Méthodologie d’exploration de l’imaginaire du train « Le projet du Grand Paris Express » 25/06/2014 Université Paris Diderot Cédric Faure Présentation de la recherche « Il ne s’agit plus d’opposer le sujet et l’objet mais bien de parvenir à comprendre que se trouve au sein des objets plus de richesse et d’intelligence que nous ne l’avions jamais pensé. En un sens, ce sont les objets qui sont dépositaires de ce que nous pouvons apprendre de plus intéressant sur le sujet. Car les choses sont pleines d’ingéniosité, d’histoires, de puissance symbolique qui se révèlent dès qu’on veut bien se donner la peine de les interroger. Leur matérialité même, leur tissu, leur grain, mais aussi leurs formes offrent constamment de nouvelles possibilités, que l’industrie et la technique ne cessent de déployer ». François Dagognet, 1993 La recherche actuelle sur « l’imaginaire du train » se propose d’explorer la place de l’imaginaire dans la prise de décision liée au train et aux infrastructures ferroviaires. Nous souhaitons proposer dans ce texte des éléments de méthodologie et des pistes de réflexion qui pourront être discutés et ultérieurement mis en débat pour l’ensemble de la recherche. Notre réflexion ne se limite pas à notre terrain d’étude sur le projet du « Grand Paris Express » bien qu’elle y trouve la source de son questionnement relativement aux processus de décision. Nous voudrions que les premiers résultats issus de cette enquête de terrain, avec les cinq premiers entretiens, puissent ainsi commencer à nous éclaircir sur les enjeux méthodologiques et théoriques du projet global sur l’imaginaire du train et des réseaux ferroviaires. Le train est aujourd’hui un symbole du progrès et de la civilisation. Mais il est aussi un support aux projections imaginaires les plus contradictoires. Tout à la fois objet technique, politique, économique, social, urbain… il est aussi objet de passions, d’amour et de haine, d’espérances et de craintes, de fascination et de déception, de progrès et de mépris ; Le train est un objet d’investissement ambivalent dont l’imaginaire très foisonnant illustre parfaitement bien les évolutions et les contradictions de nos sociétés contemporaines. Ceci n’est toutefois pas complétement nouveau. Depuis le XIXème siècle, le train participe au rapport renouvelé de l’homme à la nature et à la technique : l’accélération de la vitesse de déplacement par le roulement et le glissement (changement progressif des supports/guidages) induit de nouveaux imaginaires et oblige à repenser les articulations entre le sujet, le regard et la société, l’espace, le temps et la perception des paysages. L’histoire des techniques mais aussi l’histoire des arts plastiques gardent en mémoire tous ces changements de représentations créés par les effets de vitesse (révolution dans le domaine de la représentation picturale, art dynamique et cinétique, etc.). En moins de deux siècles, le train va ainsi diversement inspirer la poésie, la littérature, la peinture (impressionnisme, futurisme), le cinéma. Nous y voyons se déployer les motifs récurrents du voyage ferroviaire : l’aventure et la découverte (le départ, l’inconnu), la nostalgie et la mélancolie (la séparation, les adieux), le 1 désir et la sexualité (les rencontres insolites, amoureuses, les plaisirs liés aux secousses, les excitations liées aux sensations du mouvement ou encore la prostitution qui s’établit à proximité des gares parisiennes), le crime et la mort (craintes de l’accident, des collisions, du déraillement, du bagage abandonné, de l’accident voyageur). Avec la démocratisation et la vitesse du train, c’est enfin le voyage d’agrément et de plaisir qui se développe. Ces imaginaires qui associent le voyage au train rencontrent aujourd’hui l’imaginaire voyageur de l’individu contemporain : désirs manifestes de rêverie, d’itinérance, d’ailleurs, de lointain, de découverte, de dépaysement, etc. Ces désirs abondamment étudiés par la littérature sociologique correspondent bien à l’époque, à l’ère du temps, dans des sociétés qui sont à l’évidence de plus en plus capitalistes, individualistes et hypermodernes. Ces désirs ne sont pas pour autant contradictoires avec des besoins concrets, quotidiens, de mobilité, de rapidité, d’utilité des déplacements et de nouvelles offres de transport en commun. Le voyage en ville, le voyage urbain, métropolitain, répond en général à une demande plus pratique, fonctionnelle (temps, coûts, fluidité des trajets, etc.). Ceci nous oblige à repenser aujourd’hui les expériences de voyage et les éléments constitutifs aux mobilités, aux déplacements, dans les « espaces urbains », les « espaces de transit », les « espaces de connectivité », etc. Face à ces nouveaux impératifs, le projet du « Grand Paris Express » offre une expérience complétement nouvelle du transport et du déplacement urbain. Le projet de réaménager toute la métropole francilienne, en passant par la construction de ce métro automatique (circulant en rocade à 60 km/h), pour porter le développement de la région capitale, soulève par ailleurs de nombreuses questions. L’enjeu est en effet de transformer dans les décennies à venir la région en grande métropole mondiale : le métro, avec notamment ses 200 km de lignes nouvelles, ses 4 nouvelles lignes et ses 72 gares, reliera les principaux pôles urbains de la région et sera connecté au réseau ferroviaire à grande vitesse et aux aéroports d’Orly, du Bourget et de Roissy-Charles de Gaulle. Le texte fondateur qui définit le Grand Paris comme « un projet urbain, social et économique d’intérêt national » qui vise à promouvoir « le développement économique durable, solidaire et créateur d’emplois de la région capitale » pour en faire un territoire exemplaire (loi du 3 juin 2010) repose ainsi très clairement sur la construction du métro express. L’Acte motivé et le Schéma d’ensemble (approuvés par le conseil de surveillance de la société du Grand Paris le 26 mai 2011 et par décret le 26 août 2011) ont déjà fixé les prévisions de tracé et les gares du futur métro. Le projet du Grand Paris Express est donc inscrit au cœur du Grand Paris : les mouvements (les voyages, les déplacements) font aujourd’hui la ville, et le métro automatique fera demain le « Grand Paris » et après-demain la grande « métropole mondiale ». Il y a bien là toute une construction imaginaire à réinterroger. 2 Problématique de la recherche Il semble finalement que l’on ne puisse pas explorer plus loin « l’imaginaire du train » sans aussi explorer « l’imaginaire du voyage » et « l’imaginaire d’une ville » qui unissent aujourd’hui « l’imaginaire politique » et « l’imaginaire technologique » des discours politiques très modernisateurs à un désir commun, social, contemporain, de réinventer le voyage, les manières de voyager et de se déplacer sur un territoire ou au sein de la ville. Ces discours modernisateurs s’emparent ainsi très souvent de « l’objet train » pour assimiler vitesse, déplacement-voyage et territoire : la vitesse devient la notion clé du déplacement et de la mobilité (on le voit avec toute la rhétorique politique développée sur l’automatisation et la vitesse du nouveau métro) et la mobilité devient le critère principal de l’inclusion sociospatiale. L’idée que la mobilité façonne le territoire tend alors à faire porter la discussion politique sur des enjeux liés à la circulation des voyageurs, les modes d'acheminement, les lieux de convergence (gares), etc. Mais cette idée n’est pour ainsi dire jamais questionnée dans les processus de décision. Ses présupposés sont inaperçus. Elle agit comme une évidence, un allant de soi, sans avoir été transformée en problème, en question. Le débat risque alors de devenir un débat « d’experts » qui focalise l’attention sur des enjeux qui évacuent toutes les dimensions imaginaires sous-jacentes aux décisions. Il s’agit bien pourtant d’interroger ces imaginaires pour mieux comprendre ce qui résiste à se dire : comment en effet les acteurs politiques se représentent le territoire ? Comment cherchent-ils à le transformer par leurs décisions ? Pourquoi la vitesse et la mobilité (avatars contemporains du progrès technique) sont devenues pour eux des enjeux majeurs dans l’aménagement du territoire ? Le monde du ferroviaire est-il en ce sens devenu la clé de voûte de toute l’édifice imaginaire du territoire ? Comment le ferroviaire vient-il alors légitimer et justifier leurs décisions ? En recourant à quelle argumentation ? Interroger les décisions concernant les projets d’aménagement ferroviaire suppose d’interroger des logiques souterraines, non personnalisables, qui échappent ou dépassent donc très largement les acteurs du système. Le discours politique peut cependant laisser entrevoir ces logiques, notamment par ses omissions. Il s’agit donc d’identifier et de problématiser le plus rigoureusement possible ces différentes logiques qui entrent dans la prise de décision. Pour ce faire, il s’agit dans l’étude sur le projet du « Grand Paris Express », de mettre en perspective « l’imaginaire du train » avec « l’imaginaire d’un territoire» dit exemplaire et à terme d’une « future métropole mondiale ». 3 Dans le cadre de la construction politique des espaces urbains contemporains, l’exploration de l’imaginaire du train nous conduit ainsi à repenser les articulations entre réseaux de transport et structures urbaines, espaces de mobilité et politiques territoriales. Comment en effet penser ces différentes articulations entre transport et territoire ? Territoire et politique ? Politique et développement de la mobilité ? Mobilité, urbanité et métropole mondiale ? Tous ces éléments entrent dans la composition des espaces et donc dans la prise de décision politique. L’inscription concrète, matérielle, spatiale de l’imaginaire du train (choix, formes et finalités des tracés des chemins de fer) nous invite à questionner l’imaginaire de la ville contemporaine (des représentations du Grand Paris) avec les formes de collectif qui s’y produisent. Pourquoi en effet avoir retenu ces tracés-là ? Pourquoi là ? Comment s’expliquer cette exploitation politique actuelle du mouvement ? De ce nouveau moyen de locomotion ? De cette circulation en rocade de ce futur réseau d’acheminement des voyageurs ? L’imaginaire du train nous apparaît indissociable des raisons et des effets de cette inscription spatiale qu’on pourrait entendre comme un « récit métropolitain » fabriqué, constitué, tissé de nombreuses significations imaginaires contemporaines. A l’image de l’archéologie ferroviaire qui fait ressurgir devant nous le dessin des villes anciennes, à partir de ce que nous pouvons retracer des voies ferrées désaffectées, oubliées, nos questions sur la spatialisation du Grand Paris (nouvelles représentations, définitions, délimitations spatiales de la métropole) partent du « tracé » du futur métro pour investiguer originalement les dimensions imaginaires actuelles de la ville et du train. C’est un préalable pour comprendre les principaux critères qui entrent dans la décision politique, à côté des registres habituels de justification : imaginaires politiques au service de la République (avec la notion d’intégrité du territoire), de l'Intérêt Général (avec la notion de service public), de la Modernisation et du Sens de l’histoire (avec la notion de progrès), etc. Nous chercherons ainsi à travers le projet du « Grand Paris Express » à comprendre, à montrer, comment s’inventent actuellement de nouvelles formes de politiques d'aménagement du territoire et de conceptions urbaines (récits de mobilité, récit métropolitain, etc.) qui déterminent fortement l’imaginaire du train. Nous ne nous limiterons donc pas à une approche réductrice de l’imaginaire, à savoir d’un imaginaire leurrant, mystificateur qui tend à effacer les vrais enjeux (jeux stratégiques des acteurs, stratégies politiques, etc.) avec par exemple l’idéalisation des effets supposés des infrastructures ferroviaires sur le dynamisme des territoires. 4 Analyse des entretiens : contextualisation et mise en perspective - Identification et critères de choix des acteurs auditionnés Le pouvoir de décision en démocratie n’appartient à personne d’autre qu’à la collectivité. Pour interroger l’imaginaire des décideurs, nous ne pouvions donc pas retenir dans notre liste que des acteurs politiques. Il est tout simplement impossible d’interroger en profondeur des processus de décision sur les réseaux de transports ferroviaires sans s’intéresser aussi à des architectes, urbanistes, techniciens, c’est-à-dire des acteurs influents, impliqués dans ou par les décisions, mais qui restent néanmoins plus ou moins à la marge du système politique. Leurs témoignages servent en ce sens de contrepoint pour réinterroger les discours politiques. Nous pouvons ainsi avoir accès à des arguments et des significations qui soutiennent les récits politiques ou qui au contraire sont complétement absents des choix politiques et des processus politiques qui agissent sur les configurations de l’espace et la transformation du territoire par leurs actions ou leurs décisions. Nos premières hypothèses se sont ainsi élaborées à l’écoute des acteurs qui ont joué un rôle important, parfois déterminant, dans les décisions concernant le train ou dans les projets du Grand Paris, tel qu’il se construit actuellement. - Eléments d’analyse et conduite des entretiens Notre méthode d'analyse des entretiens consiste à référer les pratiques de l’acteur auditionné à l'usage qu'il fait des représentations sociales (représentations sur le train, l’avenir du chemin de fer, etc.) et aux croyances organisatrices de ces usages. Il s'agit ensuite, dans un second temps, de référer ces usages aux fonctions et aux contenus du discours pour bien en saisir la construction et le déroulement. Notre investigation porte sur l'acteur spatial et politique et nous explorons donc les objectifs qu'il poursuit, les stratégies qu'il utilise, les moyens qu'il se donne pour s'inscrire ou non dans l'ordre des échanges et des rapports de décision (contexte collectif de référence) dans le cadre du projet du Grand Paris. Nous portons notre attention aux groupes d'appartenance et aux enjeux dans lesquels il se trouve pris, c'est à dire les motifs plus profonds dont ces acteurs sont porteurs idéologiquement et idéalement. Nous interrogeons donc aussi le sujet dans l'acteur social (c’est-à-dire les représentations subjectives de l’acteur) pour mieux comprendre comment le sujet organise ses investissements et son adhésion à un imaginaire social. Nous 5 cherchons ainsi à dégager, à travers des items précis, comment l'imaginaire social (système de représentations ordonné par une logique interne) entretient des affinités avec l'imaginaire individuel (usage subjectif de l'imaginaire social). Pour ce faire, nous menons des entretiens semi-directifs afin de recueillir un discours à partir d'une question initiale ouvrant un champ précis et suffisamment large pour permettre au locuteur d'aborder la question comme il lui convient. Nous n’intervenons pas sur le contenu du discours en fonction de nos intérêts. Il s'agit d'entrer dans le discours de l'autre pour en saisir la construction, et par nos interventions (relances, reformulations), de permettre au locuteur de poursuivre son discours et d'approfondir ce qu'il dit. Il s'agit ainsi au cours de l'entretien d’inciter l'interviewé à parler de lui-même à partir d'un thème choisi. Le sujet qui parle de sa situation, la représente en effet dans une représentation sociale collective et en même temps implique son imaginaire : son discours sur la société symbolise en même temps son rapport à lui-même. - Eléments d’analyse et de contextualisation des entretiens La recherche, une fois engagée sur le terrain, nous a permis aussi d’avoir accès à tout un ensemble de documents qui ont été mis à notre disposition pour servir de matériaux. Ils se composent des documents institutionnels et contextuels, et de travaux de recherche externe. Ce foisonnement de données demande une exploration longue et difficile pour les rassembler et les restituer dans leur contexte et saisir la portée de leurs significations imaginaires. Nous faisons en première lecture un travail d'identification des principales significations qui se dégagent des matériaux à notre disposition (repérage des principaux référentiels à l’action, éléments structurants de l’imaginaire, ruptures et/ou continuités de sens entre les différentes significations, etc.). Nous faisons ensuite un travail de contextualisation en réarticulant ces matériaux discursifs à un contexte « extra-discursif », c’est-à-dire en reliant, selon la possibilité, ces premières significations à une conjoncture économique, historique et à un contexte politique (non neutre). Puis, nous faisons en seconde lecture un travail sur les « pratiques discursives » et les « emplacements institutionnels » des entretiens (et autres matériaux) : d’où sont-ils énoncés, par qui, pour qui, de quelles manières, à quelles fins ? (repérage des dispositifs et des thématiques émergentes, premières analyses de contenus, etc.). Il s’agit là de repérer le plus finement possible les supports, émetteurs, destinataires des discours. 6 Approche théorique sur l’imaginaire La recherche s’inscrit dans une démarche de recherche-action qui se caractérise par une production de connaissance qui se fonde sur les relations et les interactions particulières entre les chercheurs et les acteurs concernés par la recherche. Les personnes impliquées dans la recherche sont considérées comme des sujets en capacité de produire un travail réflexif sur les situations qu’ils vivent. Ils contribuent à la construction du sens par une co-construction progressive avec les chercheurs. Dans l’écoute des récits faits par les personnes interrogées, on entend bien qu’ils ne s’en tiennent pas à des collections de faits, mais sont affaire d’interprétation. Du sens se construit, dégagé d’un ensemble de représentations et d’expériences, qui se forge dans la confrontation aux réalités sociales et professionnelles. L’imaginaire se produit ainsi avec l’élaboration du sens. La production de l’imaginaire - de significations imaginaires- procède de liaisons complexes, permanentes, entre des représentations, des désirs, des pensées, des intentions, des affects, des expériences. La production de l’imaginaire procède toujours de l’intrication de ces innombrables éléments hétérogènes, disparates, multiples. L’imaginaire est bien ce flux continu, multiforme, étagé, stratifié, tressé de pleins et de déliés, fait d’à-coups et de diversité. Ce n’est que dans un second temps que l’imaginaire s’institue. À travers les modalités concrètes de leurs organisations effectives, les institutions créent ainsi des mondes vécus qui sont investis par les acteurs sociaux de significations. Ces représentations et l’investissement affectif de ces représentations diffèrent selon les corps (statut dans la hiérarchie) et les métiers (culture professionnelle d’origine) relativement aux investissements et intérêts collectifs et personnels. Ces représentations, affectées, finalisées créent des significations partagées, partageables ou au contraire des significations qui entrent en concurrence et en contradiction. Ces significations résonnent et se répondent les unes aux autres par des formations discursives polémiques et quelque fois conflictuelles. L’imaginaire peut ainsi conduire à des affrontements politiques, symboliques. Ainsi par exemple, dans le contexte spécifique de notre recherche, on voit comment les stratégies politiques procèdent à une série de mises en action de scénarios multiples. L’efficience des significations imaginaires qu’elles véhiculent tiennent pour partie à une représentation attractive de l’avenir construite avec des idéaux politiques souvent divergents qui vont présider à la production du territoire et à la fabrication de l’urbanité. Les stratégies politiques dominantes dans la construction du Grand Paris vont promouvoir la transition vers 7 un nouveau modèle de ville. Ces stratégies discursives et d’actions articulent ainsi un ensemble de significations imaginaires (économiques, politiques, sociales, culturelles, spatiales, techniques, esthétiques) qu’elles organisent et instituent au nom d’un modèle de ville moderne, post-industrielle. La production de ces significations imaginaires vise à construire un idéal collectif dans un récit d’avenir qui va régler le rapport de la société aux individus. Notre réflexion sur l’imaginaire prend pour référence centrale la conception de Cornélius Castoriadis qui fait de l’imaginaire un élément inaugural, irréductible, au centre de la construction sociale-historique et de la psyché, comme création à l’œuvre dans la société et l’histoire. Nous poserons donc un préalable théorique qui constitue un fil rouge traversant les réflexions proposées, avec cette proposition de Cornélius Castoriadis, à la fois anthropologique et ontologique, qui sous-tend sa conceptualisation d’ensemble : « Le seul problème que l’institution de la société doit résoudre partout et toujours c’est le problème du sens : créer un monde investi de significations [...]. Ce qui confère du sens à tout ce qui se présente dans la société est indissociablement principe d’existence, principe de pensée, principe de valeur, principe d’action ». Partant de ce postulat, nous voulons souligner que donner du sens à une situation, c’est donc lui donner une existence, une représentation, une valeur et engager l’action dans une certaine direction. Le sens est donation, création. L’essentiel à retenir pour la compréhension de notre méthode d’exploration de l’imaginaire étant que ces significations imaginaires dont parle Castoriadis s’incarnent dans l’effectivité des organisations sociales et se présentent pour la subjectivité individuelle comme un déjà là, institué du sens, désignant les finalités de l’action et imposant pour une part des modes d’être. Ce peut être le sens du mouvement, le sens d’une ville, le sens donné à l’avenir, etc. Autant d’effets de sens qui peuvent se déceler dans les discours, les récits, les productions matérielles, culturelles. Le sens n’est pas pour autant intrinsèque aux situations, il résulte d’une élaboration continue du sujet et de la collectivité dans son rapport au monde. L’imaginaire rend compte de cette élaboration, transformation, institution du sens dans la société. Repérer des significations imaginaires dans la construction des espaces urbains, en l’occurrence ici la métropole mondiale de demain, nous permet ainsi d’identifier les pouvoirs qui portent ces imaginaires et d’en saisir après coup leur légitimation politique. 8 Axes d’analyse - Hypothèses Proposition 1. L’imaginaire du train alimente l’imaginaire politique modernisateur L’imaginaire du train fait partie intégrante de l’imaginaire politique, contemporain, modernisateur : il sert aux mises en scènes politiques, aux récits d’avenir, aux récits de légitimation et de justification des décisions. L'imaginaire du train soutient en ce sens toute la symbolique républicaine qu’il vient périodiquement alimenter et régénérer. Les valeurs de la République retrouvent en effet de nouvelles couleurs avec le train. La liberté devient liberté de mouvement, de déplacement ; l’égalité est retraduite en termes de justice socio-spatiale et d’égalité des territoires (égalité d’accès, intégrité et équilibre des territoires) ; la fraternité s’exprime dans la convivialité, l’équilibre et la stabilité par le mouvement, la fluidité, le rétrécissement de l’espace-temps. L’imaginaire du train permet ainsi de redire, version moderne, les idéaux de la République. L’intérêt général est mis en scène dans l’imaginaire Républicain adoubé des vieilles utopies saint-simoniennes (par exemple : la grande vitesse, c’est une prouesse technique, le progrès social doit passer par le progrès technique, etc.). Dans l’imaginaire politique modernisateur, le triptyque républicain (liberté, égalité, fraternité) s’incarne ainsi dans le triptyque technologique (énergie motrice, support du mouvement, rapidité). De là émerge toute la rhétorique des impacts positifs, idéalisés, pour justifier les décisions relatives à l’articulation transport-territoire : le rail devient un objet symbolique surinvesti par les acteurs spatiaux et politiques. Il devient le meilleur moyen pour moderniser le pays et lutter contre la crise et les inégalités. Le rail permet de relancer l’économie, de lutter contre les inégalités spatiales, d'accès, d'enclavement des territoires (isolement, cloisonnement, fragmentation urbaine), d’absence de mobilité (« prolétariat cinétique »). La lutte contre les inégalités spatiales permet alors de lutter contre les inégalités sociales : phénomènes de ségrégation et de relégation (ghettos urbains) ou au contraire évitement de «macrocéphalie» (hypertrophie urbaine, marginalisation des périphéries). La création d'une nouvelle géographie des réseaux de transport ferroviaire dit ainsi favoriser la transformation de l'espace avec des impacts environnementaux positifs (baisse de la pollution grâce à la décongestion du transport routier, etc.). L’imaginaire du train apparait en ce sens systématiquement dans les discours (surtout politiques) sur la modernisation du pays. 9 Proposition 2. L’imaginaire du train est inscrit au cœur de l’imaginaire de la ville Explorer l’imaginaire du train, c’est aussi et surtout interroger l’imaginaire de la ville, c’est revenir sur ce qui a présidé à l’institution même de la ville et qui renvoie à la dynamique qui la caractérise. Il s’agit donc de considérer la ville en tant que telle et de saisir les significations imaginaires qui la spécifient, lesquelles renvoient aux significations centrales du monde social où elle s’inscrit. Or, aujourd’hui, la ville post-industrielle, hypermoderne (la métropole, le processus de métropolisation) en appelle à des politiques d’aménagement du territoire qui fondent et se fondent sur un ensemble de significations qui alimentent la pensée urbaine et les discours politiques des acteurs interrogés. Nous pouvons repérer d’ores-et déjà quelques-unes des principales significations imaginaires qui structurent le projet du Grand Paris : - Des significations imaginaires politiques : créer de nouvelles politiques urbaines et de nouvelles formes de gouvernances territoriales, volonté de construire une « ville monde », d’améliorer et d’imposer une justice socio-spatiale (combattre les disparités et les inégalités d'accès, lutter contre l'enclavement des territoires et l'absence de mobilité). - Des significations imaginaires économiques : favoriser l’attraction et la compétitivité des territoires, créer une économie d'agglomération, développer des technopôles (clusters), développer des espaces productifs, des secteurs d’activités (activités de haute technologie, économie de la connaissance, économie propre), augmenter la vitesse commerciale. - Des significations imaginaires sociales : favoriser la solidarité et l’intégration territoriale (processus de reconversion et renouvellement du tissu urbain), éviter les phénomènes de ségrégation et de relégation (ghettos urbains) ou au contraire de «macrocéphalie» (hypertrophie urbaine), réhabiliter et développer les potentiels urbains des territoires. - Des significations imaginaires écologiques : promouvoir une « métropole d'équilibre », une « ville durable », des « espaces verts », améliorer la qualité de vie, favoriser les impacts environnementaux positifs (bilan carbone, ratio d'efficacité énergétique, énergie utilisée), augmenter l’autonomie du mode de transport, éviter la saturation automobile. - Des significations imaginaires culturelles : maitriser et mettre en valeur le territoire (faire de la métropole une vitrine culturelle à l’international, diffuser la culture), inventer de nouvelles 10 pratiques et stratégies d’exportation culturelles, créer une nouvelle industrie culturelle (inventer une métropole plus attractive pour les touristes, les déplacements de loisirs, etc.). - Des significations imaginaires spatiales : modifier l'espace-temps urbain, concevoir une nouvelle géographie des transports ferroviaires, créer de nouveaux maillages urbains (création de nouvelles aires d'influence, de nouveaux axes, polarisation multipolaires, interaccessibilité, mobilité interurbaine, division des flux, inversion des centralités, etc.). - Des significations imaginaires techniques : techniciser et fluidifier la ville (redistribution des progrès technologiques et avènement de la « gare digitale » et de la « mobilité numérique »), fabriquer de la rapidité (pour désenclaver par l’accroissement des vitesses) et utiliser de hautes technologies pour augmenter le potentiel transportable, améliorer les intensités d'usage (volume du trafic) et réduire les temps d’accès, de transit et de trajet. Etendre le territoire (lieux à desservir) et permettre l’accessibilité et la connectivité des nœuds métropolitains. - Des significations imaginaires esthétiques : créer de nouveaux paysages urbains (nouvelles manières d’habiter les voies ferrées, les emprises commerciales, etc.), créer de nouvelles architectures (« gares sensuelles », « corridors écologiques »), créer de nouvelles formes d’esthétiques spatiales (construction de continuités, production de réseaux en «hubs and spokes » qui restructurent la dynamique des territoires), fin de l’urbanisme de géométrie. Ces significations (non exhaustives) s’enchevêtrent et déterminent une « unité significative de l’imaginaire » du Grand Paris inscrite dans notre monde social contemporain. En s’institutionnalisant, cet imaginaire détermine les contenus et orientent les manières de dire, de penser et de produire de la territorialité. A partir de ce noyau imaginaire se génèrent en effet des discours et des pratiques qui articulent un horizon à la métropole avec ses logiques de recomposition des espaces urbains, ses logiques d’organisation de l’espace de la mobilité, ses nouvelles stratégies résidentielles, etc. Cet imaginaire va ainsi s’incarner effectivement, matériellement. L’imaginaire du train ne peut pas s’entendre indépendamment de ce noyau imaginaire de la ville de demain à partir duquel se structurent l’espace et le temps par le transport ferroviaire. Le train apparaissant là comme le support symbolique de toute la construction de la métropole : il structure l’espace, crée de nouveaux lieux et de nouvelles destinations, il rythme et organise la vie sociale, il relie et achemine les voyageurs. Les pilotes du rail en deviennent ceux qui intègrent le territoire et fédèrent la ville demain. 11 Proposition 3. La conflictualité sociale et politique surdétermine l'imaginaire du train L’imaginaire contemporain de la « ville future » produit des imaginaires concurrents, rivaux. Les significations données au territoire urbain et périurbain (aux lieux de passage, à l'espace de mobilité) se contredisent et se conflictualisent. Cette conflictualité s’exprime notamment dans les nombreux hiatus entre les justifications des décisions et leurs intentions ou leurs impacts effectifs, et entre les conceptions (les concepteurs) et les usages (usagers). Mais cette conflictualité est cependant, pour une large part, évacuée du discours des acteurs interrogés, et plus généralement du récit politique de la ville, des mobilités, du métropolitain. L’imaginaire de la ville, inscrite dans la narrativité politique, tend alors à produire des discours de l'idéal et de l'utopie. Les véritables enjeux de la métropolisation-mondialisation ne sont pas vraiment mis en débat. On observe pourtant des représentations inconciliables entre elles. Le modèle d’une «villemonde» s’oppose à celui d'une « ville-durable ». L’argumentation en faveur d’une économie compétitive se heurte inévitablement à l’argumentation écologique. Une économie urbaine performante, très compétitive, s’accommode mal d’une justice socio-spatiale. De même, les innovations technologiques ultra-performantes ne s’harmonisent pas toujours très bien avec les réalités territoriales. Ces significations concurrentes dans la conception de la « ville future » ne sont pas sans conséquence sur l’imaginaire du train. L’imaginaire politique modernisateur qui idéalise les impacts du ferroviaire (gares ferroviaires, grande vitesse…) se concilie par exemple difficilement avec, ce qui par ailleurs, peut en être perçu réellement (déficit d’image du train, de la SNCF, dépression urbaine associée à l’emprise ferroviaire, etc.). L’imaginaire des politiques sociales et spatiales de la mobilité produisent en ce sens des contradictions qu’illustrent assez bien l’ambivalence, voire le rejet du train. L’hyper-concurrence route-rail (ou encore air-mer-terre) pour le fret ou pour rendre les déplacements et les voyages plus incitatifs (coûts, durée des trajets, sécurité, confort, régularité des horaires…) révèle ces imaginaires urbains contradictoires. Les usagers doivent organiser leurs choix du préférable en fonction de leurs intérêts et de leurs convictions (choix d’un transport plus économique ou plus rapide, moins dispendieux ou plus écologique, etc.). L’ouverture du rail à la concurrence ajoute aussi une autre tension avec la préservation du service public et la sauvegarde des lignes moins rentables commercialement. 12 Bibliographie générale BACZKO, B. Les imaginaires sociaux, Paris, Payot, 1984. BALANDIER, G. Le Désordre. Eloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988. BALANDIER, G. Le Détour. 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