cas clinique

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cas clinique
Cas clinique
I. Bernard*
Service de neurologie,
centre hospitalier de Cholet.
Le mystère de la brindille verte
Ce samedi d’été
pas de trouble sensitif
(24
juillet) avait été
objectif. Les réflexes
a médecine, et singulièrement la neurologie, a des
jusque-là un classique des
ostéo-tendineux étaient
parentés avec l’enquête policière. Comme elle, elle
urgences : l’entorse, la
tous abolis, on ne notait
lame de la tondeuse, la repose sur l’écoute et l’observation, et doit aussi se satisfaire pas de syndrome pyramidéshydratation du petit
dal. On retrouvait un ptodes contradictions inhérentes à ce qui touche à l’humain.
der nier… et puis cet
sis bilatéral sans autre
D’ailleurs, ne faisons-nous pas subir un interrogatoire
appel téléphonique :
atteinte oculomotrice sur
à nos patients ? Le cas clinique présenté par Isabelle
“Nous rapatrions une
le plan clinique et une
Bernard, dans cette logique, nous plonge dans un
amie d’Espagne.” Pas de
atteinte oro-pharyngée
contact médical, aucune
majeure avec un réflexe
suspense digne des dossiers d’Interpol.
précision sur l’état clinauséeux faible. L’état
nique de la malade, juste :
tensionnel était extrême“On arrive, soyez prêts !”
ment fluctuant, évoquant
son neveu en Espagne depuis le 3 juillet,
Mais prêts à quoi, ça… mystère !
une dysautonomie sévère, on ne retrouelle avait présenté le 19 juillet, assez bruvait pas l’hyperthermie. En ventilation
talement, des myalgies diffuses associées
Environ une heure plus tard (pendant
spontanée, les PaO2 et PaCO2 étaient
à
des
paresthésies
et
à
une
faiblesse
muslaquelle nous avions pu échafauder
normales, mais la saturation était dimiculaire
des
quatre
membres,
ainsi
que
nombre de scénarios ), Mme T, âgée de
nuée à 95 %. Résultats de la ponction
des troubles digestifs modérés et une
75 ans, était admise aux urgences.
lombaire : 1 élément blanc, albuminorahyperthermie transitoire. Un traitement
Malgré une dysartrie majeure et une
chie = 0,28 g/l, glycorachie = 1 g/l. Pas
par
colchicine
avait
été
commencé
dans
importante fatigabilité, Mme T nous
d’anomalie biologique par ailleurs,
l’hypothèse
d’une
crise
de
goutte.
Mme
racontait son histoire. En vacances chez
notamment pas d’hyperéosinophilie.
T : “Le lendemain, je ne pouvais presque
plus ouvrir les yeux, je parlais difficileIntoxication alimentaire ? Botulisme ?
* Neurologue, le Dr Isabelle Bernard exerce
ment, mais mieux qu’aujourd’hui. Cela
Fouiller dans les souvenirs… et le synau centre hospitalier de Cholet. Ancienne
empire, c’est comme pour avaler, je ne
drome des huiles espagnoles ?
interne à Angers, elle a pris ses premières
peux plus boire. C’est pour cela que mes
En chuchotant, les amis de Mme T me
fonctions de praticien hospitalier dans le
amis m’ont ramenée.”
Sud-Ouest où, avec ses collègues neuroconfirmaient qu’un autre membre de la
Mme T était parfaitement vigilante et
logues et gériatres de Pau, elle a participé
famille (M. R) avait présenté les mêmes
orientée. L’examen notait un déficit
à la création de la consultation mémoire
signes, une semaine auparavant. Il avait
moteur partiel mais diffus intéressant les
dans la ville d’Henri IV. Actuellement,
été hospitalisé et venait de décéder :
quatres membres et ne permettant pas la
outre son travail clinique dans un service
“Mais elle ne le sait pas. Et puis il y a
marche, les myalgies étaient spontanées
accueillant de la neurologie générale,
aussi le petit neveu qui est en réanimaelle développe, au sein de cette structure,
et aggravées par la pression musculaire.
tion depuis le mois de mai parce qu’il est
l’évaluation des troubles neuropsycholoSur le plan sensitif, les paresthésies
paralysé, mais cela n’a certainement rien
giques.
étaient également diffuses et il n’existait
à voir…”
L
Act. Méd. Int. - Neurologie (4) n° 1, janvier 2002
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cas clinique
Cas Clinique
Un cas donné,
une méthode
à adopter
ou à discuter
L’évolution a été également fatale pour
Mme T qui, assistée sur le plan respiratoire, a continué à présenter des troubles
végétatifs majeurs et est décédée
72 heures plus tard, dans un tableau d’insuffisance cardiaque gauche. L’imagerie
cérébrale était normale. L’autopsie a
révélé une cardiopathie sévère avec un
rétrécissement mitro-aortique serré, non
connu jusqu’alors.
Et en Espagne ? Que pensaient les
confrères transpyrénéens ?
Le petit neveu de Mme T, âgé de 25 ans,
était hospitalisé en réanimation depuis le
15 mai pour suspicion de syndrome de
Guillain-Barré, mais la ponction lombaire était normale. Il avait présenté progressivement une tétraparésie et une détresse
respiratoire qui avait nécessité une assistance ventilatoire. En juillet, il était toujours tétraparétique, intubé et ventilé. À
noter, quelques semaines après l’hospitalisation, la survenue d’une alopécie.
Son père, M. R, âgé de 50 ans, avait
constaté le 13 juillet l’apparition d’une
faiblesse musculaire, de paresthésies et
de troubles sensitifs des quatres membres
qui le gênaient notamment dans son activité
professionnelle
(dentiste).
Rapprochant ses symptômes de ceux
présentés par son fils, il était allé consulter le même neurologue. Son électromyogramme était normal. Son état neurologique s’était rapidement dégradé avec
aggravation du déficit moteur, installation de troubles de déglutition responsables probablement d’une pneumopathie d’inhalation, troubles ventilatoires
nécessitant une assistance respiratoire.
M. R était décédé dix jours après le début
des signes cliniques, dans un tableau de
choc septique confirmé à l’autopsie. Les
imageries cérébrales et la ponction lom-
Act. Méd. Int. - Neurologie (4) n° 1, janvier 2002
baire étaient normales.
En France comme en Espagne, la traque
au botulisme était resté négative. Si certains confrères espagnols avaient été réticents initialement pour rapprocher les
trois cas, d’autres avaient été intrigués
par l’alopécie du jeune patient et avaient
débusqué, en recherchant la présence de
métaux lourds, l’agent du triple mystère :
le thallium.
Le thallium est un métal lourd (entre le
mercure et le plomb dans la classification de Mendeleïev), qui donne une raie
vert intense en spectroscopie, d’où son
nom grec thallos signifiant brindille
verte. Il est utilisé sous forme cristalline
en optique (verres spéciaux, détecteur
d’infrarouges), dans les feux d’artifice et
les fusées (flamme vert intense), en cosmétologie (traitement de la teigne par
alopécie). Sous forme de sels de thallium, il s’agit d’un poison violent,
soluble dans l’eau, incolore, insipide ; il
a été employé comme raticide et insecticide et n’est en principe plus commercialisé en Europe.
Le thallium se substitue au potassium
dans les cellules ; il bloque la fonction
neuromusculaire et est toxique pour les
membranes. Il se fixe préférentiellement
sur : le cœur, les reins, les muscles, le
cerveau et les cheveux. Sa demi-vie
d’élimination plasmatique est de
4 jours ; en revanche, l’élimination urinaire persiste plusieurs mois après l’intoxication.
L’intoxication au thallium est responsable d’une neuropathie périphérique
sévère et d’une atteinte du système nerveux central. Le tableau clinique varie en
fonction de la nature aiguë, subaiguë ou
chronique de l’intoxication.
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Dans les heures qui suivent l’intoxication
aiguë s’installe une symptomatologie
digestive associant nausées, vomissements, diarrhée. Puis en quelques jours
apparaît la neuropathie sensitivomotrice
douloureuse avec des paresthésies, parfois une hypoesthésie ; le déficit moteur
est modéré. On note par ailleurs une
atteinte multiviscérale avec possibilité de
troubles cardiaques engageant le pronostic vital. L’alopécie survient deux à
six semaines après l’intoxication. En cas
d’ingestion massive, une encéphalopathie peut survenir avec troubles de la
conscience, hypertension intracrânienne
et mouvements anormaux.
Dans la forme subaiguë (doses plus
faibles et plus prolongées), la neuropathie sensitive douloureuse s’installe
une à plusieurs semaines après le début
de l’intoxication, suivie de l’alopécie,
d’une hyperkératose avec apparition de
stries blanches sur les ongles et atteinte
du système nerveux central.
Les formes chroniques sont rares ; on
note un syndrome extra-pyramidal. Il
peut s’agir d’exposition professionnelle
(surveillance par la thallurie < 1 µg/l).
L’électromyogramme peut montrer une
atteinte axonale ; l’anatomopathologie
confirme la dégénérescence axonale distale.
Les différents prélèvements et dosages
réalisés chez les trois patients ont confirmé une intoxication aiguë et massive
pour Mme T et M. R et une intoxication
subaiguë pour le plus jeune patient qui,
malheureusement, après une phase de
récupération, est décédé brutalement au
mois d’août. L’enquête judiciaire a révélé qu’il s’agissait d’une triple intoxication criminelle.
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