rs a e c i s h e L de la Phobie sociale et dépendance tabagique G. Lagrue, C. Mautrait, C. Béhar, S. Cormier, S. Pélissolo* Lorsque l’on doit traiter un fumeur très dépendant, il faut systématiquement rechercher l’existence d’une phobie sociale (1), affection très invalidante, car elle provoque une souffrance psychologique avec un retentissement social et affectif important. Jusqu’à présent, les tabacologues avaient surtout souligné le rôle des états dépressifs comme facteurs importants dans la genèse et la persistance de la dépendance tabagique (4). Or, la chronologie des faits montre bien que la phobie sociale, affection qui a un lourd retentissement social (11), peut être le trouble psychique initial : ces sujets expliquent très clairement qu’ils ont utilisé le tabac et l’alcool comme une aide dans toutes les situations rendues difficiles par leur anxiété sociale et leur manque de confiance en eux-mêmes. Ainsi, ce trouble anxieux peut favoriser le tabagisme, tout comme il favorise la consommation d’alcool (8). Le tabac et l’alcool pour affronter des situations difficiles * Hôpital Albert-Chennevier, Créteil. (1) Lors de ses dernières réunions, l’APA a modifié la terminologie, en remplaçant “phobie sociale” par “anxiété sociale” (complète ou simple, selon le nombre de situations anxiogènes). Au Centre de tabacologie de Créteil, depuis plusieurs années, nous pratiquons chez les fumeurs les plus dépendants (score de Fagerström 6) un inventaire psychologique systématique fondé sur deux auto-questionnaires : le HAD (Hospital Anxiety and Depression) et le test de Beck (BDI) dans sa forme abrégée en 13 questions. Ces questionnaires sont complétés par un entretien psychologique fondé sur les critères du DSM IV, le mini-interview structuré : des troubles psychopathologiques sont retrouvés dans Le Courrier des addictions (5), n° 3, juillet/août/septembre 2003 34 % des cas. Sur une série de 90 fumeurs dépendants avec troubles anxieux et dépressifs, les troubles anxieux apparaissent prédominants et chronologiquement les premiers en date (tableau). Ces résultats démontrent bien l’importance d’un trouble anxieux bien défini : la phobie sociale. Les troubles anxieux sont les plus fréquents. Ils sont le plus souvent associés entre eux et, en particulier, sous la forme d’anxiété généralisée et de phobie sociale, celle-ci étant présente dans la moitié des cas et constituant la première manifestation de la vulnérabilité Tableau. Répartition des troubles anxieux et dépressifs chez 90 fumeurs dépendants avec troubles anxieux et dépressifs (Créteil, 1999). 64 femmes – 26 hommes • Troubles dépressifs isolés 12 • Troubles anxieux isolés 16 • Troubles anxieux + dépressifs 62 • Antécédents épisodes dépressifs • EDM actuel • Dysthymies • Formes bipolaires • Troubles anxieux – Anxiété généralisée – Phobies sociales – Trouble panique – Agoraphobie – TOC 110 54 3 30 3 54 46 12 8 6 psychologique. Les comorbidités sont très fréquentes : les troubles dépressifs sont présents dans la moitié des cas (6, 7, 9 ). La chronologie des faits montre bien que la phobie sociale peut être le trouble psychique initial, le sujet recourant alors au tabac et à l’alcool pour affronter les situations qu’il a du mal à surmonter, précisément en raison de son anxiété sociale et de son manque de confiance en lui-même. Les épisodes dépressifs émaillent l’évolution, à l’occasion d’événements divers de la vie (double dépression) (6). Une forme d’anxiété très fréquente : deux femmes pour un homme La fréquence de cette forme d’anxiété est de 5 à 10 %, observée plus souvent chez la femme (2 femmes pour 1 homme). Elle se manifeste tôt dans la vie, dans l’adolescence parfois même dans la première enfance. Elle se complique ensuite, dans plus de trois cas sur quatre, de divers troubles anxieux (anxiété généralisée, panique, phobies) et d’épisodes dépressifs. Elle est souvent à l’origine de consommations abusives d’alcool et de tabac (8, 11). Une enquête de H. Sonntag, portant sur 3 000 sujets âgés de 14 à 24 ans, a confirmé la fréquence de ce trouble en population générale : 7,2 % de phobies sociales et 27 % de phobies simples. Les liens avec le tabagisme sont bien établis : • À âge égal, dans les groupes “phobie sociale simple” et “phobie sociale complète”, la dépendance tabagique est deux fois plus fréquente : respectivement 26 % et 31 % versus 15 % dans le groupe indemne de ces troubles (10). • Le nombre moyen de cigarettes fumées par les sujets atteints de phobie ou de peur sociale est significativement plus élevé que celui des fumeurs normaux. La dépendance est deux fois plus fréquente (11). • Avec un recul de trois ans, l’existence initiale d’une peur ou d’une phobie sociale multiplie par deux à trois le risque de devenir un fumeur dépendant (10). Les adolescents, particulièrement vulnérables La notion de phobie sociale a des conséquences importantes aux différentes phases de l’évolution de la dépendance tabagique. Chez les adolescents, à la phase d’installation de la dépendance, ce trouble psychologique constitue indiscutablement un facteur de vulnérabilité favorisant l’installation rapide d’une consommation importante avec, en quelques semaines ou mois, la perte du contrôle de la consommation (3). Il est donc important de dépister chez l’adolescent cette vulnérabilité psychologique qui est souvent associée à des affects négatifs, avec diverses manifestations de neuroticisme : pessimisme, hyperémotivité, fragilité psychologique. Il faut rechercher ces états chez les adolescents qui se disent stressés, timides, avec des difficultés d’affirmation de soi. Ce sont, en effet, des facteurs importants, à la fois pour l’utilisation du tabac et aussi pour celle du cannabis et de l’alcool de façon aiguë. Des difficultés scolaires et des troubles des conduites sont souvent associés. De nouvelles stratégies de prévention sont donc indispensables chez les adolescents. Elles doivent être fondées sur le dépistage et le traitement spécifique de ces troubles, en particulier par l’utilisation large des stratégies comportementales et cognitives. Malheureusement, jusqu’alors, “l’art d’être à l’aise avec les autres n’est pas enseigné à l’école” (1). Dépister et traiter ces troubles anxieux Chez le fumeur adulte, ces troubles anxieux doivent donc être systématiquement dépistés principalement chez ceux qui ont échoué dans de multiples tentatives de sevrage, a fortiori si une consommation d’alcool est associée. Ce dépistage est d’autant plus indispensable qu’il existe un traitement efficace. Celuici repose sur l’association des inhibiteurs de recapture de la sérotonine (IRS) et des thérapies comportementales et cognitives (TCC) (2, 5). Lors du sevrage tabagique, à la substitution nicotinique présente, à dose et pour une durée suffisantes, il convient donc d’associer les IRS ou les IR sérotonine noradrénaline, dont certains ont la phobie sociale comme indication dans leur autorisation de mise sur le marché (2). En effet, il est fréquent que les antécédents anxio-dépressifs d’avant le sevrage s’accentuent, que les syndromes de sevrage soient très intenses, et que des épisodes dépressifs apparaissent… Ce traitement pharmacologique ne doit pas être systématique pour tous les fumeurs dépendants : il peut être proposé lorsque des troubles anxieux et dépressifs existent, ce qui, bien évidemment, ne représente pas la majorité des fumeurs ! Mais si l’on considère le groupe des fumeurs dépendants, les divers troubles anxieux sont présents dans environ un tiers des cas. Pour la prévention des rechutes, les TCC sont indispensables pour apprendre à ces sujets la gestion du stress, l’affirmation de soi et pour les aider à la restructuration cognitive. Cela peut être fait dans des séances de postcure, en groupes de 8 à 10 personnes, sur une durée de trois mois. Un tel programme est maintenant réalisé au Centre de tabacologie de l’hôpital AlbertChenevier, à Créteil. Les bénéfices sont essentiels : confirmation de l’arrêt du tabac et, parallèlement, amélioration de la qualité de vie psychologique. Références bibliographiques 1. André C, Légeron P. La peur des autres (1 vol). Ed. Odile Jacob. 2. André C, Légeron P. La prise 111 en charge de terrain du patient phobique social. Synapse 2002 ; 190 : 41-4. 3. Di Frenza J, Rigotti N, Mc Neill A et al. Initial symptoms of nicotine dependence in adolescents. Tobacco Control 2000 ; 9 : 313-9. 4. Lagrue G. La nicotine est-elle un antidépresseur ? le Courrier des addictions 1999 ; 1 : 100-2. 5. Lagrue G, Dupont P, Fakhfakh R et al. Le traitement de substitution nicotinique dix ans après. La Presse Médicale 2002 ; 31 : 291-5. 6. Lagrue G, Dupont P, Fakhfakh F. Troubles anxieux et dépressifs dans la dépendance tabagique. L’Encéphale 2002 ; 28 : 374-7. 7. Lecrubier Y, Wittchen HU, Faravelli C et al. A european perspective on social anxiety disorder. European Psychiatry 2000 ; 15 : 5-17. 8. Lépine JP, Pélissolo A. Social phobia and alcoolism : a complex relationship. J Affect Disorders 1998 ; 50 : S23-8. 9. Pélissolo A, André C, Moutard-Martin F et al. Social phobia in the communauty : relationship between diagnostic threshold and prevalence. European Psychiatry 2000 ; 15 : 25-8. 10. Sonntag H. Eur J Psychiatry, 2001 ; 1 : 67-74. 11. Wittchen HU, Fuetsch M, Sonntag H et al. Disability and quality of live in pure and comorbid social phobia. Findings from a controlled study. European Psychiatry 2000 ; 15 : 46-58. rs a e c i s h e L de la Définition La phobie sociale est un concept récent, introduit dans les années 1970 par les psychiatres américains. C’est un des troubles anxieux dans la classification américaine du DSMIV. Quatre critères principaux caractérisent cette affection : • la peur du regard et du jugement des autres, ainsi que des situations où la performance est importante (examens, vie professionnelle…) ; • l’anxiété anticipatoire (“j’ai peur d’avoir peur de…”) ; • la conscience du caractère exagéré, déraisonnable de la crainte ; • l’évitement des situations générant ces craintes. En fonction de l’importance des troubles, on parlera soit d’anxiété sociale, soit de phobie sociale simple ou complète (4 critères présents) (2, 7, 9 ).