T a fibromyalgie est une entité nosologique de définition récente (1990) qui soulève de nombreuses controverses, notamment dans le milieu rhumatologique. Ces controverses touchent la description de la maladie, sa physiopathologie, sa prise en charge, etc. Tout cela dans la crainte de revendications injustifiées, croissantes et illimitées de malades que l’on ne pourrait plus contrôler. R I B U N E L La fibromyalgie, une maladie sans véritable signe objectif ? Il n’est pas exact de dire que la fibromyalgie est un tableau sans signe objectif : la présence de l’allodynie diffuse (points douloureux à la pression, pour une pression habituelle non douloureuse) est véritablement un signe objectif caractéristique de la fibromyalgie et de sa physiopathologie. On peut même considérer qu’elle est le pivot de la maladie puisqu’elle révèle la présence d’un dérèglement neurologique central. De telles plaintes de patients sont connues depuis longtemps et il n’a pas fallu attendre la description de la fibromyalgie par l’American College of Rheumatology (ACR) pour les identifier. Malgré tout, même si l’on conteste le terme, médecins et patients reconnaissent facilement la description de la fibromyalgie comme celle d’une entité à part. Si on ne peut nier son ampleur dans la fibromyalgie, la composante psychosociale ne saurait résumer ce syndrome. Cette composante est tout aussi importante lors d’autres tableaux douloureux chroniques tels que les lombalgies ou les migraines, et sa présence ne suffit pas pour considérer la fibromyalgie comme un syndrome purement psychiatrique. en l’absence de lésions visibles sur l’imagerie. On sait de plus que les anomalies anatomiques ne sont pas corrélées aux douleurs et plaintes. Compte tenu de la fréquence de ce syndrome, de nombreuses recherches se développent depuis plusieurs années : imagerie cérébrale, neurophysiologie, etc. Toutes ces études témoignent de l’existence d’un dysfonctionnement central, résultant de divers phénomènes déclenchants. On peut considérer la fibromyalgie comme un véritable dérèglement neurologique central, provoqué par différentes causes (virus, stress psychologique, maladie auto-immune, etc.), dont la persistance serait liée à un terrain favorisant (sexe féminin en particulier) ou à des réponses inadaptées du milieu environnant (en particulier médicales ou sociales). La fibromyalgie, un mot pour le dire ? S. Perrot, Centre de la douleur, hôpital Cochin-Tanier, Paris Que dire des critères de l’ACR concernant la fibromyalgie ? À l’heure actuelle, une discussion nécessaire s’est engagée sur les critères de classification de la fibromyalgie élaborés par l’ACR en 1990. De nombreuses critiques, émanant notamment des promoteurs de ces critères, ont été formulées, en particulier sur le nombre de points douloureux nécessaires : la localisation des 18 points est sûrement contestable, de même que le seuil de 11 points nécessaire au diagnostic. On sait que le nombre de points douloureux est très La Lettre du Rhumatologue - n° 315 - octobre 2005 Fibromyalgie primitive ou secondaire ? variable selon le patient et qu’il est essentiellement lié à son niveau d’anxiété. Il existe actuellement plusieurs groupes de travail, notamment au sein de l’EULAR, pour définir de nouveaux critères et une nouvelle approche de ce syndrome. Il est important de différencier des critères diagnostiques et des critères de sévérité. Comme pour tous les syndromes et maladies, les critères doivent être revus régulièrement. Ils sont imparfaits et doivent évoluer ; c’est le cas pour le lupus, la polyarthrite rhumatoïde ; ce doit être le cas pour la fibromyalgie. Qu’en est-il de la physiopathologie de la fibromyalgie ? Une véritable absence de lésion ? Aucun travail concluant ? Il est malgré tout essentiel d’insister sur la présence des points douloureux pour des pressions modestes dans la fibromyalgie. Ces points confirment qu’il existe un dérèglement neurologique central, une sensibilisation centrale, à l’origine de l’allodynie diffuse et des multiples symptômes associés : troubles du sommeil, colopathie, anxiété, etc. L’absence de lésion organique ne peut être retenue comme un argument : que sait-on actuellement de la physiopathologie des lombalgies ? On ne conteste à aucun patient la réalité alléguée d’une lombalgie, même Les auteurs ont défini au début une distinction entre fibromyalgie primitive et secondaire. En fait, cette distinction n’est plus retenue actuellement, car l’existence d’un syndrome fibromyalgique modifie la présentation de nombreuses maladies auxquelles celui-ci peut être associé. Cela n’est pas spécifique de la fibromyalgie et on sait que le syndrome de Gougerot-Sjögren modifie la présentation d’un lupus, d’une polyarthrite rhumatoïde et les modalités thérapeutiques. De la même façon, lors d’une polyarthrite rhumatoïde, la présence de douleurs diffuses sans synovites, sans signe d’évolutivité biologique, avec troubles du sommeil et état anxiodépressif ne doit pas faire recourir à des traitements anti-inflammatoires ou immunosuppresseurs mais à des approches spécifiques telles qu’on les décrit dans la fibromyalgie. Que faire du diagnostic de fibromyalgie ? Pourquoi avoir si peur de prononcer le mot de fibromyalgie ? Pense-t-on qu’avec les termes de “polyentésopathie” ou de “douleurs diffuses”, l’on apaisera les questions des patients, de leur entourage, des médecins, que l’on évitera les dérives des médecines parallèles, et que l’on fera taire des revendications hors de propos ? Il faut rapprocher la fibromyalgie de la lombalgie et rester aussi vigilant dans un cadre que dans l’autre. Si l’on ne sait pas quelle 9 T est la cause de ce syndrome douloureux diffus, connaît-on celle des douleurs lombaires ? Plutôt que de rejeter les patients dans un non-diagnostic qui ne ferait qu’augmenter leur anxiété, leur demande d’examens, de prise en charge et le risque iatrogène, il est préférable de donner un cadre précis, prudent aussi, qui permette de définir les limites de l’action médicale, des possibilités actuelles. A-t-on créé une nouvelle maladie ? Il est tout à fait exact de dire que l’on a créé une nouvelle maladie, ce qui ne signifie pas qu’elle soit une simple vue de l’esprit. On ne crée pas les patients, la plainte existe, quelle qu’en soit l’explication. L’histoire de la rhumatologie montre bien que la goutte était jusqu’aux débuts du XXe siècle la seule maladie rhumatologique inflammatoire connue et que ce sont les progrès de l’immunologie, puis de la biologie moléculaire, qui ont permis de connaître les désordres immunologiques et inflammatoires spécifiques de la polyarthrite ou des connectivites. Personne n’a eu de polyarthrite rhumatoïde voire de tuberculose avant la description de la maladie. On peut penser que le XXIe siècle connaîtra des avancées en neurosciences très importantes, permettant de démembrer les symptômes dits “fonctionnels” et de comprendre leur physiopathologie. Pour certains auteurs, la lombalgie n’existe pas tant que l’on ne s’en occupe pas. La fibromyalgie et la lombalgie sont quasiment 10 R I B U N E absentes des pays peu développés, pour des raisons socioéconomiques que l’on peut comprendre. Malgré tout, on ne peut négliger la demande des patients lombalgiques ou fibromyalgiques consultant dans les pays développés. Ce sont les médecins et les régimes de santé actuels qui ont développé les concepts de qualité de vie, utilisés comme indices dans de nombreuses maladies. Le coût de la fibromyalgie reste modeste comparativement à la polyarthrite rhumatoïde, à l’ostéoporose, ou à ce que l’on proposera peut-être prochainement dans l’arthrose. En conclusion, la fibromyalgie, comme la plupart des pathologies, est une construction nosographique, que l’on doit aborder avec prudence car non achevée, comme la lombalgie par exemple. La physiopathologie est de mieux en mieux connue, orientée vers un dysfonctionnement cérébral des voies de modulation de la douleur et du sommeil, notamment. Ce dysfonctionnement peut être déclenché par un stress, physique ou psychologique, et sa pérennisation par la survenue sur un terrain particulier, à un moment donné. Face à une réelle demande des patients, il importe de donner un cadre thérapeutique précis plutôt que de nier la réalité du syndrome et de laisser un vide qui risquerait d’être comblé par des attitudes iatrogènes. Il est certain que des dérives médiatiques mais aussi scientifiques ont eu lieu, mais comme dans de nombreux autres domaines médicaux. Les avancées des neurosciences vont permettre de démembrer ce que l’on dénomme avec une certaine dérision “syndromes fonctionnels” depuis plus de 100 ans et que tout médecin se doit malheureusement de soigner, quelle que soit la terminologie employée. La science médicale n’est heureusement pas restée seulement descriptive dans le cancer, elle ne doit pas le rester plus dans les syndromes douloureux diffus. Dans un avenir proche, des recommandations sur la prise en charge de la fibromyalgie et de nouveaux critères véritablement diagnostiques devraient permettre de guider les médecins et leur permettre d’utiliser le terme de fibromyalgie sans crainte, en connaissant son intérêt comme ses limites. ■ Po u r e n s av o i r p l u s ❏ Clauw DJ, Crofford LJ. Chronic widespread pain and fibromyalgia: what we know, and what we need to know. Best Pract Res Clin Rheumatol 2003;17:685-701. ❏ Foucault M. Naissance de la clinique. Paris : PUF, 1983, 232 p. ❏ Giesecke T, Gracely RH, Grant MA et al. Evidence of augmented central pain processing in idiopathic chronic low back pain. Arthritis Rheum 2004;50:613-23. ❏ Perrot S. Si la fibromyalgie n’existait pas, il faudrait l’inventer. Paris : Lettre de la douleur. Institut UPSA de la douleur, 1998. ❏ Petzke F, Gracely RH, Park KM, Ambrose K, Clauw DJ. What do tender points measure? Influence of distress on 4 measures of tenderness. 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