Des « objets communicants » à l`imaginaire social de

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Iwan BARTH
Des « objets communicants » à l’imaginaire
social de la rationalisation : un objet de
recherche entre aspects matériel et
symbolique de l’interconnexion des TIC
Introduction
Les évolutions des industries de l’informatique, des télécommunications et de l’électronique grand public (electronic consumer)
ont conduit les centres de recherche et développement (R&D) attenants à envisager l’émergence d’une informatique ubiquiste (ubiquitous
computing ou Ubicomp). Aujourd’hui également appelé Internet des
Objets – et auparavant, et avec quelques nuances : objets communicants, intelligence ambiante, informatique (ou réseaux) pervasive(-ifs) – ce
champ d’innovation fédère des laboratoires publics, des organismes
nationaux et supranationaux de financement de la recherche, des
services R&D d’entreprises des secteurs suscités1. Il se matérialise
concrètement par un nombre important de colloques, conférences
internationales, revues et ouvrages scientifiques, programmes de
recherche, démonstrateurs et autre proof-of-concept, et enfin, de plus en
plus, par quelques innovations mises sur le marché de la consommation de masse.
Ce secteur de l’innovation en technologies de l’information et
de la communication (TIC) a la prétention, de plus en plus actualisée,
de modifier notre conception des objets et environnements qui composent le cadre matériel de la vie quotidienne dans les sociétés occidentales. Électroménager « intelligent » ou « communicant », équipements
domestiques ou urbains « sensibles au contexte » ou « en réseaux », maison « connectée » (prenant la suite de la moribonde domotique) : autant
d’exemples génériques d’applications que permettent les capteurs, actionPar exemple, respectivement : INRIA (Institut National de la Recherche en
Informatique et Automatismes – France) et Institut Fraunhöfer (Allemagne) ;
ANR (Agence Nationale de la Recherche – France) et 6e et 7e PCRD (Programme cadre de recherche et de développement) de la Commission de l’Union
Européenne ; Philips, France Télécom – Orange, Siemens, Fagor, etc.
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neurs ou microprocesseurs embarqués dans une multitude d’objets
(ex : accéléromètres dans les smartphones), les étiquettes dite « intelligentes » de type RFID, ou encore les réseaux sans fil de type Wi-Fi,
Wimax et autres.
Derrière une apparente uniformité, deux conceptions des objets
ainsi modifiés apparaissent dans ces recherches et tentatives d’innovations. Conceptions qui posent une première difficulté au chercheur.
La première conception s’est donnée pour but de disséminer le plus
possible d’électronique, d’informatique, et – pour reprendre les termes
des concepteurs – de communication ou d’intelligence, dans les objets
usuels du quotidien. L’autre est plus problématique puisque, avec l’idée
de technologie calme, elle appelle tout simplement à une certaine disparition des artefacts, à un effacement de l’infrastructure technique et
matérielle.
Les sciences sociales, et plus particulièrement les sciences de
l’information et de la communication, sont fondées à investir ce
champ d’innovation – et ceci à plus d’un titre. Mais une recherche
sur ce thème (effectuée dans le cadre d’une thèse soutenue fin 2010)
ne peut revendiquer son inscription au sein des sciences sociales
qu’à condition de satisfaire à certains impératifs, particulièrement
visibles lors de la construction de l’objet de recherche : questionnements sur la distance prise avec le sens commun, les pressions d’application, sur la réflexivité, ou encore la charge critique contenue dans tel
ou tel positionnement épistémologique. Parmi ces interrogations,
celle portant sur la place à accorder aux objets « concrets », à l’aspect
« technique » et « matériel » du phénomène, nous paraît centrale et en
mesure d’éclairer quelques spécificités d’une recherche en sciences de
l’information et de la communication (SIC). Cette centralité est redoublée
par une autre difficulté, propre à ce sujet de recherche : ces objets
communicants sont marqués par une sorte de manque de « réalité » ou
de « concret » dû à leur existence sous forme essentiellement de projet
de recherche, de discours anticipatoires ou prospectifs, de prototypes
parfois, et bien plus rarement d’objet massivement commercialisés.
Cette réflexion sur la place du « technique » – pris dans sa
dimension aussi bien instrumentale-rationnelle que sociale-symbolique – à l’intérieur d’un objet de recherche en sciences sociales,
couplée à une double exigence de montée en généralité de notre
propos et de mise à distance du champ observé, nous a incité à
modifier l’appellation même des objets concrets faisant l’objet de
notre investigation. La formule TIC interconnectées (ou mise en interconnexion des TIC) est donc venue remplacer les différents vocables
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en usage chez les concepteurs de R&D et autres chercheurs en intelligence artificielle ou ambiante1.
Les deux compréhensions du terme « objet » qui se font jour
dans ce qui vient d’être évoqué structureront peu ou prou les deux
parties de cet article. Tout d’abord, dans le sens le plus trivial d’objet
du quotidien : l’informatisation dont il est ici question s’exerce sur
des objets matériels, produits de la technique et du travail. Le mode
de production industriel qui caractérise nos sociétés occidentales a
donné lieu à un fourmillement de ces objets, également objets de
consommation de masse. Le secteur d’activité qui prétend modifier leur
appréhension n’est donc pas anodin, et une rapide mise en perspective
historique permettra, dans un premier temps, d’en pointer quelques
représentations centrales.
La seconde compréhension est celle d’objet de recherche. Nous
rendrons compte alors des enjeux de sa construction. Parmi ceux-ci se
trouve notamment la définition du domaine des SIC. Celle-ci dépend
de la manière d’en constituer l’objet (DAVALLON, 2004). Nous verrons que la variété des fondements théoriques de la discipline (pour
prendre deux extrêmes : théorie de l’information et cybernétique d’un
coté ; théorie critique et thème des industries culturelles de l’autre)
peut être vue comme un atout permettant de se saisir d’un objet
technique multiforme et n’empêchant pas un positionnement clair
quant à cet héritage. Au-delà de ces fondements historiques, nous
montrerons la fécondité d’un apport théorique en marge du champ
disciplinaire mais permettant de saisir et d’articuler les dimensions
techniques et symboliques des objets étudiés.
L’article s’appuiera, dans sa partie empirique autant que
théorique, sur notre travail de thèse. Lequel nous a conduit à
interroger l’imaginaire social de la conception des objets communicants et de l’intelligence ambiante (BARTH, 2010). Les trois premières
années de cette recherche (de 2005 à 2008) ont été financées par le
service R&D de France Télécom – aujourd’hui Orange Labs. Le travail de terrain s’est déroulé au sein de cette institution connue au
niveau européen pour ses travaux en matière d’objets et de lieux
« communicants », et plus précisément dans le laboratoire rassemLa différence entre les deux conceptions d’intelligence informatique peut
être grossièrement manifestée ainsi : l’intelligence artificielle voulait reproduire
dans une machine une modélisation du monde et un « raisonnement rationnel » ; l’intelligence ambiante cherche à coordonner des modélisations et rationalités partielles et éparses dans l’environnement et à en faire émerger un « raisonnement globalement efficace ».
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blant quasi-exclusivement des concepteurs en informatique, électronique, réseaux.
Les travaux sur l’imaginaire social nous ont permis d’élaborer
un objet de recherche aux multiples facettes qui, s’il est difficile d’appréhension à première vue, s’inscrit dans la contestation en acte d’une
excessive parcellisation des sciences sociales. C’est à cette seule condition, nous semble-t-il, qu’est possible un début de réponse à des questions sociétales, soulevées parfois à l’intérieur même du champ observé ;
envisageable aussi un positionnement critique face au réel du monde
social et aux possibles qu’il renferme.
1. Des choses qui pensent à l’Internet des Objets :
court aperçu de l’informatisation des objets (et)
du quotidien
Nous évoquions plus haut l’enjeu du vocable utilisé pour
désigner le phénomène technique observé, et la nécessité que nous
avons doublement éprouvée de s’en distancier. Objets communicants,
intelligence ambiante, informatique ubiquiste, ou Internet des Objets… Un
petit coup d’œil rétrospectif sur cette évolution lexicale et ce qu’elle
désigne laisse apparaître que le dernier vocable en date, à savoir
l’Internet-des-Objets, semble être l’appellation générale la plus propre
à rassembler en son sein les multiples déclinaisons qu’a connues la
mise en interconnexion des TIC, et dont le terme things that think –
choses pensantes ou qui pensent – a été l’une des premières tentatives
de désignation spécifique.
On peut d’ores et déjà distinguer deux grands courants évoqués
dans un texte de 2007 par un chercheur en intelligence artificielle. Texte
dont le titre propose d’ailleurs une appellation encore différente : « La
robotisation des objets ». F. Kaplan résume ainsi les deux approches
d’un même secteur d’innovation, dont il fait découler deux conceptions légèrement divergentes des objets ayant intégré en partie, voire
totalement, le triptyque capteurs / actionneurs / centre de calcul :
« Les objets technologiques peuvent s’efforcer de se faire oublier,
mais ils peuvent aussi enrichir nos vies en affirmant leur présence
ou leur autonomie. […] Entre les technologies “calmes” et les
technologies “piquantes”, le débat est ouvert. » (KAPLAN, 2007 : 25)
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La mention de « technologie calme » fait explicitement référence à Mark
Weiser1, figure centrale et régulièrement citée dans les recherches en
interconnexion de TIC. Cherchant à dépasser la forme du « PC », de
l’ordinateur « centralisateur », le but de l’informatique ubiquiste est de
« distribuer » le traitement de l’information dans l’environnement de
l’utilisateur. Ceci afin que les fonctionnalités fournies le soient en mobilisant le moins possible une attention « consciente ». Le concept de « technologie piquante », que Kaplan a construit en miroir, semble désigner
des dispositifs recherchant moins la discrétion qu’une certaine proaction, et qui, grâce aux nouvelles fonctionnalités apportées par les TIC,
seraient ainsi en capacité de bousculer l’habituel rapport aux objets.
1.1. Multiplication du nombre d’objets
« embarquant » des TIC
Quelques années plus tard est fondé, au sein du Massaschusset
Institue of Technology (MIT2), le consortium TTT : Things that think
(Choses qui pensent). Dans l’hypothèse de la dichotomie proposée
plus haut par Kaplan, c’est d’abord du côté des « technologies
piquantes » qu’on peut classer leurs travaux. Dès 1995, l’idée fondatrice de ce consortium – mêlant financement publique et « sponsoring »
des différents programmes de recherche par des partenaires privés –
est l’enfouissement d’« intelligence », de calcul (eng. computation) « à
la fois dans des objets et des environnements quotidiens ». Estimant
que l’existence (et l’intérêt) des objets ainsi « augmentés » électroniquement est aujourd’hui chose acquise, ses co-directeurs mettent
l’accent sur leur évolution et redéfinissent leur but comme suit :
« inventer le futur des objets et environnements numériquement
augmentés. […] Fondés sur l’interaction profonde des firmes sponsor, nos prototypes et démonstrateurs de recherche visent à inspirer
les produits et services de demain. » (Site web du consortium TTT :
http://ttt.media.mit.edu/vision/vision.html (notre traduction))
Mark Weiser (1952-1999), professeur et chercheur en informatique, a été à
la tête du laboratoire d’informatique du Palo-Alto Research Center (PARC),
centre de recherche et développement (R&D) de la firme Xerox, avant d’en
devenir son « technologue en chef » (chief technologist). Inventeur du concept
et du terme ubiquitous computing, ses articles à ce sujet dès la fin des années
1980 ont fait date.
2 Une bonne partie de l’histoire de l’informatisation des objets est, en effet,
d’origine nord-américaine.
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Le MIT, institution-symbole de la recherche scientifique et des applications technologiques aux États-Unis, accueille également d’autres
équipes de recherche travaillant sur des thématiques voisines surtout
au sein du Media Lab. Ce dernier, consacré aux technologies de
l’information et de la communication, héberge ainsi notamment le
Center for Bits and Atoms (CBA), fondé par N. Gershenfeld1 en 2001.
Se définissant comme une « initiative interdisciplinaire », le Centre se
focalise sur l’interface entre les « sciences informatiques et les sciences
physiques » et fait sienne l’hypothèse suivante :
« Matériel et logiciel, forme et fonction, pensée et corps sont par
convention séparés, que ce soit dans les milieux académiques ou
industriels, mais [ne le sont] pas dans la nature. Beaucoup de nos
plus remarquables opportunités et défis technologiques résident
maintenant à leur intersection. » (Texte de présentation du Center
for Bits and Atoms sur son site web : http://cba.mit.edu/about (notre
traduction))
Dans ce courant de recherche et d’innovation technique, des notions
telles que phycones (contraction anglophone de icône physique),
interface tangible, ou machine-to-machine sont centrales. Les deux premières évoquent ce fameux « pont » entre le « monde de l’information » et le « monde physique » qui vaut au CBA son acronyme.
L'idée d’impact « dans le monde réel », d’un échange ou traitement
d’information, se retrouve dans le concept d’actionneur. La notion de
machine-to-machine regroupe des recherches visant à remplacer l’intervention humaine par une intermédiation technico-technique, au sens
où la collaboration entre machines est envisagée sans la présence,
l’action ou la décision du moindre opérateur humain. Cette médiation exclusivement technique est rendue possible par un autre
concept central : la sensibilité au contexte. Celle-ci est facilitée par des
capteurs – de pression, de présence, de température, etc. –, et surtout
par un module de calcul ou de traitement de l’information récoltée –
que cette dernière soit issue de « capteurs » ou inférée depuis l’utilisation de l’objet elle-même. Ce dernier module peut être présent physiquement dans l’objet par un microprocesseur embarqué, ou être
Professeur d’informatique et de physique au MIT et directeur du Center for
Bits and Atoms, Neil Gershenfeld a publié notamment When Things Start to
Think, Henry Holt and Company (1999), The Physics of Information Technology,
Cambridge University Press (2000), et Fab : The Coming Revolution On Your
Desktop – from Personal Computers To Personal Fabrication, Basic Books (2005).
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déporté via un réseau sans fil de type Wi-Fi, vers un ordinateur plus
classique.
D’autre groupes de recherches aux noms évocateurs, également hébergés par la division Media Lab du MIT, témoignent de la
vitalité de ces thématiques : le Tangible Media Group, dirigé par le Pr
Hiroshi Ishii (co-directeur et fondateur du TTT), ou encore le Fluid
Interfaces Group, auparavant dénommé Ambient Intelligence Group.
1.2. Accent mis sur l’interconnexion : de l’intelligence
artificielle à l’intelligence ambiante
La dénomination d’intelligence ambiante apparaît plus tardivement que celle d’informatique ubiquiste1. Le concept technologique
qui se cache derrière reprend pourtant certaines des idées-phares de la
vision de Mark Weiser. Notamment cette formule, dont on retrouve
un nombre important d’occurrences dans les articles scientifiques
relatifs à ce champ :
« Les technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent.
Elles se fondent elles-mêmes dans le tissu de la vie quotidienne
jusqu’à s’y confondre. » (WEISER, 1991, notre traduction)
La vision précédente – relative aux objets intelligents – résonnait en
termes d’intégration, d’embarquement d’éléments électroniques permettant les fonctions informatiques et/ou « communicationnelles »
dans les objets. Il est ici d’avantage question de se focaliser sur les
interactions de ces derniers, et même sur le service à délivrer à
l’utilisateur grâce à ces interactions. Les tenants de cette vision de
l’interconnexion des TIC souhaitent ainsi se rapprocher de la remarque énoncé par Weiser :
« Quelle serait la métaphore pour l’ordinateur du futur ? […] Un
bon outil est un outil qui disparaît. […] Des lunettes de vues sont
un bon outil – vous regardez le monde, non les lunettes. » (WEISER,
1991, notre traduction)
Sa présence est attestée en 2001 dans un document de la Commission
Européenne présentant les « grands challenges » de la recherche et de l’innovation ; le livre The New Everyday View on Ambient Intelligence, de S. Marzano
et E. Aarts a été publié en 2003.
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C’est donc à une disparition ou, au moins, à un certain effacement des
objets que prétendrait conduire cette vision de l’interconnexion des TIC
synthétisée dans les expressions intelligence ambiante et informatique
ubiquiste. Le terme d’ubimedia proposé par Adam Greenfield1, essayiste
et spécialiste de l’« expérience utilisateur », reprend la même idée en
soulignant à la fois l’importance de la composante « informationnelle » ajoutée aux fonctionnalités classiques des objets, et l’impact
probable de cet ajout sur les interactions quotidiennes. C’est ce qu’il
développe, au début d’EveryWare :
« Avec l’ubimedia, les vêtements, les pièces de la maison et les rues
deviennent des lieux de traitement et de médiation. Les objets
domestiques, qu’il s’agisse d’une cabine de douche ou d’un pot de
café, sont repensés comme autant d’endroits où l’on peut rassembler des informations, les prendre en compte ou interagir avec elles.
Et tous les rites familiers de la vie quotidienne – notre manière de
nous réveiller, de nous rendre au travail, de faire les courses – sont
revus en une danse complexe mettant en jeu des informations sur
nous-mêmes, l’état du monde extérieur et les options dont nous
disposons à tout moment. » (GREENFIELD, 2007 : 8)
Encore faut-il comprendre qu’ici « interaction » se réfère non exclusivement, mais principalement, au sens goffmanien du terme, c’est-àdire à sa dimension humaine2. C’est à la fois pour limiter les malentendus et pour mettre à distance l’implicite anthropomorphe de
l’expression que nous avons choisi d’utiliser le terme « interconnexion »
dans le but de désigner l’aspect technico-technique de ce que certains
acteurs dénomment interaction « entre eux » des objets ou des dispositifs
« communicants ». Qu’il s’agisse d’intelligence ambiante, d’informatique
ubiquiste ou d’ubimedia, nous comprenons que c’est moins l’équipement
d’objets usuels en capacité (électronique) de traitement d’information
et de communication qui retient l’attention des concepteurs se plaçant
dans cette optique, que la mise en interconnexion elle-même. Adam
Greenfield va précisément bien dans ce sens :
Le néologisme francophone d’ubimedia est proposé par son traducteur,
C. Fiévet, pour figurer le jeu de mot intraduisible utilisé par A. Greenfield :
« everyware », homonyme de everywhere (partout) et formé par le suffixe -ware
sur le mode des concepts informatiques antagonistes hardware (matériel) et
software (logiciel).
2 Ce que confirme l’utilisation de l’expression « rites familiers de la vie
quotidienne » dans cette citation. Voir GOFFMAN, 1973, ou encore NIZET, RIGAUX,
2005.
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« Pour parvenir à une véritable utilité dans la pièce [domestique]
numérique, il faudrait au préalable comprendre que la mise en
réseau global est plus importante que la somme des parties qui
composent ce réseau. » (GREENFIELD, 2007 : 61)
Cette évolution du « progrès technique » et sa matérialisation probable
dans le cadre de la vie quotidienne de tout un chacun enthousiasment,
bien sûr, la plupart des concepteurs qui y prennent part et, au delà de
ce champ social, un nombre croissant d’amateurs plus ou moins
aguerris (voir pratiquants) des « nouvelles technologies ». Pourtant,
on voit parfois surgir en leur sein des moments de réflexivité critique, de
prise de distance, avec cette vision de l’avenir des objets technologiquement communicants voir intelligents. Ces moments prennent parfois
l’aspect d’une remarque fugace comme celle qui s’inscrit, en clôture
du texte « La robotisation des objets », à la suite du passage cité plus
haut :
« Entre les technologies “calmes” et les technologies “piquantes”, le
débat est ouvert. Au-delà des questions techniques, c’est une réflexion
sur la place de la technologie dans nos vies qui va naturellement
s’amorcer. » (KAPLAN, 2007 : 25)
Ces moments apparaissent d’autres fois sous la forme d’une réflexion
plus ambitieuse et conséquente, qui irrigue en partie, et le plus souvent
de manière discrète, un ouvrage « grand public » comme celui d’A.
Greenfield. La conclusion intitulée « Encore et toujours les mêmes
erreurs » est pourtant l’occasion pour celui-ci de résumer sans détours
ses interrogations :
« Bien sûr j’aimerais pouvoir [profiter de certaines fonctionnalités
de technologies ubiquistes]. […] Mais j’ai beaucoup de mal à croire
que nous puissions bénéficier de ces interventions ubiquistes à
moindre coût. Je vois trop combien les infrastructures qui nous
apporteront tout cela pourront aussi faciliter la répression, l’exclusion et le rétablissement des classes ou de privilèges. Et par-dessus
tout, j’y vois une source de nuisance occasionnelle… ou perpétuelle. » (GREENFIELD, 2007 : 254)
Ainsi à côté de l’enthousiasme naturel de chercheurs et de concepteurs
pour leur domaine d’activité, une « demande sociale » semble se faire
jour auprès d’acteurs de premier plan tels que Greenfield ou Kaplan :
celle-ci évoque l’imminence, la nécessité, ou le besoin d’une réflexion
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publique, d’un débat sociétal (et donc politique) sur l’impact et la diffusion de ces « objets interconnectés ».
2. Entre dimension technique, « sens commun » et
élaboration de l’objet scientifique : les enjeux de
la distanciation et du champ disciplinaire dans la
construction de l’objet de recherche
Le chercheur souhaitant se saisir de ce phénomène sociotechnique multiforme que constitue « la recherche et la conception en
interconnexion de TIC » ne peut ignorer l’existence de cette « demande
sociale », aussi timide soit-elle. Nous touchons là une partie de ce que
Jean Davallon pointe comme une double contrainte devant laquelle
est placé le chercheur. C’est en se positionnant par rapport à elle, ou
plus exactement en la surmontant, qu’il construit son objet de recherche.
Pour une part, une recherche dans le domaine de la communication
pose le problème de la mise à distance des « connaissances » produites
par le champ lui-même. Jean Davallon y voit un risque de sous-estimer
l’importance de la construction de l’objet de recherche :
« Le risque pour le chercheur est alors de croire qu’il va trouver
chez ces acteurs une “connaissance” de l’objet le dispensant purement et simplement de construire un objet de recherche, puisque
cette “connaissance” existe déjà à l’intérieur de cet objet lui-même. »
(DAVALLON, 2004 : 32)
Ainsi la formulation des questions sociétales entraînées par la diffusion de l’interconnexion des TIC prouve bien, a minima, une réflexivité
de certains acteurs. De même l’utilisation de termes généralisants, tels
qu’objets ou outils, indique une certaine théorisation et une montée en
généralité à partir des innovations particulières. Ce point est d’autant
plus sensible ici que le « terrain » observé possède une composante
« scientifique ». Celle-ci, bien que fortement liée à d’autres aspects
(industriels, ou de politique publique, etc.), marque fortement de son
empreinte rationaliste des discours qui ne peuvent, pour autant, être
pris pour argent comptant.
Le second aspect de la contrainte résulte d’une « demande
sociale » tendant également à faire apparaître comme superflu le travail
de construction. Si nous avons esquissé plus haut celle relative au besoin
de débat public, une autre demande sociale en terme « d’application »
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cette fois apparaît bien plus pressante, comme le souligne Davallon,
concernant les recherches en communication.
« [L’autre aspect de la contrainte est], à l’inverse, d’une demande
sociale forte d’application de la connaissance ou des procédures
scientifiques pour réaliser ou améliorer effectivement les objets
concrets, c’est-à-dire les “moyens” de communication. » (DAVALLON,
2004 : 32)
Dans le cas précis de notre recherche de thèse sur l’interconnexion
des TIC, cet aspect était particulièrement sensible. Il se matérialisait,
pour notre part, au travers de conditions particulières à la pratique
de recherche elle-même : conséquence du financement de la thèse
par l’un des acteurs du champ qui représentait la contrepartie d’un
accès facilité au terrain.
Ces caractéristiques, si elles peuvent être rencontrées dans
d’autres domaines des sciences sociales, prennent un relief particulier en SIC, estime Davallon, en raison de la place occupée par la
dimension technique à l’intérieur des objets de recherche : « du fait
même de la “nature” sociotechnique des objets [étudiés] » (DAVALLON,
2004 : 32). Rappelant que « refuser d’occulter la dimension technique » ne
doit pas être confondu avec « défendre une quelconque posture techniciste », l’auteur précise que
« prendre acte de la dimension technique de l’objet, c’est, pour le
chercheur en sciences de l’information et de la communication,
d’abord et avant tout reconnaître qu’il a affaire à des complexes et
non à des objets unitaires. » (DAVALLON, 2004 : 34)
Dans l’héritage épistémologique des sciences de l’information et de
la communication, si les diverses approches théoriques de la communication peuvent être mobilisées, elles sont d’intérêts variables dans
la construction de l’objet de recherche précis.
2.1. Théorie de l’information, sociologie des usages
et Théorie critique : mise à profit inégale de la
pluralité épistémologique originelle des SIC
Lorsqu’il était plus haut question de la contrainte de mise à
distance des « connaissances » développées par le champ observé luimême, nous avons évoqué la difficulté supplémentaire que représente
sa composante scientifique. Ceci peut être accentué par la proximité
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des références théoriques entre le champ observé et le champ disciplinaire. Dans l’ouvrage spécialisé Objets communicants, on peut ainsi
lire des développements sur la « théorie de l’information » (KINTZIG
et al., 2001 : 23 sq.). La conception (mathématisée) de la communication développée par C. Shannon fait bien sûr partie des classiques
des sciences de l’information et de la communication. Moins explicites,
les références permanentes à la circulation de l’information présentée
parfois comme un but en soi fait grandement appel aux théories
cybernétiques initiées par Wiener dans les années 1960.
Ces croisements de références peuvent être judicieusement
mis à profit pour : 1) contribuer à valider la pertinence du sujet de
recherche par rapport à l’inscription disciplinaire, et 2) se servir des
réactions et reconstructions théoriques entraînées par la fortune que
cette conception a eue en son temps, pour objectiver et mettre à distance les connaissances produites par « le terrain1 ». Mais à se saisir
trop rapidement de ces « coïncidences épistémologiques » entre
terrain et théorie, le risque est grand de ne pas parvenir à battre en
brèche cette « évidence2 » de l’objet technique, ni à « rendre visible
l’invisible de leur organisation, en tant qu’objets communicationnels »
(DAVALLON, 2004). Il apparaît qu’avec sa vision purement instrumentale de la technique, la théorie de l’information ne nous permet pas
de construire un cadre conceptuel à même d’accueillir le caractère
complexe et polymorphe de l’objet concret (l’interconnexion des TIC)
de la recherche.
Pour gagner en complexité et en pertinence, la sociologie des
usages, autre élément théorique central des SIC, apparaît dans un
second temps comme plus adapté à l’étude de nos objets techniques.
Cette approche a l’avantage de mettre l’accent sur la construction
sociale dans laquelle s’inscrit l’usage d’un objet, d’un dispositif,
irréductible à l’usage prescrit ou souhaité à l’origine, non plus qu’à
l’appréhension purement instrumentale de l’utilisation du dispositif.
« Conçue par et pour des ingénieurs des télécommunications, [les membres
de « l’École de Palo Alto »] font valoir que la théorie mathématique [de la
communication] doit leur être laissée, et que la communication doit être
étudiée par les sciences humaines à partir d’un modèle qui lui soit propre. »
(MATTELART, 2004 : 36).
2 Ceci d’autant plus que d’après A. et M. Mattelart : « Le modèle finalisé de
Shannon a induit une approche de la technique qui la réduit au rang
d’instrument. Cette perspective exclut toute problématisation qui définirait
la technique autrement qu’en termes de calcul, de planification et de
prédiction. » (MATTELART, 2004 : 32).
1
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Ceci à condition de respecter les avertissements de certains précurseurs des études d’usage sur les techniques d’information et de
communication, comme J. Jouët, qui critique les manquements à ces
fondamentaux qui se font parfois jour :
« Cette dérive émergente vers l’empirisme témoigne d’une cristallisation sur l’objet qui l’emporte sur la problématique, et l’usage
instrumental des machines à communiquer devient parfois le
cœur de l’observation, en postulant implicitement que l’usage
peut se suffire à lui-même, existe en soi et n’est pas le fruit d’une
construction sociale. » (JOUËT, 2000 : 5131)
Dans ce même texte paru en 2000, la chercheuse faisait le lien entre
les changements intervenus dans les modalités et pratiques de recherche
et ce manque préoccupant de problématisation2.
Mais, du fait qu’ils s’inscrivent dans un processus d’innovation plus ou moins avancé, nos objets observés ne facilitent pas une
approche par l’usage : soit qu’ils n’existent que « sur le papier », sous
la forme de projet de recherche, de scénario décrivant des « fonctionnalités » ; soit qu’ils aient dépassé ce stade de peu, mais ne sont pas
parvenus à un stade de diffusion suffisamment vaste et prolongé
dans le temps pour avoir pu donner lieu à la formation d’usages
stabilisés3. Même s’il faut reconnaître que, depuis la clôture de la
phase empirique de cette recherche (mi-2009), deux bémols viennent
nuancer cet aspect : d’une part l’usage grandissant de smartphones
semble modifier peu à peu cet état des choses ; d’autre part, certains
Une dérive, ajoutait la chercheuse, qui « se remarque particulièrement dans
certains travaux sur les usages conduits en sciences de l’information et de la
communication. » (JOUËT, 2000 : 513)
2 « La mode des études d’usage est lancée. […] Par contre, cette prolifération
d’études d’usage, décontextualisées de toute problématique, n’est pas sans
avoir d’effets pervers sur la recherche scientifique elle-même. […] [L]es
contraintes croissantes imposées par les commanditaires (études à court terme
réalisées sur des objets de plus en plus ciblés) contribuent à favoriser l’empirisme. » (JOUËT, 2000 : 511). Dans ce même article, l’auteur notait l’importance,
pour une sociologie conséquente des usages des TIC, de garder à l’esprit la
dimension forcément interdisciplinaire de telles études… a fortiori si ces dernières s’inscrivent dans cette interdiscipline que sont les sciences de l’information et de la communication (JOUËT, 2000 : 513).
3 Exemple : le « Pack Com’Box » (« détecteur de fumée communicant ») associant l’opérateur Orange, l’assureur Mondial Assistance et l’équipementier
Delta Dore, est commercialisé depuis 2008.
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L’Année Mosaïque – 2012 / 1
travaux tentent de s’attacher à l’étude critique d’usages de TIC nonstabilisés (COUTANT, DOMENGET, 2011). L’attention à la conception
qui nous semble essentielle dans la compréhension de ces « nouveaux objets » (ou « hypothétiques nouveaux objets » pour les plus
prudents) est un autre aspect limitant l’intérêt des études d’usages.
Pour ces dernières, en effet, l’objet tend à se présenter comme un
« donné » : remettre en cause ou interroger des choix de conception,
les représentations du réel par les concepteurs, les discours sur les
aspects de la vie quotidienne nécessitant d’être « augmentés », le
mode de production, etc. depuis leur point de vue, n’est pas chose
aisée.
En convoquant la Théorie critique défendue par l’École de
Francfort, c’est sur un autre courant fondateur pour les sciences de
l’information et de la communication que nous nous appuyons. La
production industrielle des biens culturels – texte de Theodor W. Adorno
et Max Horkheimer emblématique de ce courant1 – rassemble deux
dimensions souvent disjointes par le sens commun, et dont la
réunion s’avère indispensable d’après nous pour une bonne compréhension de l’émergence et du développement de l’interconnexion
des TIC : la dimension technique / matérielle, et la dimension symbolique / culturelle. Ici, le moment de la production fait bien l’objet
d’interrogations et de remises en question, ce qui souligne le carac tère produit, construit (dans tous les sens du terme) de l’objet étudié,
son historicité donc. Cette remise en question se fait en soulignant
l’ambiguïté du processus de rationalisation : promesse d’émancipation
par l’usage de la raison, mais aussi lourd d’aliénation nouvelle par
l’extension du pouvoir d’une certaine forme de rationalité.
Justement, les travaux de Marcuse et Habermas sur les
différents types de rationalités, tels qu’on peut les approcher dans La
technique et la science comme « idéologie », reprennent la théorie de Max
Weber – et même, en un sens, des écrits de jeunesse de Karl Marx –
sur la centralité de la rationalité instrumentale (ou par rapport à une
ADORNO, HORKHEIMER, 1974. Le courant dit de l’École de Francfort et la
Théorie critique qui lui est rattaché, est parfois dénommé webero-marxisme
ou freudo-marxisme. L’objectif en était l’actualisation du travail de critique
(de l’existant, des idéologies, des productions culturelles) marxien tout en se
démarquant de l’orientation économiciste prédominante. Analysant avec la
même vigueur l’évolution monopolistique et étatique du capitalisme et la
fossilisation de la théorie marxiste, les thèmes de recherche de ce courant
sont : l’industrialisation culturelle, la rationalisation instrumentale, la réification,
ou plus récemment le concept de reconnaissance.
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Iwan BARTH
fin) dans les rapports sociaux issus du (et nécessaire au) capitalisme.
La critique que formule H. Marcuse à l’égard de cette rationalisation,
cristallisée dans la technique et la science moderne, porte sur sa fonction
idéologique, de légitimation de la domination.
« Aujourd’hui la domination se perpétue et s’étend non pas seulement grâce à la technologie mais en tant que technologie, et cette
dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir politique qui
prend de l’extension et absorbe en lui toutes les sphères de la
civilisation. […] Ainsi la rationalité technologique ne met pas en
cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l’horizon
instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société rationnellement
totalitaire. » (MARCUSE, 1968 : 181. Cité dans HABERMAS 1973 : 9)
Ce constat appellerait un changement au sein même des pratiques
techniques et scientifiques. Habermas, qui lui porte la contradiction,
estime pour sa part que c’est au niveau de la discussion rationnelle
au sein de l’espace public que doit se faire la régulation de la colonisation du « monde vécu » par l’activité rationnelle par rapport à une fin,
soit le démasquage de la position idéologique de la technique et de la
science, corollaire d’une inévitable et dommageable dépolitisation de
la population.
« Une discussion publique, sans entraves et exempte de domination,
portant sur le caractère approprié et souhaitable des principes et normes orientant l’action, à la lumière des répercussions socio-culturelles
des sous-systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin qui sont
en train de se développer. » (HABERMAS, 1967 : 67)
Cette position part du postulat, que Habermas s’attache à expliciter,
de la technique et de la science comme inexorablement et exclusivement liées à l’activité rationnelle par rapport à une fin et, en ce sens,
porteuses de domination dans le cas d’un déséquilibre trop important avec l’activité communicationnelle. De ce postulat il tire un constat
théorique selon lequel aucune autre technique ou science n’est
possible.
Pour essentiels que soient ces éléments dans l’élaboration de
notre cadre théorique, un manque semblait se faire sentir dans
l’adéquation dudit cadre à la spécificité des « objets concrets » que
nous soumettions à l’investigation scientifique : ils sont un mélange à
la fois de technique et d’imaginaire. Un autre manque dans l’articulation sociotechnique nous a semblé crucial : ce que notre recherche
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L’Année Mosaïque – 2012 / 1
empirique faisait apparaître n’était pas une science ou technique
« essentialisée », mais une activités concrète, déterminée de multiples
manières par le monde social environnant.
2.2. Critique de l’extension du domaine de la
rationalité instrumentale : apports théoriques
de l’imaginaire social
Ainsi, tout en revendiquant l’orientation et nombre d’outils
conceptuels de la Théorie critique, nous avons été incité à pousser audelà1, et un peu en marge des SIC notre outillage théorico-méthodologique. Les travaux de Cornelius Castoriadis commencent à être bien
connus quant au thème de l’imaginaire. Mais la présence du mot dans le
titre de son maître ouvrage, L’institution imaginaire de la société, ne doit
pas conduire à réduire à ce thème la portée de son travail. Publiée peu
de temps avant celui-ci, sa contribution à l’Encyclopaedia Universalis
sous l’entrée « Technique » nous semble un passage obligé pour toute
réflexion sérieuse sur le sujet. Ce texte présente surtout l’avantage,
concernant l’objet d’étude dont il est question ici, de lier très fortement
les considérations en termes techniques / rationnels, et imaginaire /
construit social.
L’auteur souligne tout d’abord le caractère inextricable des
relations entre les faits « techniques » et les dimensions d’organisation sociale, s’appuyant pour cela largement sur les travaux d’André
Leroi-Gourhan. La perspective de ce dernier intéresse directement et
doublement les sciences de l’information et de la communication
lorsqu’il lie, dans un même continuum, Technique – Langage – Social :
« Ce triomphe progressif de l’outil [sur le monde matériel] est
inséparable de celui du langage, il ne s’agit en fait que d’un seul et
même phénomène au même titre que technique et société ne sont
qu’un même objet. » (LEROI-GOURHAN, 1964 : 292)
Et, en même temps, pas très loin, puisque tant Weber que Marx représentent
les soubassements théoriques de l’École de Francfort. Les références obligées de
Castoriadis aux deux premiers, ainsi qu’à Freud le rapprochent très fortement
de ce courant. Enfin H. Lefebvre (dont il n’est pas question ici, mais qui est
apparu comme un complément indispensable sur la notion de quotidien –
qu’il a été le premier à conceptualiser), bien qu’il ne soit pas classé habituellement parmi les tenants de ce courant, en tant que marxiste hétérodoxe,
n’en est pourtant pas très éloigné.
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Iwan BARTH
Castoriadis énonce une idée proche, mais distincte lorsqu’il parle de
la place d’un outil technique, « inisolable » de multiples « milieux »
ou, pour reprendre l’expression utilisée plus haut par Davallon,
« complexes ». L’idée d’un objet « pur », réductible à sa composante
technique-fonctionnelle est d’ailleurs, précise l’auteur, une conception très socio-centrée, propre à la société occidentale moderne,
consécutif de l’oubli (ou refoulement) de ce que cet objet « est pris
dans un réseau de significations ». L’auteur récuse ainsi l’idée d’une
neutralité des techniques « par rapport au social » – non sans avoir
auparavant acquiescé à l’idée d’une sorte de « neutralité axiologique », de consubstantialité de la raison instrumentale à une introuvable « essence » de la Technique :
« […] sans doute, considérée en et pour elle-même, l’activité
technicienne ne prend pas en compte la valeur des fins qui lui sont
proposées. […] Ainsi la technique apparaît comme wert-frei, neutre
quant à la valeur, référée à l’efficacité comme seule valeur. »
(CASTORIADIS, 1978 : 306)
Mais, ajoute-t-il vertement, « à l’échelle sociale et historique, ces considérations deviennent des sophismes », se positionnant ainsi implicitement
dans la controverse théorique énoncée plus haut opposant Marcuse à
Habermas :
« Comment pourrait-on séparer les significations du monde posées
par une société, son “orientation” et ses “valeurs”, de ce qui est
pour elle le “faire efficace”. […] Toute société crée son monde,
interne et externe, et de cette création la technique n’est ni instrument ni cause, mais dimension […]. » (CASTORIADIS, 1978 : 307)
De fait, cette dimension sociale-historique et signifiante de la technique d’une société particulière, cette inscription de la totalité sociale
dans la technique – et inversement –, se retrouve à une échelle plus
petite au niveau de l’objet technique lui-même. De sa construction à
son utilisation, il fait intervenir l’ensemble du monde social :
« [C]et objet est lui-même un produit ; sa genèse met donc à contribution la totalité de l’existence sociale de la collectivité qui le fait
naître. […] Ce n’est pas seulement qu’il y a un ”style“ des inventions
et des artefacts propres à chaque culture (ou à des classes de cultures)
[…], c’est que dans l’ensemble technique s’exprime concrètement une
prise du monde. Mais l’ensemble technique lui-même est privé de
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L’Année Mosaïque – 2012 / 1
sens, technique ou quelconque, si on le sépare de l’ensemble économique et social. » (CASTORIADIS, 1978 : 309)
Ce qui permet de comprendre que l’enchâssement profond et
démultiplié du domaine technique dans le social peut être résumé par
la matérialisation ou plutôt, pour reprendre le vocabulaire de l’auteur,
par l’institution de ce que Castoriadis appelle les significations imaginaires sociales. Non pas que les objets et le système technique soient le
lieu privilégié de cette matérialisation : il en est un parmi les autres
domaines du social, et donc aussi lisible ici qu’ailleurs… Mais il faut
pour cela adopter une approche non fragmentaire ou non atomisée
des différents aspects de ce social-historique. Ce qui fait souscrire
l’auteur à l’idée que « à partir des significations imaginaires attachées
à un outil, la façon de s’en servir, sa forme, etc., on pourrait reconstituer tout l’imaginaire social » (CASTORIADIS, 2005 : 75). L’idée d’imaginaire social est bien sûr d’abord théoriquement séduisante par la
possibilité qu’elle donne d’appréhender des constructions collectives
manquant de « réalité concrète » comme des productions dignes
d’étude tout autant que des objets massivement présents. Mais cette
approche nous semble surtout la plus à même de respecter la dimension de « complexe » de l’objet communicationnel sur laquelle insiste
Davallon.
En effet, plus que la recherche d’une essence de « la Technique », l’essentiel est, pour Castoriadis, d’observer l’activité technique
et ses résultats dans le concret de leur matérialisation : avec leur part
de déterminations sociales et historiques chaque fois particulières,
autant qu’avec leur part de création chaque fois originale. Si essence
il y a, elle est pour l’auteur d’articuler une composante de rationalitépar-rapport-à-une-fin – pour reprendre l’expression de Max Weber
puis de Jürgen Habermas – à une composante sociale-historique.
Celle-ci contient à la fois les conditions sociales et historiques « objectives » particulières et les significations posées collectivement comme
centrales par la société considérée1. Ces significations sont qualifiées
Pour le type de société qui nous concerne, celui où se développe l’interconnexion des TIC et les travaux d’informatique ubiquiste, C. Castoriadis
mentionne deux significations imaginaires sociales centrales, et plus ou
moins antagonistes : celle d’une « extension illimitée d’une pseudo-maîtrise
peudo-rationnelle », et celle de l’autonomie, « forcément à la fois sociale et
individuelle ». Les titres de ses derniers recueils (La montée de l’insignifiance ;
Une société à la dérive) témoignent de son appréciation de la montée en
puissance de la première signification par rapport à la seconde.
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Iwan BARTH
par Castoriadis d’imaginaires, dans la mesure où elles ne peuvent être
déduites rationnellement de l’existant, mais sont de pures créations.
Il les qualifie également de sociales, dans la mesure où elles sont
produit par la collectivité et n’ont d’existence que par leur caractère
collectif. Bien qu’irriguant tout ce que chaque société produit (les
institutions au sens large : technique, langage, organisations, techniques, etc. jusqu’aux formes spécifiques d’individus) en même temps
que les dépassant, ces significations ne peuvent s’approcher qu’indirectement, par l’intermédiaire de ces « matérialisations » chaque fois
particulières. Les significations sociales d’une société sont donc lisibles
dans diverses institutions dont font partie l’ensemble technique et les
objets qui les constituent. Mais cette lecture implique de ne pas isoler
ou réduire à une seule dimension les objets ou techniques produits par
cette société.
Appliqué au cas de l’informatisation des objets, ce cadre
théorique nous conduit à plusieurs propositions couvrant les domaines
des systèmes matériel (technique), social et symbolique dans lesquels est
pris l’objet étudié initialement, l’interconnexion des TIC :
-
-
Tenter de tirer, dans une démarche proche de celle de l’archéologue, toutes les informations et les conséquences de la conception, de la production matérielle comme de la consommation
(réelles ou envisagées) de ces artefacts et dispositifs sociotechniques. De la prise en compte du « milieu associé » des
objets communicants et autres capteurs ou terminaux constituant l’hypothétique Internet-des-objets peut être dégagée l’importance d’institutions à étudier en priorité.
Remettre en perspective à la fois synchronique et diachronique deux institutions dans lesquels l’informatisation des
objets s’inscrit principalement : la Recherche et Développement en informatique, télécommunications et électronique
grand public d’un côté ; l’institution « logement », forme particulière (fonctionnaliste et utilitariste) de l’institution transhistorique « habitat1 » de l’autre. La rationalisation – instrumentale – croissante des activités paraît être le maître mot commun,
et ancien, à l’évolution de ces deux secteurs.
Ce que nous n’avons fait que « par la bande » dans le travail de thèse, en
nous appuyant surtout sur des travaux traitant : 1- de l’histoire de la
mécanisation du traitement des données en entreprise d’un coté (GARDEY,
2008), et 2- de la rationalisation de l’architecture domestique de masse de
l’autre (PARAVICINI, 1988).
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L’Année Mosaïque – 2012 / 1
-
Mettre en avant les imaginaires présents dans les productions discursives liées à l’informatisation des objets et des
activités domestiques. Sont mises à jour trois justifications
sociales principales où les notions de maîtrise et de son
accroissement sont omniprésentes, avec la rationalité technique comme moyen-fin : l’écologie (maîtrise de l’eau, de
l’énergie), la préoccupation socio-sanitaire (monitoring de
l’état de santé, maîtrise du lien social), l’amélioration du
confort et de la praticité de la vie quotidienne (maîtrise de la
complexité technologique).
Il s’agit là d’une présentation d’un plan de travail idéalisé
que la réalisation concrète du travail de thèse n’a pu mener que
partiellement à bien. Elle permet, à tout le moins, de montrer que,
tout en gardant à l’esprit de « prendre au sérieux » la part technique
de notre sujet d’étude, notre cheminement problématique a conduit à
un glissement : d’une préoccupation centrée sur des objets particuliers, nous sommes passé à celle des activités dont ils sont issus
(processus de conception), et dans lesquels ils s’inséreraient (activités
de la vie domestique). Ceci a rendu possible l’analyse d’objets dont
la matérialité concrète le dispute encore à la part imaginaire de leur
existence. La théorie des significations imaginaires sociales, de leur
institution et de leur altération, a été le moyen par lequel a pu être
construit un objet de recherche, articulant dimension communicationnelle et institutionnelle de cette existence avec sa dimension
technique et matérielle.
Conclusion
Si la pression quant à l’applicabilité des résultats peut, voire
même doit, être tenue à distance d’une recherche en sciences sociales, la
question liée à la manière d’appréhender scientifiquement l’informatisation des objets et de l’environnement quotidien peut, plus difficilement,
ignorer une autre demande sociale. Exprimée (implicitement ou de
façon contradictoire) par certains acteurs du champ, elle pointe le besoin
ou l’imminence d’une réflexion dans l’espace public sur la forme et
l’ampleur des « technologies ubiquistes », sur la place de la technologie
dans nos sociétés et dans notre vie quotidienne. Mais le fait que notre
recherche montre que ces développements technologiques sont la résultante, la concrétisation, l’institution la plus actuelle d’un imaginaire social
puissant, nous pousse à reformuler les termes de cette demande sociale.
28
Iwan BARTH
Dans la mesure où ces développements technologiques répondent d’une signification centrale et déjà anciennement installée au cœur
de l’édifice imaginaire social de nos sociétés, la, ou plutôt les questions
auxquelles devrait s’atteler cette discussion publique revêtent un
caractère politique particulier. En effet, « la forme et l’ampleur » des
objets communicants ou intelligents, et celles du sous-système technique
dans lesquels ils s’inscrivent, sont déterminés en majeure partie par
les institutions ayant en charge leur production et leur diffusion. La
discussion publique souhaitée par certains concepteurs ne pourra
donc faire l’économie d’une réflexion dépassant le cadre rassurant et
bien délimité des objets et des technologies proprement dits. Elle ne
pourra pas éviter de remettre en question la manière (technique et
organisationnelle) dont sont conçus, produits, diffusés, et utilisés ces
objets, leur utilité et leur obsolescence. En un mot, l’organisation d’un tel
débat public impliquerait de s’interroger peu ou prou sur le mode de
production et de consommation industrialo-productiviste.
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