DOSSIER États limites Les états limites, maternité et interactions mère-bébé Borderline Personality Disorder, motherhood and mother-infant interactions G. Apter* L 1. Les symptômes du PTSD (posttraumatic stress disorder) chronique se superposent à ceux du trouble dépressif chronique, voire de certains TP, tel celui du TPBL. Ils comprennent des conduites d’évitement, une irritabilité associée à une hypervigilance, accompagnée d’une anxiété associée aux phénomènes de reviviscence. Les aspects strictement post-traumatiques, notamment les cauchemars, peuvent être au second plan par rapport à l’émoussement émotionnel et/ou à l’irritabilité anxieuse qui, souvent, alternent. Ils peuvent rendre les frontières entre entités encore plus difficiles à repérer. * EPS Erasme, psychiatrie infantojuvénile et unité de recherche en psychiatrie et psychopathologie, Antony ; université Paris-Diderot ; Groupe d’enseignement et de recherche interdisciplinaire Paris Ouest Nanterre. es états limites sont des pathologies fréquentes, touchant les personnes jeunes, en âge de procréer. Ils englobent les troubles de la personnalité borderline ou limite (TPBL), eux-mêmes les plus fréquents des troubles de la personnalité (TP). Le TPBL touche plus particulièrement les femmes. Il se confond parfois avec des éléments post-traumatiques répétés (syndromes de stress post-traumatique [PTSD] chroniques1) ou des dépressions récurrentes liées à des carences dans l’enfance (1), et il est souvent associé à la dépression (2). Compte tenu de la nécessité de rendre compte de la littérature internationale et des rares recherches dans ce domaine, nous nous limiterons aux seuls TPBL. Par esprit de synthèse, ils peuvent être considérés comme pathognomoniques des états limites au regard de la description de la psychopathologie de la parentalité et des interactions mère-bébé dans ces situations. L’étude de la relation parent-enfant et des interactions précoces présente un intérêt préventif et thérapeutique tant pendant la période périnatale qu’au cours du développement, ultérieur, de l’attachement de l’enfant. Au moins 5 des 9 des éléments suivants : 1. efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés ; 2. mode de relations interpersonnelles instables et intenses caractérisées par l’alternance entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive et de dévalorisation ; 3. perturbation de l’identité : instabilité marquée et persistante de l’image de soi ; 4. impulsivité dans au moins 2 domaines potentiellement dommageables pour le sujet : dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite autodangereuse, crises de boulimie, ne pas inclure les comportements suicidaires et automutilatoires ; 5. répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires, ou d’automutilation ; 6. instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur, dysphorie épisodique intense, irritabilité ou anxiété de quelques heures à quelques jours maximum ; 7. sentiments chroniques de vide ; 8. colères intenses et inappropriées, ou difficulté à contrôler sa colère ; 9. survenue transitoire dans des situations de stress d’une idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs sévères. Encadré 1. Définition des TPBL selon le DSM-IV. 98 | La Lettre du Psychiatre • Vol. X - no 3 - mai-juin 2014 Trouble de la personnalité borderline/limite (encadré 1) Définitions Rappelons que l’on parle de TP lorsqu’il existe une atteinte dans au moins 2 des domaines suivants : cognition, émotion, contrôle des impulsions et relations interpersonnelles (encadré 2). Parentalité et trouble de la personnalité borderline/limite Lorsque survient une naissance, l’enfant s’avère un partenaire unique avec lequel s’instaure une relation intense à laquelle il devient impossible de se soustraire. Chacune des caractéristiques énumérées dans l’encadré 2 est à réenvisager face à un nouveau-né, dépendant et susceptible de déclencher de par sa présence un stress majeur. Ainsi, la présence d’un bébé dont la caractéristique première est d’être totalement dépendant de l’adulte, souvent appelé caregiver, implique pour ce dernier un dévouement particulier : la préoccupation maternelle primaire et des capacités de “bonding”. Malheureusement, le risque est grand que cela fasse défaut en cas de TPBL, du fait des difficultés de fonctionnement psychique propres à cette psychopathologie (3). La naissance et le post-partum sont donc des moments essentiels pour la mère et pour le nouveau-né, tant pour repérer une psychopathologie de la mère et des interactions que pour proposer une prise en charge à visée préventive pour ce qui est de la relation parentenfant et thérapeutique pour le parent. Il s’agit d’une fenêtre d’opportunité, durant laquelle la (future) mère est fortement encouragée à des consultations régulières du fait de la grossesse, alors même que la régularité des prises en charge est problématique pour ces profils psychopathologiques. De plus, la grossesse et la mise en place progressive de la parentalité peuvent être à l’origine d’une réorganisation Points forts Mots-clés » Le trouble de la personnalité (TP) borderline/limite (TPBL) est le TP le plus fréquent chez la femme jeune en âge de procréer. » Les troubles de l’humeur sont fréquemment comorbides aux TP, notamment aux TPBL, particulièrement en période périnatale. » Les TP, notamment le TPBL, sont associés à des difficultés d’ajustement mutuel et de synchronie des interactions au cours de la première année de la vie du bébé. Ces fonctions sont essentielles à la régulation émotionnelle du bébé. » L’organisation de l’attachement dépend des caractéristiques interactives. » Les enfants dont les mères souffrent de TPBL sont à risque de développer un type d’attachement désorganisé, source de vulnérabilité psychopathologique ultérieure. Trouble de la personnalité borderline/limite Maternité Dépression périnatale Interaction mère-bébé Attachement désorganisé A. Modalité durable de l’expérience vécue et des conduites qui dévient notablement de ce qui est attendu dans la culture de l’individu. Cette déviation est manifeste dans au moins 2 des domaines suivants : 1. la cognition, c’est-à-dire la perception et la vision de soi-même, d’autrui et des événements ; 2. l’affectivité, c’est-à-dire la diversité, l’intensité, la labilité et l’adéquation de la réponse émotionnelle ; 3. le fonctionnement interpersonnel ; 4. le contrôle des impulsions. B. Ces modalités durables sont rigides et envahissent des situations personnelles et sociales très diverses. C. Ce mode durable entraîne une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants. D. Ce mode est stable et prolongé et ses premières manifestations sont décelables au plus tard à l’adolescence ou au début de l’âge adulte. E. Ce tableau n’est pas mieux expliqué par les manifestations ou les conséquences d’un autre trouble mental. F. Ce mode durable n’est pas dû aux effets physiologiques directs d’une substance, par exemple d’une drogue, donnant lieu à un abus, ou d’un médicament, ou d’une affection médicale générale, par exemple un traumatisme crânien. Encadré 2. Définition des troubles de la personnalité selon le DSM-IV. des capacités de mentalisation qui, là encore, font généralement défaut dans le cadre d’un TPBL. Trouble de la personnalité borderline/ limite et dépression périnatale Bien que les troubles maternels dépressifs aient été abondamment étudiés, leur association avec les TPBL avait fait l’objet de peu de recherches jusqu’à présent. Pourtant, les pathologies maternelles borderline sont souvent associées à des troubles dépressifs (4). L’hypothèse d’une surévaluation des TP lorsque ceux-ci sont évalués pendant un épisode dépressif a été mise à mal par une étude de L. Morey et al., qui rapporte une stabilité des TP, sans que l’existence ou l’absence au cours du temps d’épisodes dépressifs n’en modifient le diagnostic dans la durée (5). Dans cette même étude, l’association de la pathologie de la personnalité avec un trouble de l’humeur apparaît d’un pronostic bien plus péjoratif. Par ailleurs, l’association entre TPBL et syndrome dépressif était déjà fort bien connue dans la population générale (2). La composante chronique et anaclitique de la dépression liée aux TPBL semble en lien avec l’histoire de la personne, généralement ponctuée de traumas et de carences. Les interactions Définitions Les caractéristiques de la dyade mère-enfant, vue comme un système ouvert, se déclinent à la fois sur l’axe temporel et sur celui du pattern, de l’intrication des gestes et des affects de chacun des 2 partenaires. L’accordage (“affectif”) représente la synthèse des 2 (6). L’enfant et son partenaire coordonnent leurs gestes et leurs expressions émotionnelles dans une complémentarité temporelle qui s’enchaîne harmonieusement dans le temps, en utilisant à la fois les modalités sensorielles et leurs transpositions modales, dans un enrichissement mutuel. Ainsi, le bébé s’appuie sur l’“échafaudage” maternel pour éprouver ses émotions et ses attentes dans l’interaction suivante (7). Le partenaire propose et enrichit la panoplie d’interactions possibles. Il s’agit alors d’étudier la manière dont ces échanges, par l’augmentation de la complexité relationnelle des 2 partenaires, représentent un moteur puissant pour les échanges ultérieurs. Ils servent à la fois au développement très rapide du bébé, mais aussi à l’évolution de l’avènement parental. L’interaction a souvent été décrite comme une danse, plus ou moins harmonieuse. E. Tronick et M. Beeghly décrivent l’interaction comme une “valse-hésitation” dont les variations et les accrocs sont en permanence corrigés. Selon lui les interactions sont par nature “désordonnées” ou “sloppy” (8). L’important est la répétitivité relativement stable de la structure et les microvariations qui peuvent s’y inscrire, tout en maintenant sa forme globale. Ces changements permettent l’émergence de nouvelles formes, à la fois aléatoires (imprévues) et reconnaissables, et tenant compte des “limitations” du système, notamment de l’immaturité du bébé. En effet, celui-ci est contraint par ses capacités développementales, dont le paradoxe est que, à la fois, les interactions par le biais des Highlights » Borderline Personality Disorder (BPD) is the most common personality disorder. It is common in young adults during the procreating years. » Comorbidity with mood disorders is common in personality disorder and specifically in BPD, both during lifespan and specifically during the peripartum. » Both mood and personality disorders increase maternal difficulty to emotionally regulate her own emotions and are at risk of strongly impacting their relationships. » Interactive adjustment, synchrony and mutuality are part of infant emotional development and regulation. » Interactive properties and emotional configurations are actively implicated in organization of early attachment. » Children of mothers with BPD are at risk of developing disorganized attachment. In turn this heightens the risk for a psychopathological vulnerability in childhood. Keywords Borderline personality disorder Motherhood Perinatal depression Mother-infant interaction Disorganized attachment La Lettre du Psychiatre • Vol. X - no 3 - mai-juin 2014 | 99 DOSSIER États limites Les états limites, maternité et interactions mère-bébé 2. Dans les études anglo-saxonnes, le terme de “contingency” signifie une réaction immédiate et correspondant à celle qui l’a déclenchée. Les interactions sont dites “contingentes” entre la mère et le bébé lorsqu’elles sont mutuelles et accordées. Une “non-contingency”, au contraire, vient souligner une absence de continuité et des ruptures dans le déroulement interactif, tant dans le temps (asynchronie) que dans les modalités par lesquelles elles s’expriment. 3. Les différents types d’attachement peuvent être caractérisés dès l’âge de la marche (16). Ils se répartissent en secure et insecure, ces derniers pouvant se décliner en 3 types : évitant, anxieux-ambivalent ou désorganisé. Les 3 premières formes d’attachement signent un style de réponse stable du très jeune enfant lors de la séparation d’avec sa figure d’attachement, que celui-ci soit jugé approprié (secure) ou non (évitant ou anxieux-ambivalent). Seul le type désorganisé se définit par des patterns comportementaux imprévisibles et chaotiques. G. Apter déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. stimulations sont le moteur de ce développement, et que, en même temps, la non-adéquation desdites interactions entrave précisément ce développement. Trop peu d’interactions et des carences majeures sont connues pour entraîner des retards de développement importants. Leurs séquelles peuvent être définitives si ces carences sont durables et se produisent à des moments clés du développement (9). Trop de stimulations inappropriées, et l’agitation, l’hypertonie et la souffrance physique et psychique du bébé sont alors visibles. Les conséquences à long terme sont moins univoques. Certains enfants évoluent vers une hypermaturité, d’autres vers une dysharmonie. La question des distorsions plus subtiles, telles le décalage temporel (“lagging”), les stimulations trop répétitives, à contretemps, intrusives sans être maltraitantes sont autant de formes complexes qui vont sculpter les interactions, contraignant encore plus fortement les réponses de l’enfant et induisant des patterns aux résolutions indécises. swings”, les mères borderline varient du “pas assez” au “beaucoup trop” presque dans le même instant. Non seulement les interactions mère borderline-bébé sont moins harmonieuses et moins accordées, mais elles présentent également plus de discontinuités que celles avec les mères sans TP. L’aspect “non contingent” des interactions vocales est particulièrement marqué (14). Enfin, en ce qui concerne les caractéristiques propres des configurations émotionnelles, la synchronie et la mutualité, l’absence de corégulation est manifeste. Les interactions ne présentent pas les caractéristiques habituelles de “proto-accordage”, que l’on peut constater dans des populations tout-venant. Les mères présentant des TPBL, généralement attachées de manière insecure et désorganisée, proposent à leur nourrisson des patterns d’attachement du même type3. L’attachement désorganisé favorise alors l’apparition de difficultés psychiques, elles-mêmes aggravées par les troubles relationnels qui en ont établi les prémices (15). Psychopathologie des interactions entre une mère atteinte d’un trouble de la personnalité borderline/limite et son bébé Conclusion Les mères borderline s’avèrent plus intrusives, moins contingentes2, et moins empathiques avec leur bébé de 2 et 3 mois (10, 11). Ces mêmes caractéristiques sont retrouvées dans la littérature en ce qui concerne les familles de patientes borderline (12). Les mères présentant ce type de troubles manifestent des comportements paradoxaux dont elles ont peu conscience et qui sont parfois difficiles à repérer, même pour un observateur attentif (13). Les interactions sont négligentes et carentielles, alors que ces mères donnent pourtant souvent l’impression d’être activement malmenantes et intrusives. À l’image de leurs basculements d’humeur, leurs “mood Les mères présentant un TPB sont à risque accru de présenter de manière insidieuse et durable un trouble de l’humeur. En période périnatale, ces troubles vont avoir un impact à la fois sur la (future) mère elle-même et sur ses interactions avec son bébé. Il s’agit de relations à risque de carences interactives et affectives perceptibles par des stimulations excessives et des comportements intrusifs, plus ou moins associés à la dépression qui aggrave les difficultés tant du côté parental que dans les interactions ainsi mises en œuvre. La période périnatale est un moment privilégié d’intervention pour lutter contre la carence et la négligence, souvent en lien avec une répétition transgénérationnelle qui se mettrait en place à l’insu même des parents, volontaires pour la rompre mais impuissants à la combattre. ■ Références bibliographiques 1. Zanarini MC, Gunderson JG, Marino MF, Schwartz EO, Frankenburg FR. Childhood experiences of borderline patients. Compr Psychiatry 1989;30:18-25. 2. Skodol AE, Stout RL, McGlashan TH et al. Co-occurrence of mood and personality disorders: a report from the Collaborative Longitudinal Personality Disorders Study (CLPS). Depress Anxiety 1999;10:175-82. 3. Fonagy P, Target M. Attachment and reflective function: their role in self-organization. Dev Psychopathol 1997;9:679-700. 4. Apter G, Devouche E, Gratier M, Valente M, Nestour AL. What lies behind postnatal depression: is it only a mood disorder? J Pers Disord 2012;26(3):357-67. 5. Morey LC, Shea MT, Markowitz JC et al. 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