D OSSIER thématique Les enjeux de la “transition” et du “transfert” après transplantation d’organe Coordinatrice : D. Debray, service d’hépatologie pédiatrique, CHU de Bicêtre, 94275 Le Kremlin-Bicêtre Cedex. ● Les enjeux et les modalités de la transition J.P. Dommergues ◗ L’adolescent et ses soignants face au défi de la maladie chronique P. Alvin (page 220) ◗ Adolescence, greffe de rein... P. Cochat, F. Nobili,V.Vessière, C. Boisriveaud, E. Morelon, H. Desombre (page 225) ◗ Transplantation hépatique : portrait d’un adolescent greffé F. Lacaille (page 231) ◗ Qualité de vie après transplantation rénale à l’adolescence Ph. Duverger (page 234) Les enjeux et les modalités de la transition ● J.P. Dommergues* e terme de transition désigne le temps spécifiquement consacré à préparer, à l’adolescence, puis à assurer, à l’âge adulte, le transfert de responsabilité du suivi médical des jeunes patients atteints de maladies chroniques. La réussite de ce parcours demande une réflexion commune sur les modalités et les enjeux de cette période, qui ne se résume pas au seul moment du transfert, mais qui englobe – bien en amont de celui-ci – toutes les réflexions et toutes les actions préalables destinées à favoriser un processus dynamique de maturation et d’autonomisation (1-3). L Le premier temps consiste à identifier les obstacles rencontrés par les différents acteurs, à savoir l’adolescent, ses parents, le pédiatre, le médecin et l’équipe médicale de relais à l’âge adulte (4). * Fédération de pédiatrie, CHU de Bicêtre, 94275 Le Kremlin-Bicêtre Cedex. 216 LES OBSTACLES À LA TRANSITION VENANT DU PÉDIATRE Mettre fin à des liens souvent très forts noués avec l’enfant ou l’adolescent et sa famille n’est pas facile ; l’investissement personnel du pédiatre est d’autant plus fort que ces liens se sont souvent tissés depuis de nombreuses années, voire depuis la naissance. Le pédiatre est d’autant plus tenté de prolonger la prise en charge que persistent des problèmes de développement (retard de croissance, retard pubertaire, atteinte cognitive) qui lui paraissent relever avant tout de la compétence pédiatrique. Enfin l’intérêt scientifique pour le devenir à l’âge adulte des affections chroniques de l’enfant peut inviter les pédiatres à prolonger le suivi pour recueillir des informations propres à leur permettre une “autoévaluation” à long terme de leur action (3). Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n o 4 - oct.-nov.-déc. 2005 D OSSIER thématique LES OBSTACLES À LA TRANSITION VENANT DE L’ADOLESCENT OU DU JEUNE ADULTE Les mêmes craintes peuvent être partagées par l’adolescent et sa famille : peur de l’inconnu, peur de perdre une relation privilégiée. Au pire, l’adolescent peut avoir l’impression d’être “lâché” à un moment critique, et il risque d’éprouver alors un véritable sentiment d’abandon, qu’il perçoive une aggravation de sa maladie ou qu’il la redoute dans un avenir proche. Cette peur de l’inconnu est souvent exprimée, et les adolescents confient leur inquiétude à quitter une structure familière, un endroit confortable, un centre fréquenté depuis la naissance. D’une façon générale, les consultations et les hospitalisations pédiatriques se sont toujours passées dans une ambiance maternante, et le changement d’environnement peut être un facteur de déstabilisation pour un jeune adulte habitué à être protégé. Beaucoup d’adolescents appréhendent aussi que le médecin d’adultes ne fasse pas une place assez large aux considérations personnelles comme au respect de la qualité de vie. Un exemple en est fourni par une enquête conduite en Ilede-France auprès de jeunes adultes diabétiques venant de passer en médecine d’adultes. Les résultats montraient que les jeunes attachaient beaucoup plus d’importance à la relation humaine qu’à la prise en charge technique de leur maladie, pour laquelle ils faisaient confiance à la compétence des diabétologues (5). Une autre difficulté fréquemment rapportée est le fait d’avoir à côtoyer en consultation ou en hospitalisation des adultes atteints de la même affection, et parfois dans un état de santé très dégradé, préfigurant ce qui risque de leur arriver, ou encore des vieillards malades, comme en témoignent beaucoup de jeunes patients lors de leur passage en milieu adulte (3). LES OBSTACLES VENANT DES PARENTS Les parents partagent les craintes et les réticences de leurs enfants adolescents malades ; ils ne les estiment pas en mesure d’être totalement autonomes, de se débrouiller seuls dans les structures de soins pour adultes, de respecter des rendez-vous… Beaucoup de parents considèrent qu’ils continuent dans bien des cas à jouer un rôle protecteur. Ils craignent que le nouveau médecin les ignore totalement ou ne voie en eux que des freins potentiels de l’autonomisation de l’adolescent ou du jeune adulte malade (4). Ainsi, l’ensemble de ces réticences se renforçant les unes les autres, on imagine aisément une situation dans laquelle le statu quo pourrait paraître la meilleure situation, le pédiatre restant le responsable médical “ encore un temps ”... La phrase, souvent entendue : “Pourquoi changer s’il n’y a pas de problèmes ?” justifierait le maintien d’un suivi pédiatrique des jeunes adultes, avec l’aval des familles et la caution des jeunes euxmêmes dans un monde figé... En réalité, une telle situation peut s’avérer plus fragile que prévu, et sa stabilité peut à tout moment être mise à mal par des événements familiaux ou personnels imprévus survenant plus ou moins brutalement, qui peuvent imposer un transfert vers une équipe adulte à la hâte, dans des conditions difficiles. LES ENJEUX RÉELS ET LA DYNAMIQUE DE LA PHASE DE TRANSITION La transition est donc une phase dans laquelle les réticences au changement sont nombreuses. Le pédiatre, l’adoles- 217 cent et sa famille ont à faire un travail personnel visant à la mise en perspective des enjeux réels à plus long terme (4). L’instauration auprès de l’enfant, dès le début de l’adolescence, d’un style relationnel qui favorise son autonomie (le recevoir seul, au moins une partie de la consultation, respecter la confidentialité, etc.) imprime sa tonalité au processus de transition. Ce travail – fait en priorité avec l’adolescent – modifie également la place des parents, toujours interlocuteurs à part entière mais progressivement “en second”. Il leur permet de mieux accepter le principe du relais et un certain changement de rôle de leur part. Dans ce travail relationnel, la nature des changements mérite d’être abordée longtemps à l’avance (des mois, des années) avec l’adolescent et sa famille : le projet aura ainsi tout le temps de mûrir… Valoriser la démarche, la présenter comme une expérience positive, c’est aussi permettre une meilleure projection dans un avenir d’adulte. Être convaincu que le milieu pédiatrique n’est pas nécessairement le meilleur pour un jeune adulte est déjà en soi facteur de maturation. Il ne s’agit pas pour le pédiatre de laisser croire que la prise en charge sera identique à celle qui était proposée jusque-là ; il faut clairement annoncer que ce sera “autrement”, mais aussi et surtout expliquer pourquoi “c’est normal que ce soit autrement ”. En effet, si la culture des pédiatres les porte plus naturellement à prendre en compte la croissance, le développement et les soucis de la famille, la culture des médecins d’adultes les porte davantage à considérer l’autonomie du patient, l’insertion dans la vie professionnelle ou les problèmes de procréation (3). Les Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n o 4 - oct.-nov.-déc. 2005 D OSSIER thématique médecins d’adultes sont parfois mieux placés que les pédiatres pour répondre à toutes ces questions qui se posent au jeune adulte. tient de “faire les premiers pas” dans l’abord des questions personnelles, autorisant ainsi le jeune adulte à emprunter à son tour la même voie, désormais ouverte… LE CONTRAT PASSÉ AVEC LE RÉFÉRENT Un véritable contrat, explicite ou implicite, devrait être posé. Il nécessite un accord minimal sur des objectifs communs. Ce travail est d’autant plus facile qu’une alliance et une convergence de vues se sont développées au préalable entre les disciplines pédiatriques et adultes concernées. Dans le cadre d’un “contrat de confiance”, les pédiatres souhaitent que, lors de la phase initiale de la prise en charge en milieu adulte, tous les examens ne soient pas systématiquement recommencés ; que le traitement ne soit pas immédiatement et systématiquement modifié dès la première consultation ; enfin, que le travail pédiatrique ne soit pas dénigré par le référent adulte, même s’il s’agit d’un “nouveau départ”... Au-delà de sa nécessaire compétence, deux conditions sont indispensables pour assurer le succès de ce changement : ✓ que le référent adulte soit clairement identifié et personnalisé, et accepte d’assurer lui-même le suivi ; ✓ qu’il soit prêt à un investissement personnel en temps et en énergie pour assumer ce relais toujours délicat. Les exigences d’écoute de ce jeune adulte au profil particulier qui a forgé sa singularité au long des années du “vivre avec” la maladie chronique doivent être connues et prises en compte. Elles sont souvent cruciales au cours des premières consultations dans lesquelles doivent se tisser des liens originaux avec le médecin référent. Lors de ces consultations, un temps suffisant doit être aménagé pour aborder le vécu de la maladie, les questions sur l’avenir professionnel et l’impact de la maladie sur tous les ingrédients de la qualité de vie – même si, au premier abord, tout paraît aller bien et que le jeune adulte ne semble pas “réclamer” explicitement ce dialogue particulier. C’est souvent au nouveau référent qu’il appar- Une bonne connaissance du déroulement des consultations – des habitudes de travail du nouveau référent – est évidemment utile pour éviter tout malentendu dommageable au jeune patient et à ses parents. De la part du pédiatre, les informations sur la maladie seront au mieux transmises au correspondant adulte par la rédaction d’un document de synthèse plus que par la totalité des résumés, souvent fastidieux et redondants... Les informations données doivent être fournies en respectant la vie personnelle de l’adolescent et la confidentialité entretenue jusque-là avec lui. En retour, il est très important que les pédiatres puissent avoir une information médicale au long cours de la part du médecin référent adulte. QUE PROPOSER PENDANT LA PHASE DE TRANSITION ? Dans les programmes éducatifs de transition, il est utile de reprendre avec les adolescents de nouvelles explications sur la maladie, d’explorer les croyances propres qu’ils se sont forgées à ce sujet au fil des ans, de parler de l’avenir, de savoir évoquer les difficultés de l’observance, de faire le point des difficultés qu’il y a à concilier les astreintes de la maladie et les aspirations de l’adolescence en matière d’épanouissement personnel, de contact avec les pairs. L’abord pratique des questions à évoquer est repris dans une récente mise au point de l’équipe de P. Alvin (6) consacrée à l’adolescent atteint de maladie chronique. Rappelons par exemple que, en matière de sexualité, la plupart des adolescents malades ont des aspirations et des comportements identiques à ceux des autres adolescents. Pouvoir rencontrer leur futur médecin, rencontrer d’autres jeunes suivis par le même référent adulte choisi font partie des souhaits exprimés par les adolescents, et ces vœux pourraient être intégrés comme des objectifs de base de ces phases de transition pour toutes les maladies chroniques (3). Les associations de malades sont susceptibles de jouer un rôle moteur pour aider à mener à bien ces projets. LE MOMENT DU TRANSFERT Il ne s’agit pas d’avoir de temps en temps des nouvelles comme on en attend d’un être cher parti au loin, mais de poser avec les médecins d’adultes les bases d’une coopération permettant de faire objectivement le bilan de l’action pédiatrique à long terme dans un véritable travail de recherche clinique, qui peut permettre de souder les médecins d’enfants et d’adultes dans un projet fédérateur. 218 Il est fonction de la maturité de l’adolescent, de sa famille, plus que de l’âge civil proprement dit. Certains moments sont meilleurs que d’autres : l’adolescent et sa famille paraissent mûrs, la maladie est en phase calme, la croissance et la puberté sont terminées, les problèmes personnels de l’adolescence s’estompent… On peut égaler profiter de certaines “opportunités” : fin de ter- Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n o 4 - oct.-nov.-déc. 2005 D OSSIER thématique minale, déménagement, début de vie en couple, voire départ à la retraite du pédiatre… Il y a aussi les “mauvais moments” : il faudrait éviter par exemple de faire ce passage pour des raisons de non-observance, dans une ambiance vécue comme punitive... (3). les adultes. Les consultations alternées n’ont un intérêt que pendant un temps limité car, rapidement, il existe un risque d’ambiguïté dans la prise de responsabilité et dans la cohérence du langage tenu au patient, et on court le risque que, dans certains cas, l’adolescent soit perdu… ou tenté d’en jouer. LE “PASSAGE DU TÉMOIN” CONCLUSION Différentes formules ont pu se mettre en place en ce qui concerne les consultations : elles dépendent beaucoup des moyens humains disponibles et doivent s’appuyer dans un premier temps sur des structures existantes. Il peut s’agir de l’organisation de consultations par un médecin d’adultes venant en milieu pédiatrique, à l’inverse de consultations du pédiatre en milieu d’adultes, de l’association des deux formules, de l’organisation de consultations communes ou alternées. Chaque formule a ses avantages et ses inconvénients. Programmer une ou deux consultations communes permet de bien situer les objectifs et de répondre d’une seule voix aux questions : ces consultations, en binôme médical, sont des temps forts qui concrétisent pour le jeune et sa famille la coopération et le relais médical. Elles ne sont le plus souvent réalisables que s’il existe une unité de lieu dans un hôpital accueillant à la fois les enfants et Nous avons fourni des pistes de réflexion, mais il faut être réaliste en soulignant que, à partir des principes que nous avons rappelés, la phase de transition s’élabore avant tout en prenant en compte les conjonctures du terrain et les opportunités locales. Le point commun reste dans tous les cas que nous sommes face à un adolescent et à une famille dont la maturité, le degré de réflexion, l’assentiment pour s’engager dans une nouvelle relation thérapeutique sont très variables, et qu’il faudra aider à la réalisation de cette mutation. Garder à l’esprit l’idée de souplesse dans ces phases de transition nous paraît fondamental : il faut imaginer en fonction de la maladie, du nombre de patients à transférer, du caractère obligatoirement personnalisé du transfert… Ce “passage du témoin” dans cette course de relais médecine d’adolescents-méde- cine d’adultes restera délicat ; il sera d’autant mieux vécu que le patient aura été traité avec un souci d’autonomisation progressive durant son adolescence, sans pour autant laisser pour compte des parents dont la continuité du soutien reste le plus souvent indispensable, sous des formes évolutives propres et en fonction de l’histoire familiale, dont il importe de connaître et de mobiliser les forces vives propres à aider dans ces années où s’élaborent les processus de transition. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. American Academy of Pediatrics. A consensus statement on health care transitions for young adults with special health care needs. Pediatrics 2002;110: 1304-5. 2. Reiss J, Gibson R. Health care transition: destinations unknown. Pediatrics 2002;110:1307-14. 3. Viner R. Transition from paediatric to adult care. Bridging the gaps or passing the buck? Arch Dis Child 1999;81:271-5. 4. Dommergues JP, Alvin P. Le relais entre pédiatres et médecins d’adultes dans les maladies chroniques de l’enfant. Arch Pediatr 2003;10:295-9. 5. Crosnier H, Tubiana-Rufi N. Modalités du passage des adolescents diabétiques de la pédiatrie aux structures pour adultes dans la région Paris-Ile-deFrance : un appel au travail collaboratif pour améliorer la qualité des soins. Arch Pediatr 1998;5: 1327-33. 6. Alvin P, de Tournemire R, Anjot MN, Vuillemin L. Maladie chronique à l’adolescence : dix questions pertinentes. Arch Pediatr 2003;10:360-6. Les articles publiés dans Le Courrier de la Transplantation le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. 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