D ossier thématique Utilisation de l’érythropoïétine recombinante en transplantation d’organe ●L etraitementdel’anémieaprèstransplantationhépatique Y. Calmus ●L ’anémiechezlepatienttransplantérénal G. Choukroun, M. Jauréguy ●L ’érythropoïétine,sesdérivésérythropoïétiques etnonérythropoïétiques:versunecytoprotectionubiquitaire? F. Martinez, J. Zuber, E.Thervet L’anémie chez le patient transplanté rénal ● G. Choukroun*, M. Jauréguy* Coordinateurs : G. Choukroun, CHU Amiens et F. Martinez, hôpital Necker, Paris L’ anémie est l’une des complications les plus fréquentes de l’insuffisance rénale chronique (IRC), et sa sévérité suit celle de la maladie rénale chronique. Cette anémie est habituellement arégénérative, normochrome, normocytaire, et sa physiopathologie est complexe. Le mécanisme principal est néanmoins la réduction de la synthèse par les cellules interstitielles péritubulaires d’érythropoïétine (EPO). L’anémie est d’autant plus marquée que la réduction du débit de filtration glomérulaire est importante. Le traitement par les agents stimulant l’érythropoïèse (ASE) à des posologies hebdomadaires inférieures à 20 000 UI (époétine α ou β) ou 100 µg (darbépoétine α) corrige l’anémie chez plus de 90 % des patients (1). Cependant, les malades ne répondent pas tous de la même façon et de nombreux facteurs peuvent influencer la réponse au traitement. Les conséquences de l’anémie ont été largement étudiées au cours de l’IRC à tous les stades ; elles sont nombreuses : asthénie, perte d’appétit, baisse des fonctions cognitives et des performances à l’effort, baisse des défenses immuni* Service de néphrologie et de transplantation rénale, hôpital Sud, CHU Amiens. 223 taires globales et conséquences cardiovasculaires [augmentation du débit cardiaque, hypertrophie ventriculaire gauche (HVG), ischémie coronaire fonctionnelle] (2). L’impact sur la qualité de vie de ces patients est donc évident. Comme dans la population générale, l’anémie est associée à un risque accru de morbidité et de mortalité cardiovasculaires au cours de l’IRC. Le traitement par érythropoïétine recombinante améliore cette symptomatologie. Cependant, les bénéfices du traitement sur la morbidité et la mortalité cardiovasculaires n’ont pas été démontrés au-delà d’un seuil d’Hb de 11 g/dl. Curieusement, aucune étude n’a évalué de façon prospective le bénéfice du traitement sur la qualité de vie, le remodelage ventriculaire gauche ou la fonction rénale chez le patient transplanté rénal. Historiquement, la préoccupation des néphrologues impliqués dans la prise en charge des patients transplantés était la prévention du rejet d’allogreffe et l’obtention d’une fonction rénale optimale. Cependant, l’amélioration constante de la survie des greffons et des patients nécessite une meilleure prise en charge des facteurs de risque cardiovasculaire, hypertension artérielle et dyslipidémie notamment, ceux-ci étant également impliqués dans la physiopathologie Le Courrier de la Transplantation - Volume VI - n o 4 - octobre-novembre-décembre 2006 D ossier thématique complexe de la néphropathie chronique d’allogreffe. Rappelons que toutes les études montrent qu’une des principales causes de perte de greffon est le décès du patient, principalement du fait de complications cardiovasculaires, la fonction du greffon restant satisfaisante. À ce stade, il est important de mentionner que l’anémie est un facteur de risque cardiovasculaire bien établi chez le patient en IRC (3). La transplantation rénale corrige largement le déficit de fonction endocrine et exocrine du rein présent chez les patients en insuffisance rénale terminale. En théorie, le retour à une fonction rénale satisfaisante après la greffe doit s’accompagner de la correction de l’anémie chez la plupart des patients. De fait, une majorité de patients transplantés rénaux a un poids d’hémoglobine normal trois mois après la greffe, la synthèse rénale d’érythropoïétine étant normalement régulée chez ces patients. Certains d’entre eux développent même une polyglobulie, qui nécessite parfois un traitement spécifique. Depuis une dizaine d’années, plusieurs études ont analysé la prévalence de l’anémie chez ces patients ainsi que les facteurs impliqués dans sa survenue. Celle-ci est en fait fréquente, et sa prise en charge reste à optimiser. Prévalence de l’anémie en transplantation rénale Rappelons que la définition hématologique de l’anémie correspond à un poids d’hémoglobine inférieur à 130 g/l chez l’homme et à 120 g/l chez la femme. Cela est important car malheureusement, et comme souvent, la définition retenue dans les études publiées n’est pas toujours la même, et l’interprétation qu’on en donne en est bien sûr gênée. Avant l’utilisation large des ASE, tous les patients transplantés étaient sévèrement anémiques dans la phase précoce suivant la greffe. L’anémie préopératoire, quasi constante chez les patients dialysés, était aggravée par le saignement postopératoire. Le recours à une transfu- sion sanguine était la règle. La restauration d’une fonction rénale satisfaisante après greffe permet la reprise d’une sécrétion endogène d’EPO et la correction, au moins partielle, de l’anémie dans les six premiers mois. Cependant, l’anémie post-transplantation n’a pas disparu depuis l’utilisation des ASE chez une majorité de patients dialysés. De nombreuses études observationnelles ont bien montré que l’anémie, aussi bien dans les périodes précoce que tardive post-greffe, restait fréquente. Moore et al., dans une étude prospective portant sur 51 patients, retrouvent une prévalence de l’anémie supérieure à 80 % dans les deux premières semaines post-transplantation et de 30 % après un an de greffe. Dans ce travail, les auteurs ont utilisé le seuil de 38 % d’hématocrite chez l’homme et de 35 % chez la femme pour définir l’anémie (4). Mix et al., dans une étude rétrospective de 240 patients, retrouvent une prévalence d’anémie (hématocrite < 36 % quel que soit le sexe) de 76 % au moment de la greffe, de 21 % après un an, et de 36 % quatre ans post-greffe ; les femmes avaient un hématocrite moyen plus bas. Seuls 36 % des patients sévèrement anémiques (hématocrite < 30 %) ont bénéficié d’une évaluation biologique des réserves en fer, et moins de 40 % de ces patients étaient traités par un ASE (5). Dans l’étude publiée par Shibagaki et al., 20 % des patients avaient une anémie sévère (Hb < 120 g/l chez l’homme, Hb < 110 g/l chez la femme). Dans cette étude nordaméricaine, l’élévation de la créatinine plasmatique et l’origine africaine étaient des facteurs prédictifs de l’anémie (6). Finalement, c’est l’étude TRESAM (Transplant European Study on Anemia Management) qui fournit le plus d’informations sur le sujet (7). Cette étude observationnelle réalisée dans seize pays européens entre le 15 novembre 2000 et le 31 mai 2001 a permis d’évaluer la prévalence et les modalités de prise en charge de l’anémie chez 4 263 patients transplantés rénaux. Les auteurs ont utilisé dans cette étude la définition 224 hématologique de l’anémie : moins de 130 g/l chez l’homme, moins de 120 g/l chez la femme. Quatre périodes posttransplantation ont été analysées, les six premiers mois (n = 1 003), un an (n = 960), 3 ans (n = 1 254) et 5 ans (n = 1 046) post-greffe. La proportion d’hommes et de femmes était identique dans les quatre groupes, respectivement de 62 % et 38 %. Dix pour cent des patients ont été greffés à partir d’un donneur vivant. L’hémoglobine moyenne au moment de la greffe s’échelonnait de 108 à 119 g/l selon les groupes ; de façon non surprenante, les patients les plus récemment greffés avaient en moyenne une hémoglobine plus haute. L’hémoglobine moyenne dans la cohorte de l’étude TRESAM était de 132 g/l, mais d’importantes variations ont été observées, de 45 à 201 g/l ! Dans la cohorte globale, 1 645 patients (38,6 %) étaient anémiques et 364 (8,5 % du total) avaient une hémoglobine inférieure à 110 g/l (homme) ou 100 g/l (femme), ce seuil définissant le groupe ayant une anémie sévère. La proportion de patients anémiques était sensiblement identique dans les quatre groupes de patients “classés” en fonction de l’ancienneté de la transplantation. Les patients receveurs d’une première greffe avaient une hémoglobine moyenne plus élevée que les receveurs de 2e ou 3e greffe, respectivement 132 ± 19, 128 ± 19 et 127 ± 21 g/l. Enfin, l’hémoglobine était également plus basse chez les patients ayant reçu un traitement pour rejet aigu. Dans cette étude, les auteurs ont retrouvé une corrélation entre le niveau de fonction rénale, créatinine plasmatique ou clairance de la créatinine, et le poids d’hémoglobine, les patients dont la fonction rénale est la moins altérée étant moins souvent anémiques. Enfin, l’utilisation de protocoles d’immunosuppression qui comportent du mycophénolate mofétil (MMF) ou des médicaments antihypertenseurs inhibant les effets de l’angiotensine II (IEC et ARAII) était associée à une prévalence plus importante d’anémie. De façon surprenante, Le Courrier de la Transplantation - Volume VI - n o 4 - octobre-novembre-décembre 2006 D ossier thématique seuls 5,2 % de la totalité des patients de l’étude et 12 % des patients anémiques recevaient un traitement par ASE. Enfin, sur les 343 patients sévèrement anémiques, 61 (17,8 %), étaient traités par ASE. La dose moyenne d’EPO utilisée chez ces patients était de 5 830 UI par semaine. Cette discordance entre forte prévalence de l’anémie (45 %) et faible utilisation des ASE (9,6 %) a été retrouvée dans une étude “cross-sectionnelle” publiée récemment par Shah et al. (8). Nous avons réalisé une étude observationnelle en France auprès de dix centres de transplantation afin d’analyser l’incidence et la prise en charge de l’anémie chez ces patients. Cette étude (Management of Anemia in French Kidney Transplant Patients [MATRIX]), conduite en 2004, a permis d’enrôler 464 patients (âge moyen à l’inclusion 50,6 ans) transplantés depuis plus de 6 mois au cours d’une période d’observation de 2 semaines (60 % d’hommes) [9]. Le niveau de fonction rénale moyen était défini par une créatinine plasmatique de 150 ± 65 µmol/l. L’hémoglobinémie moyenne était de 124 ± 18 g/l, 128 g/l chez l’homme et 119 g/l chez la femme. Quarante-trois pour cent des patients avaient une Hb inférieure à 120 g/dl et 24 % une Hb inférieure à 110 g/l. Parmi les patients ayant une Hb inférieure à 110 g/l, seuls 32 % recevaient un traitement, 20 % un traitement martial et 20 % un traitement par un ASE. Dans cette étude également, le poids d’hémoglobine était corrélé à la fonction rénale. Ces données montrent donc que l’anémie post-transplantation reste un problème d’actualité. Conséquences de l’anémie chez le patient transplanté rénal De nombreuses études suggèrent que l’anémie post-transplantation, comme au cours de l’IRC, a un impact négatif sur le pronostic à long terme de ces patients (10). Comme chez les patients hémodialysés, l’anémie est un facteur de risque cardiovasculaire important en transplantation rénale. Rigatto et al. ont montré de façon claire que l’anémie était un facteur de risque indépendant d’hypertrophie ventriculaire gauche et de développer une insuffisance cardiaque de novo. En revanche, l’incidence de cardiopathie ischémique est similaire à celle de la cohorte de Framingham (10). Au cours de l’IRC, les études observationnelles indiquent que l’anémie est associée à une mortalité générale et cardiovasculaire plus importante. Les données disponibles en transplantation sont encore peu convaincantes. Enfin, l’anémie semble associée à une progression plus rapide de l’IRC (11, 12), mais, à ce jour, aucune étude randomisée n’a démontré que la corriger pouvait être bénéfique sur la progression de la maladie rénale chronique. Une étude rétrospective, d’une qualité méthodologique discutable, a montré que le traitement par les ASE pouvait retarder la détérioration de la fonction rénale chez les patients transplantés (13). L’anémie est l’un des facteurs impliqués dans la mauvaise qualité de vie de certains patients transplantés rénaux. Si la transplantation rénale est de loin considérée comme le traitement de choix de l’insuffisance rénale terminale, certains patients, notamment du fait de la persistance d’une anémie, ne tirent pas le même bénéfice de la transplantation. De façon surprenante, aucune étude n’a évalué le bénéfice du traitement par les ASE sur la qualité de vie de ces patients. L’étude multicentrique française CAPRIT (Correction de l’anémie et progression de l’insuffisance rénale des transplantés) permettra peut-être de répondre à ces questions. Elle a déjà permis d’inclure plus de 120 patients transplantés rénaux ayant une anémie et une dysfonction chronique du greffon. Les objectifs de cette étude sont nombreux : impact de la correction optimale de l’anémie sur la qualité de vie des patients, sur la progression de la dysfonction chronique du greffon et sur la masse ventriculaire gauche. ■ 225 R é f é r e n c e s b i b l i o g r a p h i q u e s 1. Locatteli F, Aljama P, Barany P et al. Revised European Best Practice Guidelines for the management of anaemia in patients with chronic renal failure. Nephrol Dial Transplant 2004;19(suppl. 2): 1-47. 2. Valderrabano F. Erythropoietin in chronic renal failure. Kidney Int 1996;50:1373-91. 3. McDougall IC, Lewis NP, Saunders MJ et al. Long-term cardiorespiratory effects of amelioration of renal anemia by erythropoietin. Lancet 1990;335:489-93. 4. Moore LW, Smith SO, Winsett RP, Acchiardo SR, Gaber AO. Factors affecting erythropoietin production and correction of anemia in kidney transplant recipients. Clin Transplant 1994;8:358-64. 5. Mix TCH, Kazmi W, Khan S et al. Anemia: a continuing problem following kidney transplantation. Am J Transplant 2003;3:1426-33. 6. Shibagaki Y, Shetty A. Anaemia is common after kidney transplantation, especially among African Americans. Nephrol Dial Transplant 2004;19: 2368-73. 7. Vanrenterghen Y, Ponticelli C, Morales JM et al. 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