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Éditorial
Principe de précaution en psychiatrie
J.M. Havet*
a notion de risque semble être
devenue impensable et insupportable pour nos concitoyens.
L’existence doit pouvoir se dérouler
de façon totalement prévisibl e,
linéaire, sans qu’aucun événement
inattendu ne vienne la perturber.
Seuls sont admis et envisagés l’accroissement du bien-être et les
événements dits – après coup –
“heureux”, qui, même s’ils nous
surprennent de par leur caractère a
priori improbable, seront acceptés en
raison des effets positifs qu’ils
induisent.
Mais, qu’un problème surgisse et
la recherche du responsable s’ensuit
sans tarder. Tout a-t-il été bien fait
pour éviter que cette catastrophe,
cette difficulté, cette complication
ne survienne ?
Ce phénomène s’est généralisé sur
le plan social : le principe de précaution est universellement admis
(au moins pour les habitants des
pays riches et industrialisés), et les
gouvernements se voient régulièrement reprocher de ne pas avoir pris
à temps les mesures qui s’imposaient en fonction de circonstances
qui, à l’évidence, auraient justifié
L
* Service de psychiatrie d’adultes,
CHU Robert-Debré, Reims.
d’y avoir recours. Il est vrai que
gouverner, c’est prévoir, mais l’évidence en question ne découle bien
souvent que de l’analyse rétrospective des conséquences que l’on a pu
observer. Remonter aux sources, au
feu à partir de la fumée, est souvent
plus aisé que d’anticiper les événements avec assurance et certitude.
Rien d’étonnant, dans ce contexte, à
ce que la médecine se voie soumise
aux mêmes impératifs sécuritaires.
Il est v rai que l’un des principes
gouvernant sa pratique est “primum
non nocere”, (“premièrement, ne pas
nuire”), que l’objectif du médecin
est de donner à ses patients le maximum de chances d’évoluer favorablement et qu’il lui faut pour cela
leur assurer des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les
données acquises de la science.
Selon toute apparence, cela va de
soi. Mais, en l’occurrence, de quoi
s’agit-il dans le cadre de la p ratique
psychiatrique quotidienne ?
On nous demande souvent, de façon
paradoxale, d’être attentifs à empêcher les patients de commettre l’irréparable tout en garantissant leur
liberté de mouvement et de circulation.
Les soignants se verront reprocher
un défaut de surveillance en cas de
fugue, de suicide ou d’agression.
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 7, septembre 2004
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Éditorial
D’autre part, on n’hésitera pas à
faire valoir auprès d’eux le droit
des patients à disposer d’eux-mêmes
et à leur reprocher des pratiques
jugées coercitives. De quelque côté
qu’il se tourne, le soignant joue perdant et se voit acculé à une prudence
extrême, à mesurer ses propos et
à surveiller ses écrits. Seul le respect inconditionnel d’un protocole
consensuel assurera sa sauvegarde,
au prix de la mort de sa créativité.
Même si, entre 1980 et 2001, le
nombre annuel de journées de traitement par antidépresseur a été
multiplié par 6,2 sans réduction
parallèle du nombre de décès par
suicide, on n’hésitera pas à condamner le médecin qui, devant l’expression d’une tristesse (qualifiée a
posteriori de dépression si la situation se détériore), n’aura pas mis
en œuvre cette prescription. À la
moindre menace suicidaire, il reste
alors à déclencher sans hésiter une
hospitalisation sur demande d’un
tiers, sans tenir compte de la dynamique relationnelle et affective dans
laquelle elle s’inscrit. Le sujet est
malade : il faut le soigner, qu’il soit
d’accord ou non, puisque son entourage l’exige et que cela est son droit.
Une interprétation extensive de la
loi du 27 juin 1990 l’autorise, et le
principe de précaution l’oblige. Cela,
même si les auteurs du DSM IV tiennent à préciser qu’“aucune définition
ne spécifie de façon adéquate les limites
précises du concept de trouble mental”.
Les comportements humains n’étant
– fort heureusement – ni soumis à
un déterminisme sans faille, ni prévisibles avec certitude, mais simplement parfois envisageables selon un
certain degré de probabilité, leur
maîtrise par les actions d’autrui
reste relative, voire aléatoire. Bien
plus, n’arrive-t-il pas que l’on provoque par nos actes le contraire de
ce que l’on voulait obtenir ? Les
chemins de l’enfer sont pavés de
bonnes intentions, se plaît à nous
rappeler la sagesse populaire.
Pas plus que le juge remettant en
liberté un délinquant qu’il pense en
bonne voie de réinsertion, le psychiatre ne peut être certain des effets
de ses interventions. Il lui faudra
pourtant, en cas de problème, être en
mesure de les justifier… tandis que,
si tout se passe bien, personne ne
viendra l’en féliciter, puisqu’il n’aura
fait que ce que l’on attendait de lui.
Il nous faut faire entendre qu’une
pratique psychiatrique sans risque
ne saurait exister. Ce risque doit
être, certes, mesuré, calculé et pris
dans l’intérêt même du patient,
mais il ne peut être totalement
écarté. Faute de quoi, on tendra à
évoluer de plus en plus vers une
pratique aseptisée, frileuse, qui
ga rantira la tranquillité du pra t icien, à qui rien ne pourra être
repro ché, mais qui, loin de servir
les patients et leur entourage, aura
toutes les chances de leur être préj u d i c i able.
Une théorie du risque en psychiatrie reste à élaborer. Voilà
qui pourrait être l’occasion d’un
prochain colloque.
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