M I S E A U P O I N T Les neuropathies héréditaires. Les arguments en faveur d’une neuropathie de type Charcot-Marie-Tooth en présence d’une polyneuropathie démyélinisante en apparence idiopathique ou sporadique ■ Sporadic Charcot-Marie-Tooth disease: clues for the diagnosis P. Bouche* * Service d’explorations fonctionnelles neurologiques, GH de la Pitié-Salpêtrière, Paris. 8 Le diagnostic de neuropathie héréditaire de type Charcot-Marie-Tooth est fréquemment évoqué en pratique, que ce soit au cours d’une consultation neurologique ou d’un examen électroneuromyographique (ENMG). Le plus souvent, le diagnostic est aisé en raison d’une histoire familiale évocatrice. Mais, dans certaines circonstances, l’absence de cas familiaux connus peut rendre ce diagnostic difficile. Il faut, dans ces conditions, chercher par l’interrogatoire, l’examen clinique et surtout l’étude électrophysiologique des arguments qui permettent d’évoquer ce diagnostic. Quand faut-il penser à une origine héréditaire devant une polyneuropathie ? Nous nous placerons dans la situation, sans doute la plus fréquente, qui est celle d’une polyneuropathie motrice ou sensitivo-motrice à large prédominance motrice. Les neuropathies motrices relèvent dans la très grande majorité des cas de la maladie de CharcotMarie-Tooth (CMT). Cette affection, décrite à la fin du XIXe siècle par Charcot et Marie en France et Tooth en Angleterre, est en quelque sorte le modèle et la forme la plus fréquente des neuropathies périphériques héréditaires. Elle fut initialement rapportée comme une forme héréditaire d’atrophie péronière. Par la suite, il fut établi que la forme classique ne représentait qu’une faible part de l’ensemble des neuropathies de type CMT. Près de 40 % des patients porteurs d’un des gènes responsables de la maladie sont soit asymptomatiques, soit ne présentent que des symptômes modérés n’entravant pas leurs activités socio-professionnelles. D’autres présentent des formes d’intensité variable, plus ou moins invalidantes. L’INTERROGATOIRE Il revêt ici une grande importance. Les symptômes neurologiques, dans ces neuropathies héréditaires, débutent généralement tôt dans la vie, mais passent souvent inaperçus ou sont oubliés par le patient. Il faut donc interroger le patient sur ses performances physiques de l’enfance et de l’adolescence, notamment sur les exercices effectués au cours d’éducation physique ou dans la pratique de sports. Généralement, les sujets atteints d’une affection héréditaire de type CMT, même asymptomatiques, éprouvent de grandes difficultés dans l’utilisation de muscles sollicités pour la vitesse ou le saut en hauteur. La montée à la corde est aussi très difficilement réalisée, parfois impossible. En revanche, la course de fond ne leur pose habituellement pas de problème. Il ne faut ainsi jamais rester dans le vague au cours de l’interrogatoire ; en effet, les réponses risquent d’être négatives si l’on demande seulement : étiez-vous bon en gymnastique ou en sport ? Ces performances physiques modestes n’empêchent pas une vie socio-professionnelle normale. La très grande majorité des patients CMT mène une vie normale et est peu invalidée par leur maladie. Certains sujets ignorent même celle-ci ou n’imaginent pas être atteints, malgré la présence de petits symptômes, pour nous évocateurs. Il s’agit notamment de crampes fréquentes, d’entorses de cheville à répétitions sans raison majeure, de maladresse. Les muscles de ces patients sont aussi volontiers sensibles au froid avec parfois de véritables paralysies. D’autres symptômes relèvent de formes déjà plus avancées, notamment lorsqu’il s’agit de déficit moteur, Correspondances en Nerf & Muscle - Vol. II - n° 1 - octobre 2004 Les neuropathies héréditaires même transitoire. La caractéristique de ces éléments évocateurs est qu’ils existent depuis de nombreuses années, parfois depuis l’enfance. L’EXAMEN CLINIQUE C’est un autre élément majeur du diagnostic. Il faut examiner le patient dévêtu, observer sa marche et prêter une attention toute particulière à l’aspect des membres inférieurs. Il n’est pas rare en effet que l’on observe chez un patient peu ou pas handicapé, un aspect d’atrophie musculaire des jambes et parfois du tiers inférieur de la cuisse, ce qui, associé à une déformation des pieds, paraît être un élément très évocateur d’une affection de type CMT. Généralement, les pieds creux sont connus de longue date par le patient lui-même sans qu’il ait estimé pour autant que cela pouvait présenter une anomalie. Cet aspect de pieds creux et de “jambes minces” est parfois une marque de fabrique familiale sans que cela ait été source d’inquiétude. Cet amincissement peut aussi être présent au niveau des membres supérieurs : en manchette. Ces aspects d’atrophie péronière en cuissarde et en manchette sont évocateurs d’une affection type CMT d’autant plus que s’y associent des pieds creux. Il faut également observer la colonne vertébrale pour déceler une scoliose, autre élément évocateur d’une maladie héréditaire neuromusculaire. Une abolition généralisée des réflexes tendineux dans un contexte de neuropathie motrice peu ou pas évolutive est aussi un élément évocateur de diagnostic de maladie chronique ancienne de type CMT. Cependant, une conservation des réflexes (rarement une exagération de ceux-ci) peut être observée dans ce type de neuropathie. D’autre éléments doivent être cherchés systématiquement : anomalies pupillaires ou visuelles, troubles auditifs, gêne respiratoire ou de déglutition, qui peuvent être sources de renseignements pour un diagnostic de neuropathie héréditaire et permettre parfois de cibler le type de la neuropathie CMT. Enfin, il ne faut pas négliger la recherche d’hypertrophie nerveuse sur le dos du pied ou au cou ou d’acropathie ulcéro-mutilante exceptionnelle dans ce type de neuropathie motrice (mais alors très évocatrice). Ainsi, un ensemble de signes et symptômes peuvent déjà orienter vers une pathologie nerveuse périphérique ancienne, lentement évolutive et donc possiblement d’origine génétique. Le fait le plus marquant est la très bonne tolérance des déficits, notamment moteurs, par le patient. Quant aux troubles sensitifs, ils sont discrets, parfois absents, en tout cas très rarement invalidants ou suffisamment gênants pour être signalés. Cela n’exclut pas la possibilité de douleurs qui peuvent être secondaires aux malformations des pieds ou de la colonne vertébrale ou plus rarement dues directement à la neuropathie. L’ÉTUDE ÉLECTROPHYSIOLOGIQUE Elle revêt ici une importance déterminante pour le diagnostic de neuropathie héréditaire de type CMT d’une part et pour le type de CMT d’autre part (1). Figure 1. Maladie de Charcot-Marie-Tooth. Duplication PMP-22 chromosome 17. Conduction motrice des nerfs médian et cubital. Correspondances en Nerf & Muscle - Vol. II - n° 1 - octobre 2004 ✓ Étude de la conduction nerveuse motrice Dans la situation choisie de neuropathie démyélinisante, la conduction nerveuse motrice est généralement très réduite, largement dans la zone de démyélinisation, de l’ordre de 20 à 30 m/s aux membres supérieurs (nerf médian). La caractéristique principale des neuropathies héréditaires démyélinisantes de type CMT est l’homogénéité du ralentissement de la conduction motrice (figure 1). Les valeurs de 20 à 30 m/s sont 9 M I S E 45 40 35 30 25 20 15 10 5 0 ILT 0,3 0,35 0,40 0,45 50 45 40 35 30 25 20 15 10 5 0 ILT 0,15 ILT, nerf médian, sujets normaux Figure 2. Index de latence terminale (ILT) chez les sujets normaux. A U 0,35 0,45 0,65 ILT, nerf médian, patients CMT1A Figure 3. Index de latence terminale chez les patients CMT1A. trouvées sur le médian et le cubital des deux côtés avec une variation ne dépassant pas 5 m/s (2). Aux membres inférieurs, les valeurs peuvent être plus basses, et, dans plus de la moitié des cas, la conduction motrice ne peut être obtenue, soit en raison de l’atrophie musculaire soit par inexcitabilité nerveuse. Il faut généralement augmenter de façon très significative la largeur du choc électrique de stimulation (souvent jusqu’à 1 m/s). Cette homogénéité fait que le ralentissement de la conduction nerveuse est identique aussi bien en distal qu’en proximal. Ainsi, l’index de latence terminale (ILT), qui est un rapport entre la vitesse distale entre poignet et court abducteur du pouce et la vitesse à l’avant-bras, est identique à celui observé chez les sujets normaux (figures 2, 3) ; ce qui signifie que l’allongement des latences distales motrices est parallèle au ralentissement à l’avant-bras. Les latences des ondes F sont allongées également de façon proportionnelle au ralentissement distal. Il n’y a pas de bloc de conduction sur les fibres motrices et pas d’aspect de dispersion temporelle. Le potentiel musculaire distal évoqué présente un aspect normal. L’autre caractéristique essentielle des neuropathies démyélinisantes de type CMT est l’absence de corrélation entre le degré de ralentissement de la conduction nerveuse motrice et le handicap moteur. En effet, ces patients dont les vitesses de conduction sont de l’ordre de 20 m/s ne présentent aucun déficit moteur, dans la mesure où 10 P O I N T il n’y a ni perte axonale notable ni, bien sûr, aucun bloc de conduction. La perte axonale est appréciée sur la mesure de l’amplitude du potentiel musculaire distal évoqué. Le déficit moteur est généralement corrélé avec le degré de perte axonale sans qu’ici la correspondance soit aussi exacte que dans les autres neuropathies acquises. La simple étude de la conduction nerveuse motrice permet ainsi, au vu des altérations très caractéristiques, d’évoquer déjà très fortement le diagnostic de maladie de type CMT dans sa variante démyélinisante. L’étude des potentiels sensitifs dans cette forme démyélinisante est aussi d’un grand apport. Dans la plupart des cas, les potentiels sensitifs distaux sont difficiles ou impossibles à obtenir ; ce qui réalise un contraste très marqué avec la discrétion ou l’absence de troubles et les déficits sensitifs à l’examen. Le ralentissement de la conduction sensitive est identique à celui de la conduction motrice, mais les amplitudes sont très réduites. L’étude électromyographique à l’aiguille électrode permet de recueillir certains éléments évocateurs tels une activité de repos anormale faite d’un mélange de signes d’ancienneté de la neuropathie comme les salves pseudomyotoniques et de signes de dénervation active représentés par des potentiels de fibrillation. À l’effort, les tracés montrent une perte variable en unité motrice. Il n’est pas rare d’observer des tracés simples avec parfois de grands potentiels d’unité motrice. Ailleurs, les tracés sont intermédiaires, peu appauvris, contrastant avec le degré d’altération de la conduction nerveuse. Au terme de cet examen ENMG, le diagnostic de neuropathie héréditaire de type CMT dans sa variante démyélinisante est très vraisemblable (3, 4). On peut raisonnablement écarter les autres diagnostics de neuropathies démyélinisantes tels les polyradiculonévrites chroniques (PRNC) et les polyneuropathies associées à une gammapathie monoclonale bénigne à IgM. Dans les PRNC, la conduction motrice est altérée de façon hétérogène, associée à la présence de blocs de conduction et de dispersion temporelle. Dans les polyneuropathies associées à une IgM et anticorps anti-MAG, la démyélinisation est à large prédominance distale, sans bloc de conduction. D’autres neuropathies héréditaires peuvent être évoquées bien qu’exceptionnelles telles les neuropathies de la maladie de Refsum ou les leucodystrophies métachromatiques. Correspondances en Nerf & Muscle - Vol. II - n° 1 - octobre 2004 Les neuropathies héréditaires Tableau. Les neuropathies héréditaires de type CMT démyélinisantes. Gène CMT1 autosomique dominant CMT1A PMP22 CMT1B P0 CMT1C LITAF CMT1D EGR2 CMT1E P0 CMT1F NFL CMT4 autosomique récessif CMT4A GDAP1 CMT4B MTMR2 Locus Âge de début Signes particuliers 17p11 1q22 16p13 10q21 1q22 8p21 1re décade ou plus 1re décade rare > 30 ans 2e décade 2e décade Tardif < 13 ans Forme habituelle, sporadique : 20 % 15 à 30 m/s 70 % des CMT1 Forme habituelle, plus sévère < 20 m/s Nombreuses mutations Forme habituelle (2 familles) 15-25 m/s 2 familles Forme habituelle (FH) 25-40 m/s Surdité associée Comme CMT1B ? FH parfois sévère 15-38 m/s 8q13 < 2 ans 11q22.1 < 4 ans VCM Forme sévère Forme sévère 25-35 m/s 9-20 m/s CMT4B2 MTMR13 11p15 1-2es décade Variable 15-30 m/s CMT4C KIAA 5q23 1 à 10 ans 10-34 m/s NDRG1 8q24 1-10 ans EGR2 Périaxine 10q21 19q13 < 1 an < 7 ans Scoliose précoce. Problèmes respiratoires. Lenteur Membres supérieurs et membres inférieurs + surdité Sévère, type DS Formes sévères type DS. Ataxie 17 < 3 ans CMT4D (Lom) CMT4E CMT4F Dejerine Sottas ou DSS ou CMT3 DSS.A PMP22, mutations DSS.B DSS.C DSS (CMT4F) DSS DSS (CMT1F) P0, mutations – Périaxine EGR2 NFL 1q22 8q23 19q13 10q21 8p21 Forme sévère. Troubles de la pupille, ataxie, scoliose Id Id Id Id Id La variante de CMT démyélinisante est plus difficile à préciser (tableau). Il peut s’agir d’une forme sporadique de CMT autosomique dominante ou CMT1. Dans le sousgroupe CMT1, la forme la plus fréquente est le CMT1A dont le gène est identifié sur le chromosome 17 : duplication de la PMP-22. Cette forme représente 60 à 70 % de tous les CMT1 et les formes sporadiques comptent pour plus de 20 % des cas. Parmi les autres formes de CMT1, il faut citer les formes avec mutations de la P0 sur le chromosome 1, souvent plus sévères (CMT1B) ou parfois plus tardives et associées à une surdité (CMT1E). Les formes récessives (CMT4) sont souvent plus précoces et sévères, rares en France. Enfin, les formes de type Dejerine Sottas ou CMT3 ou encore DSS sont très rares. Elles ont un début précoce, sont sévères et rapidement handicapantes ; elles présentent des signes associés Correspondances en Nerf & Muscle - Vol. II - n° 1 - octobre 2004 9-20 m/s Commentaires Familles tunisiennes Italie. Tomacula myéline repliée Turquie, Tunisie, Japon ? Maroc, Tomacula Outfolds. Algérie, Tunisie, Maroc Gypsies < 10 m/s < 10 m/s Plusieurs familles (souvent absent) (Liban, etc.) < 12 m/s Id Id Id Id Id 1 famille Iowa tels des troubles pupillaires, une ataxie et une scoliose marquée. La vitesse de conduction motrice est généralement inférieure à 12 m/s.■ RÉFÉRENCES 1. Birouk N, Gouider R, Le Guern E et al. Charcot-MarieTooth disease type 1A with 17p11.2 duplication: clinical and electrophysiological phenotype study and factors influencing disease severity in 119 cases. Brain 1997;120: 813-23. 2. Kaku DA, Parry GJ, Malamut R et al. Uniform conduction slowing in Charcot-Marie-Tooth polyneuropathy 1. Neurology 1993;43:2664-7. 3. Lewis RA, Sumner AJ, Shy ME. Electrophysiological features of inherited demyelinating neuropathies: a reappraisal in the era of molecular diagnosis. Muscle Nerve 2000;23:1472-87. 4. Pouget J. Diagnostic moléculaire des neuropathies héréditaires de type Charcot-Marie-Tooth. Rev Neurol (Paris) 2004;160:181-7. 11