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Économie de la biodiversité
Un génie que l'on
aurait tort d'ignorer
nathalIe FrascarIa-lacoste
Maître de conférences à l’Engref, université Paris Sud-XI
L’ingénierie écologique, dans un sens strict, est une manipulation du vivant (individus,
populations, écosystèmes) par l’homme qui utilise les potentialités des écosystèmes
tout en les respectant. C’est devenu un des enjeux majeurs des mutations économiques
d’aujourd’hui.
N
otre monde est en plein bouleversement. Dans un contexte de dégradation croissante, souhaiter se préoccuper de la perte de biodiversité est
un réel défi. Les écosystèmes nous fournissent une grande quantité de
ressources et leur fonctionnement dépend essentiellement de la diversité biologique. Chaque disparition d’espèce correspond à celle de ses interactions
avec les autres. Chaque espèce mérite d’être conservée pour permettre à l’écosystème
de développer ses capacités d’adaptation et de fournir des biens et services 1. Le
Millennium Ecosystem Assessment 2 (2005) a montré que 60 % des services vitaux
fournis à l’homme sont en déclin. Comment faire face à cette infernale dégradation ?
Sauter le pas
Notre rapport à la nature façonne la manière dont nous nous soucions de l’environnement et dont nous agissons sur la nature. Pour Robert Barbault 3, c’est en excluant
l’homme de son champ de réflexion que l’écologie, science de la nature, a failli. En
1. Cf. Robert Barbault, actes de l’audition publique « La biodiversité : l’autre choc », 28 mars 2007, organisée par
Pierre Laffitte et Claude Saunier dans le cadre de l’étude sur « Les apports de la science et de la technologie au
développement durable ».
2. Millennium Ecosystem Assessment, Ecosystems and Human Well-being: Biodiversity Synthesis, Washington
DC, World Resources Institute, 2005. Disponible en ligne : http://www.millenniumassessment.org/proxy/
Document.354.aspx.
3. Robert Barbault, Écologie générale : structure et fonctionnement de la biosphère, Dunod, 2003, pp. 1-8, 317-320.
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mettant l’homme à l’écart, l’écologie a été réductionniste
C’est en
et a restreint son champ temporel et spatial d’analyse.
excluant
Néanmoins, elle reste un mode d’investigation fondal’homme de son
mental des connaissances, elle explicite des méthodes,
champ
de réflexion
elle fiabilise des résultats et formalise des théories. Et
que l’écologie
les théories donnent un sens, de la signification au
a failli.
réel, conditionnent la pensée. Notamment, l’écologie a
pointé la capacité des écosystèmes à être autonomes en
manipulant leur environnement et à produire des biens et services. Mais il fallait aller
plus loin, jusqu’à une réelle manipulation de la nature, et sauter le pas. Un grand pas.
Celui qui allait permettre de préserver, voire de créer à nouveau de la biodiversité.
L’ingénierie écologique est ce pas, cette limite qu’il fallait franchir. En dépit de toutes
les divergences d’opinions qui sont nées avec ce concept, de nombreux écologues scientifiques, tels Robert Barbault et Alain Pavé, voient en l’ingénierie écologique un moyen
de réconcilier « la discipline scientifique Écologie avec les demandes de la société 4 ».
Le fameux oxymore
Définissons précisément ce qu’est l’ingénierie écologique. Il s’agit de la manipulation
du vivant (individus, populations, écosystèmes) par l’homme qui en utilise les compétences tout en les respectant. L’idée est de maximiser les services écologiques sur un
site donné. Pour réussir, l’ingénierie écologique va utiliser des « espèces ingénieurs »
(coraux, castors, vers de terre et bien d’autres 5) qui créent, modifient, détruisent ou
maintiennent des habitats par leurs actions mécaniques et ont, de fait, un impact sur
les conditions abiotiques et biotiques (notamment sur la biodiversité) d’un écosystème.
Ces espèces vont travailler pour l’homme et son bien-être. Un vrai défi.
Dans un sens plus large, l’ingénierie écologique est l’aménagement d’un territoire, en
passant par la gestion d’écosystèmes existants (gestion courante, restaurations, réhabilitations, dépollutions de sites) jusqu’à la création ou la reconstruction de nouveaux
écosystèmes. Dans sa quête, cette discipline se veut à la charnière entre les données
4. Cf. Frédéric Gosselin, « Pour une définition de l’ingénierie écologique plus intégrée avec le développement
durable et avec l’écologie », revue française Ingénieries, Cemagref Éditions, 2003, p. 139-147.
5. Clive G. Jones, John H. Lawton et Moshe Shachak, « Organisms as ecosystem engineers », Oikos, 1994, n°69,
p. 373-386.
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scientifiques et les actions sur le terrain et va s’inspirer des mécanismes qui pilotent
les écosystèmes. Pour se faire, elle a besoin d’une connaissance de base théorique et
d’un apprentissage concret. On est clairement à la frontière entre deux paradigmes,
l’ingénierie qui prône l’optimisation, la prévision, la simplification et la prise de décision, et l’écologie, où le hasard tient une grande place et n’est pas considéré comme
un problème. L’un analyse le problème technique dans un contexte social, dans
l’autre les enjeux et les compétences pour le résoudre sont du domaine de l’écologie
et les solutions préconisées respectent les processus naturels ou s’appuient sur eux.
Dans l’ingénierie écologique il y a aussi un défi scientifique. Celui de mieux comprendre les écosystèmes et les relations entre les biens et services écologiques et le
bien-être humain.
Confusion de termes
En France, il existe un amalgame entre les termes utilisés de « génie écologique »
et d’« ingénierie écologique ». Pour beaucoup pourtant, la différence entre ces deux
expressions n’est pas simplement lexicale. Comme l’explique très bien le sociologue
Raphaël Larrère 6, le « génie » est « l’art de ». Il en découle que le génie écologique
est l’art de l’écologie. Par rapport à cela, l’ingénierie écologique est certes une écologie appliquée, mais elle rajoute un cadre de recherche. L’ingénierie écologique
apporte des informations à l’écologie : elle est le « test à l’acide » des grandes théories
de l’écologie 7. Cela signifie qu’elle permet d’expérimenter in situ des modèles et des
théories scientifiques, avec un retour des réussites du terrain. Parfois, ce retour est
négatif. Il faut alors revenir aux actions de recherches. Cet aller-retour est fondamental et malheureusement indispensable pour avancer, pour mieux comprendre,
pour résoudre et aboutir à une gestion réussie.
Pour d’autres, le terme « ingénierie » désigne réellement le maître d’œuvre, l’ingénieur et le métier associé, l’ingénieur écologue. Ainsi, le terme d’ingénierie écologique intègre plus rapidement la démarche de l’ingénieur et l’action qui en découle,
ce que le génie écologique ne représenterait pas aussi facilement.
6. Raphaël Larrère, « Le génie écologique : l’ingénieur ou le thérapeute ? », conférence de clôture du congrès
« Ingénierie écologique : des concepts aux perspectives pour la recherche » organisé à Cargèse en 2007.
7. William J. Mitsch et Sven E. Jørgensen, « Ecological engineering : a field whose time has come », Ecological
Engineering, 2003, n°20, p. 363-377.
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Pour beaucoup, l’ingénierie écologique, comme sa défiLe seul fait
nition le suppose, est associée à l’intervention des divers
d’accepter le rôle
ingénieurs de l’écosystème. Si pour certains l’ingénieur
du castor ou du
ver de terre dans
de l’écosystème reste en grande partie l’homme, pour
la gestion des
d’autres l’ingénieur de l’écosystème est de nature plus
écosystèmes est
tranchée. Et c’est ce vers quoi l’ingénierie écologique
pratiquement un
nous emmène aujourd’hui et pourquoi ce terme prépositionnement
intellectuel.
cis revêt un rôle fondamental que le génie écologique
n’affiche pas avec autant de profondeur. Le seul fait
d’accepter le rôle du castor ou du ver de terre dans la gestion des écosystèmes est
pratiquement un positionnement intellectuel.
L’ingénierie écologique n’est donc pas une terminologie au hasard, à elle seule elle
représente beaucoup et porte une forte responsabilité dans l’avenir de nos sociétés
avec de nouvelles voies d’entrée vers la mise en place de nouveaux écosystèmes.
Us et coutumes
En France, l’ingénierie écologique en est à ses débuts et la majorité des entreprises
qui l’utilisent régulièrement – les carriers ou les entreprises du génie civil sont les
exemples les plus évidents, mais aussi les entreprises de dépollution utilisant des
procédés écologiques (phytoremédiation, épuration de l’eau via les bactéries dans
les stations d’épuration) – le font souvent sans en mentionner le terme. Lorsqu’elles
mettent un mot sur cette discipline, elles affichent une appartenance au génie écologique plutôt qu’à l’ingénierie écologique.
Néanmoins, il existe un intérêt réel, presque palpable, de la part des entreprises pour
cette discipline, ce qui se traduit par des participations à des groupes de réflexion
comme GAIE 8 ou par le soutien à des associations comme Orée 9.
Cet engouement est à mettre en lien avec l’essor récent de la compensation écologique au sein des entreprises. Les entreprises et collectivités qui souhaitent atténuer
8. Groupe d’application de l’ingénierie des écosystèmes.
9. L’association Orée rassemble entreprises, collectivités territoriales et associations pour développer une réflexion
commune et mettre en œuvre des solutions concrètes pour une gestion intégrée de l’environnement à l’échelle des
territoires.
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Remplacer
la machine
ou l’engin par
l’ingénieur de
l’écosystème est
perçu comme
un réel enjeu par
les entreprises.
les impacts de leurs activités peuvent désormais compenser leur empreinte écologique sur les milieux naturels par la création d’espaces de biodiversité. L’ingénierie
écologique y a toute sa place et, d’ailleurs, une légitimité
accrue. Remplacer la machine ou l’engin par l’ingénieur
de l’écosystème est perçu comme un réel enjeu.
Néanmoins, pour les entreprises qui s’en emparent, le
lien avec la science n’est pas toujours évident. Pourtant,
il y a urgence et la mise en place des processus de compensation écologiques impose
une action rapide. Le savoir-faire ici du gestionnaire est souvent préféré au détriment d’une recherche conceptuelle qui met du temps à aboutir de façon ciblée.
Comment mieux concilier les deux, sachant que la recherche a besoin de ce temps ?
Probablement en mettant sur le même pied les allers-retours nécessaires entre les
laboratoires et le terrain, entre les expériences de chacun, gestionnaires et scientifiques qui acceptent de dialoguer, de partager et qui sont, au fond, à égalité devant
des processus écologiques à chaque fois différents et fort complexes au demeurant.
Cet échange nouveau et fructueux devrait permettre d’aller plus vite et d’apporter
aux deux une vision de l’écosystème toujours plus riche et étonnante.
Un nouveau regard
L’apparition de l’expression « ingénierie écologique » est bien plus qu’un simple effet
de mode. Elle révèle une volonté de faire changer notre perception de la nature et
notre rapport à elle. Les entreprises françaises commencent à prendre conscience
de ce changement. Elles s’y adaptent progressivement en incluant au sein même
de leurs objectifs des préoccupations environnementales, voire écologiques, qui
jusqu’alors n’étaient pas prises en compte. Au fond, ce sont peut-être elles qui vont
aider à la banalisation de l’ingénierie écologique dans les laboratoires.
Ainsi l’ingénierie écologique se veut proche de la biodiversité en manipulant les
écosystèmes. Néanmoins, même si la solution écologique est trouvée pour mettre en
œuvre efficacement cette gestion, elle va devoir faire face à des enjeux économiques,
éthiques et sociaux. D’un point de vue économique beaucoup de questions sont en
suspens dès lors que nous sommes devant une gestion du vivant et une maximisation de services écologiques. Quel est le coût de ces actions ? Est-ce que tous les
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différents services écologiques sont équivalents du point de vue de l’économiste ?
Probablement non. Quid des principes de compensations écologiques mis en œuvre
dernièrement ? À suivre de près. D’un point de vue éthique on peut s’interroger sur
les interventions menées et leur ampleur ; jusqu’où peut-on aller dans la manipulation du vivant ? Comment choisir un état de référence ? Il devient clair qu’il faudra
établir des règles. Enfin, d’un point de vue social, comment organiser un débat fructueux entre les gestionnaires, les scientifiques, les naturalistes, les leaders d’opinion,
c’est-à-dire au sein de la société dans son ensemble ? Il faudra bien répondre à ces
questions rapidement et de façon concertée…
L’ingénierie écologique est un défi majeur avec une réelle recherche scientifique
interpellée dans un cadre sociétal, économique et financier contraint. Entre concepts
et applications, empirisme et savoir-faire, l’ingénierie écologique est un réel espoir
pour le monde de demain. Il lui faut juste le temps de prendre la mesure du formidable chantier qui l’attend.
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