AVRIL INT 20/06/02 09:57 Page 96 Darwinisme et psychiatrie ou le péché des origines P. Delbrouck* L e 27 décembre 1831, l’HMS Beagle quitte le port de Portsmouth pour une expédition scientifique de cartographie de la pointe de l’Amérique du Sud. À son bord, un jeune homme de 22 ans, diplômé de théologie à l’université de Cambridge et intéressé par la géologie, Charles Darwin. Initialement prévu pour durer deux ans, le voyage s’étalera sur cinq années, se métamorphosant en un tour du monde, multipliant les explorations de continents, d’archipels inconnus et les rencontres extraordinaires. Ce passionné de collection et de classification rapportera de ce périple de nombreux échantillons ; mais surtout, la lenteur des moyens de transport lui permettra de laisser vagabonder son imagination sur les réflexions de son grand-père, de Lamarck ou de Benjamin Franklin. Après son retour en 1836, il attendra jusqu’en 1859 pour publier le fruit de sa quête à travers l’aujourd’hui célèbre De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1). Dans cet ouvrage, deux idées à la fois confondantes de simplicité et au pouvoir révolutionnaire extraordinaire sont développées : ◗ toute forme de vie provient de formes plus anciennes, plus primitives, c’est l’évolution ; ◗ cette évolution est due à la sélection naturelle. À elle seule, la notion d’évolution n’était pas réellement nouvelle, puisque dès la fin du XVIIIe siècle, * Service de psychiatrie, centre hospitalier d’Heinlex, Saint-Nazaire. plusieurs auteurs s’attaquaient déjà à l’immuabilité de la création biblique, notamment au travers des questions soulevées par la découverte des fossiles marins dans les montagnes et des théories d’évolution géologique du britannique Charles Lyell. De même, Benjamin Franklin affirmait qu’il existait dans la nature des mécanismes de régulation qui condamnaient à la disparition les “qualités déviantes” (2). Le génie de Darwin aura été, comme souvent, de mettre en perspective ces deux idées pour en faire la révolution épistémologique la plus importante à ce jour, depuis la redécouverte de la sphéricité de la terre et de sa place par rapport au soleil. Plus tard, les néo-darwiniens expliqueront, au travers des mutations génétiques, le mécanisme profond de l’évolution : une succession de hasard et de nécessité. Aussi, la question centrale du darwinisme se résume-t-elle à expliquer le caractère avantageux, au niveau de la survie de l’espèce, de la persistance d’une caractéristique organique, fonctionnelle ou comportementale. Et la psychiatrie dans tout ça ? En termes de pathologie, on peut distinguer deux grands groupes de maladies : d’une part, celles qui correspondent à une interaction ponctuelle avec un environnement (infection, traumatisme, etc.) dont l’étiologie est clairement du registre cause/conséquence et pour lesquelles la démarche scientifique se limitera à expliquer le comment du phénomène ; d’autre part, celles qui correspondent Act. Méd. Int. - Psychiatrie (19), n° 4, avril 2002 à un fonctionnement chronique, apparemment inadapté à l’environnement, mais persistant dans le temps et dans l’espace au fil des générations, et pour lesquelles se posent à la fois la question du comment, mais aussi celle du pourquoi du maintien de ce “désavantage” par la sélection naturelle. Cette dernière interrogation se rapporte au domaine du darwinisme médical. Son application à la psychiatrie est relativement récente (une vingtaine d’années). Au niveau des psychoses, elle consiste à appréhender l’intérêt évolutif que présenteraient les pathologies productives et/ou déficitaires ; intérêt qui n’est pas évident, tant elles apparaissent comme des facteurs de désinsertion et de fragilisation sociale plutôt que comme des éléments positifs face à la dure vie des sociétés modernes… D’emblée, la question à laquelle cette théorie se propose de répondre est radicalement différente de celle posée par la recherche psychopathologique habituelle, même si les deux s’intéressent à “l’origine” des maladies mentales. Le darwinisme se désintéresse du “comment” devient-on psychotique ? pour se recentrer sur le “pourquoi” la nature a-t-elle maintenu ce qui, à l’évidence, est, pour nous, une “qualité déviante” ? De plus, il fait l’impasse totale sur les notions de “bien-être”, élément central de la définition de la santé de l’OMS, pour ne voir dans la vie qu’un seul but : survivre suffisamment pour se reproduire ! On est bien loin des approches psychothérapiques destinées à l’épanouissement individuel. Les manifestations psychotiques sontelles des “séquelles” de comportements antérieurs aujourd’hui anachroniques ? Sont-elles l’ébauche d’une humanité nouvelle face à une “psychotisation” de l’environnement ? Sont-elles simplement congruentes à d’autres innovations évolutives (comme le langage) et donc sans utilité réelle ? Enfin, précisons que si la sélection est par définition “castratrice”, elle peut être non applicable pour des patholo- 96 Les mots et les hommes Les mots et les hommes AVRIL INT 20/06/02 09:57 Page 97 gies chroniques sans conséquences sur la survie de l’espèce. Ainsi, des maladies largement délétères au niveau social, comme les démences dégénératives, n’ont aucune influence sur la fécondité de l’humanité et sont donc d’une complète neutralité vis-à-vis de la sélection naturelle, voire même constituent un avantage sélectif en “éliminant” des procréateurs “génétiquement modifiés” au travers d’un eugénisme “bio”, laissant la porte ouverte à toutes les dérives politiques… mais il s’agit là d’un autre problème. Penser un darwinisme psychiatrique, c’est donc attribuer un sens à l’existence d’une pathologie mentale, non plus au travers de l’histoire d’un individu mais au travers de celle de l’espèce humaine. De l’humanité à l’homme La psychiatrie se caractérise par un grand pluralisme d’hypothèses physiopathologiques, qui culmine dans le fourre-tout du “biopsychosocial” à la mode. Cette diversité peut apparaître, de prime abord, comme une force et le témoignage d’une appréhension globale de l’individu. Elle peut aussi (et surtout ?) être considérée comme une faiblesse, comme le reflet d’une méconnaissance flagrante du fonctionnement cérébral. À l’opposé, le recueil “athéorique” de comportements sociaux, de symptômes, de modifications biochimiques ne constitue qu’un collectionnisme qui ne prend son sens que par les théories qu’il génère et ne peut donc prétendre constituer un modèle quelconque. C’est la science qui organise le monde et non l’inverse. Prétendre expliquer le fonctionnement d’un individu, sans comprendre le pourquoi de sa présence au monde est aujourd’hui une impasse flagrante. Pourtant, la démarche inverse a fait l’objet de plus d’un siècle de travaux sociologiques et psychothérapiques sans réel succès. Aujourd’hui comme hier, le tunnel reste obscur. Aussi, il apparaît urgent d’explorer plus avant le fonctionnement normal de l’esprit, d’en définir des règles universelles (pourquoi le cerveau serait-il le seul à échapper à ce qui contraint l’ensemble de l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand ?), étape primordiale, indispensable à la compréhension de ses dysfonctionnements (3). De l’homme au cerveau Si, comme l’affirme H. Plotkin (4), on accepte l’idée que l’homme est le résultat d’une évolution biologique dont la caractéristique principale est son développement cérébral et que l’esprit n’est qu’une sécrétion cérébrale parmi d’autres, alors les sciences humaines (sociologie, psychologie, etc.) relèvent de plein droit de la biologie. Le niveau moléculaire ne diffère guère du niveau sociologique que par un facteur d’échelle (5), il faut le concevoir comme une dimension fractale (6) de l’individu face à la sélection naturelle, c’est-à-dire comme la réplication, à différentes échelles, d’un phénomène identique. Les conceptions évolutives actuelles du fonctionnement cérébral l’appréhendent comme le résultat d’une accumulation de comportements basiques, sélectionnés au fil des générations, pour répondre à une meilleure adaptation à la survie du stock génétique (7). Il ne répondrait donc à aucun projet, ne serait “apparu que par hasard” et ne se serait maintenu que par nécessité. L’ensemble de nos comportements ne serait que le fruit informe de cette sédimentation évolutive. Du cerveau au neurone Initialement, Darwin concevait la sélection naturelle comme une lutte entre les espèces, puis comme une lutte entre les individus. Les néodarwiniens ont prolongé ce raisonne- ment en évoquant une lutte au niveau cellulaire et, plus récemment, au niveau génétique. La lutte au niveau cellulaire a fait l’objet d’hypothèses dans le cas de la schizophrénie. On sait que le nombre de neurones cérébraux est variable au long de la vie d’un individu. Il existe un stock important à la naissance qui chute à l’adolescence. Ainsi, on estime que 30 à 40 % des neurones disparaissent à cette période de la vie (8). Cette perte serait le reflet d’une redondance initiale des systèmes qui perdraient leur raison d’être ultérieurement et correspondraient à la pression de la sélection naturelle sur les populations neuronales. Bien que ces affirmations fassent encore l’objet de critiques (9), certains auteurs ont remarqué que cette perte coïncidait avec l’apparition de symptômes schizophréniques chez certains individus et y ont vu un possible mécanisme étiologique. La perte neuronale entraînerait la maladie ; le comment serait décrypté mais pas le pourquoi. L’explication de l’intérêt de cette perte neuronale pourrait venir d’un autre domaine qui s’intéresse également à la sélection darwinienne : la robotique. Ainsi, plusieurs chercheurs utilisent ce moyen de programmation pour inventer de nouveaux programmes, mettant en concurrence des “neurones” issus de réseau informatique (10). Une expérience originale (11) a consisté à créer un réseau de 148 neurones informatiques capables de reconnaître des phonèmes et de les associer pour former des mots. La qualité du système dépendait des conditions d’écoute : ainsi, si la qualité sonore des phonèmes diminuait, alors le nombre de mots reconnus diminuait et le nombre d’erreurs augmentait. Dans un second temps, la mise en “concurrence” des neurones – se traduisant par une diminution de leur nombre – aboutit à des résultats particulièrement intéressants. Jusqu’à 64 % de perte, le système améliore para- 97 Les mots et les hommes Les mots et les hommes AVRIL INT 20/06/02 09:57 Page 98 doxalement ses performances ; le nombre de mots reconnus augmente et le nombre d’erreurs diminue. Au-delà, les performances baissent rapidement, et à partir de 80 à 95 % de perte, des “hallucinations” émergent (mots spéciaux). De plus, les phonèmes déclenchant ces hallucinations ne surviennent pas de façon aléatoire, mais sont le fruit de mots clés dépendant de l’apprentissage. De cette expérience, les auteurs font l’hypothèse que la perte neuronale à l’adolescence constituerait un choix sélectif améliorant les conditions d’apprentissage et donc de survie mais que, parfois, cet élagage dépasserait son but et déboucherait sur des manifestations psychotiques, positives comme négatives. On voit bien ici la distinction fondamentale entre une approche darwinienne et une recherche physiopathologique. La schizophrénie ne serait qu’un artéfact évolutif sans conséquence sur la survie de l’espèce, ce qui expliquerait son maintien jusqu’à nous. Du neurone au gène Si l’on pousse un peu plus loin la réflexion, la lutte peut n’apparaître que comme une lutte pour la survie d’un patrimoine génétique. Si, comme l’affirme le botaniste français Pierre Gouyon, “l’individu n’est qu’un artifice inventé par les gènes pour se reproduire”, alors la psychiatrie se définit comme l’étude des artifices, c’est-à-dire des “moyens habiles et ingénieux pour résoudre les problèmes” (12). On a connu pire définition… À ce niveau de raisonne- ment, le concept même de psychose perd tout sens. L’être humain se réduit à un emballage biodégradable, relevant plus des techniques modernes de recyclage que d’une approche psychosociale. Vers l’infini et au-delà… Ce rapide survol montre certaines particularités de l’application du modèle darwinien à la psychiatrie, ainsi que ses limites. L’objectif d’une telle approche n’est nullement d’apporter des réponses aux souffrances individuelles et son application risque de ne jamais déboucher sur des progrès thérapeutiques. C’est sans doute la raison pour laquelle elle ne figure dans aucun programme de formation psychiatrique. Toutefois, par la réflexion qu’elle impose, elle pourrait permettre d’éviter des erreurs d’aiguillage épistémologique et le ridicule a posteriori de certaines théories (13). Plus d’un siècle après leurs formulations, les idées de Darwin n’ont rien perdu de leur impact. Elles rappellent les questions essentielles que l’humanité se pose depuis la nuit des temps : celles du sens de la vie, qui débouchent parfois sur des interrogations pathologiques. Les réponses darwiniennes sont aussi limpides qu’insupportables : de sens il n’y a point, tais-toi, reproduis-toi, sinon disparais ! On peut comprendre que face à ce nihilisme absolu, il puisse y avoir besoin de soutien, même pour les emballages sociaux que nous sommes… Act. Méd. Int. - Psychiatrie (19), n° 4, avril 2002 Références 1. Darwin C. On the origin of species by means of natural selection or the preservation of favoured races. The struggle for life. 1st Ed. John Murray, 1859. 2. Gaarder J. Le monde de Sophie. Paris : éditions du Seuil, 1995. 3. Bolton D, Hill J. Mind, meaning and mental disorder : the nature of causal explanation in psychology and psychiatry. Oxford : Oxford University Press, 1996. 4. Plotkin H. Evolution of mind : an introduction to evolutionary psychology. Harmondsworth : Alen Lane, 1997. 5. Dennett DC. Darwin’s dangerous idea : evolution and the meaning life. New York : éditions Simon & Schuster, 1995. 6. Mandelbrot B. Les objets fractals. Paris : éditions Flammarion, 1989. 7. Higgs P. Alas, poor Darwin : arguments against evolutionary psychology. Bnj.com 2001, 322 : 740 (23 mars). 8. Huttenlocher PR. Synaptic density in the human frontal cortex : development changes and effects of aging. Brain Res 1979 ; 163 : 195-205. 9. Purves D, White LE, Riddle DR. Is neural development Darwinian ? Trends Neurosci 1996 ; 19 : 460-4. 10. Floreano D. Darwin revisité par la sélection naturelle. La Recherche 2002 ; 350S : 24-8. 11. Hoffman RE, McGlashan TH. Synaptic elimination neurodevelopment and the mechanism of hallucinated “voices” in schizophrenia. Am J Psychiatry 1997 ; 154 : 1683-9. 12. Le petit Robert, 1996. 13. Abed Riadh T. Psychiatry and darwinism. Br J Psychiatry 2000 ; 177 : 1-3. 98 Les mots et les hommes Les mots et les hommes