CAS CLINIQUE Mots-clés Syndrome de Lemierre – Otite moyenne chronique – Tomodensitométrie cervico-faciale – Antibiothérapie Keywords Lemierre’s syndrome – Chronic otitis – CT scan – Antibiotherapy Syndrome de Lemierre secondaire à une otite moyenne chronique cholestéatomateuse Lemierre’s syndrome as a complication of cholesteatoma A. Benhammou*, H. Mimouni*, N. Nazih*, M. Boulaadas*, M.A. Benbouzid*, M. Boulaich*, L. Essakali*, M. Kzadri* L e syndrome de Lemierre, ou nécrobacillose, est une affection rare définie comme une thrombophlébite septique de la veine jugulaire interne ou d’une de ses branches, associée à des emboles septiques. Il s’agit en fait d’une septicémie à Fusobacterium necrophorum secondaire à une infection de la sphère ORL, le plus souvent oro-pharyngée (1). Le point de départ oto-mastoïdien, exceptionnel, doit cependant être évoqué, puisque sa méconnaissance peut retarder le diagnostic, alors que la morbidité dépend du délai de prise en charge. À partir d’une observation de syndrome de Lemierre compliquant une otite moyenne chronique cholestéatomateuse et d’une revue de la littérature, les auteurs se proposent de rappeler la physiopathologie, la clinique et le traitement de ce syndrome. Observation Notre patient, âgé de 17 ans, ayant un passé otitique à type d’otorrhée purulente et fétide droite évoluant par poussées, avec hypoacousie d’aggravation progressive et acouphènes, n’a jamais été suivi. Il a consulté en urgence pour un syndrome fébrile associé à des céphalées intenses et des vomissements, avec toujours la même symptomatologie otologique. L’examen retrouvait un patient conscient, sans déficit sensitivo-moteur ni raideur de la nuque, mais qui présentait un empâtement douloureux, mal limité, non inflammatoire de la région jugulo-carotidienne droite, sans torticolis. L’otoscopie sous microscope après aspiration a permis de mettre en évidence une perforation tympanique totale et un volumineux polype inflammatoire comblant la totalité de la caisse du tympan. Il n’existait pas de paralysie faciale, de signes de mastoïdite ni d’atteinte labyrinthique. ▲ Figure 1. Tomodensitométrie cérébrale en coupe axiale, avec injection de produit de contraste montrant la thrombose du sinus latéral. * Service d’ORL et de chirurgie cervico-faciale, hôpital des spécialités, CHU de Rabat-salé, Maroc. La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 318 - juillet-août-septembre 2009 | 29 CAS CLINIQUE La ponction lombaire était normale. La tomodensitométrie (TDM) cérébrale et cervicale avec injection intraveineuse de produit de contraste a mis en évidence une thrombose du sinus sigmoïde (figure 1) et de la veine jugulaire interne droite (figure 2), ainsi qu’une coulée ganglionnaire allant de l’espace rétrostylien à la région jugulo-carotidienne basse. Par ailleurs, les coupes réalisées sur le rocher ont permis de retrouver des signes en faveur d’une otite chronique cholestéatomateuse droite (figure 3). Le patient a été mis sous antibiothérapie à large spectre (céphalosporine de troisième génération associée au métronidazole et à la gentamicine), d’abord par voie parentérale combinée à un traitement anticoagulant pendant 2 semaines, ce qui a permis une nette amélioration clinique, puis en administration p.o. Le patient a ensuite bénéficié d’un traitement chirurgical de son cholestéatome, à type de tympanoplastie en technique ouverte du fait de l’extension des lésions ; les suites opératoires ont été favorables. A ◀ Figure 2. Tomodensitométrie cervicale en coupe axiale (A) et en reconstruction sagittale (B), avec injection de produit de contraste montrant la thrombose de la veine jugulaire interne et la coulée ganglionnaire cervicale. ▼ Discussion La nécrobacillose a été décrite pour la première fois en 1900 par P. Courmont et A. Cade (2), et, en 1936, A. Lemierre a rapporté une série de 20 cas de septicémies à germes anaérobies avec des abcès disséminés (3), notamment au niveau pulmonaire. Le nom de “syndrome de Lemierre” est donné à cette affection, qui se définit comme une thrombophlébite septique de la veine jugulaire interne ou de l’une des veines collatérales, à l’origine d’emboles septiques, consécutive à une infection ORL, et qui entraîne l’invasion hématogène par une bactérie anaérobie, le Fusobacterium necrophorum (1). Il s’agit d’une bactérie anaérobie à Gram négatif, commensale de l’oropharynx, du tube digestif et de l’appareil génital féminin. Son pouvoir pathogène serait secondaire à la libération d’endotoxines qui favorisent la propagation de l’infection aux tissus de voisinage, puis à la région cervicale jusqu’à entraîner une thrombose de la veine jugulaire interne et/ou de ses branches (1). C’est une affection rare, dont l’incidence est de 0,8 par million d’habitants. Elle se rencontre chez le sujet jeune (entre 16 et 23 ans), de sexe masculin dans 75 % des cas, sans antécédents ni déficience particulière (4). Cliniquement, le syndrome de Lemierre évolue en deux phases. La phase initiale correspond à l’infection ORL, qui est le plus souvent oropharyngée (angine simple ou compliquée de phlegmon périamygdalien, d’adénopathies cervicales et de syndrome fébrile) [1, 5]. Le point de départ est rarement otologique (6, 7), comme dans notre observation. A. Lemierre lui-même en a rapporté un cas en 1936 (2). La seconde phase correspond à la diffusion de l’infection aux espaces parapharyngés, avec la thrombophlébite de la veine jugulaire et la septicémie. Elle se manifeste dans la semaine qui suit l’épisode infectieux initial, mais est susceptible d’apparaître plus tardivement, ce qui peut poser des problèmes diagnostiques (1, 5). Cliniquement, elle se traduit par des pics fébriles avec frissons, altération de l’état général, torticolis et sensibilité B ▼ Figure 3. Tomodensitométrie des rochers montrant un aspect en faveur d’une otite moyenne cholestéatomateuse. 30 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 318 - juillet-août-septembre 2009 CAS CLINIQUE cervicale homolatérale à la localisation initiale. L’examen clinique retrouve une induration douloureuse et inflammatoire de la région sterno-cléido-mastoïdienne, qui peut évoluer vers une cellulite cervico-médiastinale. Parfois, on ne retrouve qu’un cordon palpable à l’avant du sterno-cléido-mastoïdien, correspondant à la thrombose veineuse. Les signes généraux, généralement très marqués, comportent des symptômes pulmonaires (toux, douleurs thoracopleurales, dyspnée, hémoptysies) et des arthralgies. Les emboles septiques peuvent se localiser au niveau de tous les organes, en particulier le foie et les reins. Des cas d’endocardite ont également été rapportés (5). Cependant, lorsque le point de départ est otitique, les manifestations infectieuses métastatiques sont exceptionnelles ; on peut toutefois retrouver des cas de méningite associée (6). Sur le plan paraclinique, un syndrome inflammatoire important avec hyperleucocytose est constant ; une hyperbilirubinémie est retrouvée dans 50 % des cas, secondaire à une hépatolyse, et une coagulation intravasculaire disséminée dans 23 % des cas (1). Les prélèvements bactériologiques, notamment les hémocultures, permettent de retrouver le germe en cause (Fusobacterium necrophorum), mais, dans 10 à 30 % des cas, une flore polymicrobienne est retrouvée et, dans 10 à 15 % des cas, aucun germe n’est identifié (1, 5). L’imagerie joue un rôle important pour montrer l’atteinte tant ORL que pulmonaire (8). La TDM cervicale avec injection de produit de contraste objective la thrombophlébite de la veine jugulaire interne, mais également les adénopathies et la porte d’entrée (8, 9). L’échographie doppler peut visualiser la thrombose veineuse sous forme d’une veine augmentée de diamètre, incompressible, et d’une absence de flux. Cependant, cet examen est opérateur-dépendant, il ne permet pas de visualiser l’ensemble de la veine jugulaire interne et peut ne pas mettre en évidence un thrombus frais, non organisé. La radiographie pulmonaire ou, mieux, la TDM thoracique recherche les emboles septiques sous forme de nodules parenchymateux périphériques avec ou sans cavitation et de plages de condensation pulmonaire (10). Il n’existe pas de consensus thérapeutique pour la prise en charge du syndrome de Lemierre (1). La majorité des auteurs recommandent une antibiothérapie par voie parentérale, à base de clindamycine, ou de céphalosporine de deuxième ou troisième génération, associée au métronidazole. Cette antibiothérapie doit être poursuivie pendant 2 à 6 semaines, avec un relais p.o. dès constatation d’une amélioration clinique et d’une normalisation des paramètres biologiques. Un drainage chirurgical doit être proposé chaque fois qu’il existe un abcès profond. Le traitement anticoagulant est discuté : en effet, il risque de favoriser les emboles septiques par fragmentation du thrombus veineux, mais reste le seul moyen d’éviter une progression rétrograde du thrombus vers le sinus caverneux. Les modalités de prescription des anticoagulants sont mal définies (1, 11). Le pronostic du syndrome de Lemierre dépend du délai écoulé avant la formulation du diagnostic et le début de la prise en charge. La mortalité est devenue exceptionnelle depuis l’avènement des antibiotiques (11). Conclusion Le syndrome de Lemierre est une affection rare et grave, secondaire à une infection banale de la sphère ORL, atteignant des sujets jeunes et en bon état général. L’origine otitique de cette affection est rarement rapportée dans la littérature ; il faut cependant penser à cette complication éventuelle des otites moyennes, puisque seule la prise en charge précoce permet une évolution favorable. Le traitement ne fait pas l’objet d’un consensus, mais l’antibiothérapie parentérale à large spectre et au long cours semble donner de bons résultats. ■ Références bibliographiques 1. Righini CA, Hitter A, Perrin MA, Schmerber S, Ferretti G, Reyt E. Lemierre’s syndrome: literature review. Ann Otolaryngol Chir Cervicofac 2006;123(4):179-88. 2. Courmont P, Cade A. Sur une septico-pyohémie de l’homme simulant la peste causée par un streptobacille anaérobie. Arch Med Exp Anat Pathol 1900;4. 3. Lemierre A. On certain septicaemias due to anaerobic organisms. Lancet 1936;230:701-3. 4. Hagelskjaer LH, Prag J, Malczynski J, Kristensen JH. Incidence and clinical epidemiology of necrobacillosis, including Lemierre’s syndrome, in Denmark 1990-1995. Eur J Microbiol Infect Dis 1998;17(8)561-5. 5. Fiesler FW, Richman PB, Riggs RL. Pharyngitis followed by hypoxemia and sepsis: Lemierre syndrome. Am J Em Med 2001;19:320-2. 6. Masterson T, El-Hakim H, Magnus K, Robinson J. A case of the otogenic variant of Lemierre’s syndrome with atypical sequelae and a review of the pediatric literature. Int J Pediatr Otorhinolaryngol 2005;69:117-22. 7. Rosique Lopez L, Rodriguez Dominguez F, Navarro Paule P, Soler Valcarcel A. Lemierre’s syndrome: an unusual variant. Acta Otorrinolaringol Esp 2007;58(5):217-8. 8. Perrin MA, Jankowski A, Righini C, Boubagra K, Coulomb M, Ferretti G. Syndrome de Lemierre : apport de l’imagerie. J Radiol 2007;88:65-8. 9. Nguyen-Dinh KV, Marsot-Dupuch K, Portier F, Lamblin B, Lasjaunias P. Lemierre syndrome: usefulness of CT in detection of extensive occult thrombophlebitis. J Neuroradiol 2002;29:132-5. 10. Kuhlman JE, Fishman EK, Teigen C. Pulmonary septic emboli: diagnostic with CT. Radiology 1990;174:211-3. 11. Brook I. Microbiology and management of deep facial infections and Lemierre syndrome. ORL J Otorhinolaryngol Relat Spec 2003;65:117-20. La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 318 - juillet-août-septembre 2009 | 31