« L’Europe : le plan d’action européen et global. Les nouveaux choix que devront effectuer les parlements après l’élargissement de l’UE » Intervention du Maréchal du Sénat de la R.P., le professeur Longin Pastusiak, pendant la rencontre des Présidents des Parlements à la Haye (2-3 juillet 2004) Il s’avérait déjà souvent dans l’histoire du monde que l’imagination de l’homme n’était pas en mesure de faire face à la réalité. L’histoire nous surprend et nous place devant les faits qu’il serait difficile de prévoir dans une perspective plus longue. L’histoire de l’humanité se déroule souvent non pas comme nous le voulons, mais suivant notre capacité à surmonter la résistance de la matière ainsi que les limites de notre imagination. Conscient de cette imperfection humaine, je me réjouis d’autant plus et je suis touché par le développement des événements que connut ces dernières années le continent européen. L’impossible est devenu réel. Celui qui aurait prédit au début des années quatre-vingt du XXe siècle qu’en 2004 la Pologne et les autres pays de l’Europe de l’Est et du Sud adhéreraient à l’Union européenne, en plus en majorité déjà comme membres de l’Otan, serait considéré comme un fantaisiste incroyable. Et pourtant, le 1 mai 2004, il fut ainsi, et cela prouve que le fatalisme dans l'histoire peut être surmonté, que la ténacité et la volonté d’apporter des changements donnent des effets. L’activité de l’homme, ses plans et ses rêves sont sortis vainqueurs de la confrontation avec l’histoire. Les pères de ce succès sont nombreux, mais nous le devons avant tout aux sociétés de tous ces pays qui ont transformé leurs systèmes politiques et économiques. Ce fut un processus difficile, réalisé avec détermination et non sans sacrifices. Les événements de 1956 à Budapest, de 1968 à Prague, et enfin le mouvement de « Solidarnosc » dans les années 1980 et la chute du mur de Berlin – tout cela eut lieu grâce à l’attitude de simples gens et ce sont eux les principaux héros des moments actuels. Ils devraient donc être aussi les premiers bénéficiaires de la nouvelle réalité. En tant que parlementaires, 1 provenant surtout des Etats qui viennent d’adhérer à l’UE, nous devrions ne pas l’oublier et tâcher de faire de sorte que les avantages de l’appartenance à l’Union européenne soient ressentis par de vastes milieux sociaux. Au déroulement propice du processus de transformations en Europe centrale et orientale ont contribué non seulement des millions de citoyens et les dirigeants politiques, mais aussi les dirigeants intellectuels et spirituels. En ce qui concerne ces derniers, je ne citerai qu’un seul : le Pape Jean-Paul II. Il contribua indubitablement à l’unification de notre continent par son esprit de conséquence, par son autorité, par son attitude claire et par sa foi que le grand rêve de l’unité de l’Europe peut se réaliser encore de nos jours. Thomas Carlyle, historien et philosophe écossais, disait : « Heureuse est cette nation dont les pages du livre de son histoire ne sont pas encore toutes écrites ». Combien heureuse est donc l’Europe d’aujourd’hui ! Voilà que la communauté des Etats européens ouvre un nouveau chapitre et il lui reste encore beaucoup, beaucoup de pages à écrire. Cela concerne aussi bien les nouveaux que les actuels membres de l’Union européenne, pour lesquels c’est un défi aussi important que pour les Etats adhérents. La communauté que nous créons se fonde sur la responsabilité suivant, dirait-on, le mot d’ordre des protagonistes de Dumas « Un pour tous, tous pour un ». Nous devons être pleinement conscients que ce ne devrait pas être uniquement une phrase dépourvue de sens. Le monde contemporain, les exigences de la compétitivité, de la mondialisation, les formes de fonctionnement des économies modernes posent devant l’Europe des défis qu’il est impossible de réaliser individuellement. D’où les tendances à s’intégrer qui ne sont dues à rien d’autre qu’à la recherche des avantages réciproques dans une coopération renforcée. L’Europe, précurseur de l’intégration actuelle, sait très bien quelles démarches faut-il entreprendre dans le cadre de la communauté pour être le leader mondial de l’économie et le principal propagateur de l’idée de la démocratie, de la tolérance et de la coopération. Nous estimions à juste titre que nous sommes capables de remplir une telle mission, mais nous devons 2 bien nous y préparer. Les analytiques indiquent à cette occasion qu’il est nécessaire d’égaler les acquisitions des Etats-Unis dont l’économie est beaucoup plus dynamique que celle européenne. L’initiative connue comme Stratégie de Lisbonne, adoptée par le Conseil européen en mars 2000 à Lisbonne, donne la perspective de pouvoir faire face à cet objectif. Que l’Union européenne attache une grande importance à son succès découlait déjà de la décision, prise tout juste après le sommet du Conseil européen à Stockholm, d’inviter aussi à la réalisation des postulats de la Stratégie de Lisbonne les pays qui, à l’époque, n’étaient que candidats à l’UE. Rappelons qu’elle a pour principe de transformer l’Union européenne jusqu’à l’an 2010 en «une économie la plus compétitive dans le monde, fondée sur la connaissance, capable de maintenir une croissance économique équilibrée, de créer un nombre plus élevé de meilleurs emplois et de maintenir la cohésion sociale ». Il ne faut pas non plus oublier à cette occasion la protection de l’environnement, une tâche très importante, non seulement pour les générations à venir. Malheureusement, la Stratégie de Lisbonne n’est pour l’instant qu’une construction où la théorie emporte sur la pratique. L’Europe ne réussit pas à concourir efficacement avec l’économie américaine, et notre croissance économique globale laisse beaucoup à désirer. D’ailleurs, dans certains domaines, les recommandations de la Stratégie de Lisbonne elle-même ne sont pas suffisamment précises. Et cela ne facilite pas son application. Il serait aussi difficile de constater que – malgré tous les avantages de l’intégration – les Européens constituent un monolithe. Le Président du Portugal, Jorge Sampaio, l’a exprimé clairement pendant le Sommet européen économique qui s’est tenu à Varsovie le 28-30 avril 2004. Il a dit : « Nous avons une monnaie commune mais des intérêts différents. Chaque homme politique qui vient à Bruxelles se demande à l’aéroport – que puis-je faire pour obtenir le plus pour mon pays?, mais il ne pense pas – que puisje faire pour l’Europe ? ». Est-ce que, sur un modèle de coopération ainsi construit, l’Europe peut-elle se défendre contre la domination économique 3 des Etats-Unis, contre l’économie croissante de la Chine ou contre l’expansion des autres pays de l’Asie du sud-est ? Il faudrait que cette question devienne aussi l’objet du souci des parlementaires qui devraient prendre soin d’une plus grande unité politique de l’Europe. Cela ne signifie en aucun cas qu’il faille renoncer à la voie européenne d’intégration voire de facto à l’indépendance de tous les sujets qui y participent et de la diversité sur des plans multiples. Je rappelle une fois de plus la nécessité de l’unité. E pluribus unum – de beaucoup un – comme le dit le proverbe antique. Nous devrions aussi suivre ce principe bien que tous n’applaudissent certainement pas une telle formule car elle est inscrite sur de nombreuses monnaies émises par les Etats-Unis... Si nous parlons des Etats-Unis, je trouve que l’Europe dans ses relations avec eux devrait s’ouvrir sur un partenariat et une coopération les plus grands possibles. Dans beaucoup de domaines nous ne sommes pas obligés d’être rivaux. Nous pouvons résoudre ensemble de nombreux problèmes. Les relations transatlantiques sont pour nous très importantes et nous devrions chercher les éléments qui nous unissent. Pour l’instant, nous accentuons plutôt les points litigieux. Tandis que la coopération avec les Etats-Unis dans le domaine politique et principalement dans celui de la sécurité est indispensable pour l’Europe. A l’heure actuelle, il n’y a pas d’autre pays ayant un potentiel militaire si important et pourvu de si grandes possibilités d’application rapide. C’est aussi une force capable de s’opposer au terrorisme international. Nous n’acceptons pas le rôle des USA en tant que «policier du monde ». Nous ne soutenons pas non plus l’unilatéralisme de Washington. On souligne à juste titre le choix sélectif et le particularisme des actions américaines ainsi que nombre d’erreurs que commet l’administration américaine. Cela ne change en rien le fait que, peutêtre, nous sommes aussi en partie coupables pour un tel état de choses et ceci en raison de choisir parfois la voie de confrontation et non pas celle de coopération maximale. La situation en Irak ne serait certainement pas si dramatique comme elle l’est maintenant, si toute la société internationale 4 s’était associée à sa solution. Nous devons donc avoir en vue l’objectif final et non pas les animosités passagères. Je vais revenir pour un instant aux défis économiques et au rattrapage des USA dans ce domaine. Les statistiques sont sans pitié pour nous. L’économie américaine dispose d’instruments beaucoup plus flexibles qui permettent une rapide adaptation aux conditions qui changent et une concurrence efficace. 66,1% de la population adulte mènent aux USA une activité professionnelle. En France, ce pourcentage est de 55,8%, et en Grèce de 51%. La période de dénonciation du contrat de travail et le temps que le chômeur consacre pour trouver un nouvel emploi sont aux USA beaucoup plus courts qu’en Europe. Le nombre de travailleurs associés dans les syndicats est en Europe plus que double en comparaison aux USA. Je n’ai pas l’intention de nier le rôle des syndicats qui est incontestable, mais, dans certains cas, malheureusement, ils rendent impossible une restructuration efficace, la concurrence, l’efficacité. De même, le taux de chômage, bien que, dans certains pays de l’Europe, il soit inférieur à celui des Etats-Unis, il s’avère d’une façon générale plus élevé – dans les «15 » il fut en moyenne de 8% en 2003, par rapport à 6% aux USA. Après l’adhésion de dix nouveaux Etats membres, cet indice se détériora encore plus. Tout ceci constitue un fardeau pour l’économie européenne qu’il est difficile d’éliminer. En procédant à ces réflexions qui nous montrent les avantages résultant de la libéralisation des principes de l’économie, nous devons aussi ne pas oublier l’ensemble de la base sociale élaborée par l’Europe. Mais nous devons répondre à la question, si nous pouvons nous permettre de garder tous les privilèges. « Non » - telle fut la réponse déjà de beaucoup de pays – de l’Allemagne, de la Grande -Bretagne et de la Pologne. Cela entraîne de très importants coûts sociaux et c’est un processus très difficile où il faut envisager aussi le changement de la mentalité des gens. Je vois ici une tâche de plus pour les parlements : ils doivent sagement délimiter les avantages économiques des coûts sociaux et essayer de maintenir entre ces deux zones 5 un équilibre. Ici non plus la théorie ne doit pas emporter sur la pratique – les parlementaires doivent veiller à sa mise en œuvre. Je me permettrais de faire ici une digression. Dans les années 18301831, Alexis de Tocqueville séjournait en Amérique pour connaître les institutions et le style de vie américains. De retour, il parlait en superlatifs de la multitude d’institutions locales, de l’aptitude des citoyens à s’associer, de leur savoir de concilier les intérêts individuels avec les intérêts de l’ensemble de la société. Ce ne sont pas, bien sûr, des inventions purement américaines, mais là-bas, ils ont réussi en effet à les appliquer dans la pratique à une très grande échelle. Tous ces éléments, ne serait-ce que le principe de subsidiarité, sont à la base de l’Union européenne et fonctionnent très bien à l’avantage de toutes les nations. Peut-être, nous aussi nous devrions envoyer aujourd’hui aux USA un nouveau Tocqueville, cette fois-ci économique, pour juger si notre économie peut profiter de l’expérience américaine. Les questions auxquelles doivent faire face les parlements d’aujourd’hui dépassent considérablement les frontières des Etats. Personne ne peut plus se permettre aujourd’hui une autarcie, qu’elle soit politique ou économique. Les effets d’un tel comportement, nous les voyons au Cuba et en Corée du Nord. Le monde évolue devant nos yeux et si nous n’allons pas à sa rencontre, tôt ou tard, il frappera à notre porte avec ses problèmes qui sont aussi les nôtres, indépendamment de la distance géographique. Le monde contemporain se rétrécit de plus en plus, diminue dans l’espace, mais ses problèmes non seulement s’élargissent mais s’intensifient. Sous l’effet du développement de la communication, des moyens de communication, de la circulation des personnes et des idées, le monde est devenu, dirait-on, plus petit, et les hommes et les nations entières sont de plus en plus codépendants au sens économique, culturel et aussi du point de vue du sentiment de sécurité. Nous devons donc faire face à l'universalisation des problèmes qui tourmentent l’homme. Jusqu’à présent, même aux temps des grandes crises ou catastrophes, il y avait toujours sur 6 notre globe des zones qui n’étaient pas menacées. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas en être sûrs, nous ne pouvons pas dire que cela ne nous concerne pas. Les problèmes de l’économie argentine, ce sont les problèmes de l’Europe, la menace du fondamentalisme islamique, c’est aussi une menace pour l’Europe, les aspirations nucléaires de certains pays, l’épidémie du SIDA en Afrique, c’est aussi une menace pour l’Europe. Cela sonne un peu comme la théorie du chaos et la constatation que le mouvement des ailes du papillon en Amazonie peut provoquer un tremblement de terre en Asie. Mais nous ne pouvons pas nous permettre le chaos. Nous devons à tout prix tendre à ordonner le monde, à lui donner un trait de prévisibilité. C’est la condition sine qua non du progrès de civilisation. Après la chute du rideau de fer, il semblait que tous les Etats devraient entamer une véritable coopération. Il arriva plutôt l’inverse, les problèmes se sont intensifiés, de nouveaux partages virent le jour. Au début des années 90, Francis Fukuyama appela la fin de la guerre froide «fin de l’histoire ». Il s’avéra cependant très vite qu’à sa place eut lieu «le retour de l’histoire » voire la renaissance des sources de tensions et de conflits internationaux traditionnels, historiques. La seule solution consiste en la création d’un nouvel ordre mondial et nous, Européens, nous devrions nous associer à un tel processus. Le trait caractéristique de l’actuelle scène internationale est le fait que de plus en plus souvent d’autres sujets, tels que par exemple les organisations internationales, commencent à jouer le rôle qui, traditionnellement, est réservé aux Etats. L’Union européenne en est d’ailleurs le meilleur exemple. C’est la raison pour laquelle le rôle principal dans la solution des problèmes globaux doit être joué par diverses organisations représentatives et dotées d’une force efficace et de possibilités militaires. Pour réaliser cet objectif, voire pour élaborer le nouvel ordre mondial, c’est l’Organisation des Nations unies qui s’y prête le mieux. Malheureusement, à l’heure actuelle, elle-même exige de rapides réformes. 7 Peut-être, c’est l’Europe qui devrait animer le débat sur le rôle de l’Onu et accélérer les changements au sein de cette organisation. Le pas suivant à effectuer pour stabiliser le monde doit être la construction de systèmes régionaux de défense. Pour l’instant, c’est seulement l’Otan qui remplit les critères d’un tel système. Les autres parties du monde, moins stables que l’Europe, n’ont pas créé de structures semblables. Une telle solution donnera la garantie de sécurité à tous les pays du monde. Les parlements devraient soutenir d’ailleurs toutes les initiatives locales, car il ne faut pas oublier que la création du nouvel ordre mondial ne signifie pas la création d’une nouvelle superpuissance ou l’approbation d’une ancienne. Les problèmes que je viens de mentionner sont communs pour l’humanité tout entière bien qu’il n’y ait pas de doute qu’ils sont ressentis à intensité diverse dans les pays respectifs et que reste différenciée la perception des menaces qui en résultent pour le pays donné. Leur solution, admettant la bonne volonté de tout le monde, ce qui est un principe peutêtre trop optimiste, peut être réalisée de deux façons : 1. Une approche régionale. Des efforts locaux et régionaux coordonnés qui mènent progressivement à l’élimination des menaces à l’échelle globale. Une telle solution peut être définie comme approche régionale ou insulaire. Par exemple on crée progressivement des systèmes de sécurité collective régionaux ou bien des zones régionales dénucléarisées qui mènent à un système de sécurité mondial et à l’élimination des armes nucléaires de la surface de la terre et de l’espace aérien autour du globe, la création de zones propres écologiquement, et ainsi de suite. 2. Une approche globale. Les concertations atteintes sur les forums mondiaux sont mises en œuvre par tous les participants parallèlement, par exemple dans le domaine du 8 désarmement partiel ou total, de la protection de l’environnement, de l’introduction de mesures de construction de la confiance réciproque etc. Je ne pense pas qu’il vaille la peine de débattre laquelle de ces deux approches est meilleure. Chacune est bonne, si elle mène au but, même si ce but n’est que partiel. Mais les deux approches exigent que l’on soit conscient de l’échelle de la menace commune et que cette menace, il faut l’éloigner ou bien l’éliminer par un effort commun coordonné. Pour le faire, nous avons besoin justement de la conscience globale qui sera en mesure de faire une pression efficace sur les gouvernements dans le sens d’actions globales. Il résulte clairement des réflexions susmentionnées, qui ne sont qu’une esquisse des problèmes qui attendent une solution, que beaucoup de tâches attendent les parlementaires. Ce sont des tâches pour la plupart globales, liées aux menaces et aux défis de la contemporanéité. Nous ne sommes cependant qu’ici et maintenant. Nos possibilités d’action sont par la force des choses limitées. Régionales. Et c’est là que se cache le principe que chaque parlement devrait suivre. Agissons localement, à la mesure de nos forces, mais pensons globalement, à la mesure du XXIe siècle. 9