ÉDITORIAL Retentissement professionnel du rhumatisme inflammatoire : un nouvel enjeu ? The impact of inflammatory rheumatic diseases on work capacity: an issue to consider? G. Kobelt* L’ économie est la science qui a pour objet l’allocation optimale de ressources. L’économie de la santé a pour mission de tirer d’une somme forcément limitée (le budget de la santé) le maximum de “santé”. Elle nécessite de ce fait de mettre en balance des dépenses (coûts) et des bénéfices potentiels relatifs à la santé. Le retentissement professionnel en fait-il partie ? Ces dernières années, nous avons été témoins d’un intérêt croissant vis-à-vis de l’aptitude de patients atteints de maladies chroniques à rester dans la population active. Cette question a été soulignée le plus souvent pour des maladies aux conséquences invalidantes, telles que les rhumatismes inflammatoires, en particulier la polyarthrite rhumatoïde (PR) ou la spondylarthrite ankylosante (SA), mais aussi la sclérose en plaques et d’autres pathologies. Et en effet, il y a un certain nombre de bonnes raisons pour en discuter. Ces maladies sont présentes dans une population en âge de travailler, avec un fort taux d’activité, et souvent dans les années les plus productives de la vie active. Actuellement, en Europe occidentale, environ 73 % de la population âgée de 15 à 64 ans font partie de la population active (Eurostat 2008). En ce qui concerne la tranche d’âge 25-54 ans, la situation n’est pas différente en France (94 % d’hommes et 83 % de femmes travaillent), mais entre 55 et 64 ans les proportions sont considérablement plus faibles (43 % et 38 %, comparés à 59 % et 41 % en Europe occidentale), en raison du départ à la retraite à un âge moins avancé. En principe, nous travaillons par besoin économique ou par choix, généralement les deux à la fois. Dans les deux cas, n’­importe quel changement dans la situation professionnelle en raison d’une maladie – une réduction du nombre d’heures travaillées, un changement dans le type de travail exécuté, un départ à la retraite anticipé – a des conséquences négatives sur la satisfaction financière et psychologique engendrée par l’­activité professionnelle, tant pour l’individu que pour la société. Nous tirons également fierté d’un travail bien fait et de la reconnaissance qui, normalement, en découle. La maladie peut constituer un obstacle à ce type d’accomplissement personnel. * Université de Lund (Suède) et European Health Economics (France). 4 | La Lettre du Rhumatologue • No 362 - mai 2010 La PR s’est révélée avoir des conséquences négatives particulièrement importantes sur l’aptitude à travailler. Dans ECO-PR (1) – une étude auprès de 1 487 patients atteints de PR avec une ancienneté de la maladie de 18 ans en moyenne –, 13 % des patients de moins de 60 ans étaient en invalidité. Par ailleurs, 10 % avaient réduit leur temps de travail ou avaient changé d’activité, avec dans les deux cas une baisse de revenus. En moyenne, la perte de revenus pour les patients participant à l’étude était de l’ordre de 30 à 40 %. Dans une enquête plus récente incluant seulement des patients en âge de travailler (2), on estime que 4 % des patients avec une PR peu sévère, 10 % avec une PR modérée et 30 % avec une PR sévère ont dû prendre des congés maladie. De plus, les patients estimaient eux-mêmes être moins productifs au travail (respectivement 15 %, 30 % et 47 % pour les PR peu sévères, modérées ou sévères). Des données similaires sont disponibles pour la SA. Dans une série d’études internationales, les pertes de production en raison de la SA représentaient 35 % du coût total de la maladie en Espagne, 38 % au Canada et 60 % au Royaume-Uni (cette dernière proportion, élevée, s’expliquant par des coûts directs peu élevés) [3-5]. L’impact de la réduction de la capacité de travail est différent selon les acteurs. ➤ ➤ Avant tout, le patient. En plus des conséquences financières négatives mentionnées ci-dessus, les patients peuvent se sentir rejetés dans une société où la participation à la vie active est habituelle. Plus important, le stress au travail peut être considérable. Les patients peuvent craindre de perdre toute considération, ou même de perdre leur travail, en raison d’une incapacité à accomplir leurs tâches selon les attentes (par exemple, en raison de la fatigue ou du handicap fonctionnel) ou de l’obligation de prendre des congés maladie fréquents et/ou prolongés. ➤ ➤ Les employeurs, particulièrement en période de forte activité économique, peuvent estimer que l’organisation est sousoptimale ou que le flux est perturbé en raison d’un salarié à la productivité réduite ou fréquemment absent. Par ailleurs, et particulièrement en temps de ralentissement de l’économie, le coût d’un salarié malade ajoute au fardeau financier, rendant ÉDITORIAL plus difficile l’adaptation de la situation professionnelle pour le patient. Dans les deux cas, les employeurs peuvent être tentés de rompre le contrat de travail. ➤ ➤ Cependant, le coût réel de patients incapables de travailler est supporté par la société, qui perd la contribution productive de ces individus (coûts indirects) à court ou à long terme. Cette contribution est perdue, indépendamment du fait que le salarié puisse être remplacé ou non, et représente ainsi un réel coût pour la société. En analyse économique, cette perte est estimée au moyen d’une méthode appelée “la méthode du capital humain”, dans laquelle la valeur de la production d’une personne est représentée par son prix sur le marché, c’est-àdire le salaire brut plus les contributions de l’employeur (coût de l’emploi). Le plus souvent, les calculs des coûts indirects incluent le congé maladie et la préretraite, mais la productivité réduite au travail peut aussi être estimée (bien qu’il soit difficile de la mesurer). À partir de là, il devient évident que – sans diminuer l’impact psychologique de l’inaptitude au travail – l’enjeu est essentiellement économique. Pourtant, à travers le monde, peu d’autorités de santé publique prennent ce facteur en considération dans leurs prises de décision sur le remboursement de nouveaux traitements et la valorisation de l’innovation médicale. La raison en est que ces conséquences économiques se situent en dehors de la juridiction de ces décideurs. Autrement dit, les coûts n’incombent pas au système de soins, mais à la société en général. Un seul pays européen utilise officiellement la perspective société pour évaluer la valeur des traitements, c’est-à-dire en incluant tous les coûts, indépendamment de leur provenance et de qui les assume. Les pertes de production (aussi bien que ce que les patients doivent sortir de leur poche) sont incluses dans des analyses de coût-efficacité. Cette attitude est d’une logique incontestable, particulièrement dans les maladies invalidantes, et surtout lorsque des traitements de fond qui changent le cours de la maladie sont disponibles. Ignorer les bénéfices et les coûts relatifs à l’aptitude des patients à travailler mènera à une allocation inefficace des ressources, tant à court terme qu’à long terme (6). Les décisions réglementaires (autorisation de mise sur le marché pour de nouveaux traitements) sont fondées sur une évaluation des bénéfices et des risques selon une perspective société. Les études d’évaluation des technologies de santé (Health Technology Assessment, HTA), qui estiment l’équilibre entre les coûts potentiels et les avantages dans un contexte plus large, devraient ainsi suivre la même perspective de société, puisque les objectifs sont les mêmes, c’est-à-dire la promotion de l’accès aux technologies avec un bénéfice net potentiellement élevé. C’est l’approche standard dans l’évaluation de programmes affectant la sécurité, l’environnement ou les transports qui ont un effet sur la santé de la population. Il n’y a aucune raison pour les programmes de santé de dévier de cette norme, et l’adoption d’une perspective “payeur de soins médicaux” créera un biais en défaveur de l’amélioration de la santé. L’évaluation économique fondée sur un budget fixe et sur une période budgétaire fixe conduit à des décisions sous-optimales pour l’allocation des ressources, à la fois à court et à long termes. Ce qui est compris dans un budget donné ou non est une décision politique, mais, en fin de compte, c’est la société qui supporte tous les coûts. Un bon exemple est la récente campagne de vaccination contre la grippe porcine, dont la conséquence majeure est l’absentéisme au travail. Ne pas inclure ce coût dans l’évaluation du bénéfice/risque rendrait non rentable l’investissement dans la vaccination. Ainsi, évaluer des technologies uniquement sur une période budgétaire rend peu attrayants des investissements avec un bénéfice à long terme, mais un coût de départ fixe et élevé. On peut en dire autant pour des maladies chroniques où le bénéfice majeur de l’innovation, en termes de gains de productivité et de réduction des coûts de soins informels, surviendra à long terme. Ne pas inclure ces bénéfices dans l’équation mènera à l’utilisation sous-optimale des traitements et réduira la motivation à innover. En conclusion, la prise en compte de toutes les conséquences en termes de coûts et de bénéfices pour allouer les ressources dans le système de santé mènera à une discussion publique plus pertinente. C’est la population dans son ensemble qui à la fois paie et reçoit les bénéfices de technologies existantes ou nouvelles. Les bénéfices (incluant les économies) de traitements dans des domaines autres que cliniques sont importants pour les patients – qui font partie de la population – et devraient être discutés et inclus dans l’équation. Cela s’­applique en particulier au maintien de la capacité professionnelle, mais aussi aux initiatives facilitant le maintien au travail des patients à travers des mesures sur le lieu de travail. ■ Références bibliographiques 1. Kobelt G, Woronoff AS, Richard B, Peeters P, Sany J. Disease status, costs and quality of life of patients with rheumatoid arthritis in France: the ECO-PR Study. Joint Bone Spine 2008;75(4):408-15. 2. Fautrel B, Maravic M, Maurel F et al. Rheumatoid arthritis (RA) impact on working status and conditions and their determinants. Joint Bone Spine 2010 (sous presse). 3. Kobelt G, Andlin-Sobocki P, Brophy S, Jönsson L, 5. Kobelt G, Sobocki P, Mulero J, Gratacos J, Calin A, Braun J. The burden of ankylosing sponPocovi A, Collantes-Estevez E. The burden of ankydylitis and the cost-effectiveness of treatment losing spondylitis in Spain. Value Health 2008; with infliximab (Remicade). Rheumatology 2004; 11(3):408-15. 43:1158-66. 6. Jönsson B. Ten arguments for a societal perspective in the economic evaluation of medical 4. Kobelt G, Andlin-Sobocki P, Maksymowych WP. innovations. Eur J Health Econ 2009;10(4): Costs and quality of life of patients with ankylosing spondylitis in Canada. J Rheumatol 2006;33(2):289-95. La357-9. Lettre du Rhumatologue • No 362 - mai 2010 | 5