Le délire dans la maladie d’Alzheimer La démence et le vieil âge sont des facteurs de risque de délire. Le médecin chevronné saura distinguer le délire de la démence, mais la présence combinée du délire et de la démence chez un même patient s’avère un problème épineux pour l’équipe soignante. par Peter N. McCracken, M.D., FRCPC I l est généralement reconnu que le délire est le trouble cognitif le plus fréquent chez les patients âgés hospitalisés. Compte tenu de la prévalence de la démence chez les personnes très âgées, il n’est pas étonnant que ces deux troubles soient souvent simultanés. La démence et l’âge avancé sont des facteurs de risque de délire. Le médecin chevronné saura facilement distinguer le délire de la démence, mais la présence concomitante de ces deux troubles chez un même patient se révèle un problème épineux pour l’équipe soignante.1 Le Dr McCracken est gériatre titulaire, Glenrose Rehabilitation Hospital, directeur, Gériatrie, et professeur de médecine, University of Alberta, Edmonton, Alberta. « Délire » se dit de l’apparition rapide d’un état altéré de la conscience (en général une diminution de la conscience), caractérisé par des difficultés de concentration, la fragmentation de la pensée et des perceptions sensorielles erronées (illusions ou hallucinations). (Tableau 1) Une vaste gamme d’événements cliniques peut entraîner ces tableaux cliniques chez les personnes âgées (Tableau 2), mais les plus fréquents sont probablement les infections et les réactions indésirables aux médicaments. Diagnostic Les altérations de la conscience et la diminution de la capacité d’attention sont des indices particulièrement utiles pour détecter le délire, en présence ou en l’absence d’une démence sous-jacente. Pour poser le diagnostic clinique, les questionnaires d’évaluation de la confusion (Confusion Assessment Method), de la vigilance (vigilance A test) sont utiles; on peut également demander au patient d’exécuter une tâche qui exige une attention soutenue, par exemple, compter à rebours. L’erreur la plus fréquente en médecine générale ou en psychiatrie est de croire, à tort, que le délire chez un patient atteint de la maladie d’Alzheimer est un signe de la progression de la démence sous-jacente. Le risque est plus grand lorsque le médecin traitant n’a pas vu son patient depuis des mois. Dans un tel contexte, une anamnèse détaillée révélera l’apparition soudaine de la détérioration du statut cognitif. Même en l’absence d’une maladie d’Alzheimer sous-jacente, le délire est fréquent chez les personnes âgées. De La revue canadienne de la maladie d’Alzheimer • Février 2000 • 11 Tableau 1 Tableau 2 CRITÈRES DIAGNOSTIQUES DU DELIRIUM 2 • perturbation de la conscience, avec changement de la fonction cognitive ne pouvant être expliqué par une démence; • perturbation s’installant en un temps court (quelques heures ou quelques jours); FACTEURS DÉCLENCHANTS2 Infections • voies urinaires, voies respiratoires • tendance à avoir une évolution fluctuante tout au cours de la journée; • difficulté pour le patient à fixer, à maintenir ou à changer son attention; Troubles du métabolisme • hémogramme, Na, Ca, glycémie • trouble cognitif (mémoire, orientation, langage) ou trouble de la perception (interprétations erronées, illusions, hallucinations); Troubles cardiopulmonaires • hypoxémie, ICC, EP, IM • perturbation du cycle de sommeil et d’éveil, trouble psychomoteur, émotionnel ou anomalies à l’électroencéphalogramme (EEG); Troubles neurologiques • AVC, hématome sous-dural • mise en évidence que la perturbation est causée par une médication générale, par une intoxication par une substance ou par le sevrage d’une substance ou par des étiologies multiples. Rétention • de l’urine ou des fèces 10 % à 30 % des personnes âgées hospitalisées présentent un état délirant pendant leur séjour.3,4 Dans les unités de soins chirurgicaux, ce pourcentage est de l’ordre de 10 % à 15 % pour les patients de chirurgie générale, et il peut atteindre 40 % à 60 % dans les unités de soins orthopédiques.5 Malgré l’amélioration perçue au cours des dernières années, des études prospectives ont patients atteints de la MA n’est pas connue. Chez les personnes âgées de santé frêle, le délire est rarement reconnu, et cet état peut être une source de frustration pour le neurologue, pour le gériatre traitant, pour le physiatre et pour le médecin de famille. Le diagnostic du délire comporte plusieurs embûches. Par exemple, les changements dans Le délire chez le patient âgé peut être difficile à reconnaître. Le début semble parfois insidieux parce que l’état délirant s’installe en plusieurs jours. Le plus souvent, les premiers changements intéressent le comportement psychomoteur (somnolence prolongée, anxiété, difficulté croissante à penser clairement, insomnie, cauchemars et symptômes psychotiques). montré que les cliniciens ont de la difficulté à reconnaître le délire. Dans une étude menée dans une unité de soins orthopédiques, les chercheurs ont constaté que le délire avait été rarement reconnu par les infirmières et par les médecins (39 % des infirmières et 22 % des médecins n’avaient su le reconnaître). Malheureusement, l’incidence des crises de délire chez les l’attitude du patient sont mal interprétés par le personnel hospitalier. En outre, la nature fluctuante du délire (intervalles de lucidité), la présentation atypique (délire hypoactif) et la non-reconnaissance de cette urgence médicale potentielle rendent le diagnostic du délire plus difficile. Le délire aigu est non seulement fréquent, il est mortel. Le délire 12 • La revue canadienne de la maladie d’Alzheimer • Février 2000 Facteurs liés à l’environnement du patient • cathéters, moyens de contention, bruit, lumière, présence d’étrangers, psychotropes, opioïdes Médicaments • médicaments d’ordonnance ou en vente libre, intoxication, sevrage entraîne un taux de mortalité élevé, de l’ordre de 20 % à 40 %, et des études ont montré qu’il avait été deux fois plus élevé chez les patients souffrant d’un délire que chez les sujets témoins ne souffrant pas de délire.6 Outre le taux de mortalité élevé, le délire entraîne une morbidité importante : chutes, aspiration, ulcères de décubitus, incontinence urinaire, déshydratation, insuffisance cardiaque et confusion persistante.7 Chez les patients atteints de démence, le délire peut persister pendant plusieurs semaines, même après que la cause a été reconnue et traitée. Malheureusement, pour une proportion élevée de personnes atteintes de démence, l’état délirant devient permanent. Pour évaluer ces patients, rien ne peut remplacer la cueillette d’information pertinente et fiable par un interrogatoire du conjoint, des membres de la famille ou du personnel de l’établissement. Cette quête de renseigne- Tableau 3 MÉDICAMENTS LE PLUS SOUVENT EN CAUSE2 • Narcotiques • Anticholinergiques • Benzodiazépines • Psychotropes • Antiparkinsoniens • Médicaments d’usage courant, toutefois moins susceptibles de causer le délire : antagonistes des récepteurs H2, bêtabloquants, AINS ments s’avère particulièrement importante dans le cas des patients atteints de démence parce que l’aggravation soudaine de leur état confusionnel chronique peut toujours être démontrée lorsque l’interrogatoire est suffisamment poussé. Grâce à ces interrogatoires, à une étude approfondie des notes des infirmières et aux résultats des examens cliniques objectifs, le médecin peut poser un diagnostic de délire, même chez un patient atteint de démence. Les critères du delirium dans le DSM-IV (Tableau 1) doivent servir de lignes directrices. médecin traitant sera attirée par un changement brusque des symptômes psychotiques. Les idées délirantes, influencées par les stimuli dans l’environnement du patient, peuvent se manifester. Les hallucinations et les illusions sensorielles, le plus souvent visuelles et très intenses, sont particulièrement fréquentes. Même chez les patients atteints de démence, on observe des périodes de fluctuation de l’état délirant, et souvent, les patients semblent plus lucides le matin et En général, les patients atteints de MA et souffrant de délire accompagné d’une agitation grave doivent être traités à l’aide de neuroleptiques pour les empêcher de se blesser ou de blesser d’autres personnes. Avant de choisir le neuroleptique, le médecin doit connaître en détail l’état du patient avant la crise de délire. Caractéristiques cliniques Nous l’avons dit, le délire chez le patient âgé peut être difficile à reconnaître. Le début semble parfois insidieux parce que l’état délirant s’installe en plusieurs jours. Le plus souvent, les premiers changements intéressent le comportement psychomoteur (somnolence prolongée, anxiété, difficulté croissante à penser clairement, insomnie, cauchemars et symptômes psychotiques). Parfois, l’attention du plus confus le soir. Le cycle de sommeil et d’éveil est complètement perturbé. Le délire hypoactif passe souvent inaperçu, et il se passe des heures, voire des jours, avant que cette forme de délire soit diagnostiquée correctement. Parmi les conséquences fréquentes du délire, soulignons les séjours très longs à l’hôpital, une diminution de la capacité fonctionnelle et un taux plus élevé d’admission dans les établissements de soins de longue durée. Chez les patients atteints de la MA et d’autres formes de démence, il est impossible de prévoir si le patient se rétablira de la crise de délire. L’étude historique de Levkoff a révélé que six mois après cette crise, seulement 4 % de tous les patients avaient recouvré un état de santé semblable à celui qui précédait la crise de délire.8 Le Tableau 2 énumère les causes du délire. Les pathologies courantes, par exemple, les infections des poumons et des voies urinaires, les maladies cardiopulmonaires entraînant une hypoxémie, les maladies neurologiques et les changements du métabolisme des psychotropes sont souvent en cause. Dans bien des cas, l’étiologie est multiple. Des cliniciens de longue expérience ont effectué des recherches approfondies pour découvrir une étiologie cognitive, et ils n’ont pas réussi à trouver de cause précise du délire. Dans certains cas, le toucher rectal, une scintigraphie de la vessie ou le drainage à l’aide d’une sonde vésicale (pour évaluer le volume d’urine résiduelle) révèle une rétention urinaire ou fécale. Des méthodes plus effractives, par exemple, une ponction lombaire ou une biopsie, sont quelquefois nécessaires. Traitement Le traitement du patient atteint de la MA et souffrant de délire comporte trois volets : un traitement spécifique, un traitement de soutien et un traitement sédatif. La revue canadienne de la maladie d’Alzheimer • Février 2000 • 13 Traitement spécifique Le traitement spécifique a pour but de déterminer, de traiter et d’éliminer la cause sous-jacente du délire. Cela signifie déterminer quel médicament pourrait expliquer cette détérioration de l’état du patient et l’arrêt de cette médication (Tableau 3). Le traitement approprié est axé sur les causes énumérées auparavant. L’exploration diagnostique fait appel aux analyses de sang pour connaître le bilan hématologique et biochimique du patient; on ordonnera des cultures de sang, d’urine et des expectorations, des électrocardiogrammes, la mesure de la saturation en oxygène ainsi que des radiographies thoraciques et abdominales. incitera les proches à rester au chevet du patient. Il est également important de ne pas laisser de cathéter à demeure. Traitement de soutien Dans les cas de délire, le traitement de soutien fait souvent appel aux mesures non pharmacologiques. On tente de créer l’environnement le plus propice à la guérison du patient. On doit veiller à lui fournir une prothèse auditive et des lunettes qui conviennent. Des sources d’éclairage appropriées, des cadrans, un éclairage naturel favorable aideront le patient à reconnaître des lieux familiers. On essaiera aussi de diminuer le niveau de bruit dans l’unité de soins, si possible. On évitera le plus possible de recourir aux moyens de contention. Un gardien peut être utile pour empêcher le patient de se blesser. On En général, les patients atteints de MA et souffrant de délire accompagné d’une agitation grave doivent être traités à l’aide de neuroleptiques pour les empêcher de se blesser ou de blesser d’autres personnes. On doit laisser les cathéters intraveineux en place. Pour choisir le neuroleptique, le médecin doit connaître en détail l’état du patient avant la crise de délire. Même si les neuroleptiques à action puissante entraînent des effets extrapyramidaux importants, la plupart des médecins préfèrent encore ces agents pour traiter le délire pour plusieurs raisons. Ils sont relativement peu sédatifs; ils n’entraînent pas d’effets indésirables cardiopulmonaires; ils sont administrés par voie intraveineuse et leur mode d’administration est bien connu. Par ailleurs, les neuroleptiques à action moins puissante tels que la thioridazine et la chlorpromazine exercent de puissants effets anticholinergiques, ce qui n’est pas vraiment un avantage pour les patients atteints d’une MA sous-jacente — on évitera ces médicaments dans ce contexte clinique. Lorsqu’on recherche un effet sédatif, les neuroleptiques à puissance d’action intermédaire tels que la loxapine et la perphénézine s’avèrent des plus utiles. Les médecins en milieu communautaire acquièrent une expérience croissante dans le traitement à l’aide d’antipsychotiques, notamment la rispéridone et l’olanzépine.9 Au cours des années qui viennent, les stratégies d’intervention devraient être axées sur la prévention du délire et sur la recherche des facteurs de risque et des facteurs déclenchants.10 Nous soulignons aussi que le donépézil soulage les symptômes du délire chez certains patients atteints de démence, ce qui ouvre des perspectives de recherche intéressantes.11 Au Canada, la quétiapine est approuvée pour le traitement de la schizophrénie mais non pour celui du délire caractérisé par l’agitation. Il est important de mettre fin au traitement par le neuroleptique dès que le délire disparaît. Dans le cas des personnes âgées traitées par un neuroleptique, les médecins doivent se rappeler de ne pas continuer à prescrire ce médicament au patient qui retourne chez lui s’il n’en a plus besoin. Références 1. 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Kinaly SS, Gibson RE, et coll. : Risperidone: Treatment response in adult and geriatric patients. Int Journal Psychiatry Med, 1998; 28(2), 255-63. 10. Inovye SK, Borgardus MPH, et coll. : A multicomponent intervention to prevent delirium in hospitalized older patients. NEJM 1999; 348(9);669-76. 11. Wengel SP, Roccaforte WH, Borke WJ: Donepezil improves symptoms of delirium in dementia: implications for future research. Journal of Geriatric Psychiatry Neurol, 1998; 11(3); 159-61. Traitement sédatif La sédation convient seulement dans les cas de délire hyperkinétique ou caractérisé par l’agitation. Les patients en phase postopératoire ont besoin d’analgésiques même lorsque les narcotiques ont déclenché la crise de délire. Le plus sage est de prescrire de l’acétaminophène (650 mg par voie orale) en association avec la morphine à faible dose (de 2,5 à 5 mg, par voie intramusculaire. ou sous-cutanée) pour soulager la douleur perthérapeutique. 14 • La revue canadienne de la maladie d’Alzheimer • Février 2000