i o t n a e r s Obbservv ation.. O Rachid ou la substitution empêchée… Christelle Peybernard* Rachid, 35 ans, d’origine algérienne, né en France, trois frères et sœurs, se présente à la consultation d’Arpajon, adressé par le médecin inspecteur de la DDASS pour injonction thérapeutique. Le psychiatre qu’il avait précédemment consulté se refusait à lui prescrire de la buprénorphine haut dosage qu’il achetait donc dans la rue (avec, occasionnellement, quelques doses d’héroïne) auprès de son ancien dealer. Il voulait pourtant arrêter de se droguer… L’histoire de Rachid est celle, classique, d’un consommateur de drogues qui essaie de s’en sortir, puis rechute, puis essaie de nouveau de “couper les ponts” avec le milieu qui l’incite à continuer à se “shooter”. Mais, dans son cas, c’est un “soignant” qui lui a fermé la route de cette rupture tant souhaitée. Voici son parcours. Les premiers essais À 16 ans, Rachid sniffe ses premiers “traits” d’héroïne. Il passe rapidement au “shoot”, et consomme en moyenne deux à trois grammes d’héroïne par jour. À 20 ans, il part, à sa demande, en Algérie, pour y faire son service militaire. Il espère ainsi “décrocher”, et arrête effectivement sa consommation d’opiacés pendant deux ans. De retour en France, il rechute quasi immédiatement. Il vit alors en couple pendant huit ans et devient papa d’une petite fille. Sa compagne ne consomme aucune drogue, mais lui ne parvient pas à cesser son intoxication, qui sera à l’origine de la séparation du couple. De 1994 à 1996, il est incarcéré durant trente mois à Fleury-Mérogis pour vol avec agression. En 2000, victime d’un accident de la voie publique, il est hospitalisé cinq mois en clinique, pour fracture du plateau tibial. Durant ce séjour, il effectue un sevrage et * Praticien contractuel, unité fonctionnelle toxicomanie, CMP, Arpajon. arrête sa consommation d’héroïne pour la seconde fois. Mais, il rechute de nouveau, peu de temps après sa sortie de clinique. Lorsqu’on l’interroge, Rachid répond que chaque rechute a été favorisée par le retour au contact de ses anciens compagnons de consommation : “Loin du contexte en Algérie ou à la clinique, c’était pas difficile d’arrêter l’héroïne, mais dès qu’on retrouve les anciennes fréquentations…” La motivation se précise mais la substitution est refusée À 35 ans, Rachid en a assez de cette vie. Il fait le bilan : “Je n’ai rien fait de positif, tout ce que j’ai réussi à faire c’est de perdre ma femme et ma fille.” Il ne les a pas vues depuis trois ans. Cependant, il a toujours travaillé, en dehors d’un arrêt de travail d’un an et demi consécutif à son accident sur la voie publique. En 2002, il est condamné pour usage de stupéfiants et mis sous injonction thérapeutique. Il est adressé à son CMP de secteur où un psychiatre le “prend en charge”. Durant six mois, Rachid se rend aux consultations en espérant obtenir une prescription de buprénorphine haut dosage, qui l’aidera, peut-être, à sortir de sa dépendance : “C’est ce que le juge m’avait proposé à la place de retourner en prison : un suivi et un traitement substitutif.” Mais son psychiatre refuse catégoriquement de lui prescrire ce traitement. Pourtant, Rachid prend déjà de la buprénorphine haut dosage, qu’il se procure au marché noir, car il essaye depuis quelques mois “d’arrêter” l’héroïne. Il l’a dit à son psychiatre, mais celui-ci refuse toujours : “C’est pérenniser la dépendance, remplacer une dépendance par une autre. Il faut faire une psychothérapie.” Donc Rachid continue de se procurer de la buprénorphine haut dosage au marché noir, qu’il achète à son dealer habituel, qui lui fournit également “un peu d’héroïne de temps en temps”, ce qu’il dit à son psychiatre. Et le voilà qui insiste encore pour que celui-ci accepte de lui prescrire de la buprénorphine haut dosage, afin qu’il puisse “couper les ponts avec le milieu”. “J’apprends à vivre sans produit” Cette situation aurait pu durer longtemps (à ceci près que Rachid en “ayant vraiment assez” et ne voyant pas l’utilité de ce suivi médical était sur le point de le laisser tomber…), si le médecin inspecteur de la DDASS, responsable des injonctions thérapeutiques, et à qui Rachid avait raconté comment il se procurait ses comprimés (!), ne l’avait pas adressé à notre consultation spécialisée en toxicomanie. Il est, depuis le mois d’avril 2003, suivi dans notre service. Il va bien, ne voit plus son dealer et se sent soulagé : “J’ai trouvé une oreille et j’apprends à vivre sans le produit”, dit-il. Moralité : ces patients au comportement que la moralité réprouve, dont la réputation est d’être “menteur, voleur et manipulateur”, se voient refuser des possibilités thérapeutiques au motif qu’ils ne mériteraient pas qu’on leur prescrive un traitement de substitution, dont il n’est même pas certain que celui-ci puisse s’appeler ainsi, puisque, pour certains, il pérenniserait “leur comportement pervers”… Pour ou contre la substitution, là n’est pas la question. Ne doit-on pas, au-delà du choix des traitements que l’on prescrit ou non, réfléchir au préalable sur nos pratiques et nos préjugés ? Et la “dérive perverse” ne serait-elle pas celle qui consiste à laisser un patient toxicomane, en injonction thérapeutique, continuer d’acheter de la buprénorphine haut dosage au marché noir à son dealer habituel ? Imprimé en France - EDIPS - Paris - Dépôt légal 4e trimestre 2003 - © décembre 1998 - DaTeBe édition. Les articles publiés dans Le Courrier des addictions le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Le Courrier des addictions (5), n° 4, octobre-novembre-décembre 2003 142