on lira J.C. Beaune (ed) dans « Phénoménologie et
psychanalyse, étranges relations », colloque de 3 et 4 Mars 1995, Champ-Vallon, Seyssel, 1998, l’article intitulé : « Jacques Lacan et la traversée
de la phénoménologie », qui interprète cette relation à l’aide de concepts spatiaux, ou encore St Aubert qui a également comparé les deux
démarches dans son article « la promiscuité, Merleau-Ponty à la recherche d’une psychanalyse ontologique », dans le collectif 2006 déjà cité, ou
enfin très récemment G.F. Duportail dans Les institutions du monde de la vie, Lacan et Merleau-Ponty, Millon, 2008 qui entreprend de renouer le
dialogue interrompu entre Lacan et Merleau-Ponty à partir d’une analyse de leur utilisation respective des notions comme celle du « chiasme ».
30
J.F Lavigne a reconstitué la genèse de l’idéalisme transcendantal dans son Husserl et la naissance de la phénoménologie, (Paris : PUF,
2005). Après la lecture de ce livre, on est en droit de se demander si le soi-disant « tournant transcendantal » qui viendrait rompre
spectaculairement avec la période des Recherches logiques a vraiment existé, en un mot s’il n’a pas toujours été déjà là.
31
Ce sont également les critiques très proches de Heidegger et Derrida.
29
4
l’espace vécu, à cet espace du « primitif » qui « dans le désert est à chaque instant orienté
d’emblée sans avoir à se rappeler ni à additionner les distances parcourues et les angles de dérive
depuis le départ »32. A l’espace du géomètre (espace métrique), il nous faut substituer le lieu de
notre corps en mouvement (espace projectif). C’est pourquoi : « revenir aux choses mêmes, c’est
revenir à ce monde d’avant la connaissance dont la connaissance parle toujours et à l’égard
duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme la
géographie à l’égard du paysage où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une
prairie ou une rivière »33. Dans l’esprit de Merleau-Ponty, ces concepts topologiques permettent
de mieux revenir à l’espace vécu de la chair, de mieux saisir les vécus grâce auxquels nous
pouvons « habiter le monde ». Et de fait, comme le remarquait déjà Poincaré lui-même, comme
ensuite Bourbaki, le concept de « voisinage », dont sont directement issues les figures merleaupontienne d’empiétement, d’entrelacement, de pli, sont plus « intuitives » et immédiates que ne le
sont les figures euclidiennes et par suite sont plus susceptibles d’être en prise sur le vécu de la
chair, sur l’expérience du corps dans le monde, que ne l’était la représentation classique d’un
espace qui unifie la diversité des perspectives à partir d’un plan géométral. L’approche
projective, nous libérera de cette posture de maîtrise, nous délivrera de l’entrave d’un
positionnement galiléen, nous affranchira de ce regard qui, supposé tout voir, ne voit de nulle
part. Envisageons plus précisément le contenu de ces concepts.
B) CONTENU DES CONCEPTS TOPOLOGIQUES
Comme le note E. de St Aubert, l’ensemble des notions empruntées à la topologie
s’organisent autour du concept d’empiètement qui, dans l’œuvre tardive de Merleau-Ponty, ira
jusqu’à qualifier l’acte même de philosopher34. Qu’est ce que philosopher sinon empiéter, passer
d’un domaine à l’autre, en voisinant, en tressant, en enlaçant. Il s’agit par cette notion de briser la
relation de face à face avec l’objet, par laquelle je toise l’autre sans être à côté de lui ni avec lui.
Initialement, ce concept d’empiètement fut utilisé par Merleau-Ponty pour penser le corps propre,
le corps de chair que je suis. A propos de l’enveloppement, qui est empiètement, il écrit : « la
philosophie est la remémoration de cet être-là dont la science ne s’occupe pas parce qu’elle
conçoit les rapports de l’être à la connaissance comme ceux du géométral et de ses projections et
qu’elle oublie l’être de l’enveloppement, ce qu’on pourrait appeler la topologie de l’être »35. Mais
il peut sembler qu’au fil des textes, ce concept d’empiètement, point de départ d’une topologie de
l’être, deviendra la matrice de toute relation à l’autre (qu’il s’agisse de ma relation à autrui mais
aussi de la relation de la phénoménologie à une autre discipline : l’histoire, l’art, etc .). Avec
cette notion « d’empiètement », le sujet n’est plus ce spectateur transcendantal, point limite du
monde parce que non situé en lui ; il est corps enveloppé par le monde, constitué de la même
chair que lui, participé par le monde et non face à lui. Monde et corps sont une seule entité, et non
plus une substance (res cogitans) face à une autre (res extensa) ; ils sont un même continuum, fait
36
32
PP, 117
Op.Cit. préface, p. III.
34
Voir la citation fameuse : « l’empiètement qui est pour moi la philosophie », in Notes de lecture et de travail autour de Descartes, dans les
manuscrits conservés à la Bibliothèque Nationale, vol XXI, cité par St Aubert dans Du lien des êtres aux éléments de l’être, Merleau-Ponty au
tournant des années 1945-1951. Il revient longuement sur ce point dans son troisième essai consacré à cet auteur : Vers une ontologie indirecte,
(Paris : Vrin 2006).
35
Préface de Signes, (Paris : Gallimard, 1980) 30.
36
Thématiser la relation entre la phénoménologie et les autres disciplines est, en dernière instance, la grande préoccupation du dernier
Merleau-Ponty. Toutes les facette de cette tentative ont été mises en lumière dans un numéro récent des Archives de philosophie, intitulé
Merleau-Ponty, Philosophie et non-philosophie, qui envisage successivement la relation de sa philosophie à des disciplines aussi diverses que la
psychanalyse, la sociologie, l’histoire, l’art). Voir L’article déjà mentionné de St Aubert sur Lacan, de Bimbenet sur la sociologie : Sens et
pratiques réflexives. Quelques développements sociologiques de l’ontologie merleau-pontyenne ; de D. Belot : un tableau de l’histoire
humaine » ou de Kristensen Une esthétique du mouvement . Ce numéro est une excellente synthèse de la relation de la philosophie à son autre
chez Merleau-Ponty
33
5
de la même texture ; je ne suis pas devant le monde mais nous sommes dans un rapport
« d’ enjambement », « d’embrassement » que dit in fine la notion d’empiètement. C’est cet
« extraordinaire empiètement »37 qui permet de penser ma relation au monde comme contact
plus que comme frontière. De même, la philosophie est-elle aux autres disciplines ce que le corps
est au monde , un entrelacs, lèvres qui s’embrassent, corps qui s’étreignent, bras qui s’enlacent.
En un mot, c’est toute relation en général (relation du corps au monde, d’autrui à moi-même, des
disciplines entre elles) qui est spatialisée par la notion d’empiètement, d’entrelacement,
d’embrassement.
Ce concept nucléaire d’empiétement se décline en une série d’autres concepts qui le
spécifient, par exemple le pli, la réversibilité, le chiasme. Par le pli, Merleau-Ponty entend dire
que je suis dans le monde et non face à lui. Il y a une distance qui n’est pas celle du regard
objectivant mais celle du pli par rapport à la pièce de tissu dont il est une modification, une
courbure, une inflexion. Le pli introduit un écart, un creux dans le continuum, mais non une
fracture, une coupure, une césure. Le pli est courbure, pour reprendre la notion propre à la
géométrie riemannienne mais tout autant, comme le note Deleuze, propre à l’architecture baroque
et à sa musique (relation quasi inversée du mélodique et de l’harmonique)39. Comme pour le
ruban de Moëbius, il n’est nulle rupture, discontinuité mais il y a enroulement sur soi. L’image
est simple ici : le pli dans un tissu introduit un écart (le pli n’est plus la surface étale), mais il
n’est pas déchirement de ce tissu, coupure en deux morceaux qui, ensuite, se feraient face. Le pli
est inflexion qui, contrairement au plan du tableau, n’a ni haut ni bas ; il est simple frémissement,
courbure, point non dimensionnel. Dire que je suis un pli du monde, c’est dire que je ne suis pas
un intérieur face à un extérieur mais bel et bien une même surface réversible. Mon corps est
« pris dans le tissu même du monde » et « le corps est fait de l’étoffe même du monde »40,
réversibilité que dit également le binôme de : « touchant-touché ». La réversibilité et le chiasma
seront deux autres notions par lesquelles Merleau-Ponty poursuivra sa « topologie de l’être ».
Nous sommes donc à même de mesurer l’importance décisive de ces notions grâce à la
compréhension de leur fonction et de leur contenu. C’est bien à partir d’un paradigme spatial (les
concepts de topologie qu’il emprunte à des sources diverses ) que Merleau-Ponty entend repenser
toute relation, c’est bien en spatialisant qu’il tente de renouveler les questions fondamentales de
« relation » et « d’opposition », « d’identité » et de « différence ». Par suite, la spatialisation de
tous nos problèmes, de tous nos concepts est bien un des apports de Merleau-Ponty à la
philosophie de l’après-guerre, apport qui institue une nouvelle tradition, qu’étofferont par la suite
tous les auteurs cités dans notre introduction, et qui accomplissent le « tournant spatial » de ces
quarante dernières années. Ceci démontré, il nous reste à interroger le statut de ces concepts pour
mieux comprendre et évaluer ce premier moment du tournant spatial.
38
41
III)
STATUT DES NOTIONS DE TOPOLOGIE
A) L’IMPOSSIBLE MATHEMATISATION.
37
L’oeil et l’esprit (Paris :Gallimard, Folio-Essais, éditions de Mai 2004, préface de Claude Lefort) p. 17.
Sur ce point voir notre article « spatialiser nos concepts, la tentative de Merleau-Ponty dans Symposium, revue canadienne de philosophie
continentale, Toronto, hiver 2007.
39
Voir Deleuze, Op. Cit. In chapitre les plis de l’âme, entre autres p. 31. Les développements sur la musique baroque sont à la fin du livre.
40
L’œil et l’esprit, op.cit p.19.
41
A la fois mathématiques et psychologiques. Selon St Aubert, le plus décisif dans cette imprégnation de Merleau par les concepts de
topologie serait très tôt sa médiation sur Piaget qui lui-même emprunte à la topologie mathématique, pour penser l’espace projectif qui serait celui
de l’enfant, par opposition à l’espace métrique de l’adulte.
38
6
Quelle est, en dernière instance, la valeur de ces notions topologiques chez Merleau-Ponty ?
Sont ce de simples métaphores parfois si vagues qu’elles en deviennent équivoques, au point
même de manquer le phénomène qu’elle devait mettre en lumière ? C’est là ce que semble
prétendre, dans un premier temps, St Aubert qui, à propos de la notion centrale d’empiètement,
écrit : « le philosophe fréquente parfois les marges de l’équivocité. Le danger est redoublé par la
signification même de l’empiètement qui tend à mêler des champs séparés pour en brouiller les
frontières. Et lorsque cette figure, comme c’est le cas chez Merleau-Ponty, se généralise à
outrance, elle frôle un nouvel abîme : celui de détruire elle-même, faute de combattant, faute de
frontières à transgresser jusqu’à se confondre avec son contraire »43. La critique ici est ferme : les
notions parce qu’elles disent trop ne décriraient plus rien ; leur extension invaliderait leur
pertinence, le concept à force de tout décrire ne saisit plus rien. Cette première évaluation de St
Aubert peut sans doute être nuancée, ce qu’au demeurant il fait lui-même, lorsque, dans son tout
dernier livre consacré à Merleau-Ponty, il interroge les multiples sources topologiques de sa
pensée : mathématiques (Bourbaki), phénoménologique (Heidegger), psychologique (Piaget).
Mais ce repérage des racines n’en laissent pas moins une impression mitigée -que St Aubert ne
cherche pas à dissiper- quant au statut précis de ces concepts : équivoque parce que métaphorique
ou rigoureux parce que mathématique ? Reprenons donc ce dilemme que St Aubert paraît se
refuser à trancher.
Il est un point sur lequel nous ne pouvons qu’être en plein accord avec St Aubert : il ne saurait,
de fait, être question d’entendre ces notions au pied de leur lettre mathématique. En effet, même
si l’on peut repérer très précisément une configuration moëbienne dans la réversibilité du voyant
et du visible (ou du senti et du sensible), même si l’importance de la notion de voisinage semble
faire écho à sa centralité bourbakienne dans la définition de la topologie44, même s’il est avéré
que les notes de travail de Merleau-Ponty font explicitement référence à la mathématique
riemannienne dans son opposition à celle d’Euclide, il n’en demeure pas moins que les notions de
continuité, de voisinage et de limites ne sont pas définies chez Merleau-Ponty dans le cadre strict
de la théorie mathématique qui donne sens et consistance à ces notions. Mais, plus encore, ce
n’est pas seulement parce que les objectifs sont différents que l’on ne saurait considérer les
concepts de Merleau-Ponty comme des notions mathématiques au sens rigoureux mais c’est
surtout -et décisivement me semble t-il- parce que si tel n’était pas le cas, l’œuvre entière serait
placée sous l’ombre d’une contradiction performative dirimante. En effet, par cette volonté
d’étendre les notions mathématiques aux moindres recoins du « vécu », Merleau-Ponty se ferait
le plus positiviste de tous les philosophes. Récusant la mathématisation cartésienne du monde de
l’étendue, il n’aspirerait à rien d’autre qu’à imposer à toutes les sphères du vécu l’outil
mathématique ! Merleau-Ponty réaliserait ainsi le rêve d’une mathématisation du monde, sans
reste, sans zone d’ombre, sans opacité rétive ! La phénoménologie serait le comble du
scientisme. Si toute pensée topologique, dont on a dit la prégnance dans la pensée contemporaine
(Piaget, Foucault, Deleuze, Dagognet, Jullien, Soja, etc.), devait d’emblée se dissoudre dans cette
contradiction, il n’y aurait pas lieu d’en faire un possible dépassement fécond de la « tyrannie du
42
42
Nous nous essayons ici à “évaluer” au sens “d’expérimenter” la tentative de spatialisation de Merleau-Ponty et quittons donc le strict terrain
du commentaire de texte pour prendre le risque d’un questionnement plus général : comment spatialiser, et en dernière instance, pourquoi si cette
tentative paraît échouer ? Il est fort possible que, contrairement à ce que nous soutenons ici, l’on puisse “sauver” Merleau-Ponty de
“l’équivoque”. Nous nous sommes essayés à le faire dans la conclusion de notre dernier livre : Le concept et le lieu Cerf 2008, en comparant la
démarche de Merleau-Ponty à celle de Deleuze, quant au statut des analogies ou métaphores (tels que les rhizomes, le pli, etc). A dire vrai, la
question du statut de ces concepts reste ouverte, et il nous semble, aujourd’hui que les problèmes que nous soulevons ici, demeurent.
43
Op Cit p. 20
44
La notion de voisinage est la plus notion cardinale de la topologie selon N. Bourbaki, General Topology ; Elements of mathematics,
chapters 1-4 (Springer Verlag, Berlin-Heidelberg, New-York,London-Paris-Tokyo : Softcover edition of 2nd, printing, 1989) Tome I, 2.
7
paradigme du temps » si caractéristique du siècle précédent. Aussi n’est ce évidemment pas en
mathématicien que nous devons penser l’usage phénoménologique de ces concepts.
B) LA LITTERATURE IMPOSSIBLE.
Pour autant, ces notions doivent elles être prises comme simples métaphores littéraires, frisant
l’équivoque, des analogies sauvages susceptibles de tomber sur le coup de la critique de
Bouveresse, lorsqu’il dénonce, dans Vertiges de l’analogie, l’utilisation fantaisiste faite par nos
contemporains du théorème de Gödel ? A dire vrai, les notions d’empiètement, de pli et de
chiasma sont bien, dans le cadre des écrits tardifs de Merleau-Ponty, d’authentiques métaphores.
En effet, toute métaphore est transposition d’une signification valant pour un nom, ou un
domaine, à un autre. La métaphore emprunte une image (par exemple le pli du tissu, puis, par
extension, le pli de la topologie qui permet de penser la continuité, le voisinage sans coupure ni
rupture) pour l’appliquer à une chose étrangère au champ envisagé (par exemple ici, la relation de
mon corps au monde, qui devient ce que le pli est à un continuum sans césure). Comme le dit
Goodman à propos de la métaphore, dont il fait un cas particulier de l’exemplification : « une
métaphore est une idylle entre un prédicat qui a un passé et un objet qui cède tout en
protestant »45 Cette notion devra s’allier à une situation (qui fait ici office de sujet) : la situation
de mon corps dans le monde. Le pli l’exemplifiera donc comme le face à face de l’objet et du
sujet était exemplifié par la position d’un spectateur devant un tableau. Il y a transfert mais ce
transfert n’est pas nécessairement équivoque ni ne nous fait sortir immédiatement de l’analyse
rigoureusement philosophique pour s’identifier progressivement à la littérature ou l’art,
contrairement à ce que suggère I. Matos-Dias qui, parlant de « voisinage » allant jusqu’à la
contamination entre art et philosophie, conclut : « l’art est philosophie et la philosophie est
art »46. Mais pourquoi, demandera t-on, ne pas penser l’écriture phénoménologique à partir de
catégories littéraires47 ?
Nous pouvons, au moins pour ce qui est de Merleau-Ponty, avancer deux raisons : le recours
explicite à un système (la topologie) comme récusation d’un autre (la géométrie euclidienne)
d’une part, et, d’autre part, la prétention à la vérité inhérente aux notions utilisées. Il faut ici
comparer ce type de transfert, de transport (au sens étymologique du méta- phorein) à d’autres
métaphores comme la cristallisation de Stendhal ou le rhizome de Deleuze48. Si l’on ne peut dire
que le pli fonctionne comme le bois recouvert de givre ou le rhizome, c’est parce que dans le cas
de Stendhal et Deleuze, il s’agit d’un exemple ponctuel qui n’entraîne pas avec lui tout un
système de référence. Le rhizome est un terme emprunté à la botanique et transféré en
philosophie. Notre pensée ressemble, ou doit ressembler, à un bourgeon aux racines multiples et
foisonnantes, mais cette ressemblance ne signifie pas que Deleuze attende de l’étude suivie de ce
type de plante, un enseignement pour la philosophie. Il ne s’agit pas de substituer un système de
coordonnées à un autre qui se serait révélé impuissant à penser ce qui devait l’être. Or, MerleauPonty convoque la totalité d’une théorie et non pas seulement une image isolée. Les notions
45
Langages de l’art, traduit par J. Morizot, (Nîmes : J. Chambon, 1990, 1976 pour l’édition originale) 87.
I. Matos-Dias, Merleau-Ponty, une poïétique du sensible, (Toulouse : Presses universitaire du Mirail, 2001), première partie : « Topologie
de la réflexion », 162.
47
La caractérisation de l’œuvre de Merleau- Ponty en terme littéraire est plus que fréquente. Ainsi dans une édition grand public de L’œil et
l’esprit le commentateur écrit : « le lecteur sera d’abord surpris par la liberté d’écriture de ce petit essai si beau et si difficile dont le langage
métaphorique presque littéraire, risque de l’en tenir à distance », Lambert Dousson, (Paris : collection Folio-plus-philosophie, 2006),7. On notera
aussi la recension par Philippe Quesne, du livre décisif de F. Dastur, livre déjà évoqué, qui s’interroge sur ce qu’il caractérise comme des
« métaphores littéraires » à propos des notions comme le chiasme ou « l’enveloppement » qu’explicite Françoise Dastur dans son ouvrage, voir
sa « Note de lecture sur le Merleau-Ponty de F. Dastur », p. 94-97, Philosophie, numéro 78 du 1er juin 2003.
48
Sur le statut de la métaphore en philosophie, nous nous permettons de renvoyer encore à notre ouvrage : Le concept et le lieu, les figures de
la relation entre art et philosophie, Cerf 2008.
46
8
d’étoffe du corps ou de tissu du monde ne sont pas simples images ponctuelles mais s’adossent à
des concepts au contenu mathématique précis, comme le pli ou la réversibilité. Ces notions
drainent avec elles toute la manière de penser topologique, dans son opposition à l’évaluation
euclidienne et cartésienne du monde. La topologie, vue par Merleau-Ponty, dénonce un autre
système de pensée qu’elle déclare inopérant pour appréhender de manière rigoureuse certains
types de mise en relation dans l’espace. La topologie prétend à la vérité de son analyse et
revendique, contre la géométrie euclidienne, sa capacité à conférer un sens conceptuel à des
notions intuitives (comme celles de continuité, voisinage, limites, etc.). Avec le concept de
« pli », de « chiasme » ou « d’empiètement », Merleau-Ponty ne prétend pas produire des
catégories esthétiques mais bien atteindre véritativement « le il y a préalable » ; il entend revenir
à « ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient sous mes paroles et sous mes
actes »49, il prétend rétrocéder au phénomène in statu nascendi. Comme le remarque St Aubert,
Merleau-Ponty considère la topologie mathématique comme un système de pensée fécond,
susceptible de nous faire accéder à de nouvelles vérités. Merleau-Ponty, écrit St Aubert
« reconnaît […] l’existence d’un impact phénoménologique des développements modernes des
mathématiques et de la physique »50.
Importation d’un système et prétention à la validité sont donc les deux différences
significatives qui expliquent, qu’en dépit d’un même procédé de métaphorisation, le statut du
discours de Stendhal et de Merleau-Ponty reste incommensurable . Certes, on objectera à cette
analyse que par la métaphore de la cristallisation, Stendhal entendait bien approcher la vérité du
phénomène amoureux. Il y aurait donc bien chez Stendhal une prétention à atteindre le
phénomène et à le décrire ; mais, à la différence du philosophe, il ne prétendait pas qu’étudier
plus avant le phénomène physique de cristallisation serait susceptible de nous faire découvrir des
vérités insoupçonnées sur l’amour. Or, c’est bien là ce que dit Merleau-Ponty en utilisant ces
concepts de la topologie comme modèles. Il n’est pour s’en convaincre définitivement que de
considérer les motifs pour lesquels le philosophe a tant insisté sur la topologie à la fin de sa vie52.
C) LA PSYCHOLOGIE IMPOSSIBLE
Dans son étude sur les sources de la topologie merleau-pontyenne, St Aubert a montré
comment c’est à la topologie de Piaget que le philosophe emprunte la sienne53. Or, quelle était la
fonction de la topologie chez Piaget ? Il s’agissait par elle d’accéder à la manière dont l’enfant
appréhendait l’espace. Dans son étude de 1948, La représentation de l’espace chez l’enfant,
Piaget montrait, à la suite d’une enquête d’expérimentation faite sur des enfants de 2 à 10 ans,
combien l’espace de l’enfant est un espace projectif, structuré par les cinq relations (voisinage,
séparation, ordre, enveloppement et continuité). L’enfant n’identifie donc pas l’objet à partir de
ses propriétés métriques mais à partir de leur identité topologique. Merleau-Ponty en concluera
que le topologique précède l’euclidien. C’est cette relation première à l’espace, cet « avant » de la
perception adulte qui intéresse le philosophe. Pour lui, recourir à la topologie est se donner une
chance d’accéder à l’originaire. Comme le note St Aubert : « les structures topologiques
caractérisent le style de l’infans et nous parlent de l’être brut prè-objectif »54. Il s’agit de
51
49
L’œil et l’esprit, op.cit.9
Vers une ontologie indirecte, 229
51
Sur le problème en général de l’écrivain et du philosophe, on lira de C. Imbert « L’écrivain, le peintre et le philosophe » in Merleau-Ponty et
le littéraire, sous la direction de A. Simon et N. Castin, Presses universitaires de l’ENS, Paris 1997.
52
Comme nous le disions, St Aubert a montré que l’on trouve des réflexions sur les développements topologiques dès La structure du
comportement mais c’est entre 1959 et 1960 que sa réflexion s’est presque entièrement focalisée sur la topologie.
53
La référence à Piaget et son importance à la fois quantitative (nombre de fois où le nom est cité) et qualitative (lecture et annotation des
textes de Piaget) est décrite p.231 de l’ouvrage déjà cité de St Aubert (Vers une ontologie indirecte)
54
Op. Cit p 243
50
9
retrouver, par delà l’espace euclidien, tardivement construit, l’espace vécu antérieur au monde
objectif, de renouer, selon les termes de Merleau-Ponty, avec « une organisation spatiale prèprojective ». A ce titre, il faut ici rapprocher le primitif, l’enfant et le peintre qui tous trois
dépassent la relation objectivante au monde. La fonction du peintre est toujours donnée comme
un retour aux choses mêmes. Par son travail, Cézanne fait réapparaître l’originairement vécu,
réveille la relation sauvage et première au monde. Cézanne rejoint Husserl par et dans sa praxis
de l’Epoché. Le peintre nous met donc en mesure de critiquer et de rejeter Descartes. Le peintre,
comme le primitif ou l’enfant, nous apprend à « habiter » le monde. La recherche de l’originaire,
du premier, du primordial est donc, en dernière instance, ce qui motive et justifie le recours aux
concepts de la topologie. Paradoxalement, la spatialisation est un mode de temporalisation, une
manière de renouer avec le premier, l’antérieur, le primitif. Telle est la contradiction à laquelle
nous aboutissons par cette interrogation sur le statut des concepts topologiques et qu’il nous faut
maintenant penser.
D) LE PROBLEME DE LA DESCRIPTION A L’AIDE DES CONCEPTS TOPOLOGIQUES.
Indéniablement, nous sommes face à une équivoque, comme le veut St Aubert, mais nous
pouvons à présent la spécifier plus avant. L’équivoque est celle de la description
phénoménologique telle que la met en œuvre Merleau-Ponty, qui ne doit être ni mathématique, ni
empirique, ni littéraire au sens de symbolisation esthétique mais qui pourtant mobilise tous ces
aspects, de manière parfois contradictoire, voire auto-contradictoire. Par exemple, si nous
admettions que le statut des descriptions était littéraire, nous retomberions dans la confusion des
disciplines (Matos Diaz : « l’art est philosophie, la philosophie est art »), disciplines qui ne
voisineraient plus entre elles mais se confondraient en une seule et même entité, la relation serait
identité pure et non relation entre deux termes. Il n’y aurait donc plus de frontières entre une
description littéraire et une analyse phénoménologique, entre Merleau-Ponty et Proust ; loin de
voisiner, les deux dimensions se confondraient en une même pratique. Or, comme nous
l’évoquions précédemmment, les concepts de topologie, dans l’œuvre tardive de Merleau-Ponty,
avait pour but de penser le « voisinage » ou l’« entrelacement » entre les discipline, de mettre en
œuvre « l’universalité concrète » du dialogue, et non pas de fondre toutes les disciplines en un
indistinct magma. C’est, dès lors, l’idée même de topologie pour penser la relation entre
domaines qui deviendrait auto-contradictoire puisque précisément, elle ne penserait pas la
relation de voisinage, mais au contraire la classique relation d’inclusion. Voisiner n’est pas
inclure, ^étre voisin ne signifie pas être annexé ! Dira t-on pour éviter cette fusion entre acte
philosophique et acte littéraire que les concepts sont empruntés au champ rigoureux de la
mathématique ? Mais cela serait retomber sur la ruineuse auto-invalidation analysée plus haut :
Merleau-Ponty dénonçant la mathématisation du monde par Descartes l’étendrait à tous les
domaines et son geste n’aurait été que de substituer à Descartes, Leibniz55. Dira t-on, pour
dépasser cette troisième équivoque, que, par son emprunt à la topologie, Merleau-Ponty
s’autorise plus de Piaget que de Poincaré ? Mais, en ce cas, n’est ce pas faire d’une science
empirique, la pourvoyeuse de vérités philosophiques ? La psychologie, basée sur des enquêtes
statistiques, et se situant en outre toujours du point de vue de la troisième personne, deviendrait le
paradigme de la description phénoménologique, qui se veut chez Husserl, comme chez MerleauPonty, à la fois universelle et en première personne ? En un mot, les concepts topologiques
mobilisés sont soit mathématiques et rentrent directement en contradiction avec le projet même
55
« En soi », il n’est pas contradictoire de recourir à Leibniz ni de souhaiter sa mathématisation du monde, mais cela le devient eu égard à la
critique de Merleau-Ponty contre la philosophie qui se serait jusqu’à présent fourvoyée en pensant le monde à partir des concepts d’une science
dite exacte.
10
de Merleau-Ponty : dépasser le monde de la science ; soit ces concepts sont littéraires mais
consacrent, dés lors, la fusion entre art et philosophie et s’invalident par là même, puisque leur
fonction initiale était de permettre la pensée d’une relation entre les disciplines sans fusion, ni
annexion ; soit enfin, il s’agit de notions psychologiques, empruntées à une science régionale et
relevant de la description empirique, ce qui, évidemment, contredit l’idée même de
phénoménologie. Plus encore, (et c’est là le dernier acquis de nos analyses précédentes), la
spatialisation revient parfois à interpréter l’originaire comme ce qui est premier dans le temps,
comme passé irénique –celui de l’infans, du primitif- recouvert par la culture, à rechercher un
vécu initial, inverse du concept scientifique qui occulte, mutile et trahit. Merleau-Ponty semble
parfois interpréter l’originaire comme modalité temporelle plus que comme principe ou condition
du visible. Les concepts spatiaux paradoxalement aboutissent à organiser le temps, en terme
« d’avant » idyllique, et « d’après » qui occulte et, conséquemment, aboutissent à penser le
mouvement de l’histoire et de la culture comme remémoration de cet originaire enfoui56 : « la
philosophie est la remémoration de cet être-là dont la science ne s’occupe pas parce qu’elle
conçoit les rapports de l’être à la connaissance comme ceux du géométral et de ses projections et
qu’elle oublie l’être de l’enveloppement, ce qu’on pourrait appeler la topologie de l’être »57. Par
la philosophie, il s’agit de revenir à : « la première expérience du corps impalpable de l’histoire »
à l’« expression primordiale », dont l’art, et particulièrement la peinture, est
«l’amplification » d’une expérience originelle qu’exprimait le premier « dessin des cavernes »58,
lui-même prolongement de la perception initiale de l’infans. C’est sous le signe de ces
équivoques que sont placées les notions topologiques mises en œuvre par Merleau-Ponty, c’est en
elles que s’abîme la question de leur statut. Soucieux, dans son œuvre tardive, de dépasser, voire
d’inverser la position de Heidegger qui, dés le paragraphe 70 d’Etre et Temps, entreprenait de
« temporaliser la spatialité», Merleau-Ponty semble ne pouvoir mener à bien cette entreprise, et
paraît finalement renouer avec l’un des tropismes le plus prégnant de la philosophie, à savoir : la
primauté du schème temporel. Penser revient, en dernière instance, à remonter à l’immémoriale
origine enfouie et non, comme dans la topologie, à saisir des voisinages, à établir des relations
sans réduction au même (inclusion) ou rejet radical de l’autre (exclusion).
Conclusion
Au terme de ce parcours, que conclure sinon au caractère encore problématique de cette
tentative de spatialisation de nos concepts59 et plus généralement à une certaine « équivoque » de
la description phénoménologique chez Merleau-Ponty ? Certes, il est licite de penser que les
hésitations ou équivoques de Merleau-Ponty ont pour cause l’inaccomplissement contingent de
cette médiation topologique, dont la mort brutale de l’auteur nous laissa des textes inachevés,
écrits inchoatifs, parfois simples notes éparses, brouillons aux énigmatiques métaphores. Le
recours aux concepts de la topologie s’intensifie au fur et à mesure que l’œuvre avance mais cette
œuvre ne présente pas le caractère achevé qu’avait un texte comme la Phénoménologie de la
perception. A n’en point douter, si la vie l’avait permis, Merleau-Ponty aurait mené à bien cette
grande entreprise de spatialisation de nos concepts. Il n’en demeure pas moins que, au vu des
notations éparses que sont les écrits tardifs de Merleau-Ponty, nous sommes habilités à conclure
à un relatif échec de ce premier essai contemporain de spatialiser nos concepts, comme nous
56
La conception de l’histoire chez Merleau-Ponty est très dépendante de celle de Heidegger ; un moment auroral, recouvert par la suite.
Préface de Signes (Paris : Gallimard, 1980), 30.
Sur toutes ces expressions, voir Signes p. 117
59
L’échec dont nous parlons ne concerne que cette tentative de « spatialiser nos concepts » et ne saurait évidemment pas caractériser toute
l’œuvre de Merleau-Ponty.
57
58
11
pouvons mettre en lumière l’équivoque des notions employées. Mais cette analyse a ceci de
fructueux qu’elle nous a permis de caractériser avec précision cette équivoque comme triple
impossibilité de la description (impossibilité du recours aux concepts mathématiques, aux figures
littéraires, aux analyses de la psychologie de l’enfant). A cette triple impossibilité de la
description s’ajoute le paradoxe d’une spatialisation qui devient mode d’organisation temporelle.
Le recours aux notions topologiques, alors même qu’il avait initialement pour but de nous défaire
des schèmes temporels et historicisants, aboutit à organiser le temps. C’est pourquoi la
spatialisation de nos concepts pour mieux dépasser les apories de la pensée du temps (temps
hégélien de la résolution des conflits dans l’avenir, temps quantifié de la science, temps
immémorial de l’origine perdue) échoue puisque spatialiser revient, en dernière instance, à se
penser à partir du temps. L’étude de l’infans et de ses comportements nous a révélé à quel point
le souci de Merleau-Ponty est souci de l’originaire, du « primordial », clairement thématisé
comme un temps d’avant la chute dans l’objectivation, un temps d’avant la manipulation, d’avant
la perte du corps de chair, engendrée par la mathématisation cartésienne du monde. Nous avons là
une conception du temps qui, pour être à l’inverse de Hegel, n’en consomme pas moins le
caractère problématique de cette toute première entreprise de spatialisation de nos concepts. Ce
caractère problématique se retrouve t’il dans cette nouvelle « donne » philosophique que
Merleau-Ponty à « instituée », par exemple dans la « spatialisation » entreprise par Foucault,
Deleuze, Dagognet, etc., spatialisation qui s’est faite contre un certain messianisme lié à
l’idéalisme transcendantal ? C’est évidemment à une autre enquête de le déterminer.
Isabelle Thomas-Fogiel
Université de Panthéon-Sorbonne (Paris) et University of Ottawa (Ontario).
12
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