Mise s au p oint t n i Mise s au p o Dépressions bipolaires et dépendance tabagique G. Lagrue*, S. Cormier*, C. Mautrait* En consultation de tabacologie, les caractéristiques des fumeurs demandeurs d’aide se sont progressivement modifiées depuis dix ans. À la suite de la pression sociale croissante et de l’introduction des substituts nicotiniques, les petits fumeurs les moins dépendants ont réussi à arrêter, les autres ont échoué. Il s’est ainsi constitué peu à peu un noyau dur de consultants fumeurs très dépendants. Il y a 13 millions de fumeurs réguliers en France, dont 20 à 25 % avec forte dépendance, c’est-à-dire 2,5 à 3 millions de sujets ; 40 à 50 % d’entre eux sont atteints de troubles anxieux et dépressifs méconnus, soit 1,5 millions, dont la majorité ne reçoit pas, actuellement, les traitements nécessaires. Y a-t-il réellement prescription excessive de psychotropes ? Mise s au poin t On sait bien que dans les maladies psychiatriques connues, le tabagisme est très fréquent : il est présent dans 60 à 80 % des cas de schizophrénies, de dépressions graves, de troubles bipolaires type I ou II. Ces fumeurs ont le plus souvent une consommation importante avec forte dépendance (1). On sait moins que, derrière le tabagisme à forte dépendance, se cachent des troubles psychopathologiques dans près de 50 % des cas, et que ce sont les facteurs essentiels d’échecs et de rechutes. Les tabacologues ont tout d’abord mis en évidence le rôle des états dépressifs (3). Des troubles anxieux à évolution chronique peuvent également être associés. Ils sont le plus souvent les premiers en date : par exemple, la phobie sociale et l’anxiété généralisée (4). Plus récemment, l’importance des troubles bipolaires à symptomatologie atténuée, subsyndromique, a été soulignée (5, 6). Ces manifestations sont généralement anciennes et méconnues dans leur réalité, considérées par le sujet comme faisant par* Centre de tabacologie, hôpital AlbertChenevier, 94000 Créteil. tie de son caractère, n’ayant pas fait l’objet d’une demande de soins, et n’étant ni diagnostiquées ni traitées. Elles sont souvent associées entre elles, avec des conséquences sur la vie personnelle, affective et sociale. Un épisode dépressif majeur (EDM) passé ou actuel existe souvent, soit à la suite d’un événement de vie, soit après l’arrêt du tabac (2). Le poids des troubles bipolaires En population générale, la prévalence des BP type I est de 0,7 à 1 % et celle des BP type II de 1 à 2 %. Parmi les EDM, il y aurait 5 à 10 % de dépressions bipolaires types I et II. La prévalence des BP de type IIa, de type III et des BP atténuées serait de 10 à 15 % en population générale ; 40 à 50 % des états dépressifs seraient en fait des formes bipolaires (7, 8). Il est important de les reconnaître en raison de leur retentissement sur la vie de tous les jours : risque suicidaire important, vie sociale et personnelle perturbée conduisant au divorce, aux changements de travail fréquents, caractère excessif des comportements quotidiens concernant les achats, les projets, la sexualité... Dans les diverses formes de Le Courrier des addictions (7), n° 3, juillet-août-septembre 2005 94 bipolarité, la consommation de substances psychoactives apparaît très fréquente (50 à 70 % des cas de BP de type I ou type II). Ce sont principalement l’alcool, le cannabis. Très curieusement, le tabac a été peu étudié : le tabagisme est certainement important étant donné l’association habituelle du tabac à l’alcool et au cannabis. Les troubles de l’humeur isolés ou associés à des troubles anxieux sont retrouvés dans 25 à 40 % des cas chez les fumeurs avec dépendance tabagique venant consulter en tabacologie. L’état dépressif est l’élément le plus apparent du tableau clinique, et le caractère bipolaire du trouble est souvent ignoré. Dans le concept de Angst et de Akiskal, une bipolarité atténuée serait présente dans près de 50 % des troubles dépressifs et, en particulier, en cas de dysthymie. Au centre de tabacologie de Créteil Dans l’expérience du centre de tabacologie de Créteil, ces troubles anxio-dépressifs méconnus sont présents dans près de 50 % des cas chez les fumeurs dépendants. Certaines caractéristiques de l’histoire de ces sujets peuvent conduire à évoquer une dépression bipolaire, en particulier de type II avec hypomanie de type IIa avec cyclothymie et encore plus souvent une bipolarité atténuée (DM) : • Aspect clinique d’une dépression “mixte”, avec perte de contrôle du comportement : agressivité, colère, logorrhée, agitation, hyperactivité émotionnelle (9). • Existence de phases où ces sujets se sentent très bien pendant de brèves périodes alternant avec des phases dépressives, sans qu’il y ait le nombre de symptômes et les quatre jours exigés dans le DSM IV pour le diagnostic de troubles bipolaires. • Amélioration inhabituellement rapide de l’humeur sous antidépresseur, avec une sensation excessive de bien-être, pouvant évoquer un virage maniaque. • Association à un trouble anxieux (phobie sociale, agoraphobie, paniques) observée dans plus d’un tiers des cas (10). • Rechutes fréquentes, accompagnées de variations rapides de l’humeur : la survenue de trois ou plus d’EDM au cours de la vie entière serait indicatif d’un trouble bipolaire. • Une histoire familiale riche en troubles Mise s au p oint Mise s au p oint Tableau. Répartition des troubles anxieux et dépressifs sur 200 fumeurs, consultant en tabacologie et ayant eu en 2002 un mini interview structuré (DSM IV) (centre de tabacologie, Créteil 94000). • Dépendance tabagique : 85 % Fagerström 5-7 : 46 % Fagerström 8-10 : 39 % • BDI > 9 : 34 % (BDI : Beck Depression Inventory – forme abrégée) • Fumeurs avec dépendance tabagique – antécédent EDM 73 % – EDM actuel 23 % – Dysthymie 9% – BP II (vie entière) 8,7 % – phobie sociale 26 % – agoraphobie 18 % – stress post-traumatique 12,8 % • BP élargie subsyndromique 16 % (soit 50 % des états dépressifs apparemment unipolaires). psychiques multiples, non seulement des états dépressifs, mais des accès maniaques aigus, des tentatives de suicide, des abus de substances psychoactives (alcool, cannabis et autres). Le diagnostic repose sur les entretiens psychologiques, l’utilisation des tests HAD et Beck, la pratique du mini interview structuré et surtout les questionnaires de Angst et de Akiskal (6, 8). Plusieurs consultations sont parfois nécessaires pour arriver au diagnostic, certains éléments de l’histoire clinique n’étant pas découverts d’emblée ; les antécédents familiaux et les entretiens avec l’entourage peuvent apporter des informations utiles (tableau). Les conséquences sont importantes, car le traitement approprié n’est pas mis en œuvre. Chez ces sujets à forte vulnérabilité psychopathologique, l’arrêt brutal du tabac, même avec la substitution nicotinique, constitue une épreuve importante pouvant être la cause d’une aggravation des troubles de l’humeur et de la survenue d’un état dépressif. Il faut alors discuter de l’utilisation d’une thérapeutique antidépressive et/ou thymorégulatrice, parfois préventivement. Celle-ci devrait permettre à la fois l’amélioration des troubles psychologiques et de leurs conséquences, la réussite du sevrage tabagique et la diminution des risques somatiques majeurs liés au tabac. Chez un adulte d’âge moyen, un sur deux de ces fumeurs à forte consommation est destiné à être victime d’une complication grave du tabagisme. La consultation de tabacologie peut ainsi être considérée comme un observatoire privilégié pour le dépistage de troubles psychiques méconnus, principalement les troubles anxieux et les différentes formes d’états dépressifs uni- ou bipolaires. Ils sont le plus souvent subsyndromiques, et leur importance réelle est sous-estimée. Références bibliographiques 1. Sonne S, Brady K. Substance abuse and bipolar comorbidity. The Psychiatric Clinics of North America 1999;22:60927. 2. Lagrue G. Troubles anxieux et dépressifs dans la dépendance tabagique. L’Encéphale 2002;28:374-7. 3. Glassman A, Helse J, Covey L et al. Smoking, smoking cessation and major depression. JAMA 1960;264:45649. 4. Sonntag H, Wittchen H, Hofler M et al. Are social fears and DSM-IV social anxiety disorder associated with smoking and nicotine dependence in adolescents and young adults? Eur Psychiatry 2000;15(1): 67-74 5. Angst J. A new bipolar spectrum concept. Bipolar Disorder 2002;4(suppl 1):11-4. 6. Akiskal H, Bourgeois M, Angst J et al. Re-evaluating the prevalence of and diagnostic composition with the broad. Clinic spectrum of bipolar disorders. J Affect Disorders 2000;59:S5-S30. 7. Allilaire JF, Hantouche E. Fréquences et aspects cliniques du trouble bipolaire II. L’Encéphale 2004;27:149-58. 8. Chiaroni P, Hantouche E, Azorin J, Akiskal H. Études des tempéraments dépressifs et hyperthymiques chez 165 sujets contrôle et à risque pour les troubles de l’humeur. L’Encéphale 2004;30:50916. 9. Henry C. Les états mixtes. L’Encéphale 2005;31:S28-S30. 10. Henry C, Rouillon F, Leboyer M. Anxiety disorders in 318 bipolar patients: prevalence and impact on illness severity and response to mood stabilizer. J Clin Psychiatry 2003;64(3):331-5. 95 Définitions Les troubles bipolaires (BP) sont définis par la succession dans le temps, chez un même sujet, de symptômes maniaques et dépressifs. Ces manifestations “en miroir” constituent les deux extrêmes des variations de l’humeur. La frontière est parfois difficile à fixer entre le normal et le pathologique. Lorsque tous les troubles sont présents, le diagnostic est facilement porté sur les critères du DSM IV : EDM ou accès maniaque (BP de type I). Ce concept traditionnel a été élargi à la suite des travaux de Angst et d’Akiskal : les troubles sont alors atténués ou brefs, ne comportant pas tous les critères qualitatifs (nombre de symptômes) et quantitatifs (durée de l’épisode) du DSM IV ce sont des états dépressifs mineurs ou des hypomanies de moindre intensité qui sont alors difficiles à catégoriser (5-7). Ainsi ont été décrites successivement : • La dépression BP type II avec hypomanie (DM), souvent méconnue car le sujet considère ces phases de bien-être où il se sent particulièrement bien, comme normales et bienfaitrices. Outre les critères du DSM IV, le diagnostic peut reposer sur le questionnaire d’hypomanie de Angst. L’avis de l’entourage peut alors aider au diagnostic. • La dépression BP type IIa avec cyclothymie, plus difficile à reconnaître : le sujet sait qu’il a très souvent des “hauts” et des “bas”, à court terme (cycles rapides). Le diagnostic repose sur les critères du DSM IV et sur le questionnaire spécifique d’Akiskal (6, 8). • La dépression BP type III, état hypomaniaque induit par le traitement antidépresseur (virage maniaque). • Enfin, les dépressions mineures chroniques (dysthymie pour Angst) associées à des symptômes d’hypomanie : ce sont les bipolarités atténuées (DM). Le diagnostic peut être aidé par les questionnaires d’Akiskal (tempérament dépressif, irritable, hyperthymique, cyclothymique) (8). Les conséquences personnelles, sociales et somatiques, sont les éléments essentiels pour la décision d’un traitement. Mise s au poin t