INTERVIEW << Une conception juridique de la citoyenneté >> En faisant de la citoyenneté un statut juridique, les Romains ont facilité sa diffusion progressive à tout l’Empire, tout en conciliant identité locale et universalité. > INTERVIEW DE CLAUDIA MOATTI, PROFESSEURE À L’UNIVERSITÉ PARIS-VIII ET À L’UNIVERSITY OF SOUTHERN CALIFORNIA, PAR MARIELLE CHEVALLIER LA CITOYENNETÉ ROMAINEtTDC N O 1092 28 Vous avez naguère affirmé que les Grecs ont atteint l’abstraction par la philosophie, les Romains par le droit. Pourriez-vous préciser cette idée, s’agissant du cas romain, à partir de l’exemple de la citoyenneté romaine ? Claudia Moatti. Même s’il se constitue à partir de cas précis, le droit romain est fondé sur un grand effort d’abstraction : au-delà de l’élaboration des règles, qui accompagne toute production du droit, l’interprétation juridique par des experts (les jurisconsultes) touchait à des questions philosophiques, telles l’infinité de sens d’un texte ou l’efficacité des formes ; bref, l’interprétation juridique, comme la philosophie, définit une ontologie. Mais l’abstraction juridique a aussi été un mode d’intégration. Le statut latin, par exemple, qui impliquait des relations privilégiées avec Rome (droit d’intermariage, droit de contracter dans les formes romaines) et constituait une passerelle vers la citoyenneté, fut originellement octroyé aux cités latines, mais les Romains l’ont ensuite transformé en un statut juridique, qu’ils étendirent à de nombreuses autres cités, en Italie ou ailleurs. De la même façon, la citoyenneté romaine, d’abord liée au territoire civique comme dans toutes les cités du Bassin méditerranéen, fut très vite concédée, pleinement ou partiellement, à des cités sans continuité territoriale avec Rome, puis à des individus qui vivaient dans des communautés non romaines. En tant que statut juridique, non lié au sol ni au sang, la civitas romana pouvait être un facteur commun entre les peuples les plus divers. Dans son traité Sur les lois, Cicéron a théorisé cette conception : selon lui tout nouveau citoyen a deux patries, l’une de nature, qui porte son histoire familiale, l’autre de droit (Rome), qui le définit comme citoyen. L’identité romaine est ainsi du côté du droit, c’est-à-dire de la forme, et de l’abstraction. P R O F I L CLAUDIA MOATTI Élève à l’École normale supérieure, membre de l’École française de Rome, elle a été l’élève de Claude Nicolet. Depuis 1998, elle est professeure à l’université Paris-VIII et, depuis 2004, à l’university de Californie du sud. Spécialiste reconnue de l’histoire politique romaine, elle a dirigé en 2009 avec Michèle Riot-Sacey un essai collectif d’histoire intellectuelle sur le concept de république. Quels points communs et différences voyez-vous entre les notions romaines et les notions modernes de citoyenneté, de république et de démocratie ? C. M. La cité antique a été une école de pensée pour les modernes, servant de réservoir d’exemples et de référence mobilisatrice, notamment lors des révolutions française et américaine au xviiie siècle. Toutefois cet enthousiasme s’est assez rapidement mué en critique : en 1819, dans son opuscule De la liberté des Anciens comparée à la liberté des Modernes, Benjamin Constant souligne l’hétérogénéité absolue entre les deux mondes. Pour lui, la liberté antique se traduit dans la participation politique, alors que l’homme moderne est vu comme un individu dédié à ses affaires privées : d’où la nécessité du système représentatif. Nous autres modernes employons donc le même terme que les Anciens, « liberté », mais pas avec le même sens. C’est aussi le cas pour la notion de « république » : les historiens désignent de ce nom le régime politique que la cité romaine a connu depuis l’expulsion des rois en 509 jusqu’à l’arrivée d’Auguste au pouvoir, en 27 avant J.-C. Mais les Romains n’ont jamais pensé qu’ils vivaient en « république » ! Res publica désignait tout simplement l’ensemble des affaires politiques et par suite le gouvernement, qu’il fût monarchique, aristocratique ou démocratique : la condition était que les citoyens y eussent une part. Ce terme s’appliquait aussi aux cités qui, sur le territoire romain, étaient dotées d’une certaine autonomie, possédaient leurs propres institutions. C’est par le biais de ce « régime municipal », donc par l’idée de cité locale, que les modernes ont pensé la « république » mais avec un déplacement : pour Jean-Jacques Rousseau, qui traduit république par civitas, l’organisation citoyenneté restreinte s’exerçait aux dépens de tous les pérégrins (les sujets de Rome qui vivaient dans les provinces de l’Empire) et d’une multitude d’esclaves. Si les démocraties modernes ont fini par accorder aux femmes le droit de vote et par abolir l’esclavage, elles ont à leur tour créé de nouvelles formes d’exclusion : que l’on pense au mode de recrutement des élites, à la marginalisation d’individus, à la précarité croissante en Europe, ou à la façon dont la ségrégation raciale continue de structurer la société américaine. ❯ civique est un régime politique, qu’il oppose aux monarchies, où les habitants sont des sujets et non des citoyens, sont soumis à un roi et non à la loi qu’ils ont eux-mêmes décidée. Quant à la notion de démocratie, elle désigne dans l’Antiquité un régime où les citoyens sont capables de prendre en main leur destin, de remettre en question les lois, les notions de justice et de liberté. Au contraire, le système représentatif moderne éloigne les citoyens de la politique, même si le suffrage universel a été un moyen pour les en rapprocher, et n’augmente en aucun cas leur capacité d’agir. Le seul point commun entre ces deux pratiques est que l’exercice de la citoyenneté a toujours impliqué d’innombrables exclusions. Dans l’Antiquité, seuls les citoyens mâles adultes avaient accès à l’espace public, les femmes en étaient exclues car, disaiton, elles manquaient d’autorité ; de plus, cette La République. Esquisse de Sébastien Melchior Cornu pour le concours lancé en 1848 par le ministère de l’Intérieur dans le but de représenter la figure symbolique de la République. Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie. C. M. Alors que l’on oppose souvent revendications identitaires et valeurs universelles, que l’on se demande sur quelles bases construire l’Europe, une communauté de peuples n’ayant pas la même histoire, la même langue ni le même système juridique, le modèle romain a peut-être quelque chose à nous apprendre. Modèle historique singulier, celui d’un état pluriethnique qui a duré plusieurs siècles en conciliant diversité et universalité, grâce à cette conception juridique et non culturelle de la citoyenneté, et en pratiquant une politique d’intégration à l’égard des étrangers, de ses propres sujets, et même de ses esclaves, qu’un affranchissement légal transformait en citoyens. Rome fut en effet dès l’origine une cité ouverte, et bien que cette ouverture ait provoqué occasionnellement des résistances, elle n’a cessé d’être affirmée, avec deux moments forts : au ier siècle avant notre ère, l’Italie tout entière devient romaine, ce qui favorise la création d’un État péninsulaire ; et à partir de 212 de notre ère, avec l’édit de Caracalla, tous les habitants libres de l’Empire reçoivent la citoyenneté. Cette intégration a du reste très bien fonctionné ; elle a permis à une partie de ces nouveaux citoyens d’accéder aux plus hautes sphères de la cité, et même à la tête de l’Empire : Septime Sévère vient de Leptis Magna en Tripolitaine, Dioclétien de Thrace, Constantin d’Illyrie. Tout homme, d’où qu’il fût, avait donc en quelque sorte vocation à devenir citoyen sans pour autant renoncer à ses traditions. Les Romains ont ainsi développé une conception concrète de l’universalité. C’est du moins la doctrine romaine jusqu’à la fin du iiie siècle de notre ère. À partir de cette époque, l’unification va de pair avec une conception plus territoriale de l’Empire. ● SAVOIR MOATTI Claudia. La Raison de Rome : naissance de l’esprit critique à la fin de la République. Paris : Seuil, 1997. ● MOATTI Claudia, RIOT-SARCEY Michèle. La République dans tous ses états : pour une histoire intellectuelle de la république en Europe. Paris : Payot, 2009. ● 29 TDC N O 1092 tLA CITOYENNETÉ ROMAINE © RMN GRAND-PALAIS/AGENCE BULLOZ Que peut nous apprendre l’étude de la citoyenneté romaine sous l’Empire sur les notions modernes d’intégration et d’identité, politiques ou culturelle s ?