é d i t o r i a l D Édito rial

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Éditorial
D
La lobotomie
en psychiatrie :
du prix Nobel
à l’interdiction ?
J.M. Havet*
* Service de psychiatrie d’adultes
CHU Robert-Debré, Reims.
epuis sa création voici maintenant cent ans, le prix Nobel de
médecine n'a pratiquement jamais récompensé les travaux de
ceux dont l’objectif était, sinon de guérir, du moins de soulager
les personnes souffrant de pathologies psychiatriques. On peut se
perdre en conjectures et proposer toutes les hypothèses que l’on veut pour
tenter d’expliquer cela, mais si l’on se réfère aux intentions clairement exprimées par Alfred Nobel dans son testament, on peut se faire une idée précise
de la façon dont les membres du jury de l’institution qu’il a mise en place
jugent les résultats des recherches, du mouvement des idées et des innovations thérapeutiques qui ont agité – et continuent d’agiter – le monde de la
psychiatrie depuis un siècle.
Alfred Nobel voulait que son prix soit destiné à “ceux qui, pendant l’année
précédente, auraient apporté les plus grands bienfaits à l’humanité”. Si l’on
excepte les travaux sur la structure et le fonctionnement du système nerveux
central et des neurones, il semble que du point de vue des académiciens
Nobel, les bienfaiteurs aient été extrêmement peu nombreux dans le champ
de la psychiatrie. On pourrait même dire qu’ils sont inexistants – ce qui peut
paraître surprenant, étant donné les progrès indéniables accomplis en un
siècle dans le traitement des maladies mentales – puisque si, en 1927,
Wagner-Jauregg en fut le lauréat pour sa découverte de l’intérêt thérapeutique de l’inoculation du paludisme dans le traitement de la paralysie générale, on ne peut plus considérer de nos jours cette pathologie, qui fleurissait
jadis dans les hôpitaux psychiatriques, comme une maladie mentale mais
plutôt comme une maladie neurologique et/ou infectieuse. Quant à Égas
Moniz, qui reçu le prix Nobel en 1949 pour sa découverte de l’intérêt thérapeutique de la lobotomie dans certaines psychoses, on peut maintenant se
demander s’il fut ou non un bienfaiteur de l’humanité.
Mais, est-il possible d’aborder ce sujet sans être immédiatement débordé
par les passions qu’il déchaîne ? On est généralement violemment pour, si
l’on se considère comme un scientifique, et violemment contre si l’on pense
être un humaniste. La question de la lobotomie conduit à penser que ces
deux termes sont inconciliables et que cette ruine de l’âme qu’est la science
sans conscience est l’inéluctable condition des scientifiques à notre époque.
Il faut bien reconnaître qu’avec les problèmes soulevés, entre autres, par les
OGM et le clonage humain, ceux-ci nous ont donné le sentiment de nous
conduire en apprentis sorciers, plus soucieux d’aboutir à des découvertes
qui porteront leur nom que d’envisager leurs conséquences potentiellement
néfastes pour l’avenir de l’humanité. Mais cela est un autre débat...
L’idée que la maladie mentale consiste en un mal qu’il faut à tout prix extirper du cerveau qui l’héberge n’est pas récente. Déjà au XVIe siècle, les gravures des écoles hollandaise et flamande mettaient en scène l’extraction de
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (19) n° 1-2, janvier-février 2002
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la pierre de folie. En l’absence de textes médicaux, il nous est impossible de
dire si cette pratique a ou non réellement existé. P. Morel et C. Quetel y
voient, à juste titre, la “volonté d’extraire littéralement du crâne la folie qui
l’habite, comme un mauvais objet qu’il faut expulser” (1).
À l’époque des localisations, le Suisse Gottlieb Burckhardt imagina de traiter certains aliénés par l’excision de zones plus ou moins étendues du cortex
cérébral et, en 1888, il enleva une partie du lobe temporal droit à une délirante hallucinée. Cela conduisit Semelaigne à demander : “Parce qu’un
malade donne des coups de pieds, va-t-on lui enlever le centre moteur des
membres inférieurs ?” (2). Il n’eut, à ma connaissance, aucune réponse à
cette question pertinente et l’affaire fut enterrée jusqu’à ce qu’en 1936 Égas
Moniz, professeur de neurologie à Lisbonne, s’appuyant sur les travaux de
Ferrier, Bianchi et Goltz sur les lobes frontaux, fasse réaliser la première
lobotomie par le neurochirurgien Almeida Lima. La suite de ses travaux lui
valut donc de recevoir, en 1949, le prix Nobel de médecine.
On sait, depuis, qu’aucune théorie scientifique valide et définitive sur le
fonctionnement cérébral ne permet de justifier la mise en œuvre d’une telle
mesure, que je me garderai bien de qualifier de thérapeutique.
Pourtant, on continue de pratiquer la lobotomie de par le monde. Certains
(aux États-Unis en particulier) continuent d’en faire une indication dans le
traitement de la névrose obsessionnelle rebelle aux autres thérapeutiques,
tandis que d’autres (en Russie) proposent sa mise en œuvre chez les toxicomanes, sans se soucier le moins du monde de ce précepte fondamental en
médecine : primum non nocere (“premièrement ne pas nuire”). Nous
sommes loin, dans cette volonté d’aboutir à un résultat à tout prix, de la
modestie d’Ambroise Paré qui, évoquant la difficile condition du médecin, se
résignait à guérir quelquefois, mais soulager souvent et consoler toujours.
En France, on ne trouve plus un praticien pour dire qu’il fait encore réaliser
des lobotomies. La méthode serait tombée en désuétude et abandonnée. En
fait, on ne parle plus de cette pratique qui reste pourtant licite puisqu’elle
n’a pas été interdite. Elle est curieusement absente des débats scientifiques,
ou n’est évoquée que du bout des lèvres, car le sujet est loin d’être politiquement correct.
Quelles que soient les justifications que l’on puisse trouver à la lobotomie,
nos impératifs éthiques nous imposent un devoir de mémoire. Quelles sont
les raisons du silence qui l’entoure ? Effet du refoulement ? Manque d’information ? Mauvaise conscience ? On ne peut qu’être frappé par le fait que
nos grands chercheurs, toujours prêts à se dévouer pour faire la preuve de
l’efficacité de la dernière molécule à la mode, n’aient jamais eu la curiosité
de chercher à connaître le devenir de ces milliers de patients (adultes et
enfants) ainsi (mal) traités (3). Le sujet ne manque pourtant pas d’intérêt
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scientifique, mais il semble que l’on soit soucieux d’enterrer ce passé peu
glorieux.
L’association mondiale de psychiatrie, si pointilleuse en matière de droits de
l’homme quand il s’agissait de condamner l’utilisation de la psychiatrie à
des fins politiques dans l’ex-URSS, est toujours restée silencieuse sur le sujet
de la lobotomie qui n’est pourtant pas sans soulever des questions éthiques
fondamentales comme celles de la justification des moyens au nom d’une fin
considérée comme noble (la guérison du patient). Aucun débat n’a encore eu
lieu sur cette question au sein de la Fédération française de psychiatrie.
Devons-nous interpeller la Fédération française de psychiatrie et
l’Association mondiale de psychiatrie pour qu’elles prennent enfin une position claire sur ce sujet, ne serait-ce qu’en demandant la suspension de la
pratique de la lobotomie en attendant que d’incontestables études scientifiques viennent la valider ou l’invalider en tant que méthode thérapeutique ?
Faut-il interpeller nos hommes politiques pour qu’ils inscrivent dans la loi
l’interdiction de la lobotomie en tant que source de lésion irréversible du
cerveau sans justification autre que celle de l’acharnement thérapeutique –
c’est-à-dire de la volonté du psychiatre de prouver qu’il est plus fort que la
maladie mentale ?
Le débat est ouvert et votre avis sur la question nous intéresse. J’espère que
vous serez nombreux à nous faire connaître vos réflexions.
Références
1. Morel P, Quetel C. Les médecines de la folie. Paris : Hachette, 1985.
2. Semelaigne. Sur la chirurgie cérébrale dans les aliénations mentales. Ann Med Psychol 1895.
3. Jaubert A. L’excision de la pierre de folie. Autrement ; 4 : 1975-6.
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (19) n° 1-2, janvier-février 2002
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